ORSULA




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    Je me suis longuement demandé si je devais raconter l'histoire d'Orsula. En ai-je seulement le droit ? Sous un certain angle, la prescription me le permet ; sous un autre, je risque un peu d'être considéré comme un délateur. Mais la vie d'Orsula est une affaire d'honneur et de fierté. Elle mérite donc d'être connue.
    Orsula vit le jour dans une bergerie nichée ou plus exactement cachée dans les gorges de la Spelunca, en lisière de la forêt d'Aïtone, au cœur le la Corse profonde, entre le Capo Rosso et Corte. Sa mère Pia, mourut en couches et c'est son père, Petru, qui l'éleva avec la tendresse d'une mère et le dévouement d'un père. Dans les années 20, en cette partie de la Corse, la vie était rude ; il serait plus exact de dire la survie. Pour Petru et Orsula tout gravitait autour des chèvres. Elles procuraient le lait, la viande et la peau. Les cousines de Petru, dans les premières années, apprirent à Orsula tout ce qu'il faut savoir sur l'élevage des chèvres et sur le broccio ; n'étant ni Corse ni d'un naturel flatteur, mais cependant respectueux des goûts divers, et surtout prudent, je me garde bien de dire ce que je pense de cette curiosité. Je dis seulement que c'est assez éloigné du camembert.
    Elle avait aussi la responsabilité des châtaignes et de la farine. Il revenait donc à Petru le soin des cochons et leur exploitation. Tout naturellement, il pratiquait intensivement la chasse. Les bécasses, les pigeons, les perdrix et les grives ainsi que quelques sangliers amélioraient sérieusement l'ordinaire, notamment celui de la ferme-auberge "chez Félix". Son fusil, un Simplex de la manufacture d'armes de Saint-Étienne, était redoutable. Sa réputation était si bien établie que les "bandits" qui sévissaient à cette époque et qui rançonnaient facilement le laissaient en paix et se contentaient de lui rendre visite pour lui acheter ce dont ils avaient besoin pour survivre dans le maquis. Nonce Romanetti, l'un des plus célèbres bandits corses avec Cappa et André Spada et qui aimait à se faire appeler le "Roi du maquis", était du nombre et il comptait sur son physique avantageux et sa moustache conquérante pour impressionner Orsula qui, j'avais oublié de vous le dire, était très belle. Belle et fière avec ses yeux bleu-foncé, sa bouche rose et ses dents comme de l'émail. Sur la tête elle portait le mezzaro (foulard de soie noire que les femmes corses portent sur la tête croisé sous le menton et serré autour du cou). Aussi, un soir que Romanetti qui avait bu beaucoup de rhum, selon sa fâcheuse habitude, tentait de la serrer de près, elle lui planta dans la cuisse son petit couteau à fendre les châtaignes. Le bandit se sauva pendant qu'Orsula lui criait "va te faire soigner chez Bellacoscia !" (surnom d'un autre célèbre bandit corse ; Bellacoscia se traduit par "belle cuisse").


    Cette petite affaire fut racontée un peu partout et la réputation d'Orsula, ainsi que sa fière beauté, s'en trouvèrent magnifiées et colportées jusque dans les tripots d'Ajaccio. Un soir de libations excessives, Carlo, un bellâtre argenté qui faisait partie d'une bande de voyous assurant le bon déroulement des campagnes électorales de son cousin député, fit le pari que, lui, saurait séduire la belle Orsula. Avec deux ou trois de ses compagnons de beuveries, ils gagnèrent la Spelunca. Ils se firent expliquer comment trouver Petru et Orsula sous le motif de leur acheter gibier et cochons. En milieu d'après-midi, ils se présentèrent chez Petru, qui n'était pas rentré de la chasse. Carlo, beau parleur, entreprit de raconter trop d'histoires à Orsula, qui leur demandait de sortir et d'attendre le retour de son père. Carlo se fit de plus en plus entreprenant et, rendu méchant par son refus brutal et par les ricanements de ses compagnons, se jeta sur la pauvre fille et entreprit de la dévêtir en la basculant sur la grande table. Alors qu'il allait parvenir à ses fins, lui aussi partiellement nu et tout ruisselant de mauvaise sueur et de bave mélées, la haute stature de Petru s'encadra dans la porte et c'est d'un rugissement de bête à l'attaque qu'il mit un terme à l'agression du voyou. Sous la menace de son redoutable "Simplex", il le fit sortir de la maison ainsi que ses deux compagnons. Au pied du grand châtaignier où il les fit s'immobiliser, après avoir dévisagé Carlo d'un œil noir, craché aux pieds, il lui dit d'une voix sourde : "Tenati, mi tengu !" ("Garde toi, je me garde !" c'est la phrase par laquelle le Corse qui se considérait comme atteint dans son honneur, prévenait son ennemi du sort qui l'attendait) puis lui visa le bas ventre et fit feu. Avec une charge de chevrotines petits grains, ce fut un horrible spectacle. Le sang et les morceaux de chair éclaboussèrent le tronc du châtaignier et les deux compagnons. Carlo hurlait comme un cochon mal saigné. Petru le fixait tout en rechargeant son arme, dirigée sur les deux autres qui suaient de peur. Lorsqu'il considéra que le beau Carlo avait suffisamment payé, il lui tira une balle à sanglier, en plein visage. Un œil et des petits os, mélangés à la matière cervicale, furent projetés sur les deux compagnons du mort, qui, à genoux, suppliaient Petru de les épargner. Il les contraignit à creuser un grand trou, là où on enterrait les cochons et les chèvres malades, et à y jeter le corps de Carlo. Par le signe qu'il leur adressa, ils comprirent qu'ils auraient désormais à se taire et ils s'enfuirent.

    Orsula avait vu et entendu l'horrible scène et au retour de son père, elle le prit dans ses bras et le couvrit de baisers. Il ne restait plus à Petru qu'à prendre le maquis, car il ne faisait aucun doute que le député, cousin de Carlo, ne manquerait pas de s'inquiéter de sa disparition. La gendarmerie fut effectivement chargée d'entreprendre des recherches et la brigade concernée rendit plusieurs visites à Orsula, cherchant à rencontrer Petru, puisque d'après les renseignements obtenus, c'était auprès de lui que les trois voyous s'étaient rendus pour acheter gibier et cochonaille. Mais ce fut en vain. Le maréchal des logis qui commandait la brigade, un solide gaillard de Normandie, du Cotentin plus précisément, n'était pas insensible à la beauté farouche d'Orsula qui, de son côté, appréciait la conduite irréprochable du militaire et à dire vrai le peu d'empressement qu'il mettait à rencontrer Petru et à résoudre le mystère de la disparition de Carlo dont on connaissait la triste réputation.
    Les mois passèrent. Baptiste, le maréchal des logis, prit l'habitude, lors de ses permissions, de rendre visite à Orsula. La rude vie qu'elle menait lui rappelait celle de sa famille, petits paysans du Coutançais, au bord de la mer, où il fallait aussi travailler dur pour survivre, où la mer remplaçait le maquis et les moutons les chèvres. Orsula s'entendait bien avec lui, car il était doux et respectueux et ne rechignait pas au travail et la découpe du cochon lui était familière. De plus, la confection des rillettes, des pâtés et du boudin, à la mode de Normandie, la curiosité passée pour des habitués des figatellis, fut bien appréciée du clan des cousines et des amis.


    Tout le monde savait que Petru n'était pas loin et Baptiste le dit un jour à Orsula, lui promettant sa totale discrétion, voire sa complicité. Ce qui permit au vieux patriarche que de longs mois de maquis avaient épuisé, de venir se reposer dans la chaleur de sa maison à l'arrivée de l'hiver. Mais ce fut son dernier hiver... Petru était l'un des rares Corses à être revenu vivant des grandes tueries de 14-18 ; il suffit de s'arrêter respectueusement au pied du monument aux morts de chaque village, même et surtout des plus petits, pour avoir une idée de l'incroyable tribut payé par les Corses pour la France. Les poumons du pauvre Petru, déjà touchés par les gaz en 17, n'avaient pas résisté aux nuits glaciales et aux brouillards de la forêt d'Aïtone, du massif du Niolo et des hauteurs de Vizzavona où il fallait se cacher...

    Ce fut dans les bras d'Orsula, en tenant la main de Baptiste et en leur adressant un regard bienveillant, qu'il rendit le dernier souffle, après avoir murmuré : "Site felici tre m'in dui e fa che tu sia rispitata a ma Orsula. Ché lu sia da a coutella à lu fusillé..." (je crois que l'on pourrait traduire par : "Soyez heureux et fais en sorte qu'on te respecte mon Orsula. S'il le faut par le couteau ou le fusil").

    Mais le temps de séjour en Corse de Baptiste prenait fin. Il lui fallait rejoindre le continent pour effectuer les années de service qu'il devait à l'armée avant de bénéficier de sa retraite. Il passa ses deux dernières journées corses auprès d'Orsula et lui fit la promesse qu'au lendemain de sa mise à la retraite, il viendrait lui rendre visite pour l'épouser si elle le voulait bien. Elle lui promit qu'elle l'attendrait.
    Baptiste était originaire d'un petit village du Cotentin, en bordure de la mer face aux îles normandes de Chausey, des Minquiers, de Jersey, de Guernsey, de Sark et d'Aurigny. Son père, matelot de la Royale, avait été l'un des premiers tués des grandes boucheries de 14-18 et sa mère dut faire en sorte pour élever ses deux filles et son petit garçon. Comme elle était particulièrement méritante et en récompense de la conduite héroïque de son époux, l'administration des Affaires maritimes lui concéda un droit d'exploitation de pêcherie. C'était la coutume. Sur cette côte aux marées les plus fortes d'Europe, les pêcheries, depuis des temps immémoriaux, constituaient le moyen de pêche à pied le plus simple pour assurer la subsistance des humbles populations. Ces pêcheries étaient constituées de deux haies de pieux (des palets) et de branches entrelacées en forme de V, longues de 300 à 400 mètres, qui se refermaient vers le large par un goulet dans lequel, à marée baissante, venaient se faire prendre les divers poissons qui s'étaient aventurés dans ces parages. La construction de ces pêcheries et surtout leur entretien, sur une côte aux courants redoutables et sujette, plus souvent qu'à son tour, aux méchants coups de vent, nécessitaient un grand courage et une obstination de tous les instants. En effet huit mois sur douze, quinze jours et quinze nuits par mois, il fallait s'y rendre, à pied le plus souvent, car l'âne n'était pas toujours de bonne humeur, et les quatre kilomètres à parcourir, hotte au dos, libette et foëne sous le bras, en auraient rebuté plus d'un, surtout lorsque les trop nombreuses bredouilles s'ajoutaient les unes aux autres.
    Noémie, la mère de Baptiste, ne manquait ni de courage ni d'obstination et elle mit tout son cœur à bien exploiter "la Charlotte". Les pêcheries avaient en effet toutes un nom, soit de personne "Charlotte", "Pierrette", "Louise" soit d'événement ou de superstition teintée de l'humour si particulier des gens de mer "la Banqueroute", "Tout ou rien" "la Noire Pute"... À la grande marée d'équinoxe de mars, les voisins et amis de Noémie étaient de la grande corvée de "tente" de "la Charlotte" ; il s'agissait de planter les palets que les tempêtes de l'hiver avaient arrachés avec les branchages et de mettre en place le goulet finement tressé d'osier que Noémie et ses filles avaient préparé depuis le début de l'année, en le calant avec de grosses pierres. Généralement, en deux flots, la vingtaine de travailleurs réussissait à mettre "la Charlotte" en pêche et pour fêter l'événement une grande collation rassemblait tout le monde, au cours de laquelle on savait faire honneur aux premiers orfies et au pissenlit des dunes, aux pâtés et aux rillettes, accompagnés du meilleur cidre de la paroisse, fourni par monsieur le curé, qui ne manquait jamais la grande corvée. Parfois, même souvent, on terminait par la petite goutte de calva, qui précédait, entonné par le grand Victor, l'hymne régional de "La mé" :
Quand jé sis sus le rivage,

Byin traunquille, êt'ous coum'mei ?

J'pense és syins qui sont en viage,

En viage au louan, sus la mé,

En viage, au louan, en viage au louan, sus la mé...

    C'est dans cet environnement familial qu'avait grandi Baptiste. Il savait depuis ses premiers pas ce qu'était la dure vie des côtais avec ses drames et ses bonheurs. Il savait aussi tout ce que sa mère devait endurer pour permettre à ses sœurs et à lui-même d'aller à l'école proprement vêtus... En effet ce n'était pas sa maigre pension de veuve de guerre qui pouvait y suffire. Mais elle savait faire face, en ajoutant aux revenus de sa pêcherie ceux de l'élevage de quelques brebis dont les agneaux de pré salé faisaient les délices des fins gourmets. Elle ne rechignait pas non plus à se rendre au lavoir pour battre le linge des belles dames du bourg.
    Baptiste comprit vite qu'il lui faudrait attendre autre chose de la vie pour que, l'âge venant, sa pauvre mère puisse vivre des jours meilleurs. Il était bon élève et le vieux maître qui apprenait à lire, à écrire et à compter à toute la marmaille qu'on lui confiait en morte-eau, car il y avait pas mal d'absents en marée, repéra vite chez lui certaines aptitudes.
    Aussi, avec l'aide d'un officier de gendarmerie et en mémoire de défunt son père, il put être formé à cette carrière et devenir un bon sous-officier. C'est ainsi qu'il fut appelé à servir en Corse.
    Comme il l'avait promis à Orsula, sitôt qu'il eut la possibilité de prendre sa retraite, il fut sur le bateau pour Ajaccio ; le cœur battant il se lança en direction de la Spelunca. Il eut à peine le temps d'admirer le merveilleux golfe de Sagone, les deux églises de Cargèse, l'impressionnant Capo Rosso et les délirantes calanches de Piana. Peu avant le coucher de soleil sur le golfe de Porto, il se dirigea, presqu'au pas de course, vers le petit village d'Ota. C'est là qu'il avait donné rendez-vous à Orsula, dans la lettre qu'il lui avait adressée de Marseille, quelques jours auparavant. Les larmes lui vinrent au yeux lorsqu'il l'aperçut, assise bien droite, toute vêtue de noir, son mezzaro de même couleur noué sur la nuque, assise sur le petit muret qui longe la vieille église. Sans un mot, tellement ils étaient oppressés, ils s'enlacèrent et le restèrent longtemps, en se disant des choses, sans que les quelques hommes du village, rassemblés sur les murets pour profiter du soleil couchant, ne s'en aperçussent, tout au moins le laissèrent-t-ils à penser...
    Il ne fallut pas longtemps à Baptiste pour s'apercevoir que la vie était devenue trop dure dans cette difficile partie de la Corse pour Orsula. Il y fallait un homme et lui ne se sentait pas suffisamment intégré et encore trop "pinzutto" pour s'y installer. Aussi lui proposa-t-il de l'épouser et de partir avec lui pour son Cotentin natal. Elle y ferait la connaissance de sa mère et de sa famille et des conditions de vie de là-bas, peut-être aussi dures, mais toutefois moins que dans cette vallée de la Spelunca. Et puis, pour Orsula, ce serait l'occasion d'aller sur le continent... Elle hésita un peu. Pas très longtemps, car elle aimait son Baptiste qui lui avait prouvé son attachement et après quelques conciliabules avec les vieilles cousines qui lui promirent de veiller sur son bien, la décision de partir fut prise et après le mariage dans la petite mairie et à l'église d'Ota, la salve de coups de fusils à la sortie, le couple prit la direction d'Ajaccio et du bateau pour le grand voyage.
    Le bateau et ses sourds grognements, son panache de fumée et de vapeur, la ville de Marseille et ses embarras, le long voyage en train, avec encore de la vapeur et de la fumée et les grondements de la locomotive qui lui faisaient un peu peur, l'hallucinante folie de Paris avec la foule, les cris, les bousculades, les automobiles marquèrent à jamais la pauvre Orsula. Elle était redevenue la petite fille curieuse et un peu craintive que son père emmenait avec lui dans le maquis... et elle serrait très fort le bras de Baptiste qui s'amusait de ses étonnements et de ses questions tout en lui expliquant ce qu'elle découvrait.
    Un peu exténués, ils déposèrent leurs bagages chez Noémie, au petit village de Grouchy. Les deux femmes se regardèrent dans les yeux et comprirent tout de suite qu'elles étaient du même moule et faites pour s'entendre. Leurs mains avaient la même peau, un peu fripée peut-être, mais avec la douceur qu'apporte le lavage du linge à grande eau fraîche au lavoir ou au ruisseau. Et puis la maman savait bien que son grand fils ne pouvait pas se tromper.
    Il y avait deux maisons chez Noémie, l'une un peu plus vaste qu'elle occupait et où elle avait élevé sa petite famille, et l'autre qui servait maintenant à loger ses filles lorsqu'elles venaient en vacances. Elle voulut laisser la sienne au nouveau ménage qui s'y opposa formellement et c'est ainsi qu'Orsula emménagea dans l'autre.
    Tout naturellement ils s'organisèrent, et sans difficulté Orsula sut prendre sa part des soins à donner à la volaille, aux lapins, aux brebis et aux moutons du marais que la mer venait recouvrir, aux grands flots d'équinoxe, jusqu'au bas du jardin. Il y avait aussi le cochon qu'il fallait nourrir et Noémie rit de bon cœur lorsqu'Orsula lui demanda où étaient les châtaignes pour faire la pâtée.
    On était en février et il fallait commencer à travailler l'osier pour le goulet de la pêcherie et ses ouïes, qu'on tendrait en mars. Baptiste et Noémie emmenèrent donc Orsula à la découverte de la Charlotte, cette fameuse pêcherie dont elle avait si souvent entendu parler...
    Elle fut d'abord stupéfaite et même un peu apeurée de voir la mer se retirer si loin. Elle n'osait demander si elle pourrait revenir ou si elle allait jusqu'à la grande île qu'elle apercevait sous le soleil, là-bas au loin, sur l'horizon. Baptiste s'amusait de ses étonnements et lui expliquait tout ce qu'il faut savoir de la marée, de la morte-eau, de la lune, des courants, des oiseaux de mer et de leurs comportements... Il comprenait bien que la jeune femme qu'il avait sous sa protection et qui ne connaissait la mer que par ce qu'elle en avait vu dans le golfe de Porto, puisse être frappée par celle de la Manche.
    Orsula, en bonne fille élevée dans la nature, enregistrait tout ce qu'on lui disait et mourait d'envie de voir la Charlotte en pêche pour attraper les poissons dont on parlait tant. La grande marée de mars arriva bien vite et on ne manqua pas d'ouvrage pour les deux jours de la corvée de tente de la pêcherie. C'est qu'il fallait approvisionner en palets et en branchages, les trois maringottes mobilisées, avec leurs équipages, servir à grandes moques le cidre tant attendu par les gosiers facilement asséchés et préparer les tables pour les collations du retour. Ainsi Orsula put faire la connaissance de tous les voisins et amis qui découvraient en même temps cette belle fille que ce sacré gaillard de Baptiste était allé chercher dans celle île lointaine où, disait-on à l'école, était né l'empereur Napoléon. Ils ne se lassaient pas, en outre, de la faire parler pour écouter son accent si particulier qui ornait sa voix profonde.
    Tout se déroula comme à l'accoutumée, dans la joie et dans la bonne humeur, et Noémie apprit à Orsula les bons gestes pour attraper les premiers orfies et pour les balancer dans la grande hotte, pour se saisir avec habileté des seiches, leur retourner la "bonnette" sans s'asperger et asperger les voisins du noir de leur encre...
    Puis, au rythme des marées, la vie s'organisa autour du travail des pêcheries, des tentis de cordes et de boëttage des hameçons pour happer les bars, les raies ou les soles. Les saisons succédaient aux saisons ; du creux de l'hiver aux somptuosités de l'été. Noémie vieillissait doucement. Elle était heureuse de voir son Baptiste et son Orsula vivre dans un simple bonheur et c'est l'âme sereine et apaisée qu'elle alla rejoindre son matelot de mari au petit cimetière de Grouchy, là-haut, au pied de l'église d'où l'on peut admirer, dans la rougeur de certaines soirées, le soleil disparaître derrière Jersey.
    Le couple s'installa alors dans la grande maison et se partagea l'ouvrage. Baptiste faisait surtout les marées de nuit à la pêcherie et aux hameçons, mais, par beau temps Orsula insistait beaucoup pour l'accompagner. Elle aimait tellement la mer, de nuit... Par pleine lune, ses reflets argentés sur les haies de branchages dégoulinants... les bruits des poissons qui tapaient dans le goulet en se sentant pris... Par marée noire et brumeuse, c'était la légère anxiété qui précède l'assurance que l'on a pris le bon chemin... Et puis, ces petits matins printaniers où l'on a la certitude que tout vous appartient, que le "crabe-enragé" qui vous fait un petit bout de conduite est votre vieux copain, que les premiers courlis de la mi-juin ne crient hi-hu-huhu ! hi-huhuhu ! que pour vous et le soleil naissant... Orsula retrouvait-là les mêmes sensations qu'elle éprouvait lorsqu'elle courait le maquis aux aurores avec Petru pour relever les pièges à merles et à grives.


    Il arrivait que, de jour, Baptiste la laissa faire la marée seule et là, c'était grand bonheur. Mais pour rien au monde il ne l'aurait laissée y aller seule de nuit. Car, à Grouchy, on n'avait pas confiance en un certain "Laflibusse", mauvais sujet, buveur et méchant, qui ne vivait que de rapines et qui courait la mer, de nuit comme de jour, toujours le premier sur les hameçons, les siens mais surtout ceux des autres, et qui venait traîner autour du goulet pour chiner quelques boëttes ou quelques poignées de harenguelles pour sa pauvre femme, assurait-il, mais qui n'en voyait jamais la moindre queue, bues qu'elles avaient été au remonté de la mer à la petite auberge du père Marquemal.
    Une nuit de bien mauvais temps pendant laquelle on aurait eu quelques raisons de ne pas descendre à la mer, mais que Baptiste pressentait bonne pour une levée de bars et de raies, il se retrouva nez à nez sur ses hameçons avec Laflibusse, qui lui aussi avait senti la bonne affaire et pensait être seul. Baptiste le poursuivit, et lui infligea une sévère correction. Mais au cours de la bagarre, il buta violemment sur un caillou et engoncé dans ses cuissardes et son ciré, tomba à la renverse et s'assomma sur un rocher. Laflibusse qui brillait plus par sa jalousie et sa méchanceté que par le courage se saisit alors d'un lourd caillou et l'abattit à plusieurs reprises, avec force, sur la tête du pauvre inconscient. Puis il prit la fuite, non sans oublier de détrousser Baptiste de sa belle montre de gousset en or qu'il n'oubliait jamais d'emporter avec lui et de se saisir des quelques bars qui avaient déjà été pêchés.
    Ne le voyant pas remonter avec la mer, au petit matin, Orsula, morte d'inquiétude, battit le rappel de tout le village et à la basse mer suivante tout le monde se dispersa autour des rochers, fouillant la moindre "graine" et les autres pêcheries. Laflibusse, avec de vilaines blessures aux mains et au visage qu'il expliquait par une mauvaise chute de son grenier, participait bruyamment aux recherches et c'est même lui qui appela pour montrer le corps de Baptiste dans un ruet, la face contre les coquillages. Orsula, en le retournant, hurla d'horreur en lui voyant les yeux et le nez déjà attaqués par les bulots et les "mougeous-d'gens" (mangeurs de gens. C'est ainsi que l'on surnomme les divers berniques et buccins qui se nourrissent de cadavres).


    Il y eut bien, après la messe d'enterrement à laquelle tout le village assista, Laflibusse en tête, quelques bavardages chez le père Marquemal, autour du café et de la goutte. On s'étonna de la mort tragique d'un enfant du pays qui avait pratiquement appris à marcher au bord de la mer et qui en connaissait toutes les traîtrises, d'autant plus que le docteur avait manifesté quelqu'étonnement en examinant les blessures à la tête de Baptiste. Mais les côtais sont fatalistes et n'aiment guère s'étendre sur les accidents de la vie. La contemplation de la mer et de l'horizon les aide à oublier...
    Mais Orsula, elle, ne pouvait se faire à la brutale disparition de son homme. Elle avait trop entendu parler autour d'elle, et par Noémie en particulier, des turpitudes de Laflibusse et la suspicion était dans sa tête. Un jour qu'elle était à la recherche d'un de ses agneaux au bas du marais, elle longea la vieille cabane dans laquelle son ennemi entreposait toutes ses rapines et tout ce que la mer ramenait au plein après les tempêtes et les grandes marées. Elle ne put s'empêcher d'y entrer et d'y fouiller. Sous un amas de vieux cordages et de morceaux de voilure, bien cachée, se trouvait, enroulée dans un tissu graisseux et malodorant, la belle montre de gousset... Tout était dit.
    Elle n'eut plus en tête que la volonté de vengeance. Elle se mit à surveiller toutes les allées et venues de Laflibusse, de jour comme de nuit, et particulièrement lorsqu'il descendait à la mer. La nuit, Orsula ne "marendait" (visitait) plus la Charlotte que par temps clément et lorsque les autres pêcheurs descendaient également. Mais, par mauvais temps, on était à peu près certain que le triste individu était dehors.


    Par un temps de chien et par une bien vilaine nuit de marée noire, la même qui fut la dernière de Baptiste, Orsula, cachée dans le milgré, tout près du sentier qui traversait la dune, vit Laflibusse qui prenait le chemin de la pêcherie. Avec la légèreté de la coureuse de maquis qu'elle était restée, furtive et silencieuse, elle suivait l'homme, qui avait l'esprit préoccupé à ne pas se perdre dans l'obscurité à la noirceur d'encre de seiche. Il parvint ainsi à la Charlotte et se glissa à l'intérieur du goulet où une "naue" de maquereaux se débattait bruyamment. Excité par l'appât du gain, il ne vit ni n'entendit Orsula brandissant derrière lui un lourd gourdin de houx dont elle s'était munie et qu'elle lui abattit sur la tête avec toute la force et l'énergie que cette femme corse avait en elle. Sans aucune pitié, elle observait l'assassin qui commençait à revenir à lui, allongé dans le goulet, crachant, soufflant et gémissant. Munie du piquot à deux doigts finement appointis, que l'on conserve en permanence à la pêcherie et qui sert à attraper un saumon ou un gros turbot de passage, elle maintenait le corps qui se débattait, les dents de l'outil fortement appuyés sur la gorge du moribond. Il suppliait, gémissait, implorait, demandait pardon comme le lâche qu'il était. Mais Orsula, en le regardant mourir dans la mer qui remontait doucement, ne ressentait aucune pitié et murmura à deux reprises : "Tenati, mi tengu !" comme l'avait dit Petru... C'est avec détermination et de toutes ses forces qu'elle enfonça les deux doigts du piquot dans la gorge de Laflibusse. Un gargouillis de vilaines bulles ensanglantées se mélangèrent alors aux ébats des maquereaux seuls témoins de la scène... À son retour, elle s'arrêta à la cabane du mort pour y prendre la montre de gousset.
    Justice était faite.
    Plusieurs semaines après, loin vers le Nord, car c'est ainsi que les courants portent dans cette mer que les marins appellent aussi la Déroute, on retrouva au plein un cadavre assez méconnaissable, tout rongé et mangé qu'il était par les crabes et les oiseaux. Il fut inhumé à la charité dans la fosse commune du cimetière du petit village que la mer avait choisi pour rejeter ce dont elle ne voulait plus...
    Orsula était apaisée mais elle sentait, malgré toute l'affection que lui portaient les gens de Grouchy qui l'avaient complètement adoptée, qu'elle n'était plus à sa place dans ce petit coin de Cotentin. Sans Baptiste, elle ne pouvait y rester et il lui fallait rejoindre sa Spelunca natale. Avec ses belles sœurs, elle mit en ordre la succession et réalisa ce qui lui revenait en veillant à ce que les droits de la Charlotte reviennent à une vieille amie de Noémie et à ses enfants qui l'avaient toujours accueillie comme l'une des leurs.
    Elle s'arma de tout le courage nécessaire pour faire le voyage de retour vers Ota où ses cousines l'attendaient. Elle y retrouva sa bergerie et sa petite maison. Avec la pension de réversion de Baptiste et ses économies, elle se prépara à y finir sa vie.
    De temps à autre, je fais un voyage en Corse. Je ne manque jamais d'aller lui dire bonjour et de lui apporter quelques nouvelles de Grouchy. Je lui laisse toujours en repartant une coquille d'ormeau bien nacrée avec tous ses petits trous... Lorsque je repars, Orsula me serre dans ses bras et me regarde avec, au fond des yeux, un regard que nous sommes les seuls à comprendre.
    Elle sait que je sais.


Grains de sable d'Agon-Coutainville


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