LE CONFLIT.





Par un joli matin de Juin, le Maire contemplait en rêvassant le téléphone récemment installé. Il en était très fier et le montrait à chaque visiteur :
"J'avons le téléphone !"
Auparavant, pour les urgences, je devais aller à la pharmacie ..
Il attendait avec gourmandise la sonnerie qui lui permettait de crier très fort : "Allô ! ici la mairie, c'est moi le Maire !" Plus le correspondant était éloigné, plus sa voix enflait ... Au delà de Saint Lô, ça tenait du hurlement.
Donc, ce matin là, la sonnerie retentit. J'entends :
"Ici, la mairie d'Agon, c'est moi le Maire ! Comment ? JERSEY ? Mais t'chi qui s'passe ?
Henri ! (c'est moi, le secrétaire) Viens ici ! je n'y comprends rien !" Je prends le combiné, et on me demande d'abord si nous acceptons la prise en charge d'une communication internationale et, sur notre acceptation, on me passe quelqu'un. "Allo, c'est toi ? Viens me chercher tout de suite, débrouille toi ! Y m'ont foutu en canigousse* à Gorey ! Y m'ont pris mon bateau et mes homards ! faut venir ! j'ai pas de sous ! je compte sur toi !" Je crois, hélas, avoir tout compris ; j'ai beaucoup navigué, dans mes jeunes années, avec mon ami Robert et depuis le temps qu'il interprète, avec subtilité et opiniâtreté, les règlements de pêche dans cette zone très particulière, et surtout, les fameuses limites, les Jersyais ont fini par lui mettre le grappin dessus. J'explique la situation au Maire et il me dit : "Faut y aller ; on va pas laisser Robert là-bas ! Ne t'en fais pas, je garde la Mairie et le téléphone ! Fais en sorte !" À toutes fins utiles, on ne sait jamais, je me prépare un bel ordre de mission dans les États, qu'il signe de sa belle signature du Dimanche, celle qu'il appose en tirant légèrement la langue, précédée de : le Maire, Chevalier de la Légion d'Honneur, Conseiller Général du Département de la Manche.
* prison, pour les marins en goguette.


Dans ces temps là, quelques principes très simples devaient être pris en considération avant toute décision : respect de l'Homme, de la Justice et du Bon Sens. Le Maire qui avait bien mis cela dans sa tête était assuré d'être un bon Maire et régulièrement réélu.
Alain, un autre marin pêcheur pour qui la solidarité des gens de mer n'est pas un vain mot, accepte sans discuter de me transporter là-bas immédiatement "on part dans une heure, sur le premier monté de la marée, va faire ton sac et le casse-croûte !"
À midi, le doris a déjà laissé derrière lui le Petit Herbet ; on lève deux ou trois casiers à homards dans le secteur de la tour des bœufs, histoire de ne pas débarquer à Gorey les mains vides et à 17 heures, nous accostons sous le château de Montorgueil. On s'offre une pinte au Dolphin, le pub incontournable, et je pose quelques questions, car je m'étonne de ne pas voir "l'Écho des Îles", le bateau de Robert, dans le port. Je n'obtiens guère de réponses et seul le perroquet blanc des lieux, plus exactement, sans doute, un cacatoès, archi connu de tous les marins du coin nous accorde quelqu'intérêt (il a pour habitude de faire les poches des clients, avec grande habileté, de son bec et de ses pattes).
Je téléphone au Maître de Port de Saint Hélier que je connais et il m'apprend que le bateau est sous sa garde dans son port, que les choses sont sérieuses et assez compliquées et que rien ne pourra se conclure avant Lundi (nous sommes Vendredi).
Il me donne rendez-vous à 18 heures dans son bureau. Nous estimons plus raisonnable qu'Alain rentre à Coutainville pour donner des nouvelles et que moi je reste pour m'occuper de Robert.
Le Maître de Port, me dit que "l'Écho des Îles" a été arraisonné par la vedette des États pour pêche dans les eaux Jersiaises et que son patron est placé en garde à vue. Le bateau, avec sa pêche et son matériel, est saisi ; il est consigné en enceinte surveillée dans le vieux port de Saint Hélier au delà de la fameuse marche qui sépare le bassin à flot du port d'échouage. Il me dit aussi, avec une ombre de sourire sous sa fine moustache à la Clark Gable, que le patron est assez en colère mais qu'il faut attendre Lundi pour qu'une décision soit prise par "la P'tite Cour". Normalement, il devrait attendre cette comparution en détention, mais il pense qu'avec le bel ordre de mission du Maire, qui impressionne beaucoup, mon déplacement, l'intervention du consul, et son appui, le magistrat de service, un Centenier, pourrait peut-être accorder une mesure moins coercitive.
C'est ce que nous obtenons une heure après, à la condition de nous conduire en gentlemen et de ne pas faire de commentaires à la Presse, qui, dans sa première page du Jersey Evening Post a déjà publié une photographie de "l'Écho des Îles" qui n'en demandait pas tant, depuis les années qu'il passait à se dissimuler entre les cailloux, aux yeux des Jersiais ; d'ailleurs, son nom et son numéro disparaissaient chaque année sous une bonne couche de peinture aussitôt après la visite de sécurité ... Nous sommes donc autorisés à résider chez le bedeau de la paroisse de Saint Sauveur, qui, dans la très complexe organisation administrative des États, moyenâgeuse, Normande et Anglaise avec un soupçon de mauvaise foi pour empêcher les sauces de prendre trop vite, détient une parcelle d'autorité. C'est un breton d'origine, trilingue (Jersiais, Normand, Breton) ancien colporteur d'oignons (johnie) sédentarisé à la suite d'une amourette, très limité sur les choses de la mer.
Je vais donc chercher Robert qui tourne en rond dans une pièce fermée à clef, en manœuvrant son béret en tous sens, signe chez lui d'une grande préoccupation ; lorsqu'il le piétine, le bref et violent orage n'est pas loin. Il salue à peine le Maître de Port et le Centenier et m'accueille un peu fraîchement d'un "T'en a mis du temps !". Lui ayant fait remarquer qu'il y a à peine huit heures qu'il m'a appelé à la Mairie d'Agon-Coutainville et que c'était difficile d'aller plus vite et de faire autant, il en convient et accepte, quoique légèrement soupçonneux, d'aller au pub avec les fonctionnaires des États. Le Vendredi soir, l'ambiance y est chaude et accueillante et les fléchettes volent bas. Nous y séjournons un peu car nous ne passons pas inaperçus à cause de l'article et de la photo du Jersey Evening Post et nous avons un certain nombre de copains dans l'Île ; nous consommons quelques pintes, chacun désirant ne pas être redevable à l'autre de quoi que ce soit.
Après de profondes réflexions et des longs débats sur les difficultés de la vie du marin, entrecoupées par mes coups de pied et de coude à Robert pour qu'il diffère ses considérations sur l'histoire en général et celle de l'Angleterre en particulier, sur ce qu'il pense de la Reine et sur l'épineuse question des fameuses limites, nous nous présentons un peu tardivement chez le bedeau. On nous sert un coup de cidre avec des crêpes et des saucisses à la mode du Léon, et Robert, décidément remonté, émet quelques idées, car il en a aussi là-dessus, sur la Bretagne et les Bretons. On doit à la vérité de convenir que tout cela manque un peu d'objectivité et souffre d'agressivité, mais il y a des moments, dans la vie, où l'on acquiert le droit de se mettre en colère. Enfin, nous allons dormir.
Une partie du Samedi fut occupée par certaines démarches auprès d'amis que nous avions là-bas et par le négoce discret des homards que nous avions pêché à la tour des "bœufs" en venant, pour assurer notre subsistance. Je crois me souvenir que j'avais aussi mis dans mon sac un peu de calva, sûrement pas beaucoup plus que les douanes tolèrent, mais suffisamment pour permettre l'ouverture de certaines portes. Mais tout cela est tellement vieux, voyez-vous, que ma mémoire s'y perd un peu.
Dans la soirée et par crainte de nouvelles crêpes-saucisses et d'exposés sur la culture et la vente d'oignons en basse Bretagne, nous nous offrîmes à Saint Hélier, sur recommandation de Peter, le Master Harbour, une magnifique côte de bœuf avec pommes de terre rôties, celles de Jersey, les meilleures du monde et une bouteille de Saint Émilion, que ces diables là s'obstinent à dénommer "clairète". Souvenir émouvant. La facture du Saint Émilion fut également émouvante, il faut l'avouer. Le seul incident notoire de la soirée fut celui de l'intervention énergique de Robert, lorsque le Maître d'Hôtel, après nous avoir présenté la côte de bœuf superbement rôtie, entreprit de la décorer avec de la mayonnaise colorée et de la sauce tomate ! L'incident diplomatique fut évité de justesse et offrit à mon ami l'occasion d'émettre des doutes sur la compétence à légiférer de pareils gens.
Le Dimanche fut très, très long. Seuls les anciens qui en ont vécu à Saint Hélier ou à Londres peuvent comprendre. Nous avons même failli nous rendre à l'office où le bedeau Breton voulait nous entraîner. C'est dire.
En milieu d'après-midi après un misérable dîner à base de mauvais haricots et d'oignons au lard avec du cidre, bien entendu de Bretagne, nous avons retrouvé deux ou trois pêcheurs de Grouville qui nous ont proposé une partie de quilles dans l'arrière-cour d'un cabaret, comme il y en avait beaucoup autrefois, à Jersey, dans un âge plus libre. Nous n'y fumes guère brillants mais l'honneur nous resta après la sévère déroute que subirent nos amis au Palet qui reste quand même, comme dit Robert un véritable jeu d'hommes.
Le Lundi matin, nous étions bien entendu, les premiers à nous présenter à la cour de Justice des États. On nous avait expliqué que notre affaire était entre les mains d'un "Jury d'Entchête" composé de "Jurés Justiciers" de "Sermentés" et de "voyeux" sous l'autorité du "Connétable". L'un portait une impressionnante robe rouge et deux autres une curieuse coiffure que l'on aurait dit être faite de crin de cheval ou d'étoupe.
Un vieux marin, né natif de Gorey, nous avait dit la veille, facétieusement et pour nous familiariser avec ce monde nouveau que les vieux avaient coutume de dire, à Jersey, "qu'y a juge de bêtes et bête de juges" ; il nous avait aussi posé "eune dévinalle" obscure : "Dans tchi temps d'l'année qu'eune poule a l'pus d'pieumes ? Quand l'co est d'ssus !" Je lui avais rétorqué : "Tchi qu'chest qu'eune bêtise ... ? Quand nou mène eune vaque à un boeu copé !" mais nous n'avions pas trop la tête à la facétie.
Toujours est-t-il que cet équipage, assisté d'une interprète, avait pour mission d'aboutir à un verdict où l'accusé devait être déclaré "plutôt innocent que coupable" ou bien "plutôt coupable qu'innocent" (sic). Si le premier, l'inculpé est acquitté, si le second, il doit se soumettre à une condamnation quelconque (re-sic).
On attaqua donc par l'exposé de l'accusation, lue par un petit bonhomme nerveux ("le Greffyi d'la P'tite Cour") ; toute l'affaire gravitait autour d'un caillou baptisé "Le Fourtchi Aubert", que les Jersiais s'obstinent à nommer "La Fourquie" et à considérer comme leur propriété exclusive. Je craignais beaucoup de cette divergence et Robert ne manqua pas de mettre les choses au point avec vigueur et conviction. Il insista sur le fait, de plus et par surcroît et nonobstant et sauf votre respect, qu'à l'instant de l'arraisonnement de son navire par "le capitaine à bord du reste à terre" (plaisanterie inutile pour désigner le commandant de la vedette des États) il était À TERRE, oui À TERRE du "Fourtchi Aubert" juste au ras de la petite bigorne qui vient sû l'iau qu'en grande marée et qu'est bien dangereuse et qui a toujours été à nous, même que ses lointains aïeux y pêchaient déjà, lorsque les grands parents des juges ne savaient même pas ce que c'était qu'une perruque, dont, soit dit en passant, il serait préférable de s'attifer ailleurs que dans un Tribunal, mais après tout ça vous regarde (précisons que Robert, lui, avait décoiffé et posé son béret sur le banc) et qu'en partant de cette bigorne et en passant par "la grune du gris banc", "la Rousse Plate", "la Graine à l'Enfant", "Porpoise", "le Four", "la Grune à l'Hanche", "la Grande Arconie", "la Grande et la Petite Anquette" et plus Nord "la Grune Le Feuvre" on a toujours été chez nous et qu'on a jamais été vous embêter, sauf peut être en temps de brume où on a le droit de s'égarer, chez vous dans "le Chenal Violet", "les middle reefs", les "Seal Rocks", "Stony Banks", "le Cochon", "la Noire", "le Giffard" et même "Le Banc du Château", que de tous temps la limite est faite par une ligne qui partirait, comme qui dirait, de la "Tour Seymour" en passant par la "Tourelle Anglaise" pour finir à la basse Noroît des "Bœufs" qu'est si bonne pour ligner les lieus et que c'était quand même pas compliqué bon sang de bon sang de bonsoir ! que si ça continue on viendra bientôt nous happer aux "Ardentes"ou à "la Basse Le Marié" que si le Bon Dieu avait mis tant de cailloux par là avec autant de congres et de homards, c'était sûrement pas, quand on connaît un peu son sens du partage, pour le profit de quelques uns. Tout de Même !
Il est certain que les Jurés Justiciers furent un peu déstabilisés par cette brillante et sincère envolée que l'interprète eut des difficultés à traduire ; mais, un peu amusée, elle s'en tira habilement. On entendit ensuite la version de l'Officier des Pêches qui s'en tint, brièvement, (il était avec nous au pub le Vendredi soir) à dire que "l'Écho des Îles" était en pêche, avec ses cages, À TERRE de "FOURCHIE" et, peut-être, à l'intérieur de la limite.
Je comprenais bien que tout le conflit reposait sur cet "à terre" et j'espérais que le jury ne chercherait pas trop à approfondir l'histoire de la limite évoquée et, subtilement définie, par Robert, celle qui passe par Seymour, la Tourelle et la basse Noroit ... en effet il est tout disposé à laisser aux Anglais tout ce qu'il y a au Nord de cette ligne, d'autant plus généreusement qu'il n'y a pas un caillou dans le secteur et donc, pas un homard.
Le public, assez nombreux, s'amusait bien et les commentaires allaient leur train pendant les 30 minutes que dura le délibéré ; pendant cet entracte j'entendis le vieux marin de Gorey, qui nous suivait partout pour nous aider et nous donner courage, dire à son voisin : "Les robins n's'ont pas trop catouoilleux, aniet, y sont à tchu !"
On alla jusqu'à nous proposer une nicecupoftea. Nous hésitâmes puis la bûmes. Ne faut-il pas, en toutes circonstances, comme nous l'avions promis, se comporter en gentlemen ... Isnt-it ?
Le jugement fut rendu : "Plutôt coupable qu'innocent", donc une sévère mise en garde, une amende de cinq livres et la saisie des homards qui devront être remis à l'hôpital le plus proche, "pour la satisfaction des malades et non celle du personnel" (sic). Je conseillais à Robert de s'en tenir là, car en fin du compte tout cela était plutôt gentillet et sentait même un peu la complicité et au surplus, toute contestation risquait de prolonger notre séjour chez le bedeau transfuge.
Sa décision fut immédiate : "voilà vos cinq livres (les miennes), Adieu et cap au 12O Est" (c'est la route de la maison).
Je dois à l'histoire de préciser que le vent s'était sérieusement monté pendant l'audience et que je n'étais pas loin de partager l'avis de Peter et de l'Officier des pêches qui conseillaient d'attendre l'accalmie, devant une côte de bœuf, par exemple.
Robert décida, impérial, l'appareillage immédiat en précisant qu'il ne supporterait pas une minute de plus un séjour sur des terres aussi inhospitalières. Après une subtile manœuvre dont je ne saisis pas à l'instant la nécessité et qui nous fit presque toucher la vedette des États, on prit la mer et il nous fallu six heures, par une sacrée carapoussée de vent d'amont, pour rentrer.
Sous prétexte d'aller chercher je ne sais plus quoi tout à l'avant, Robert me laissa la barre assez longtemps. Ce n'est que bien plus tard que je découvris qu'il était, en fait, aller cacher derrière la petite statue de la Bonne Vierge, le pavillon de la vedette des États.


En revenant de mes hameçons, cette nuit, je contemplais un ciel très étoilé et je suis presque sûr d'avoir vu passer "l'Écho des Îles" avec Robert à la barre qui me faisait des grands signes avec son béret.

J'aurais bien rembarqué ...

Coutainville, le 1er Février 2000.


AVERTISSEMENT (premier et dernier) : Certains me demandent si, dans cette histoire, je n'ai pas forcé sur le vocabulaire et les expressions locales. À mon avis : Non. On ne peut pas raconter avec précision et objectivité une pareille aventure, avec celui, d'ailleurs très limité, de Racine ; et puis, si certaines expressions vous laissent sur le bord du chemin, vous n'avez qu'à quitter votre foutue télé et aller boire un coup au bar de bord de mer ou de port le plus proche, il y en a encore de très bien fréquentés. Et si vos oreilles trop bien lavées en prennent des vertes et des pas mûres, dites-vous bien que cela fait partie de notre culture. Quant à Jersey, allez donc y passer deux ou trois jours, mais de préférence auprès de natifs qui prennent sans bruit et sans scrupules, l'argent des Anglais et celui des "jîngouais" (frimeurs, dit-on "aniet") du Continent. Vous verrez, il y en a beaucoup et ils sont charmants ; et puis comme ça, vous contribuerez à lutter un peu contre la colonisation de la city.


Si vous êtes, malgré tout, désespérément rivé à votre canapé, il vous reste la possibilité de vous procurer l'ouvrage essentiel de Monsieur Frank LE MAISTRE, "Dictionnaire Jersiais-Français", préfacé par un certain Fernand LECHANTEUR, d'Agon où il fut même Conseiller Municipal, en même temps que le héros de cette aventure (Don Balleine Trust - 2 Hill Street JERSEY - Îles de la Manche - 1966).
Vous pouvez également et utilement consulter la carte S.H.O.M. (de la Pointe d'Agon au Cap de Carteret N° 7157 - Service Hydrographique et Océanographique de la Marine).


Pour le surplus, on peut venir discuter avec moi et on sera, éventuellement et si je suis de bonne humeur, bien reçu.

H.L.
Grains de sable d'Agon-Coutainville


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