LA GARGOUILLE




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    Chaque année, à la fin du premier trimestre, il consacrait deux heures à faire la lecture à ses élèves de seconde du Horla. Il avait toujours éprouvé une violente admiration pour Guy de Maupassant qu'il considérait comme le plus grand auteur français, juste après Gustave Flaubert, et encore. Il en avait tout lu de nombreuses fois et il connaissait chaque détail de sa vie. À la faculté des lettres de Caen, on le considérait comme l'un des meilleurs connaisseurs de l'œuvre et de la personne de l'écrivain normand. Lorsqu'il lisait l'horrible et fantastique histoire du Horla, il se transformait. Il s'imaginait en ce personnage saisi par l'hallucination et la folie. Il ne fait pas de doutes qu'il éprouvait une certaine jouissance à troubler et à épouvanter ses élèves, comme d'ailleurs Maupassant devait en éprouver en pensant à ses lecteurs.
    Un bien curieux personnage, ce professeur. Il était laid, terriblement laid. Il était d'un vilain roux. Très loin de cette rousseur flamboyante que l'on envie à certaines et certains, mais d'un roux terne avec des cheveux filasses et des poils d'avant bras furtifs et beaucoup trop longs qui s'en prenaient même à ses doigts qu'il avait très fins. Sa peau était grumeleuse et squameuse. De son ingrat visage, on retenait surtout les grosses lèvres, souvent baveuses, un nez épaté et deux yeux globuleux que ne mettaient certainement pas en valeur ses lunettes à grosses montures d'écaille, portant des verres destinés à corriger une très forte myopie. Si l'on ajoute à tout cela la manie qu'il avait de trop souvent se gratter l'entrecuisse on comprendra que les élèves et même les collègues du pauvre homme n'avaient pas eu à beaucoup se torturer les méninges pour l'affubler du méchant surnom de "la gargouille".
    Il vivait dans un vieux petit logis, à l'ombre et dans le courant d'air souvent glacial de la cathédrale et de l'évêché, au milieu de ses livres. Là, il pensait souvent aussi à Remy de Gourmont et à sa si belle description de sa petite ville. Il n'avait pas de voisins et en aurait-il eu qu'il les aurait certainement ignorés comme il semblait ignorer tout le monde. La seule promenade qu'il s'autorisait parfois, lorsque le temps était d'humeur printanière, le conduisait au merveilleux jardin public. Il en connaissait les moindres allées, celles parcourues par les vieux professeurs du séminaire avec leurs bréviaires, les arbres insolites étaient ses amis et il ne manquait jamais de terminer par la grimpette du curieux colimaçon où les gamins faisaient la courses pour arriver au sommet les premiers...
    Au lycée, il se contentait de saluer les autres professeurs et le proviseur, son ami, d'un vague hochement de tête accompagné d'un bredouillis indistinct. Parfois, une ombre de sourire transformait son visage et peut-être ne savait-il pas lui même à quelle songerie il était dû. À partir de l'automne et pendant l'hiver, un vieux manteau noir et luisant le recouvrait presque entièrement et un béret, très basque, lui recouvrait la tête. À partir du 1er Mars, il apparaissait avec un complet marron assez douteux et coiffé d'une curieuse casquette verdâtre à visière vernie, quasiment unique en son genre, qu'il ne soulevait, allez savoir pourquoi, que pour saluer le concierge.

    On s'était tellement habitué à la dégaine du personnage qu'on n'y prêtait plus attention. La salle 23, au deuxième étage, tout au bout du couloir, la plus inconfortable et la plus mal meublée du lycée lui avait été attribuée à demeure. Son antique bureau juché sur une petite estrade, dominait trois ou quatre longues tables qui devaient être des vestiges du lycée impérial. Il n'y avait que dans la salle 23 qu'on en trouvait de telles. Le tableau délabré accroché au mur était tout écaillé et parfaitement inutilisable et on n'y pouvait lire que les quelques mots ou dessins, parfois obscènes, qu'il ne voyait même pas.
    Avec ses élèves les rapports étaient curieux. Lui, consciencieusement, faisait son cours, toujours très intéressant pour celles et ceux qui voulaient bien y porter attention. Il avait une manière très personnelle de présenter les auteurs et leurs œuvres. Il n'oubliait jamais de les situer dans leur époque, en soulignant comment on y vivait, ce que l'on y mangeait, comment on s'y amusait, comment on y mourait... jamais il ne manquait de faire la lecture des morceaux qu'il avait choisis et qui n'étaient jamais ceux que l'on trouve dans les bons ouvrages scolaires. On se demandait parfois où il avait été découvrir certaines pages ou certaines correspondances, peut-être même inédites. Un talent certain pour la lecture et la diction rendaient passionnantes certaines de ses interprétations comme celle du Horla, dans laquelle il excellait. À l'entendre, chacun avait transformé la salle 23 en cette demeure dans laquelle le pauvre fou met le feu...
    Il ne semblait guère s'émouvoir des comportements de ses élèves. Ceux qui voulaient suivre suivaient, ceux qui préféraient terminer quelque devoir ou travailler à leur correspondance ou jouer discrètement au "morpion" étaient libres de le faire. Il fallait toutefois ne jamais manquer de remettre sa copie hebdomadaire traitant du sujet toujours original qu'il avait proposé : "Vous imaginerez Victor Hugo, lors de sa visite au Mont Saint-Michel, pêchant la crevette et le racontant à Juliette Drouet. Développez." ou bien "Bossuet, de passage à Coutances, a relevé quelques mauvaises pratiques. Il sermonne. Développez."... Sous son apparente indifférence, se dissimulait une connaissance redoutable de chacun de ses élèves. En témoignaient ses observations trimestrielles, sur le carnet de notes. Attendues ou appréhendées elles étaient toujours fines et ciselées et parfaitement indiscutables : "rarement absent(e)", "parfois éveillé(e)", "rapports conflictuels avec l'orthographe, aura du mal à gagner la bataille", "a bien compris carpe diem, seul progrès notable en latin". Un jour qu'un Inspecteur d'Académie zélé, pendant sa visite annuelle, avait éprouvé le besoin de se mêler de l'œuvre de Maupassant, il avait salué son départ en proposant comme sujet à toute la classe réjouie : "La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. À l'aide d'exemples précis, vous commenterez cette fable."
    Quelques jours après une rentrée, il ressentit un trouble profond et tout à fait inhabituel en croisant dans les couloirs, une jeune et nouvelle professeur d'anglais. Elle était très belle et le salua d'un sourire resplendissant. Il en perdit le sommeil. Il connut bien vite et par cœur son emploi du temps et s'organisa pour souvent la croiser, même vers la salle des professeurs, bien loin de la salle 23. La malheureuse fut de plus en plus gênée par ce manège assez ridicule qui ne manquait pas de faire sourire tout le monde. Puis, très vite, le professeur d'éducation physique, qui aurait eu toute sa place comme modèle de la statuaire grecque, s'incrusta dans le sillage de la belle. Peu de temps après, il les croisa à la nuit tombante dans une allée reculée du jardin public...
    Il eut très mal et pour la première fois prit conscience de son physique. On ne vit plus sur son visage l'ombre de sourire qui quelquefois le transformait. Il sentit et vit les regards qu'on jetait sur lui en ville, les jours de marché lorsque les paysans avinés se retournaient sur son passage. Un jour il entendit un gamin dire à l'un de ces rustauds endimanchés "c'est un prof du lycée, on l'appelle la gargouille".
    Alors tout se brisa. Il n'eut plus de goût à rien. Déjà de triste apparence, il devint négligé. Ses cours devenaient d'une navrante banalité. Lorsqu'il franchissait la grille du lycée il marquait un temps d'arrêt pour observer les gargouilles de l'église Saint-Pierre qui ricanaient sur son passage, il en était certain.

    À la veille de la Toussaint à midi, à l'heure où tout le petit monde du lycée s'égaie le spectacle qui s'offrit à la foule fut épouvantable. Le malheureux professeur, nu comme à la création, le membre viril en impressionnante érection chevauchait une des gargouilles en hurlant "La gargouille ! la gargouille !"
Bien vite les autorités, le Maire, le commissaire de police, les gendarmes et les pompiers et même le sous-préfet furent sur place et le proviseur, un porte-voix à la bouche, suppliait : "Hector ! je vous en prie, je vous en supplie, cessez ! descendez !" C'est ainsi que l'on apprit son prénom.
    Mais Hector qui semblait satisfait d'avoir ainsi capté l'attention générale se dressa bientôt et debout sur l'horrible bête qui riait à la foule, se jeta dans le vide en hurlant une dernière fois "La gargou-ou-ouille".

    "Au pied des murs un corps sanglant dont la tête s'était écrasée sur une roche laissait couler un long filet rose de cervelle et de sang mêlés."

    Ces deux dernières lignes sont de Guy de Maupassant ; elles sont les dernières de "La petite Roque". Publié en feuilleton dans le "Gil Blas"du 18 au 23 décembre 1885.
Toussaint 2008


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