Raymond Jacquette

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Dans un bureau dont la surface représentait l'intégralité de celle de son ancien logement, Darius, distrait par un émouvant coucher de soleil mordorant l'eau stagnante du canal, recherchait les hasardeuses coordonnées qui, dans le quartier même où s'étaient déroulées ses pires épreuves, rejoignaient celles auxquelles il était maintenant relié, par une ascension de quinze années, le propulsant avec régularité vers la notoriété et l'aisance pécuniaire.

Non sans bisbilles, et parfois de courtes disputes au cours desquelles Léonard menaçait Skania d'abandon, madame Lutaire parvenait à faire travailler son époux avec une constance qui non seulement lui avait fait produire une nouvelle édition, augmentée, des deux tomes traitant du définitivisme, mais encore le conduisait à rédiger une chronique dans le plus important mensuel spécialisé. Ainsi qu'à écrire chaque année un roman-thèse d'inspiration obstinément philosophique dans lequel le combat entre l'idéologie et la vie quotidienne obligeait le lecteur, axé sur une intrigue prosaïque, à s'interroger sur l'éternel postulat à la dignité humaine ainsi qu'à son propre réflexe comportemental, face à l'adversité ou aux attaques de ses congénères. Et Skania, dont les moyens psychiques d'aperception et de préhension, exceptionnels, troublaient son époux, en même temps qu'ils lui imposaient, provoquaient l'humeur de Léonard. Secrètement humilié de constater, plusieurs mois après une rédaction que l'opinion de ses lecteurs, contraire à ses propres prévisions, constituait une victoire pour l'épouse ! Qui par une cauteleuse mais irréfragable persévérance imposait transformations, modifications, bouleversements, dans une fraction de texte que l'homme avait poli durant plusieurs nuits.

Les traductions régulièrement réimprimées et toujours plus répandues issues du labeur de Skania, suscitaient, de-ci de-là, de nouvelles études critiques à travers l'acerbité persifleuse desquelles il n'en était pas moins rendu hommage, via la personne de Darius, au génie personnel de l'épouse de l'auteur. Et lorsque les coupures de presse de "l'Archiviste" atteignaient le bureau de Léonard, l'irritation de l'écrivain contre lui-même distrayait son épouse, silencieuse, patiente, faussement contrite, heureusement marmoréenne, d'avoir été utile à "son grand homme" si fragile qui n'en pouvant mais lançait par période un :

- Nom de dieu ! Est-ce toi ou moi, qui écris ? Prends la plume. Je ne serai pas jaloux.

Skania le calmait :

- Tu me sais incapable d'écrire ou d'exprimer une émotion. Toi seul, tu peux d'immenses choses. Moi sans toi, je ne suis plus rien...

Il n'était pas assuré qu'elle ne lui mentît. Mais cela lui causait tellement de plaisir. D'autres fois, accordant par anticipation à son épouse, l'éventuel -mais maintenant, assuré- succès de l'œuvre en chantier, il s'exaltait :

- Tu vois, enfant chéri, tu sens, tu constates, que je suis célèbre, considéré. Nous sommes au-dessus de la mêlée, toi et moi, ensemble. Nous sommes, à tous les deux "quelqu'un" !... Je te le dois. Tu as insisté, tu m'as contraint...

Il la saisissait à plein bras, collée à lui, soulevée du sol, accrochée à son cou, heurtait les meubles, la baisant sur les cheveux, sous l'oreille, chantant, hurlant, au paroxysme de son euphorie :

- Va te faire foutre, Janzé-Cardroc ! Tu as tué mes frère et sœur, mais je t'enterrerai...

Et Skania participait, les joues colorées par l'émoi, et l'humidité des quelques pleurs de bonheur. Puis indiquait par des gestes et des mimiques qu'il ne fallait pas s'emporter, que c'était foudroyant, bien sûr, mais que le sang-froid devait dominer. Et le succès qui depuis plusieurs années heurtait à coups réitérés à la porte du couple Darius, exécutait ce jour une entrée en force. Trois enveloppes à en-tête de "l'Archiviste", apportaient en l'espace de quelques heures, dix coupures de presse dans lesquelles on traitait de la personnalité de Léonard Darius "inventeur" d'une notion philosophique de "dimension à la fois humaine et inspirée des dieux"... Levant le visage vers Skania, Léonard lançait... - Les dieux, c'est toi !... Jointes à toutes celles déjà parvenues sur le même livre, ces notes atteignaient le record absolu obtenu jusqu'à ce jour avec un seul titre : cinquante et un articles. Dont plusieurs "papiers" étrangers. Et tout ceci à l'heure où l'on mettait sous presse, une... nième édition de "l'Introduction aux fondements d'une philosophie définitiviste" en France, simultanément à une publication en trois nouvelles langues étrangères. Et Skania, submergée par le phénomène ne pouvait nier devenir accessible à la vanité, jusqu'à perdre momentanément de vue la frontière entre le rêve et le tangible. Mais la transe suprême lui venait de ce que l'accueil chaleureux de centaines de milliers de lecteurs au dernier ouvrage romanesque, prenait sa source dans l'originalité de l'affabulation et la nature des personnages suggérés par elle-même à Léonard, durant les heures nocturnes de lecture-épreuve imposée par l'auteur à un censeur par instants injurié. Mais sans la participation duquel il n'eût plus osé remettre une œuvre à ses éditeurs. Confiance absolue, mais inavouée, ou fétichisme ? Il jugeait inutile d'en débattre, fût-ce avec lui-même. Il n'en restait pas moins que Skania prenait conscience de maîtriser partiellement la pensée de son époux, et que cette influence apparemment déterminante, et tacitement acceptée, lui rapportait sa part d'hommages.

Mais Skania, toujours admirative, savait que si son mari lui abandonnait la plume, elle n'en saurait rien faire d'utile, parce que le secret du pusillanime et paradoxal ouvrier, consistait à prêter à tout phénomène humain et aux péripéties survenant à ses personnages, une attitude et une conduite, rejoignant cette éthique définitiviste, qui, en vérité, restait l'inimitable et inaliénable capital intellectuel de Léonard Darius que bien avant quiconque, Janzé-Cardroc avait jalousement décelé chez son adversaire. Et l'aristocrate rejoignait par là, mais en l'ignorant, la jeune danoise à laquelle, à son corps défendant, il dévoluait la mission de collaborer, soutenir, inspirer, un individu auquel il souhaitait malemort. Et madame Lutaire-Darius, à qui aucun intersigne n'échappait, souriait mystérieusement, en observant son époux se repaître, pour la seconde fois consécutive, des écrits pindariques d'obscurs ou réputés confrères dont les chefs de rubrique n'eussent admis que l'on n'emboîtât point le pas des confrères parisiens à l'esprit de sel.

- Léo, n'y-a-t-il rien qui puisse t'intriguer dans cette tintammaresque célébration de ton génie et le titre de l'œuvre qui la motive ?

Le livre s'intitulait "LE SENS QUI MANQUAIT AUX HOMMES". Fréquemment, en cours de composition, Skania intervenant comme à l'accoutumée, hasardait volontiers sur quelque paralogisme, et en lui répétant tout au long de l'élaboration qu'il faudrait intituler cette œuvre "le sens qui manquait aux hommes", Léonard, sans scrupule antinomique ni investigation vers d'autres inspirations, la baptisait telle, dès l'apposition du dernier mot. Bien qu'ayant sursauté à l'annonce de cette décision involontairement narcissique, Skania en appréhendant soudainement la signification, l'adéquation, et l'ironique originalité, la livrait sans retouche aux aruspices plumitifs.

Dans cet engouement qui constituait leur état depuis des semaines, Skania et Léonard coulaient des heures délicieuses en déambulant dans Paris, prenant fortuitement un repas dans un restaurant inconnu, se rendant au théâtre, à une conférence, acceptant des invitations, liant connaissance avec des gens qu'ils ne reverraient jamais, puis signaient un contrat prévoyant une série de causeries à effectuer par Darius, ville par ville, durant des semaines. Et brusquement Skania s'inquiéta de l'inactivité de Léonard qui n'œuvrait à aucun livre en chantier, se bornait à des retouches au texte de la conférence ressassée. Bien qu'il n'y ait lieu à préoccupation, Skania tenait à ne faire de l'argent qu'un usage raisonnable, et visait à constituer une réserve secrète en cas de saccades de la contingence. Elle n'en dirait mot à Léonard qui se fût esclaffé de tant de bourgeoises alarmes. Mais les étrangetés putatives propres à un esprit comme celui de Darius conduisant à n'exclure aucune dégradation issue d'une intempestive foucade, il relevait de la sagesse pure que de lui conserver les moyens matériels d'une remise au travail sans un retour aux sordidités des temps héroïques. Et puis, Skania envisageait, pour écarter les risques d'un endormissement dans les blandices de la gloire, non seulement la nécessité d'élaborer une œuvre littéraire annuelle, mais encore une refonte, à la lumière de publications internationales concernant l'œuvre de son époux, et constituant ainsi une riche ressource exégétique permettant de satisfaire aux demandes d'approfondissement émanant des universités de toutes les grandes nations.

Les temps étant venus, Skania s'ouvrit de ses préoccupations à un Léonard qu'elle trouva buté comme un fanatique religieux. Hormis la mise à jour de notes concernant une étude comparée des philosophies grecque et persane avant Jésus-Christ -ce que Skania considérait comme une vision cornue à cet instant de la carrière de Darius- il ne démordit pas de ce projet, et déclara vouloir user des relations créées par le succès pour accroître et relancer la diffusion des œuvres publiées. Mais auparavant, il entendait écouler quelques jours à Berissparen...

Bien que surprise, et alors qu'elle eût préféré qu'ils se transportassent jusque chez ses parents point rencontrés depuis plus de trois ans alors que Léonard et elle se rendaient tous les trois mois à l'Irrintzina, elle accepta, espérant ainsi forcer plus aisément l'indolence paresseuse, et curieusement inhabituelle de son mari, dans le décor basque et l'isolement. Elle n'allait pas batailler stérilement, en ce lieu et en cette occurrence, et comme le portier venait de déposer le courrier, elle s'en empara et selon habitude le dépouilla. Puis les dix lettres ouvertes sur le bureau, elle lança à travers l'appartement :

- Léo... La "Revue Universitaire" et "La Tribune parisienne" renouvellent leur demande d'article. As-tu quelque chose à leur proposer ?

Le visage enveloppé de savon à raser, un Léonard agressif surgit en peignoir :

- Tu connais mon programme aussi bien que moi. Alors, que veux-tu que je propose ? Notre emploi du temps ne me permet pas, pour l'instant, de leur donner satisfaction. Attends qu'ils réitèrent...

Skania n'approuvait pas. Elle supposait que quelque chronique, même étrangère aux propos philosophiques, eût satisfait les demandeurs. Léonard détenait quelques nouvelles écrites en des heures où les sujets traités lui semblaient devoir 1'être sans souffrir de délai. Elle proposa à Léonard de rafraîchir elle-même les textes et de les expédier. Mais il rua, prétextant que les interférences de style, décelables, gâteraient sa réputation. Elle avait supporté d'autres rebuffades. Elle se tut en noyant son amertume dans la rédaction de deux ou trois lettres relevant des affaires courantes. Puis brusquement, comme souvent, Léonard, apparaissant prêt à sortir, annonça qu'il serait de retour dans l'après-midi, après être allé acheter les billets pour Berissparen, au terme de deux ou trois visites à des confrères. La force de Skania tenait, entre autres moyens, à ce qu'elle n'entretenait jamais ni vindicte ni regret de ce qu'elle ne pouvait effectuer, s'introduisant courageusement dans le rôle actif qu'elle décidait de jouer dans la nouvelle conjoncture, la désapprouvât-t-elle. Et malgré le poids de leurs bagages nécessitant trois porteurs pour atteindre le compartiment, Skania était heureuse de la perspective d'isolement promise par la décision de Léonard.

On était en septembre. L'arrière-saison promettait douceur et lumière. La foule parisienne des besogneux s'était reconstituée après le retour des vacances populaires. Skania et Léonard, qui allaient d'un point à un autre quand bon leur semblait, se donnaient l'illusion d'appartenir à une espèce différente de bipèdes disposant d'une liberté, constituant, pour Skania, le suprême privilège de leur état. Deux fauteuils en première classe, et des places réservées au wagon-restaurant pour le petit-déjeuner et le déjeuner, leur assurant un voyage confortable, Léonard installa sa femme dans un coin retenu, lui enveloppa les jambes d'une couverture et retourna sur le quai afin d'y acheter des journaux. Les premiers mots qu'il prononça en réapparaissant dans le compartiment, furent :

- La bibliothèque ambulante ne possède même pas le bouquin ?

Elle sourit, et comme une enfant craignant l'admonestation pour irrespect dit timidement :

- C'est peut-être qu'ils n'ont pas été réapprovisionnés ?

Cette réponse amusa Léonard qui, penché vers sa femme, l'embrassa longuement. Elle en fut réchauffée. Car la décision brusque de gagner Berissparen créant quelque discordance, leur départ de l'appartement s'était effectué dans la tension, laissant craindre que cet état de choses se prolongeât jusqu'à l'arrivée à Saint Jean de Luz. Depuis plusieurs mois, les accès d'humeur de Léonard croissaient en nombre et en durée. Skania s'en accommodait. Et avec une religieuse conscience tentait de les briser par la douceur, la patience et l'apparente imperméabilité aux mots et aux attitudes hostiles. Il advenait que la mauvaise foi de l'écrivain résistât à la bénévolence de son épouse. Mais il advenait aussi qu'il vînt d'un coup à récipiscence en déclarant "qu'il était idiot de vivre dans ces conditions, mais qu'elle savait au fond, qu'il l'aimait bien"... et sans autre forme de propitiation se réintroduisait sans scrupules inutiles au cours de la vie conjugale. En tout état de cause, et par décision autant délibérée que pour ne jamais dresser un procès d'intention à son époux, le retour dans l'atmosphère cordiale, de Léonard, constituait pour Skania le règlement de tout différend. Des périodes transitoires, exemptes de conflit, mais encore de tendresse, se prolongeaient jusqu'à ce que Skania, à un moment par elle jugé opportun, dise à son mari :

- Je ne suis pas que ta secrétaire, ta consolatrice, mais aussi ta femme...

Ce rappel avait longtemps enthousiasmé Léonard, qui dans les jours suivants débordait d'attentions et de galanterie, pour retrouver progressivement, et comme par distraction une attitude ségrégative. Mais depuis une année, Skania s'alarmait secrètement de constater que ses "rappels", s'ils provoquaient un sourire ou une pression de doigts, ne rompaient plus que rarement ces évasions cosmiques, compréhensibles en temps d'écriture intensive, mais troublantes en période de vacuité. S'estimant indispensable à son mari, et de surplus le chérissant inconditionnellement, la torturée muette qu'elle était devenue savait ne démissionner jamais.

Le soleil se levait sur la banlieue parisienne que traversait le convoi. Seuls dans leur compartiment, tous deux s'absorbaient dans la contemplation de ces faubourgs maussades abritant le peuple des ateliers et des bureaux. Ils en avaient un temps partagé les incommodités pécuniaires et domestiques dont, depuis plusieurs années, affranchis, ils oubliaient l'hypothèque. Et jusqu'à la perdurance, pour des millions d'autres individus. Skania, chez laquelle montait une charité, gratuite mais sincère, désira faire partager ce souci à Léonard, comme elle, jadis, toujours préoccupé de l'infrangible immanence d'un état de choses ayant nourri ses premières spéculations morales. Et comme Skania portait son regard sur le visage éclairé par le soleil montant, de son mari, debout dans le couloir, elle n'en reconnut pas l'expression. Qu'il offrît un front tendu, un pli vertical et creux entre les deux yeux, la lèvre inférieure avalée, cela elle connaissait. Mais point cette sorte de rictus courant des commissures de la bouche aux ailes du nez, jamais ! Pénétrée d'un malaise, d'une sombre prémonition, elle cherchait l'origine de ces signes. Aucune affligeante nouvelle ne les avait atteints ces temps écoulés. Aucun souci financier ne les préoccupait pour l'heure. La seule anomalie dont il pût exciper lui était imputable : il partait sans avoir répondu aux sollicitations de rédactions désireuses d'honorer sa signature. Mais Skania n'allait pas refaire le procès de cette désinvolture, ou de cette négligence, dans le train les emportant vers la détente. Et elle cultiva in petto l'opinion selon laquelle les hommages, les dithyrambes, les vivats, désorientaient une âme impréparée à les recevoir et provoquaient une arythmie du raisonnement chez le patient. Bien qu'elle estimât représenter la meilleure collaboratrice souhaitable, elle ne pouvait pour autant prétendre pallier le déficit de prestige et d'autorité magistra1e que la neuve notoriété du philosophe devait, à ses propres yeux de novateur intellectuel, légitimer. Elle l'épia, attentive, désireuse de voir s'effacer ce masque indisposant.

- Chéri...

- Oui ?

Il se détendit, ébaucha un vrai sourire. C'était à nouveau Léonard Darius.

- J'aime mieux cela...

- Quoi ? cela...

- Tu n'étais pas beau, sais-tu ?

Il hésita, la considéra du regard, battit des paupières. Il ne saisissait pas ?

- Je me demandais où tu étais. Viens t'asseoir près de moi. Je me sens seule dans ce compartiment.

Il déféra à l'invitation, et Skania appuya immédiatement sa tête à l'épaule de son époux.

- Dis-moi : ne crains-tu pas que soit trop lourde cette avalanche de sollicitations, d'honneurs, de propositions, arrivant brutalement ? Et nous prenons des vacances alors que tu aurais pu encore exploiter quelques semaines la conjoncture favorable que nous venons de traverser.

Sans répondre, il se rongeait les lèvres, se voûtait comme se concentrait en une méditation subite.

- Nous avons tort, Léo... Nous devrions...

Il se leva brusquement, la toisa, mains dans les poches de son veston.

- Que te prend-il ?... Est-ce que tu regretterais le temps où tu me rapportais mes manuscrits après six heures de marche dans Paris ? Oui ou non, nos affaires avancent-elles ? Nous ne faisons ce voyage que pour nous détendre, et sans que cela affecte nos finances ou mes engagements... Je te conseille de cesser ces déprimants rappels à une époque révolue. J'entends jouir de mon travail. Rappeler nos débuts n'ajoute rien au plaisir d'aujourd'hui. Tu es une femme remarquable, Skania. Je te remercie de tes conseils passés, et présents. Mais que chacun d'entre nous prenne la part de satisfactions qui lui revient, et en fonction de la part qu'il a prise à la construction de l'édifice...

Sortant du compartiment en choquant derrière lui la porte à rail, il s'accouda à la barre d'appui des vitres du couloir. Le regard fixé sur le dos de Léonard, Skania constata que pour être moins verbalement violent que lors d'incidents précédents, il se retirait dans une attitude plus impitoyable et méprisante que jamais adoptée. Et elle ouvrit son sac à main pour se donner une contenance, un prétexte à accomplir un geste. Elle émit un - Mon dieu ! en même temps qu'une confusion visible empourprait son visage. Dans son sac, une épaisse enveloppe à en-tête de "l'Archiviste", parvenue la veille et à elle remise par la portière, dormait sans avoir été ouverte. Dans l'affairement du départ, Skania en avait oublié l'existence. Cette journée qui eût dû les réunir comme des étudiants en vacances, débutait mal. A elle, qui n'entretient que des regrets, Léonard. reprocherait son peu d'empressement à lui faire part des événements agréables. Justement, le voici se tournant vers elle. Le masque est de nouveau au beau fixe ! Dans le regard se décèlerait même du remords. Skania exhiba l'enveloppe brune dont la raison sociale de l'expéditeur ramena Léonard au coté de Skania. Il remit à sa femme et dès que lu, le premier des imprimés réunis dans ce courrier.

- Lis cela, lentement, et plusieurs fois. Tu reprendras confiance...

Tandis qu'elle obéissait, Léonard examinait la seconde coupure : une longue colonne pleine page grand format. Le timbre en caoutchouc indiquait à l'encre rouge, la date de publication et le titre de l'organe, qui faisait grimacer Léonard "l'Homme du Siècle"... Il n'y pensait pas. Ou plutôt n'y pensait plus. Il n'avait jamais demandé à Noredet, l'éditeur de ses romans philosophico-litteraires, que l'on destinât un exemplaire de presse à ce journal. Pour sa part, il ne se souvenait pas en avoir signé. Puis son regard se portant vers le nom de l'auteur de la chronique -Janzé-Cardroc- Léonard se raidit. L'article était intitulé : "Quand le sens manque à un homme". Le style de l'aristocrate n'avait pas changé. L'?il de Darius accrocha dans une lecture en diagonale, quelques bribes d'écriture ? De femme en femme, l'une d'elles a accepté ce que d'autres ont refusé.

Léonard blémit, s'agite, froisse la coupure et la glisse dans l'étroite poche intérieure ménagée dans le bas de sa veste. Mais Skania, dont la curiosité cueille ce qu'elle peut, tend la main.

- Non !

- Tu ne veux pas que je lise ??

D'une voix sourde et rauque, Léonard réitère.

Encore sous le trouble du précédent incident, Skania se recula légèrement, chercha un point d'appui pour sa tête, remonta la couverture qui lui enserrait les jambes, et parut attendre le sommeil.

Darius se porta à nouveau dans le couloir, observé par son épouse, toujours muette et immobile. Jamais elle n'eût pensé que semblable dissentiment eût pu s'élever entre eux. Cela lui devient insupportable. Elle va se lever à son tour, solliciter des explications. Ou bien elle ne poursuivra pas le voyage, descendra à Blois, prochaine station et rejoindra Paris par le premier train s'y rendant. Elle sait qu'elle en souffrira cruellement, mais moins encore que ce que lui infligerait l'implication d'un retour à la Concorde. Rouvrant les paupières, Skania constate l'absence de Léonard. Elle se rue dans le couloir pour l'apercevoir se précipitant dans les lieux d'aisance où il s'enferme. Elle se juge ridicule. Léonard ne serait pas descendu en marche ! Elle manque de sang-froid. L'inquiétude et la fatigue accumulées durant les précédentes semaines l'ont rendue nerveuse et fébrile. Elle l'attendra dans le compartiment. Ils parleront, s'apaiseront. Elle saura ce que véhicule ce papier.

Enfermé dans l'édicule, dos voûté, mâchoires rongeantes, Léonard lut lentement, à voix sourde, l'article diffusé à trois cent cinquante mille exemplaires, dans l'avant-dernier numéro de "l'Homme du Siècle" :

"Il n'est pas dans nos habitudes d'agiter les matières organiques en décomposition. Que ce soit dans les cimetières ou en tout autre lieu, l'humus libère des effluves nauséeux. Mais la ligne de conduite que, depuis sa fondation, s'est imposé "l'Homme du Siècle", nous fait un devoir de ce que nous n'aurions tout d'abord pu considérer n'être qu'un droit. En effet, à cette place où s'exerce habituellement la critique, s'exercera aujourd'hui la justice. Nous n'y reviendrons plus jamais. Ce que nous devons exposer est simple. Mais ce n'est pas tant la simplicité que la charité qui nous commande de n'en traiter qu'une unique fois, et de ne frapper outre un adversaire au sol. Car avant même que d'avoir frappé, nous savons que cet adversaire est vaincu.

"Aux faits : Voici quelques années, un jeune homme pâle, mieux fait de personnage que de tête, comme eût dit Montaigne, et à l'époque, non encore muni d'illusions quant à sa valeur, hantait les salles de rédaction, tentant, à l'instar de tant d'autres, d'y introduire sa prose, ses opinions, son nom. Ce fut de cet état que notre héros prit le départ à la rencontre de cette catégorie d'oisives, qui, dotées d'ors inemployés, s'intéressent aux artistes déshérités lorsque ceux-ci possèdent du charme, une apparence d'esprit, une teinture de culture, savent porter le frac. Et bien d'autres qualités dont l'intéressé s'estimait pourvu. Mais si sa prestance et sa voix suave agirent un temps sur quelques mécènes féminins, elles n'obtinrent qu'un météorique succès sur certains autres qui l'obligèrent à aller quérir sa pâture en eaux moins claires. De femme en femme, l'une d'elles a accepté ce que d'autres ont refusé. Après qu'il se soit quelque temps montré dans notre entourage sans y trouver son profit, nous le croyions noyé dans la multitude des désœuvrés déçus d'eux-mêmes, et ne reprenant parfois leur lucidité que pour constater qu'ils sont en surnombre. Mais voici que le nom de celui qui attaqua notre réputation, il y a bien des années, résonne à nos oreilles. Aux dernières informations, il serait le responsable d'un chef d'œuvre, d'une création de l'esprit à l'examen de laquelle se tiennent aujourd'hui les plus réputés aristarques.

"Si nous n'en rions pas, c'est que nous ne voulons accabler ceux qui se sont laissés abuser. Après avoir pris connaissance de cet ouvrage, nous serions fort enclins, nous aussi, à rendre hommage à son auteur, si... nous le connaissions. Car le nom qui "nous est livré ne peut être celui du responsable. C'est un pseudonyme qui a servi et resservi. Qui comme à l'accoutumée a dû négocier sa participation. Ou alors il n'est là que parce qu'une intrigue que nous ignorons, et que nous ne demandons qu'à ignorer, a permis qu'il en fût ainsi.

"Si nous ne traitons pas, aujourd'hui, des qualités d'une œuvre qui en contient beaucoup, c'est que nous ne le ferons que lorsque nous connaitrons celui qui l'a commise auquel nous pourrons - nommément poser les questions de fond qu'appelle cette élaboration insolite, mais puissante. Et que nous aurons éliminé de nos mœurs, des pratiques proxénétiques qui déshonorent non seulement les coutumiers du fait, mais encore ceux qui les tolèrent. Ce qui serait un manque de sens caractérisé, de la part des "Hommes du Siècle". J.C."


Le nom de Darius n'était pas mentionné une seule fois. Le titre de l'ouvrage servait de finale à la chronique. Sans véritable aspérité, l'article n'offrait que médiocre prise à la réplique. Darius relisait rapidement, lancé à la détection d'il ne savait quelle préposition susceptible d'amoindrir son impression première. Il tentait de prêter à certaine tournure, une signification nouvelle. À l'extérieur, on s'impatientait. Il fallait se montrer. Il humecta son mouchoir au robinet, se frictionna le visage, releva le col de son veston, se composa une face d'être ahuri, et sortit brutalement devant une dame l'accolant d'une muette réprobation. Lorsqu'elle le vit de nouveau accoudé à la vitre du couloir, Skania le rejoignit, prit la même position à son côté, l'observa en silence, et devina. Alors, elle souffrit moins. Il ne s'agissait que d'orgueil. Des cris, parmi beaucoup d'autres, l'insultaient au lieu de le louanger. Puisque ce n'était que cela, elle lui pardonnait cette humeur, son silence. Sa faiblesse, en résumé.

Du bras, elle toucha celui de Léonard, puis passa sa main sous le coude, et chercha la main de l'homme. Il se la laissa prendre sans réaction. Elle serra les doigts au point que l'alliance meurtrit les phalanges. Il ne protesta pas. Accolée à son côté, elle semblait vouloir lui parler à l'oreille. Surélevée par appui sur la pointe de ses pieds, visage tendu, lèvres ouvertes, elle récitait en sourdine, du Kipling ;

- Si tu peux voir détruit l'ouvrage de ta vie, si tu peux ?

Il se dégagea nerveusement :

- Oh ! je t'en prie !

Et regagna sa place à l'intérieur du compartiment.

Skania ne broncha pas. Mais comme elle venait de résoudre l'énigme de son brutal départ, elle saisit qu'à l'instant même venait de se produire chez son mari, un phénomène qui l'empêcherait à tout jamais de redevenir l'homme dont l'oreille écoutait davantage la voix d'une conseillère effacée, que celle de la rumeur publique.

À son tour, Skania resta longtemps appuyée à la barre du couloir, regardant défiler sans les voir, les plates plaines beauceronnes virant comme un disque axé sur la ligne d'horizon.

À Blois, deux voyageurs pénétrèrent dans le compartiment, alors que Léonard avait pris place à l'extrémité de la banquette occupée par Skania. Les nouveaux arrivants les séparèrent avant que Darius ait tenté quoi que ce fût pour se rapprocher de son épouse.

Haut derrière les nuages, le soleil ne réchauffait plus. Un courant d'air vif circulait dans le compartiment, comme l'on annonçait le service du wagon-restaurant. Ni Skania ni Léonard ne se levèrent. Ils restèrent seuls, chacun à sa place. Plus tard Léonard s'endormit avec, autour de la bouche, le vilain pli décelé le matin par sa femme. Et les voyageurs de retour de leur repas furent très surpris de constater que la voyageuse qu'ils avaient abandonnée seule, une heure auparavant, enveloppait d'une couverture les jambes d'un homme lui étant étranger.



33


Le retour à l'Irrintzina apportait consolation à Skania qui retrouvait avec une neuve émotion, le panorama et l'agencement de la ferme des Béharia, dont l'éloignement du village enchantait. Elle déclarait seulement n'avoir pu convaincre Léonard de se faire suivre d'une malle de livres, par elle préparée, avec lesquels elle eût comblé quelques cases encore vides des étagères de leur chambre-grenier-bureau. Pourquoi s'était-il opposé avec une telle agressive obstination à cet excédent de bagages qu'il eût suffi d'enregistrer et que le receveur se fût fait un plaisir d'aller quérir à Saint Jean de Luz ? Elle en cherchait le motif lorsqu'elle entendit Léonard protester contre le fait qu'elle se préparait une chambre personnelle au rez-de-chaussée. Léonard accusait son épouse de rechercher par là une source de conflit. Comme elle lui rétorquait qu'elle désirait le voir travailler sans délai au développement d'une idée qu'il lui avait soumise quelques jours auparavant, il lui fit observer qu'il n'était pas en internat. Et qu'il décidait lui-même de la mise en chantier de ses travaux, et des conditions d'exécution. Elle lui fit remarquer qu'il s'était, voici plus de quinze ans, engagé à accepter de son épouse les suggestions professionnelles ainsi que les invites à gagner sa table de travail, sans rébellion... Puis elle partit vers d'autres tâches réclamées par la réouverture de cette maison de la montagne qu'elle préférait à leur confortable appartement parisien.

Debout dans l'encadrement de la porte d'entrée, Léonard suivit du regard cette femme qui, en dépit des avanies qu'il lui avait fait subir depuis leur mariage, restait capable de sérénité devant un procès d'intention ou face à une injuste considération, qui, surtout, ne regimbait jamais devant une humiliation. Ce qui le ramena aux heures d'un voyage presque complètement exempt de conversation depuis Paris. Encore les paroles échangées ne traduisaient-elles que la perdurance d'une discorde que semblait désirer entretenir Léonard.

Par une de ces volte-face dont il était coutumier, il rejoignit Skania en quelques enjambées et sans préambule la prit dans ses bras, l'embrassa tendrement, trouva un compliment à lui décerner, l'aida à mettre en place meubles et objets, l'égaya durant le dîner, et dans leur chambre-grenier, la tint encore longtemps éveillée en dépit des fatigues du voyage, par la description du procédé littéraire qu'il projetait d'introduire dans la composition du nouvel ouvrage.

L'écoulement des journées à Berissparen s'organisa avec la participation fréquente des Oyérégui, Urtuz et pour les tâches subalternes, d'Idusquerrenea, habile à colmater les fuites, à stopper un décrochement de volet ou à vaincre la résistance d'une serrure grinçante. Le receveur, le médecin, et le libraire Lissarague qui, avec la complicité fidèle d'Oyérégui, promouvaient les œuvres Dariusiennes soutenues par les feuilles locales Bayonnaise et Paloise, réunissaient chez José Guéro diverses notabilités locales honorées de se retrouver autour d'un homme dont le nom se lisait fréquemment dans la presse nationale, et de plus en plus fréquemment dans les journaux étrangers. Et par là, Skania savait que les amis de son mari œuvraient plus profondément qu'elle-même au rétablissement de l'humeur de l'écrivain. Voisin d'Oyérégui durant le repas, Darius se remémora les avanies de son premier long séjour en solitaire, à Berissparen, et plus singulièrement la raide bastonnade administrée par les trois complices, Andure, Iturey et Cambino. Darius sollicita de leurs nouvelles. Andure, qui dans sa jeunesse, et concurremment avec le métier de contrebandier, apprenait le métier de maçon, s'activait dans une artisanale entreprise de construction fondée à l'aide de ses profits secrets. Retiré à temps de ses périlleuses activités de jeunesse, il prospérait. Pour sa part, Iturey, risquant en dernière tentative la totalité de ses économies sur l'acquisition d'une marchandise dont la livraison clandestine de l'autre côté de la frontière devait constituer sa dernière opération illégale, échouait intégralement en ne parvenant qu'à sauver de justesse sa personne. Se transportant discrètement avec sa famille jusqu'aux rives méditerranéennes, il y créait, grâce aux qualités de cuisinière de son épouse, un restaurant touristique lui permettant de se relever lentement de son infortune cuisante. Quant à Cambino, plus dur et têtu que tous les autres, il avait dû fuir, une nuit de temps de chien, devant des gabelous auxquels il semblait qu'il eût été vendu, Et en ne leur échappant que pour s'abîmer dans un ravin de quinze mètres du fond duquel on l'avait retiré disloqué. Bien que ses rapports avec ces trois hommes fussent restés rares, la disparition de l'un d'eux navrait Darius, qui resta longtemps pensif avant que de prier Oyérégui d'inviter Andure, un jour prochain, à venir prendre une collation à l'Irrintzina pour l'entretenir des projets de transformation depuis déjà longtemps désirés par Léonard. Et ce fut pour le receveur l'occasion de dire à Darius que bien qu'Andure ne lût que peu et ne fût davantage porté vers les spéculations intellectuelles, il ne manquait jamais lors de ses rencontres avec le receveur, de s'informer des étapes de la montée en renommée du philosophe. Cette dernière déclaration troubla Darius qui rechercha aussitôt le regard de Skania pour lui transmettre et lui faire partager son émoi. Et Skania sut que son époux venait de goûter là une fierté au moins égale à celle venue de ses succès parisiens. Et qu'elle était ainsi assurée, pour quelque temps, d'une humeur accointable. Puis, discrètement, tandis que madame Guéro et son époux s'entretenaient avec Skania, Léonard s'étant levé, entraîna Oyérégui hors de la salle du repas, et à voix sourde, le questionna.

- Madame Iruroz est-elle toujours dans le pays ?

Le receveur devint grave.

- Mon bon monsieur Darius, vous devez savoir aussi bien que moi-même, que si elle y était, vous pourriez lui faire confiance tout comme à moi. Je crois qu'elle a travaillé ces temps derniers à Bayonne, toujours pour s'occuper d'enfants, dans la famille d'un professeur. Mais je ne la fais pas suivre...

Darius ravala son manque de tact, et alla chercher Skania en prétextant la nécessité de rejoindre l'Irrintzina. Guéro n'avait voulu les laisser regagner la résidence, à pied, et comme il les quittait sur le seuil de la maison, il les informa que dès demain matin, une jeune fille recommandée par madame Guéro viendrait proposer ses services à madame Darius.

Les premiers travaux souhaités et commandés par Skania furent la rénovation de l'installation sanitaire, avec vaste salle de douche remplaçant la baignoire-sabot. Mais elle n'en était encore qu'au choix des dimensions et des teintes des matériaux lorsque se présenta Andure, accompagné d'un plombier. Toujours court, mais plus rond que du temps de sa jeunesse, Andure, enrichi d'une jovialité que n'avait eu le temps de percevoir Darius, crut que l'homme n'avait pas une fois abandonné son béret, sa chamara, son pantalon de toile bleu marine, et ses sandales de corde depuis leur toute première rencontre. Pas davantage que le sourire-tic ne s'était dissipé sur le visage toujours rose et poupin. Certes, il menait plusieurs ouvrages dans le pays mais pour être agréable à monsieur Darius, il suspendait quelques jours un autre chantier, sur lequel il prélèverait même, afin de montrer à Darius ce dont il était capable en dehors des rossées nocturnes administrées aux curieux, les matériels qu'il ferait fonctionner dans trois jours. Que l'on lui dise tout de suite ce que l'on désirait, et où placer ce qu'un camion allait déposer dans deux heures.

Laissant son épouse décrire son projet à madame Oyérégui. Léonard exposa à Andure qu'il désirait ajouter une pièce au rez-de-chaussée, et au-dessus de laquelle serait aménagé un grenier pareil à leur grenier-chambre-bureau, mais qui ferait office de chambre d'amis. Bien entendu, il demandait à Andure que celui-ci lui préparât un succinct plan et un devis, sur lesquels Léonard pût réfléchir deux ou trois semaines avant que d'arrêter sa décision. Skania s'efforça de ne rien entendre, mais forma des vœux secrets pour qu'une impossibilité quelconque vînt empêcher une réalisation que tout de suite, Andure estima devoir revenir fort chère Sans que cela interdît à Léonard de conclure :

- Prenez quelques heures de plus pour tenter de chiffrer, approximativement bien sûr, la mise à terre de l'Irrintzina, et la reconstruction de la même, sur le même plan, mais en plus grand...

Après le départ de leurs amis, Léonard, dont l'effarement de Skania l'avait porté à rire, lui exposait qu'ils ne vivraient jamais assez longtemps pour assister à la réalisation de tous leurs projets, s'ils n'anticipaient sur le temps et les moyens. Mais pour Skania, se borner aux seules dépenses qu'ils pussent honorer suffisait à ses ambitions. D'autant plus qu'un méchant pamphlet pouvant atteindre n'importe qui à n'importe quel moment, il ne seyait pas de vivre sur des traites. L'allusion à des dangers courus par Darius lui remémora la dernière flèche tirée par Janzé-Cardroc. Du premier étage, Léonard appela Skania, en lui indiquant qu'il laissait sur le bureau la coupure de "l'Homme du Siècle" à lui parvenue le jour de leur départ de Paris, et qu'elle n'avait pas encore lue, puis il partit marcher une heure en forêt.

Dès son retour, et sans une parole pour Skania qui s'activait dans la chambre du rez-de-chaussée, il gagna le bureau et constata que la diffamatoire mercuriale avait disparu. Il résolut d'attendre qu'elle lui en parlât. Mais c'était là une des façons de la danoise de ne jamais plus évoquer, ou ce qu'elle réprouvait ou ce qu'elle pardonnait. Et comme aucune allusion n'en vint jamais en ses conversations, Léonard saisit qu'il fallait tout oublier de cette action, et de celui qui l'avait commise.

Dès le lendemain matin, une volumineuse enveloppe à en-tête de "Cauche & Noredet-éditeurs", tombait à l'lrrintzina, apportant hebdomadairement, selon les conventions, le courrier rassemblé à Paris et à destination de l'auteur : sollicitations d'interviouves, d'articles, de participation à une manifestation artistique ou à un séminaire d'intellectuels, demandes d'autographes, de portrait, ou d'exorde pour un ouvrage d'auteur encore inconnu ; puis lettres de lecteurs anonymes, mais expansifs, désireux de faire connaître leurs approbations ou leurs critiques, comme de dire leur engouement, ou de libérer un flux bilieux. Et sans jamais lui en faire part, Skania ne cessait de s'étonner de la résonance que trouvaient dans l'esprit de son époux, ces déchaînements épistolaires, qu'ils fussent de miel ou de ciguë. Pour peu qu'il fût correctement écrit et exempt d'outrances, tout placet argumentant avec quelque apparence de sincérité contre les affirmations Définitivistes, ou les quelconques péripéties de l'un de ses romans, indisposaient Darius. En revanche, toute louange aimablement exprimée et subtilement justifiée provoquait l'effet de blandices sur une jeune fille. Et Skania n'en souffrait pas tant en raison des conséquences sur le comportement de son mari à son endroit, qu'en raison de ce qu'elle considérait comme une faiblesse insigne chez l'auteur de théories et de concepts qu'elle estimait nés d'une si puissante et profonde inspiration, que Darius, en l'occurrence, eût eu toute raison de s'envelopper de dédain à l'égard d'attaques méprisables.

De ces courriers, Skania ne retenait que les demandes d'articles, de nouvelles, ou de collaboration occasionnelle. Et elle engageait fermement Léonard à y satisfaire. Mais il lui opposait que la rémunération d'un article atteignait à peine à une excellente journée de vente de son dernier roman. Et que par ailleurs, y satisfaire systématiquement le ferait passer pour un besogneux, ou un regrattier. Afin d'asseoir sa réputation et ses aises pécuniaires, il peaufinait depuis un moment un projet destiné à Cauche et Noredet et qu'il allait dès aujourd'hui leur adresser en accusé de réception de leur dernier courrier. Déjà assis devant la machine à écrire, il rédigeait le texte dont il attendait le meilleur effet. Puis béret sur la tête, brodequins aux pieds, il donna à Skania connaissance de la proposition formulée.

- Tu supposes que Cauche, comme Noredet, ne sont pas ignorants des appels détournés d'autres éditeurs, curieux de savoir de quelle nature est le contrat signé avec Noredet. Je passe sous silence, tacitement, mais sans leur interdire quelque supposition, les ouvertures dont tu as toi-même aperçu divers échantillons, et leur offre benoîtement, non pas de renouveler le contrat qui expire l'an prochain, mais de traiter à forfait pour les cinq années à venir, sans précision du nombre ni de la nature des ouvrages. Ce que je les autorise à faire connaître par potins de presse. En contre-partie, je demande une modification du pourcentage de mes droits d'auteur et une avance égale au montant de l'ensemble de mes droits durant l'année écoulée... Nous pourrons de la sorte transformer l'Irrintzina sans inquiétude.

Skania sursauta.

- C'est de l'utopie ! Nous avons déjà reçu beaucoup plus que ce que les comptes laissaient ressortir. Ils ne consentiront jamais.

Dressé comme un parieur défiant, il s'élança vers Berissparen.

- C'est bien ce que nous allons voir. Et certainement pas plus tard que dans quatre ou cinq jours... Une demi-heure pour descendre, un quart d'heure à la poste avec Oyérégui, une visite à Lissarague pour les journaux, et encore quinze minutes pour toi si tu as quelques courses à me confier. J'attends tes ordres.

Elle le vit s'éloigner, dansant presque sur le sentier à l'idée de ce qu'allait lui rapporter le courrier dépêché à Cauche & Noredet. Et Skania pensa que cette inspiration-là ressortissait à la paresse.

Mais Léonard triomphait : Cauche et Noredet répondaient par courrier tournant. Trois jours seulement après avoir jeté sa proposition à la boîte, l'écrivain prenait possession d'une lettre recommandée que le receveur apportait lui-même à Darius. Devant Oyérégui, Léonard, fanfaronnant, pria Skania d'ouvrir le pli.

- Je suis certain que le contrat est tout rédigé, et qu'ils nous prient humblement de le leur retourner, signé...

C'était vrai. Le contrat parvenait en triple exemplaire, et le texte accompagnant précisait que dès réception du document leur revenant, les éditeurs créditeraient le compte de monsieur Darius, de cent mille francs...

Devant le receveur égayé par sa turbulence communicative, Léonard saisit Skania, l'embrassa brutalement, la jucha debout sur la table.

- Alors, cette prétention, était-ce un rêve ? Il abandonna Skania, déconfite, pour saisir Oyérégui aux épaules.

- Vous venez avec madame Oyérégui, le fils, la fille, plus Urtuz, bien sûr, dîner demain soir ici. Nous fêterons un très heureux événement en même temps qu'un pari que j'ai gagné contre cette timorée danoise qui ne croit pas les français capables de grandes choses ?

Les agapes au vin d'Irouléguy furent aussi chaleureuses que sincère était l'amitié que tous les convives portaient au maître et à la maîtresse de maison que madame Oyérégui et la jeune servante de Skania, suppléèrent sans l'autoriser à quitter la table avant leur permission.

Et madame Lutaire-Darius se convainquait secrètement et silencieusement, de l'efficacité d'un raisonnement dont elle enregistrait la justesse sans en saisir la logique, elle, qui, enfant, dans les brumes de Fionie, ne concevait les décisions des humains que comme la résultante de sévères méditations, dont il ne seyait de s'écarter sous peine de douloureuses déconvenues. Néanmoins, le lendemain, dans la quiétude succédant aux bruyances de la veille, elle revint à ses préoccupations.

- Cet ouvrage dont tu autorises Noredet à faire état, en as-tu le plan ?

Suffisant et paternel, il répondit comme à une enfant.

- Tu n'as plus confiance en moi ?

- J'aurais tort. Surtout en ce moment. Mais j'aimerais cependant te voir travailler. Voici des semaines que...

Il l'interrompit d'un baiser, d'une caresse sur la joue et les cheveux, consentit à répondre.

- Dès que la progression des ventes cessera. Tu voudras bien observer que Noredet acquiesce sans commentaire. C'est une attitude qui me laisse à penser. J'ai peut-être été plus modeste qu'il ne convenait...

Elle ne put rien opposer à cet optimisme délirant. Elle savait en effet qu'il lui suffisait d'une nuit, d'une longue promenade en forêt, pour élaborer la trame d'un roman, en créer les personnages, en dessiner les intrigues, placer les rebondissements, espacer les événements pathétiques, faire jaillir l'inattendu. En une semaine, il bâtirait une chronologie détaillée. Qui ne serait sans doute pas suivie, mais essaimerait par toutes ses vibrionnantes infusoires. Toutefois, elle redoutait que durant cette nuit, ou cette promenade, ou cette semaine d'enfantement, l'esquisse et le premier jet fussent toujours repoussés. Elle pressentait, comme lors de la mise en chantier du "Sens qui manquait aux Hommes", ne pouvoir émettre des idées ou suggérer des péripéties, sans risquer un conflit. Et le premier courrier en provenance de Paris n'apporta aucun secours à Skania. Les éditeurs demandaient à Darius s'il consentait à ce que son nom et le titre de son dernier roman, participassent à une compétition littéraire récemment créée par un magazine féminin, et dont l'enjeu, constitué à la fois d'une importante somme d'argent et d'une traduction en langue anglaise, représentait, selon Noredet, une excellente introduction au prochain roman attendu par eux-mêmes. Bien qu'il devinât là une invite à se consacrer à sa future œuvre, et que plusieurs mots restassent à courir avant la remise du prix, Darius céda a la puérilité de communiquer son accord par télégramme. Puis il reprit ses pérégrinations pédestres, entraîna Skania vers Bayonne, les Aldudes, et jusqu'en Espagne. Où ils séjournèrent plus d'une semaine.

La danoise et son époux redevenaient un couple jeune, apparemment insouciant, heureux, renommé, recherché, invité, sollicité à paraître en cent occasions. De nouveaux familiers s'inséraient dans un cénacle composite, mais animé par des jeux intellectuels dont l'excentrique village de Berissparen devenait le centre et le lieu privilégié des rencontres et des conférences que l'on demandait à Darius de présider. Les notables n'étaient plus seulement Oyérégui, le docteur Urtuz, et d'autres médecins venant de Bayonne, d'Hendaye, ou même d'Espagne, ou des enseignants s'évadant, les jours de congé, des lycées de ces mêmes villes. Mais encore Sorhainde, un notaire d'Ascain, helléniste notoire contraignant par respect filial, une vocation poétique. Puis Jaurechte, un avocat célèbre jusqu'à Toulouse et féru d'ethnologie basque, Salvat de Lahetjuzan, un mosaïque colosse improvisant, sur de supposées migrations pré-chrétiennes, en une langue si pathétiquement rocailleuse que Darius l'admirait comme il eût admiré un maître ès-philosophie. Et ce trente et un décembre, à minuit, par le montueux et enneigé sentier accédant à l'Irrintzina, c'était un cortège de trente personnes, chantant en langue euskadie et s'éclairant aux torches résineuses, qui venait présenter ses vœux de nouvel an à l'étranger devenu enfant adoptif du pays qui s'honorait de le compter parmi ses administrés. En dépit de ses appréhensions, Skania se blâma de ne pas se sentir heureuse autant que tout cela le commandait, s'accusa de gâter les heures de présence de son mari, au sein de cette population qui lui manifestait davantage de confiance que son épouse. Aussi résolut-elle de ne plus l'importuner, puisqu'elle l'avait tout à elle et que leurs moyens matériels restaient assurés pour une longue période.

En ce quinze février, l'écrivain et son épouse séjournaient au pied de l'Otxogorrigagna depuis presque six mois. Retardant chaque jour, la décision de demander à Léonard qu'il ne perdît pas de vue la promesse faite à Cauche et Noredet de leur fournir un roman de quatre cents pages, Skania attendait qu'ils eussent terminé leur petit-déjeuner pour engager un propos qu'elle savait à l'avance devoir être mal accueilli. Parti tôt à Berissparen pour y quérir le courrier et acheter des journaux, Léonard ne revint qu'à dix heures, la démarche lente, et renfrogné. Il s'approcha de la cheminée où flambait le feu qu'en raison de la température basse encore, avait allumé la servante, et tendit à Skania une enveloppe en provenance des éditions Cauche et Noredet. Par quelques lignes manuscrites, Cauche informait son ami que des mutations diverses et des potins inconséquents perturbant présentement la vie littéraire parisienne, il ne serait pas contraire aux intérêts de Darius qu'il revînt quelques mois se mêler à l'ambiance intellectuelle afin d'appuyer la campagne qu'ils se proposaient d'amorcer pour lancer le prochain roman dont ils aimeraient posséder quelque cent pages.

- Ils te cachent quelque chose. Ou bien ils ne veulent t'en entretenir par lettre...

- Je ne crois pas. C'est une manière cordiale de me rappeler ce que je leur promets depuis des semaines. En l'annonçant publiquement, ils me contraignent à m'y attaquer.

Les mensualités, régulièrement versées, accusaient un fléchissement sensible des ventes du dernier ouvrage diffusé. On n'en prévoyait pas moins une nouvelle édition, précédée d'une courte campagne publicitaire de rappel. Mais Skania s'obstinait à estimer qu'il y avait de l'insolite dans le message des éditeurs. Leur laconisme est une préparation à une nouvelle désagréable, répétait-elle. Léonard haussait les épaules. Il expédierait dès demain matin, un titre, un thème analysé, et un délai de composition, à Cauche et Noredet, auxquels il fixerait une date de remise du manuscrit. En même temps qu'il les informerait de son retour à fin avril.

Tenant parole, Darius expédia vers ses éditeurs, trois jours plus tard, un plan, un titre, une idée maîtresse originale, un développement au sein d'un cadre social dans les limites duquel les romanciers puisaient assez peu souvent leur documentation. Un projet, en somme, qui ne pouvait que conforter Cauche et Noredet dans leur confiance à l'égard de leur premier auteur, en classement absolu sur l'ensemble de "l'écurie" qu'ils conduisaient et diffusaient. Quant à Skania, une nouvelle fois sidérée de la rapidité avec laquelle son époux venait d'élaborer un ample scénario jusque dans ses détails, elle se reconvainquait, après quelques semaines de désespérance, que si Léonard voulait apporter à cette œuvre, l'amour, la conscience, la fièvre, accordés à la précédente œuvre, l'écrivain surprendrait plus encore et ses lecteurs, et ses éditeurs ! Quelle insolite et complexe créature que cet homme cheminant alternativement dans la plus absconse spiritualité et la sordide mollesse. Paresse, fougue créatrice, humeurs, mesquinerie, inspiration jaillissante, découragement brutal, volonté et puissance de travail soutenues des semaines consécutives, constituaient la créature la plus décevante, capable sans transition de forcer l'admiration et provoquer le mépris. En vérité, Cauche et Noredet méritaient une certaine considération de s'être attaché un si singulier interlocuteur, songeait Skania, convenant, toutefois que jusques à ce jour, la firme ne pouvait se plaindre des conséquences de son choix. D'ailleurs, ce même matin où, déjà, Léonard s'attaquait aux préliminaires de son argument, un message manuscrit expédié par Cauche, était remis par le receveur, à Skania effectuant quelques courses dans Berissparen. Comme à l'habitude, le pli encore clos à son époux, elle en attendit la substance... La part de Cauche restait modeste : quelques lignes accompagnant une coupure de presse, disaient "- Jugez vous-même depuis votre fenêtre, de l'état des choses. De mon point de vue, cet état est sérieux, de par les suites que nous pouvons en redouter... Je vous dis mon amitié, dans l'attente de votre premier jet, que j'ose espérer à fin juin. Pour jeter un pavé dans la mare..."

Cauche avait souligné "suites que nous pouvons en redouter". Attablés tous deux au bureau de Léonard, Skania et son mari parcouraient, le front penché et le regard scrutateur, un texte imprimé extrait de "La Journée politique", un quotidien du matin depuis peu devenu la propriété de "l'Homme du Siècle", et traitant de l'ouvrage de Darius "Le Sens qui manquait aux Hommes". Janzé-Cardroc avait écrit qu'il ne prendrait les armes qu'une seule fois, Mais cette affirmation n'en permettait pas moins à toute autre revue de prolonger la polémique. Et "La Journée politique" ne dissimulait d'ailleurs pas ses intentions, puisque l'article consacré à Darius débutait par un rappel aux références fournies par "Le Grand hebdomadaire". Le papier de la "Journée" ne chicanait que sur la forme. Ce qui restait sans gravité. Mais il laissait encore entendre "qu'il saurait bien trouver des sympathies pour s'opposer à la réussite d'une supercherie, qui, au cas où elle ramperait jusques à ceux qui décernent les prix littéraires, tromperait ignominieusement lecteurs, jurés, éditeurs, chroniqueurs..."

Janzé-Cardroc avait vraisemblablement attendu l'effet de son brûlot, dont l'inefficacité, lui inspirant une manœuvre différente, le conduisait à agir par le truchement d'une autre feuille. Et cette constatation indisposa profondément Darius, qui, sachant l'homme éminemment vindicatif, se persuada qu'une guerre nouvelle s'ouvrait entre son ancien patron et lui-même. Bien qu'il ne l'identifiât point de manière absolue, Léonard crut reconnaître dans "l'intérim" de la "Journée Politique", la patte de Barbay. Mais d'un Barbay fortifié, dépouillé, et disposant d'un canevas si ténu qu'il n'en pouvait déborder. Agité, Darius reprit les dernières coupures colligées par "l'Archiviste", les relut et crut leur découvrir un ton différent de celui pub1ié jusques à la fin de l'année précédente. On louait. On louait toujours. Mais dans des formes plus nuancées, plus vagues, et, il le constatait, plus restrictives. Et puis, fait auquel il n'avait pas tout d'abord prêté attention, la signature n'était plus celle des titulaires de rubrique. Et à défaut d'un nom complet, l'analyse prenait fin sur deux initiales, voire une locution sibylline. Cela relevait maintenant des propos parisiens sans portée, laudatifs et cacophoniques. Et Darius perçut le péril, atteint dans la poitrine. Et par une chaleur fugace, blessante, qui entraîna sur le champ une décision furieusement arrêtée, comme provoquée par une injustice.

- Skann ! Combien de temps te faut-il, avec l'aide de la petite, pour emballer, ranger, couvrir les meubles, remettre en sommeil l'Irrintzina ?

-Deux jours. Peut-être même demain soir, si tu n'emportes pas tous tes papiers...

- Si, j'emporte tout. De toute manière nous prendrons le train demain soir à Saint Jean de Luz. Je descends prévenir Oyérégui pour le courrier, et Guéro pour la voiture.

Bien que la conjoncture ne s'y prêtât guère, Skania ressentait un peu de joie : un événement qui en fouettant son mari le rappelait au sens des choses, désajustait sa notion de la sécurité, l'alarmait. Ce qui l'empêcherait peut-être de trébucher sur l'obstacle délibérément négligé. Et relançait son "cher grand homme" vers le but qu'elle lui assignait.

Aidée de la jeune servante chagrinée de perdre une place à nulle autre semblable dans les environs, Skania se noya dans le remue-ménage coutumier aux itinérances. Mais avec une ferveur qu'elle se contraignit à dissimuler afin qu'elle demeurât secrète.



34


- Messieurs, je crois avoir promptement répondu à votre appel !

Messieurs Cauche et Noredet, éditeurs à Paris, rue des Ecoles, l'un maigre et haut, l'autre rond et court, tous deux aimables, diserts, rompus aux bizarreries de leurs interlocuteurs, à leurs affectations comme à leur fausse humilité, recevaient Darius, accouru chez eux le lendemain de son retour à Paris. Cauche pria Léonard de l'excuser de l'alarme contenue dans leur message, mais ils s'y étaient cru obligés.

- Êtes-vous revenu pour quelque temps, ou repartez-vous incessament ?

- Mon épouse et moi avons décidé de nous réinstaller à Paris.

- Tant mieux. Nous aurons fréquemment besoin de conférer.

- Est-ce si grave que cela ?

- À cette heure même, pas encore. Mais tout laisse supposer que la situation empirera.

Ils épuisèrent quelques propos consacrés au séjour des Darius à Berissparen, aux tirages atteints et comparés, des œuvres diverses de Léonard, du plan du roman auquel serait réservée une audience particulière. Puis après Cauche, Noredet prit sentencieusement la parole.

- Voici les faits. Nous connaissons tous l'article que "l'Homme du Siècle" a publié au moment de votre départ de Paris. Ici, nous avons redouté, sans vous en faire part, quelques difficultés. Fort heureusement, elles ne se sont pas produites. Elles ont même renforcé notre programme publicitaire. Nous n'y sommes pour rien, Mais nous préférerions, dans les probabilités qui s'ouvrent, ne pas courir de nouveaux risques. Toutefois, le fiel de la première attaque n'était pas tant dans cette attaque, que dans les intentions de l'instigateur, qui entendait bien ne pas se satisfaire d'un échec, rattrapé, aujourd'hui, par la "Journée Politique". Vous ne doutez pas, monsieur Darius, qu'au nombre de ses auteurs, la firme Cauche et Noredet compte des gens qui, sans vous avoir jamais rencontré, sont d'ores et déjà de vos partisans. D'autres se déclarent vos amis, vous assurent de leur sympathie, mais ne compromettront pas leurs intérêts professionnels dans un engagement plus dangereux. Quelques-uns, enfin, possèdent dans cette maison, des intérêts pécuniaires, et suivent de très près les mouvements de l'ennemi. Car ils ont été informés que ledit ennemi a fait savoir autour de lui qu'il engageait tout son crédit dans la lutte ouverte par le papier de la "Journée Politique", afin de vous briser jusqu'à vous ôter l'envie de publier. Et nous, qui vous publions, courons donc un danger ! Que vous soyez ce jour, la cause de l'attention accordée à notre firme nous honore. Mais que vous soyez frappé mortellement demain, coûterait plus cher à nous-mêmes, qu'à vous...

Après une courte pause, Noredet demanda, faussement ignorant :

- Excusez mon indiscrétion, mais, connaissez-vous Madame Betwey ?

- Je l'ai très bien connue...

- M'autorisez-vous, par anticipation, à vous faire, à son endroit, et sans que vous considériez que je manque aux devoirs d'un galant homme, une révélation, que nous qualifierons de particulière ?

- Je vous écoute.

- Le décès de Madame Janzé-Cardroc, il y a une année, permet aujourd'hui au veuf de la feue, d'épouser Madame Betwey. Ce qui est d'ailleurs chose faite.

Par le geste et un juron, Darius accusa la surprise. Cauche insista :

- Il paraît que je vous apporte des lumières... Je vous prie une nouvelle fois de nous excuser, mais, tout en vous faisant observer que vous n'êtes pas dans l'obligation de nous suivre sur ce terrain, je crois utile de vous informer complètement. Voici la suite : Janzé-Cardroc resterait en possession d'une correspondance échangée entre vous et lui, à une époque où il s'agissait de conserver le contact avec une personne susceptible de renflouer une revue à laquelle vous collaboriez, sous la direction de Janzé-Cardroc. Nous savons que cette personne est Madame Betwey, et qu'elle se montre disposée à appuyer son nouveau mari, en négligeant le scandale pouvant en rejaillir sur sa propre personne. Vous souviendriez-vous des termes de cette correspondance ?

Surpris lui-même de sa relative aisance en l'occurrence, Darius exposa à ses interlocuteurs, la nature des tractations, qui, en plusieurs mois, aboutissaient au financement "d'Alternances". Il décrivit la genèse d'une haine qui s'avérait le poursuivre jusque dans ce bureau.

- Nous n'avons pas lu les textes auxquels fait allusion ce Monsieur, mais ce qui nous en a été rapporté corrobore vos dires, monsieur Darius. Malheureusement, nous n'avons pas encore exposé le plus grave, ce qui, en vérité, est la raison profonde de notre alarme à tous... Janzé-Cardroc aurait l'intention, je dis : aurait s'il ne pouvait vous "descendre" autrement, de vous attaquer pour détournement de fonds au préjudice de la société éditrice "d'Alternances" !

Darius rugit :

- Maudite bourrique ! crapule ! Et il lui a fallu plusieurs années pour accoucher de cela ?

Cauche conservait son sang froid à côté de Noredet souriant de la spontanéité de Darius.

- Avant de poursuivre, monsieur Darius, nous vous dirons notre sympathie acquise, et militante. Mais en échange, nous vous demandons, en vous assurant, en tout état de cause, de notre absolue discrétion, de nous éclairer là-dessus.

Léonard s'emporta, jeta son chapeau à terre, comme un homme ivre, frappa du pied, abattit son poing sur l'angle du bureau.

- Mais je partirai d'ici pour aller lui casser la figure, et y réussir, cette fois. Car je l'ai manqué lors d'une première tentative du temps de madame Hauclère. Mais nom de dieu, pourquoi ne m'avez-vous pas écrit cela tout de suite ? Ce n'est pas chez vous que je serais d'abord venu, mais à "l'Homme du Siècle" !

Il arpentait le bureau d'un pas sonore, se rongeait les ongles, resserrait inutilement sa cravate.

- Pourquoi ne prétend-il pas "qu'Alternances" a périclité parce que j'ai dilapidé les millions du défunt Nelson Betwey ? Monsieur Cauche, écoutez : ce que je vous ai dit tout à l'heure, de rapports, à l'époque, avec cette abjecte créature, répond à votre dernière question. Convenez-en ! Mais ce qu'il ne dira pas au procès que je vais lui faire sans délai, c'est que lors de la mort "d'Alternances", je me suis retrouvé dans la rue, avec un arriéré d'honoraires, aujourd'hui encore, impayé, de huit mille francs. Imaginez-vous ce qu'à l'époque, huit mille francs représentaient pour moi ? En fait, c'est qu'il n'a jamais admis que devant témoin, je l'aie qualifié de maquereau. De maquereau du maquereau qu'il voulait que je sois, au profit de son journal. Ce sont d'ailleurs les propres termes employés par moi, à cette époque. Voilà la clef de son armoire à menaces. Ne cherchez pas ailleurs. Vous en savez autant que moi.

Noredet parla.

- Quelles sont, en ce moment, vos intentions, monsieur Darius ?

- Je viens de vous le dire : un procès. Et tout de suite. Je peux payer. Je veux quelque chose de retentissant, de bouillant, de brutal, qui jette du feu, de la lumière sur l'équipe de "l'Homme du Siècle". Vous et moi devons leur prouver que nous ne chantons que devant les juges.

Cauche intervint.

- Cela, ce sont des mots, monsieur Darius. Vous oubliez que "l'Homme du Siècle" n'est pas en cause. N'a pas même fait état du titre exact de votre ouvrage, et que cette utilisation peut passer pour n'être qu'une banale réflexion populaire. Nous voyons bien qu'il s'agit d'un règlement de comptes. On veut vous éliminer. Votre succès est la cause de cette rancœur. Son ouvrage philosophique n'a rencontré aucun succès, aucun crédit, alors qu'on parle toujours du vôtre. Mais en revanche, votre succès, pour brillant qu'il soit, est bien neuf, et votre ennemi a des moyens et des tours dans son sac. Vous ne pourrez supporter ses pressions...

Tous trois restaient muets. Puis Noredet énonça :

- Cauche et moi avions osé dresser un succinct plan de campagne.

Darius sourit :

- Je ne doute pas qu'il soit construit avec un maximum de prudence, et qu'en cas de dérapage, je me retrouve seul devant Janzé-Cardroc... Eh bien, voyez-vous : je l'attaquerai, seul...

Cauche lui tint tête :

- Vous y engloutirez tout ce que vous gagnez ici...

- Ce scandale décuplera ma renommée. Et vous fera encore rentrer des fonds !

- Rien n'est moins certain. Laissez-nous la parole quelques instants. Nous nous sommes penchés sur nombre d'hypothèses. Votre dernière éventualité y comprise. Nous pensons qu'il faudrait convaincre, publiquement, par provocation écrite ou autre moyen, votre adversaire, de mensonge. Certes, nous sommes de votre avis : un procès snob, ce sera vingt cinq mille exemplaires de votre dernier titre, vendus, plus quelques centaines de vos fondements définitivistes. Mais ce peut être aussi la débandade de vos amis, la perte subite de votre prestige. Et de quelques milliers de lecteurs, soudainement séduits par une astuce quelconque de votre adversaire.

Darius, écoutant avec attention, opinait. Puis il confirma son intention d'instrumenter. Alors Noredet précisa :

- Si telles sont vos décisions, nous dénoncerons le contrat dernier, expédié à Berrissparen, et accepté par vous et nous. Il nous est commercialement interdit d'engager un titre sur le problématique succès d'un procès. Le conseil d'administration de la firme ne nous y autoriserait d'ailleurs pas.

Sarcastique, et s'adressant à Noredet, qui venait de parler, Darius conclut :

- En résumé, vous ne jouez qu'à coup sûr...

- Reconnaissez que ce n'est pas le propre du métier d'éditeur. Et surtout pas à votre endroit. Mais si, en la circonstance, nous nous assurons des garanties, convenez avec nous qu'il ne tient qu'à vous de jouer aussi sûrement. Nous disposons d'arguments intéressants. Nous les conservions pour la fin. Ainsi, après la parution de l'article vous concernant, dans la "Journée Politique", les ventes ont baissé, en tous lieux, et dans le même laps de temps, concernant votre dernière publication. Nous attendions pire. Nous téléphonions au distributeur responsable de la province, pour enregistrer les chiffres d'une journée, en même temps qu'ici, à Paris. Or, depuis le début de cette semaine, c'est-à-dire depuis cinq jours, nous enregistrons une remontée foudroyante: cinq cents exemplaires par jour. Si bien que nous projetons de retirer en fin de mois. Ne pensez-vous pas que ce soit là votre plus spirituelle réponse ?

Il considérait les deux associés sous la sagesse desquels il allait succomber.

- Il est vrai que pour vous, le spirituel n'est pas sur le papier. Il est dans son poids.

Cauche désira renvoyer la balle, mais Noredet le devança :

- Monsieur Darius, quel poids attribuez-vous au contrat que vous avez proposé et que nous avons accepté sans discussion ?

Touché, Darius amena un autre propos :

- Est-ce qu'au moins vous ne m'interdirez pas de publier des articles me permettant de riposter ?

Cauche saisit un exemplaire du contrat classé dans une corbeille "instances" et le tendant à Darius, énonça :

- Vous nous avez proposé, et déclaré, et signé, accepter ne rien publier qui ne soit contrôlé par nous...

Soupirant profondément, pris à son piège, à son humeur paradoxale, il laissa les bras retomber le long de son corps.

- Évidemment... Mais, si je fais précéder mon papier d'un avertissement selon lequel on m'ouvre des colonnes pour exercer mon droit de réponse, et non un article rémunéré ?

Après s'être longuement concertés du regard, les éditeurs soupirèrent à leur tour, et Noredet admit... - qu'ils voulaient bien consentir à ce que Darius engageât sous sa seule responsabilité, l'action qu'il estimait utile à la défense de ses intérêts. Mais nous restons convaincus que seule la sagesse, et dans votre cas, soit rentable. Surtout lorsque nous sommes fondés à supposer que le prix littéraire dont nous vous entretenions épistolairement, peut vous revenir. Ce serait d'ailleurs, pour vous, une avantageuse proposition, que de parler à vos adversaires depuis ce nouveau podium, et de les intimider par une sarcastique conclusion...

Darius résistait :

- Vos raisons sont bonnes, mais je ne vois pas la chronologie des événements sous le même angle. Janzé-Cardroc ne peut pas ne pas être confondu, convaincu de mauvaise foi. Son Barbay de second couteau bafouillera dès lors que je l'aurai tancé publiquement. Le procès partira à grand fracas. Puis vient le Prix dont vous vous portez garant. Puis le verdict, après quelques remises et délibérés, et...

Noredet s'agita :

- Attention ! Le jury du Prix, composé de très illustres confrères, ne voudra peut-être pas consacrer la valeur de votre œuvre, même s'il en est pénétré, avant que Janzé-Cardroc et vous-même n'ayez été départagés. Or, ce procès, on cherche-à-vous-l'im-po-ser. Vous aurez déjà deux feuilles contre vous : "l'Homme du Siècle" et la "Journée Politique". Plus, peut-être, ce que les moyens de Madame Betwey sont susceptibles de faire lever de francs-tireurs... Les grands confrères quotidiens, qui ne possèdent aucune raison de se brouiller avec Janzé-Cardroc, ne vous soutiendront pas. Il faudra faire sans eux. Et qui sait, un peu plus tard, peut-être contre eux.

Nerveux, mais troublé par le raisonnement des éditeurs, Darius demanda un délai de réflexion de deux jours, puis prit congé en entendant Noredet lui rappeler que les deux associés optaient pour le silence. Et ils eurent un renfort en Skania, lorsque son époux lui narra les détails de l'entrevue de la rue des Écoles.

- Alors, tous contre moi ? Même à tes yeux, mon œuvre ne milite pas en ma faveur ?

- Il ne s'agit ni de ton œuvre, ni de ta valeur mais de gens qui ont décidé de t'empêcher d'écrire. Ou à tout le moins de dissuader les gens de te lire. Et tu vas te rendre si désagréable à tes propres amis que tu te brouilleras avec tout le monde.

Il se tut jusques à ce qu'ayant découvert un argument contre Skania, il le lança :

- Tu ne sais peut-être pas que tu es visée, toi également. Vais-je, par lâcheté, laisser les insultes t'atteindre ?

Elle ne discuta plus, afin de n'être pas obligée de pénétrer dans une période de l'existence de Léonard, qu'elle désirait ignorer.

Revenu chez ses éditeurs deux jours plus tard, Darius négocia une satisfaction d'orgueil : il ne ferait pas de procès, mais se réservait le droit de répondre au dernier article de la "Journée Politique" dans un journal de son choix. Et dans des formes définies entre les éditeurs et lui-même. Puis, lorsqu'il eut écrit le texte qu'il déclara vitriolant, il le soumit à Skania et sollicita son avis. Mais elle refusa de lire. Qu'il en conclue ce qu'il voulait, mais elle ne participerait pas, fût-ce par la neutralité, à cette course au désastre. Elle voulait même ignorer dans quelle feuille exploserait cette grenade. Tout connu qu'il fût, Darius n'avait réussi à faire accepter sa "lettre ouverte", après trois journées de communications téléphonées, de visites rendues ou reçues. On écoutait en lui manifestant de la considération, mais dès qu'il exposait les motifs de sa présence, les visages se fermaient et les prétextes à atermoiements remplaçaient les paroles de bienvenue. Au matin du quatrième jour de ses démarches, Darius reçut une lettre recommandée de ses éditeurs, lui déconseillant, comme néfaste à sa réputation, la matérialisation du projet communiqué en dernière minute. Joint à la correspondance dactylographiée, une note manuscrite, volante, lui affirmait qu'il viendrait un jour leur reprocher de ne pas avoir dissuadé d'user de "son droit de réponse"...

La "lettre ouverte" parut alors que Cauche et Noredet ne s'y attendaient plus, dans une revue bi-mensuelle intitulée "Mondes et Mouvements", et qui, dans la situation "d'Alternances" à ses débuts n'avait rien à perdre à polémiquer avec un organe et un journaliste connus, sinon à attirer l'attention sur l'existence d'un périodique à diffusion encore confidentielle. Le matin même de la publication, Darius se rendit au siège de la revue dans l'intention d'ajouter à son article quelques épithètes dont l'acerbité lui paraissait expédiente. Mais il était trop tard pour apporter quelque modification, et il se consola en se persuadant que ce ne serait pas là le seul cri vengeur que lui permettrait de pousser la lutte réouverte entre l'aristocrate et son ancien collaborateur. Moins cauteleux que son ennemi, et donc moins prudent, Léonard usait de précisions. Il évoquait "ALTERNANCES" et "l'HOMME du SIECLE", commentait certains gestes de leur directeur. Puis il attendit qu'une quelconque réaction parvînt jusqu'à son oreille. Elle parvint en effet. Par le truchement du téléphone et l'organe de Monsieur Noredet.

- Bonjour, monsieur Darius. Comment allez-vous ?

- Parfaitement bien. Et vous-même ?

- Certainement moins bien que vous...

- Oh ! Oh !? La raison ?

- Je détiens ici, pour vous, un pli, que je n'ai pas rompu, mais dont je devine la teneur...

- D'où émane-t-il ?

- De chez un huissier.

Lentement, pour lui-même, Darius répéta :

- De-chez-un-huissier ?

- Oui. C'est une enveloppe qui vous est nommément adressée, mais confiée à nos bons soins. Passerez-vous la prendre, ou désirez-vous que je vous la fasse porter ?

- Je me rends chez vous. Nous en prendrons connaissance ensemble.

Sans y ajouter aucune intention, Noredet rappela à son interlocuteur qu'il désirait tout ignorer de ses affaires. Et comme Darius restait muet, Noredet l'invita à entrer en possession du pli au plus tôt.

Ils prirent tous les trois connaissance d'une citation à comparaître, à la diligence de Monsieur Janzé-Cardroc, qui s'estimait insulté par les termes de l'article signé de Darius. Tout en lui renouvelant leur amitié, les éditeurs lui rappelèrent que tout philosophe-écrivain qu'il fût, Léonard Darius agissait bien légèrement dans une mêlée incertaine par ses résultats, et obscure pour les spectateurs. D'ailleurs Cauche précisa sa pensée :

- C'était là, à ce point, en ce lieu, qu'il vous attendait. Vous ne le croyez encore pas ? Dix jours, en tenant compte du délai de procédure, pour que nous parvienne la citation, c'est la preuve qu'il était à l'affût, la requête signée, en blanc, entre les mains...

Tel un paranoïaque, Darius pontifiait :

- Messieurs, un procès comme celui-là peut devenir une grande chose ! Une très grande chose. Pour vous autant que pour moi. Quelques mois s'écouleront sans doute avant que nous n'en connaissions l'aboutissement. Laissez-moi vous assurer que d'ici-là, je ne perdrai pas mon temps.

Les deux éditeurs déclarèrent ensemble que de son côté, l'assaillant ne le perdrait pas davantage.

Négligeant l'observation, Darius parla de ses relations, de ses amis, qu'il alerterait. Il ferait surgir de l'époque héroïque "d'ALTERNANCES" des collaborateurs pouvant apporter des précisions sur les procédés "sociaux" de Janzé-Cardroc, sur les algarades dont ils avaient été et témoins et destinataires, Pour Léonard, ce brandissement de papier bleu manifestait une tentative d'intimidation parce que l'attaquant supposait que le susnommé mollirait avant l'audience. Mais en fait, Darius ferait parvenir anonymement à Janzé-Cardroc quelques ressouvenances susceptibles de provoquer le mollissement du côté où personne ne l'attendait.
Restés en conférence après le départ de Darius dont ils n'avaient pas réussi à entamer la détermination, les éditeurs convinrent que si leur auteur disposait de spécifications de la nature évoquée, peut-être, peut-être, que leur pessimisme se révélerait injustifié. Mais jusqu'à nouvel ordre, et éventuellement, nouvelle lumière sur les rapports passés des combattants, la défaite sourdait dans le camp des agressés.

Deux semaines après l'expédition de la citation, ni "l'Homme du Siècle" ni "La Journée Politique" n'avaient réitéré d'action belliqueuse. Ce qui fit déclarer à Léonard que son adversaire accusait un recul. "Mondes et Mouvements" ayant vu son tirage s'accroître avec la publication signée Darius, la direction sollicita de celui-ci une nouvelle diatribe. L'écrivain y déféra sans résistance. Mais son texte manifestait davantage le désir de barouder que d'argumenter sur le fond, et le persiflage s'y substituait aux faits. La récidive plumitive accrut encore le volume des ventes, et Darius, envisageant de contraindre, par sa furia, Janzé-Jardroc à sortir de son silence, Cauche et Noredet passèrent par des affres dont ils percevaient qu'elles n'étaient que l'aura d'une crise qui secouerait beaucoup de gens, d'idées, et de biens.

Dès après le troisième article de Darius dans "Mondes et Mouvements", la presse d'informations générales parut se souvenir de l'existence de l'écrivain-philosophe, et sortit d'une veille durant laquelle on avait écrit que fort circonlocutivement sur un différend opposant deux personnalités du monde intellectuel et journalistique. D'un procès prévu, et maintenant souhaité, les commentateurs écrivaient qu'il s'agissait davantage d'une affaire de mœurs que de journalisme, (on n'évoquait plus guère celle-ci qu'en potins ou en échos). Et les jours s'acheminaient vers le défraiement de la chronique scandaleuse promise par Janzé-Cardroc. Seule, la "Journée Politique" s'était bornée à entretenir l'excitation de Darius dans "Mondes et Mouvements", jusqu'à ce que, la courbe d'intérêt paraissant s'infléchir, "l'Homme du Siècle" publiât en première page une mise au point signée du "Comité de rédaction" de l'hebdomadaire. Ledit comité prenait la défense de son "président" et à l'aide d'une syntaxe ouvragée, d'un irréprochable ton, d'une mesure et d'une argumentation exceptionnelle, informait les lecteurs que la rédaction de l'hebdomadaire se disposait à en terminer avec les vaticinations d'un Monsieur à l'égard duquel on avait d'abord prévu de s'en tenir aux avertissements, mais qui, maintenant, "par ses jappements de chien errant, aux bottes des gens de bien,  provoquerait une riposte qui réexpédierait l'importun aux obscures tâches l'ayant nourri jusqu'à ce jour"...

La déclaration fit sensation et réveilla une curiosité publique apparemment assoupie.

À l'exception de quelques périodiques secondaires, de deux quotidiens de province, d'un seul, important, à Paris, la presse dans son ensemble considérait l'affaire déjà jugée, et la transparente sous-jacence des propos, exprimait d'implicites félicitations au grand confrère qui éliminerait "l'une de ces regrettables exceptions qui n'éclairent que mieux les nobles principes et les non moins nobles pratiques de la corporation". L'après-midi même de la mise au point publiée par "l'Homme du Siècle", Cauche et Noredet conviaient madame et monsieur Darius, à dîner, au domicile de Cauche, où les trois couples se trouvèrent réunis.

Skania, qui en l'absence de Léonard, avait reçu une communication de monsieur Cauche, promettait de ne pas en informer son époux, ainsi que de joindre sa voix à celle des éditeurs et leurs épouses qui tenteraient à la faveur de ce qu'ils considéraient comme un recul de Janzé-Cardroc, de dissuader Darius de poursuivre un adversaire, qui, par ses moyens financiers, entraînerait Darius à la ruine.

Dès l'ouverture de la conversation, Léonard saisit qu'il était l'objet d'un complot. Il dépêcha à Skania des regards chargés de reproches qui la troublèrent. Mais elle voulait concourir au détournement d'un cataclysme dont elle redoutait, tant pour son époux, que pour leur couple, des effets dévastateurs. Et elle ne contrevint pas à sa promesse. Cauche, plus calme que Noredet, et servi par une meilleure voix, une diction théâtrale et le don de persuasion, ne. toléra de son hôte aucune interruption, qu'il n'eût d'abord, lui, Cauche, exposé pour la dernière fois, son point de vue.

Si leur auteur voulait, dès demain, apporter un terme au cours de ses errements, les deux éditeurs associés s'engageraient à tenter de négocier à l'amiable, et à leur frais un arrangement, avant le déroulement d'un procès mal engagé. Ils possédaient pour ce faire de sérieuses relations confraternelles et de solides raisons personnelles. Une enquête, effectuée dans la journée écoulée, depuis les bureaux de la firme, et dans les milieux de presse, leur permettait d'augurer de la réussite de leur manœuvre. La décision de Cauche et Noredet prenait source en deux points étrangers l'un à l'autre, mais également partiellement prometteurs. En premier lieu, ils apprenaient que Janzé-Cardroc et son épouse, ex-Betwey, connaissaient leur première grave dissension sur la gestion de leurs journaux et l'emploi des capitaux nouvellement apportés par Kitt. En seconde partie, les éditeurs de Darius ayant lu les premières cinquante pages écrites en ébauche du roman promis, détectaient non seulement le talent, plus jaillissant, et plus neuf que jamais, de ce pachyderme du paradoxe et du contre-propos, mais encore une originalité d'intrigue et de situations, lourde d'un succès dont les deux hommes n'envisageaient point de se voir frustrer. Et ils devaient, pour ce faire, convaincre Darius de renoncer à ces joutes stériles, tauromachiques, et sordides. Eux, "marchands de papier au poids", soutiendraient financièrement, quoi qu'il advînt, leur "locomotive". À la condition que celle-ci n'utilisât sa puissance qu'au service de son talent. Dans le cas contraire, tous les engagements conclus jusqu'à ce jour seraient dénoncés. Un troisième argument, de peu de poids à l'entendement de l'orgueilleux et fantasque bretteur, mais important en cas de poursuite de la polémique, renforçait la position de Cauche et Noredet : "Mondes et Mouvements" dès la fin du duel Janzé-Cardroc-Darius, cesserait de paraître. La discorde née de l'affaire partageait la rédaction, qui déjà essaimait les recettes de la faille ne compensaient plus les dépenses.

Enfin, Gluck, l'avocat de l'éditeur Wetzler, qui connaissait trop bien le dossier Darius pour ne pas s'en faire le champion, n'en déclarait pas moins à son client qu'il tenait de l'un de ses confrères que le mariage Cardroc-Betwey, en dépit de son désaccord sur les affaires internes, avait constitué un dossier que l'avocat Loursault, déjà défenseur de Janzé-Cardroc lors de la première empoignade avait pour mission de conduire à la victoire par tous les moyens existants et à n'im-por-te-quel-prix !

Cependant, ni les deux éditeurs ni les épouses, qui chacune avait joué de tous les ressorts de vanité et de flatterie, ne parvenaient à prendre avantage sur l'esprit d'un être exalté que l'assaut de ses hôtes surexcitait. Il développait, pour l'instant, avec une éloquence romantique, toutes les raisons qu'il possédait, de croire à sa force pamphlétaire vainquant publiquement, un homme, une équipe et un journal, réputés. Face à l'écrivain qui tout à sa hargne, et déjà possédé du premier orgueil que lui communiquait la prétention de battre seul une armée, Skania se dressa inopinément et avec éclat, dure, clairvoyante, pathétique. Forte du sentiment de désastre que la voix de Monsieur Cauche portait, lors de la communication téléphonée, elle tenta, et afin que les participants n'abandonnassent point la besogne pour laquelle ils s'étaient réunis, de persuader son mari d'accepter la solution proposée par les deux éditeurs. Et en contrepartie de cette nécessité, elle avançait la menace d'un départ vers le Danemark, seule, si la déraison restait maîtresse de l'esprit de son mari...

Dressé comme un ludion projeté verticalement sous la pression ascensionnelle, Darius perdit son sang-froid :

- On ne peut être trahi que par ses proches. Tu m'aurais trompé que ce ne serait pire : que les marchands de papier fassent cause commune avec mes ennemis, peut encore s'expliquer. Mais que tu sois dans leur camp me blesse davantage que je ne le serais si je perdais le procès... Je te laisserai donc avec les tiens...

Skania éclatait en sanglots, tandis que les dames Cauche et Noredet l'entouraient. Puis monsieur Noredet se leva et immobilisé devant la porte de la salle à manger, jambes écartées, comme une sentinelle, lança à Darius :

- Monsieur Darius, à mon tour, je menacerai : si vous franchissez cette porte, et avec un si mauvais prétexte, c'est également contre Cauche et moi, que vous aurez à plaider. Parce que nous vous abandonnerons, en personne, professionnellement, et devant vos ennemis. Et vous devrez nous attaquer en justice pour réclamer ce que vous estimeriez vous être dû.

Noredet reprit sa place à table, et sans plus s'inquiéter de Darius, demanda le dessert à la bonne.

- Puisque nous ne sommes pas ici pour discuter exclusivement de Janzé-Cardroc, nous pourrions peut-être nous pencher sur les cinquante premières pages de ce futur roman auquel il va falloir trouver un titre. À condition, bien sûr, que l'auteur ait l'intention d'en poursuivre la composition...

Après une pause silencieuse devant une fenêtre, Darius revint à table, refusa le dessert d'un signe de tête, mais suivit les autres convives lorsqu'ils se transportèrent vers le salon pour y prendre le café. Tous s'attendirent à ce que Darius s'opposât au projet de lire le début de son nouvel ouvrage. Mais ilobserva une complète ignorance du projet, et Skania, invitée par les épouses des éditeurs, s'imposa une nouvelle lecture de ce qu'elle considérait déjà comme le chef d'œuvre romanesque d'un bourreau auquel elle voulait tellement de bien, que rien ne pouvait la détourner de lui consacrer son temps, et de supporter les souffrances présentes et à venir qu'il ne manquerait pas de lui réserver. Si Darius ne s'était si malencontreusement montré ridicule et fragile, elle lui eût annoncé ce qu'elle gardait secret depuis des semaines, et qui eût été un prétexte à réjouissance : elle avait reçu de l'éditeur anglais avec lequel elle correspondait, l'accord concernant la publication du "Sens qui manquait aux hommes", dont elle aurait achevé la traduction dans quelques semaines. Blessée plus que quiconque ne le serait jamais par les paroles de son époux, elle lui dissimulerait l'information encore quelque temps. Par mesure de rétorsion.

Comme à l'accoutumée, imprévisible, disparate, délibérément déconcertant, Darius, ressaisi par le besoin de fournir des interprétations aux mots énoncés par Skania se réintroduisit dans le concert verbal sans transition, demanda courtoisement à son épouse de lui céder le manuscrit, afin de relire des passages qu'il désirait nuancer, répondit longuement à mesdames Cauche et Noredet sur les intentions dissimulées dans une élocution sibylline. Sans réserve, disert, concis, conséquent, il développa, pour le ravissement de ses auditeurs, l'enchaînement des faits et la valeur respective des chapitres à venir, qui, de toute évidence, déjà construits derrière ce front de psychopathe buté à la fois alternatif et rédhibitoirement atteint, allaient s'aligner sans autre effort que de le tenir éveillé durant les centaines d'heures nécessaires à leur éclosion. On l'en eût prié que Darius eût sur le champ, donné son accord à l'ajout de quelques chapitres supplémentaires. Et Noredet risqua :

- Tout bien considéré, c'est ce que nous venons d'entendre, pas ce qu'il reste à écrire, mais que je sais déjà exister, et surtout, ce qu'il pourrait naître de complémentaire à cette œuvre, que vous sacrifiez à Janzé-Cardroc. Il vous conduit par le bout du nez ! Il vous empêchera d'écrire, non pas parce qu'il vous immobilisera physiquement, mais en vous châtrant mentalement, en vous empoisonnant et volant votre temps. Parce que comme vous ne serez pas en mesure de nous terminer ce bouquin d'ici le procès, vous ne posséderez plus l'enthousiasme nécessaire pour vous y remettre, après la défaite. La dépression et la colère ruineront vos moyens. Ah ! il vous contera plus cher que tout ce que vous pourrez payer comptant, ce confrère méphistophélique...

C'étaient là des objurgations auxquelles, à la surprise des auditeurs, ne répondrait pas Darius, Et tous éprouvèrent le sentiment qu'en imposant à son époux une nouvelle audition de son labeur, Skania lui réinsufflait la notion de ses capacités, et permettait que fussent ébranlées les convictions de l'homme à l'égard du combat avec l'aristocrate. Et pour ménager cet effet, ne pas laisser supposer que l'on venait d'enregistrer une défaillance, on précipita l'écrivain dans une conversation qui lui permit de regagner au bras de son épouse, l'antre du boulevard Bourdon où, -Skania en était certaine- cette nuit même, il ferait parler et souffrir ses personnages imaginaires.

Mais à la lueur de l'éclairage indirect illuminant le vestibule de l'appartement, Skania devinait, en observant à la dérobée, le visage de son mari, que si ce dernier percevait le désastre qui se préparait, son orgueil lui interdisait de sortir ex-abrupto du chemin y aboutissant.

Plusieurs jours durant, elle s'abstint d'évoquer leur principale préoccupation. Qu'il n'en parlât point lui-même prouvait qu'il se livrait là-dessus à une intense méditation. Mais la date de l'audience n'était pas encore fixée qu'il enregistrait la disparition de "Mondes et Mouvements". Dans lequel il projetait de lancer encore au moins une attaque. Le directeur de la revue, un jeune enseignant rompant avec l'Université, portait l'information à la connaissance de Léonard par une missive amicale, respectueuse, emplie de regrets, bien que terminant sur des espoirs de collaboration future, à l'occasion d'une nouvelle tentative dont il jetterait les bases ces jours prochains. En même temps qu'une secrète réjouissance pour Skania, ce contretemps fut un sujet de désolation ; l'impossibilité de larder l'ennemi une ultime fois avant l'affrontement verbal. Affaire qui occupait Léonard au point de l'empêcher de s'adonner à tout ouvrage d'ici l'événement. Quant à elle, Skania poursuivait discrètement la double traduction anglo-danoise du "Sens qui manquait aux Hommes", sans que son époux parût s'apercevoir qu'elle consacrait à cette œuvre tout le temps qu'il ne lui confisquait pas. Le silence s'imposant, Skania s'y conformait si scrupuleusement que Léonard lui reprocha brutalement de ne plus s'intéresser au procès attendu !

- Oh ! mais si. J'y pense. Mais je pense encore aux temps difficiles qui en découleront.

Sarcastique autant qu'injuste, il persifla :

- Tu spécules sans doute sur notre défaite ?

- Inutile de spéculer. La défaite est inévitable. Une année de plus avec un nouvel ouvrage comme arme, t'eût peut-être conduit au succès, dans cette affaire. A d'autres succès, d'ailleurs. Mais tu n'en as cure. Tu préfères écrire des pamphlets qu'exercer ton métier d'écrivain.

- Parce que tu crois être seule à travailler, ici ?

Une telle torsion des faits l'abattit un moment. Elle songea à ce qu'une autre, dix, cent autres femmes eussent fait en l'occurrence : s'enfuir... Se taire devenait sa seule stratégie. Elle n'était pas comprise dans son attitude à l'égard du procès, cet "orage désiré", comme le désignait Léonard. Quant à être comprise, maintenant ou plus tard, elle y renonçait. Sans rancune ni espoir de rémunération affective. Elle poursuivrait son œuvre "à elle" : promouvoir l'ouvrage de son mari, tout en s'efforçant de l'extraire du désœuvrement dans lequel, autant par incompatibilité avec lui-même qu'afin de contrer son épouse, il se laissait glisser sans autre réaction que ses humeurs.

En encourageant son mari à s'éloigner de Berissparen sur la suggestion des éditeurs, Skania estimait avoir commis une faute. Il eût pu n'accomplir qu'un aller et retour pour rencontrer les deux hommes. Puis revenu à l'Irrintzina, s'y consacrer, sans souci matériel, à la seule chose qu'il sût faire : imaginer l'existence d'êtres multiples en confiant son existence propre à la seule personne qui sût la conduire : son épouse. Léonard restait un névropathe infantile. Leurs affaires n'avaient jamais si bien tourné que lorsqu'elle le traitait comme tel. Et il ne se rebellait même pas. Un relâchement de vigilance, sa tendresse trop enveloppante, quelques critiques urticantes pour l'orgueil de l'homme, devaient l'avoir agacé. Il fallait cependant parvenir à le faire réengrener sur cet ouvrage en gestation, l'y contraindre par quelque artifice ou subterfuge afin qu'il accordât à ce labeur davantage de valeur et d'intérêt qu'au résultat de ce procès dont l'issue, à son sens nécessairement favorable, le distrairait encore trop longtemps de sa tâche capitale pour constituer autre chose qu'une victoire factice, inexploitable, et sans conséquences pratiques. Skania savait que depuis plusieurs nuits Léonard ne dormait pas. Ou peu. Et qu'il conviendrait de provoquer une discussion nocturne que le temps ne limiterait pas.

Elle n'eut pas à créer d'opportunité. Cette nuit même il se retournait et s'agitait, soliloquait incompréhensiblement..

- Chéri...

- Hein ?

- Ne dors-tu pas ?

- J'ai dormi un peu. Mal.

- Veux-tu que je te fasse quelque chose à boire ?

- ... Besoin de rien. Je pense à des tas de choses...

Elle connaît ces choses, mais comme aucune confidence ne suit, elle s'avance :

- Sais-tu à quoi je pense ?

- Non. Mais... tu vas me le dire.

- Nous devrions retourner au calme.

- Ah !

Il retira brutalement le bras sur lequel Skania avait posé sa tête.

- Je vois. Cette navette Paris-Pyrénées-Paris t'amuse tant que cela ? Bagages faits, défaits, déballages, réemballages. A l'heure où ma présence ici n'a jamais été si nécessaire. Où s'organisent nos ennemis. Alors même que je dois me constituer un cercle de partisans afin de peupler la salle, à l'audience. Ce à quoi n'aura pas manqué Janzé.

Il pressa l'olive de la lampe de chevet et son visage tout près de celui de Skania lui annonça :

- Moi, comme lui, j'ai décidé de consentir tous les sacrifices à cette cause. Dès demain soir nous aurons du monde à dîner. Je te demande un effort supplémentaire. recherche quelqu'un pour te faire aider : une bonne et une cuisinière en plus de la femme de ménage. Tu les trouveras au bureau de placement de la rue Saint Paul. Nous serons huit. Pour commencer. Dans la semaine, nous organiserons un autre repas. Mais en déjeuner. Huit autres personnes à nouveau. Que des journalistes. Des gens spirituels. Nous nous ferons de nouvelles relations. Cela t'égaiera un peu.

La perspective de gobichonner des écornifleurs dont on solliciterait la voix ou l'opinion afin d'influencer une assemblée, l'écœure. Depuis plus de quinze années qu'elle voit des gens les aborder puis s'éloigner, et qu'elle entend leurs propos transmis par de nouvelles fréquentations, elle s'est constitué une philosophie du comportement humain ne lui laissant rien augurer de favorable ou d'enrichissant dans l'extension de ces pratiques. Mais Darius avait décidé, agi, lancé des invitations après des visites et des échanges épistolaires. D'ailleurs il disposait encore de quelques semaines, puisque maître Gluck, l'avocat de Wetzler, avait sollicité, et obtenu une remise de la date de l'audience, au prétexte de relations amicales, passées, entre le Président du tribunal et Janzé-Cardroc. Impondérable ayant permis à Darius d'user involontairement du délai accordé impromptu, pour recruter sa camarilla.

Les membres de cette camarilla investirent l'appartement du boulevard Bourdon. Jeunes intellectuels lisant Darius. Moins jeunes le suivant depuis "Alternances". Chroniqueurs et critiques ayant peu ou prou consacré quelques phrases à ses romans. Grégoire Hennechevi, de "La Tribune Parisienne", décédé depuis plusieurs années, et qui eût pu tant faire pour Darius, avait été remplacé par un rebutant pisse-froid aussi direct qu'incommodant physiquement. Dès le premier aparté entre les doubles-rideaux du salon, l'homme se présentait ainsi :.. - Mon cher confrère, je me doute de la raison qui vous a fait m'inviter - je dirai : me convoquer - mais je l'annonce tout net : votre affaire est perdue. Vous devriez laisser mourir d'elle-même toute nette vaine agitation. Je suis donc disposé, sans rancune et puisque vous devenant inutile, à me retirer discrètement et sans délai ?

Impressionné par la crue et désinvolte sincérité de ce paysan du Danube, Darius l'avait accompagné jusqu'à sa place de convive. Mais n'avait plus échangé un mot avec lui. Sur environ quarante personnes que Skania vit en quinze jours tacher et brûler, nappes, serviettes, moquette, briser par inadvertance des bibelots précieux pour elle, en subtiliser d'autres pour l'exploit que constituait la pièce soustraite chez un romancier saboulé par l'actualité, elle n'en dénombra que dix dont les relations personnelles, le crédit professionnel, l'éducation ou l'estime sincère portée à Darius, pouvaient prétendre à lui vouloir du bien. Mais point forcément à lui en faire. Une actrice de scène de boulevard, un peintre depuis peu célébré en raison de l'exiguïté de la surface exploitée sur des toiles surdimensionnées, un chef de cabinet ministériel, un philosophe titulaire d'une chaire au collège de France, le directeur du seul grand quotidien qui soutînt Darius sans arrière-pensée, et trois écrivains en renom qui, pour la firme Cauche et Noredet, acceptaient de participer à la "solidarité d'écurie" !?Les autres ? Les autres eurent, après le second dîner, ou besoin de quelque somme propre à éteindre une dette imprudente, ou un prêt de durée limitée. Voire besoin, à leur tour, d'une aide quelconque, d'une recommandation, ou, comme ce jeune poète fréquentant chez les acteurs du Théâtre Français, d'une chambre ! Parce qu'expulsé de l'hôtel dans lequel il provoquait trop de tapage. Afin de compenser ces pertes de temps que Darius s'infligeait à lui-même par ces galimafrées durant lesquelles on nasardait et diffamait sans retenue, Skania trouvait encore la force d'œuvrer à l'achèvement de sa double traduction.

Un soir, après leur simple repas, alors qu'aucun pique-assiette ne lui avait ravi sa soirée, elle travaillait dans le salon transformé en bureau à son usage, car jamais Léonard ne l'autorisait à s'installer à son propre bureau. Quant à lui, envisageant toutes les manœuvres espérées utiles dans la manipulation des gens qu'il recrutait, il était déjà couché, et depuis son lit observait Skania, qui, de dos, penchée sur ses papiers, offrait toujours l'image de l'étudiante laborieuse en préparation d'examen. A voix élevée, afin d'être entendu depuis la chambre, il lança à sa femme :

- Ma petite Skann', tu n'es vraiment pas à la hauteur. Dans le parcours de tout homme qui s'impose, apparaît une période où il doit satisfaire à des obligations sociales inéluctables. Même si l'épithète est péjorative, ces obligations, dites "mondaines", doivent être remplies avec brio par l'épouse du "maître"... Et sans te faire un procès, laisses-moi te dire que tu ne fais, en ce sens, qu'un relatif effort. Sans doute n'est-ce pas dans tes principes que de te rengorger et flagorner. Toutefois, j'apprécierais que...

Skania se dressa, vint s'asseoir au bord du lit et sans prêter attention à la suite des reproches énumérés par son mari, lui parla à voix grave :

- Léonard, les heures qu'il importe de remplir aussi brillamment que possible, ce sont les heures de travail. Et tu ne travailles plus !

Il ne tenta pas de se disculper, d'interpréter ou de donner le change en riant.

- Quelques autres paroles de ce goût et cet appartement t'appartiendra en entier. Tu pourras y traduire nuit et jour, qui, et ce que tu voudras. Sans personne pour t'informer qu'il est minuit passé. Je ferai cependant une exception afin de porter à ta connaissance, que je ne serai pas ici de toute la journée qui vient. Puisque tu n'aimes pas recevoir, je rendrai quelques visites et offrirai à déjeuner à des gens qui, eux, connaissent le poids de la sociabilité.

Il lui tourna le dos, ramena la couverture sur ses épaules, et marmonna des paroles qu'elle ne chercha pas à entendre. À travers l'embrumement de ses paupières, elle regagna sa table de travail. Et admit que pour savoir ce qu'il adviendrait de l'écrivain, elle devrait attendre le dénouement de l'audience du tribunal. Pour savoir ce qu'il adviendrait de l'époux, il lui faudrait sans aucun doute patienter beaucoup, beaucoup plus longtemps.

Avant que de compulser de nouveau ses dictionnaires et de se livrer aux exercices de comparaison sémantique entre le texte original et ses interprétations anglaise et scandinave, elle ne put s'interdire de céder à la lésante et méditative analyse que lui imposait la conduite de Léonard.

Comment et pourquoi était-il possible qu'au sein d'une humanité prétendant à la possession de la rationalité et de l'intelligence, on rencontrât d'aussi paradoxales anomalies que celle illustrée par Skania et son mari ? Le sort frappant indistinctement l'un ou l'autre des éléments d'un couple, pourquoi l'un des deux était-il destiné à devenir le souffre-douleur de l'autre ? À subir ses sarcasmes, son persiflage, ses nasardes caricaturales inutilement cruelles ? Comme si aucun respect ni aucune tendresse nés depuis l'amour proclamé de concert ne permettait plus au tourmenteur de redevenir aimant et attentionné. Comme cela lui advenait encore parfois, d'aventure, et sans motif particulier. Skania devrait-elle, une fois pour toutes, enfouir dans les replis de son âme, les pulsions de tendresse et d'amour sans retour dont Léonard connaissait cependant l'existence ? Si seulement elle percevait comme définitivement fructueux l'abandon de son activité propre comme de sa participation aux travaux de Léonard, afin qu'il se sentît seul magistère, elle eût sur le champ brûlé ses textes et réintroduit les dictionnaires dans les rayons de la bibliothèque. Afin de vivre, avec l'homme dont elle savait qu'elle ne se déprendrait jamais, cette oaristys espérée depuis près de trois lustres. Et vers laquelle, en dépit des rebuffades et de la déréliction en résultant, elle tendait infrangiblement.



35


Frédérique Harpignies portait trente cinq années. Et toute son insolite beauté. Mais une beauté âpre, académiquement austère, susceptible de provoqueraussi soudainement l'antipathie qu'un coup de foudre. Vibrante comme la Duse, populaire et sans-gène comme la maréchale Lefebvre, aussi précisément calculatrice qu'un boulier chinois. On ignorait de quel homme politique elle était momentanément la passion. Mais on nommait un industriel réputé fortuné qu'elle venait de mettre en demeure de choisir entre elle et l'épouse. Depuis l'ultimatum, personne n'avait rencontré l'épouse.

Par un effet du hasard dont Darius eût été en peine de se souvenir, la Harpignies était l'actrice mêlée au nombre des nouveaux amis de l'écrivain. Ayant lu tous les romans de ce dernier, elle s'enthousiasmait pour le "Sens qui manquait aux hommes", et maintenant au contact de l'auteur, elle lui laissait entendre qu'elle aimerait qu'il s'essayât à écrire pour la scène. Et que jouissant du pouvoir de faire accepter par un directeur de théâtre un texte qui lui plairait et dans lequel elle se réserverait un rôle, il ne lui manquait plus qu'un manuscrit à proposer. Les affiches des Théâtres de Paris, du Gymnase, des Ambassadeurs, se renvoyaient alternativement son nom en vedette américaine. Et la critique écrivait périodiquement que tout texte repoussé par la vedette, pouvait être envoyé au pilon. S'il advenait qu'une pièce estimable plus ou moins bien interprétée donnât des signes d'essoufflement, l'introduction de la Harpignies dans la distribution rameutait la clientèle dans la salle désertée, et sauvait l'investissement du directeur, qui ne lésinait pas sur les prétentions de l'actrice, éminemment consciente de son talent, de son prestige, et de sa cote à l'argus de la renommée.

La modeste Skania voyait chez elle pour la quatrième fois en un mois, cette femme, sensiblement plus grande que Léonard, avec lequel, en total oubli de la maîtresse de maison, elle plaisantait, discutait art, lettres, théâtre, potins parisiens, n'hésitant pas à introduire elle-même des propos douteux dans la conversation, pour en rire à gorge déployée, en balayant l'assemblée d'une rotation de col lui permettant de savoir qui ne riait pas de ses saillies et de ses jugements. Au cours du dernier repas, elle s'était inopinément saisie de l'une des mains de Darius, et, la portant à sa poitrine, lui déclarait, en fausse confidence :

- Si nous nous étions rencontrés quelques mois plus tôt, alors que je cherchais une pièce pour faire suite à "La Faute", que nous rabâchions depuis trente mois, quel succès m'eût assuré votre philosophie aux expressions percutantes ! Mais cela n'est que remis. Nous allons nous mettre tous les deux au travail et l'hiver prochain, votre procès gagné - dont je m'occupe personnellement auprès de l'un de mes intimes - je vous fais conquérir ce Paris qui se donne aux artistes comme nous, dès qu'ils les sentent en communion...

Et Darius, soit pour gagner son procès, soit par fascination que la mangouste exerce sur le serpent, devant Skania et les autres convives, jouait la réplique qu'elle lui proposait. De retour de la cuisine où on l'avait fortuitement appelée, Skania vit la Harpignies rectifier son attitude, alors que penchée vers Léonard, elle lui murmurait :

- Délicieuse votre petite nordique. Mais pour monter à l'assaut de la renommée, et même à l'assaut du tribunal, trop léger... Tout juste de quoi distraire le greffier...

Léonard sourit pour faire pendant au rire ferme de sa voisine. Du champagne à portée de la main, il en servit à la Harpignies pour adopter une contenance. Mais elle conservait la direction des propos.

- Vous pouvez m'en servir jusqu'au petit jour. Sur cette denrée, je ne fléchis jamais...

Au même diapason et inconditionnellement encenseurs, les autres convives entraient dans le jeu de l'actrice. Seule, Skania se désolait. Et son regard croisant par instant celui de l'imposante invitée, ne savait quoi, de la condescendance ou du mépris, lui était destiné.

Avec les jours, presque avec les heures, se précisaient les dangers encourus par Darius, dans cette c-o-t-e-r-i-e constituée de bric et de broc, et alors que les plus lucides ou honnêtes éléments lui avaient déjà exprimé la vanité de la manœuvre ou leur propre impuissance à militer en sa faveur. Il en touchait au point où les écornifleurs suscités les uns par les autres, se renouvelaient sans qu'il les eût appelés. Soit qu'ils méprisassent le salaire espéré ou qu'ils aient mieux à faire ailleurs, certains des nouveaux zélateurs de l'écrivain disparaissaient, laissant place à ceux qui s'inséraient, sans que Léonard connût maintenant avec précision le nombre effectif de ses amis inconditionnels, et de ceux qui l'abandonneraient avant le combat. Et cette soirée, plus sombre et désespérante pour Skania que toutes celles déjà subies, lui parut être l'introduction à la plus noire période de son existence. À l'heure de la séparation, il fut envisagé d'aller prolonger la réunion dans un cabaret où la Harpignies tenait particulièrement à être vue, mais la fermeté inhabituelle avec laquelle Skania refusa de participer, sans pour autant demander à son mari de l'imiter, brisa l'entrain des convives, qui prirent congé à deux heures du matin. Léonard avait tenu à accompagner jusqu'à leur voiture, trois de ses hôtes. Quant à l'actrice, prétendant qu'il lui était salutaire de marcher nuitamment, elle s'en irait à pied jusqu'à la place de la République, aux environs de laquelle elle résidait. Penchée à la fenêtre, Skania observait le couple formé par son mari et l'actrice, cheminant lentement. Puis, sans en être absolument sûre, elle crut percevoir que Léonard et la Harpignies s'enlaçaient au ras d'un mur enveloppé d'un cône d'ombre. Elle ne put dissimuler un chagrin dont son mari constata la trace en retrouvant la chaleur de l'appartement. Il ne douta pas avoir été aussi maladroit qu'imprudent. Il songea à provoquer lui-même le débat. Il pouvait faire état de circonstances atténuantes : le champagne, la hardiesse imprévisible de l'actrice, la nécessité de ne pas la contrarier après "l'affirmation" qu'elle faisait son affaire de l'issue du procès !... N'était-ce pas le but de toutes ces dépenses, et de cette table tenue ouverte ?

Avec une domestique restée auprès d'elle, Skania avait réparé le désordre de l'appartement, puis s'était couchée, cherchant, en sachant ne pas le trouver, un sommeil qui l'eût exemptée des cauchemars qu'elle ferait, toute éveillée, jusqu'au matin. Léonard, livré à son stérile péripatétisme, arpenta, sans souci des voisins, à pas talonnants, la chambre, le bureau et le salon, puis se dévêtit et se coucha brusquement sans avoir échangé une parole avec sa femme. Bien que consciente de l'orage qu'elle déclenchait, Skania, incapable de se contenir davantage, parla :

- Écoute-moi quelques minutes, sans m'interrompre.

Il acquiesça d'un grognement.

Elle développa la nécessité pressante, de regagner Berissparen. Il ne s'emporta pas.

- Raye cela de tes projets.

- En ce cas, j'irai seule.

Tendue, inquiète, ramassée comme si elle craignait des coups, les paupières closes, elle attendit. Il se retournait à demi :

- Je n'y-vois-au-cun-inconvé-nient ?

Il reprit sa position première. Devinant qu'elle fondait en larmes, il soupira longuement, fut debout d'un bond, chercha ses pantoufles, fit la lumière, passa ses vêtements, gagna la salle de bains où il but un verre d'eau, fut dans l'entrée où il agita des clefs, éteignit. Son pas, qu'il ne prenait pas le soin d'amortir, pesa sur les marches jusqu'au palier inférieur. Elle se précipita à la fenêtre. Il allait lentement, se dirigeant vers le boulevard Beaumarchais. Elle ne douta pas qu'il déambulerait ainsi jusqu'à l'Opéra et y attendrait le jour dans une brasserie permanente. Elle considéra que cette soirée constituait une consécration de son impuissance de femme, d'épouse, de collaboratrice à une œuvre lui tenant plus à cœur, s'il se pouvait, que le créateur de ladite œuvre. Elle se tairait donc et ferait le gros dos, ainsi, jusqu'au procès.

Seule constatation positive, pour madame Lutaire-Darius : depuis trois semaines que son époux et elle n'échangeaient que des paroles utilitaires, la Harpignies n'avait pas reparu boulevard Bourdon. Qu'elle fût ou non en mesure d'influer sur les dispositions du tribunal à l'égard des parties, l'actrice ne s'était pas déplacée. Alors que Cauche et Noredet prenaient place au second rang des bancs publics, Skania s'installa au fond de la salle, composée en majorité de gens de plume assortis de typographes amis de Darius, ou ennemis, tout comme les chroniqueurs, ou les journalistes de passage, imprimeurs, clicheurs, linotypistes, et jusqu'à des vendeurs à la criée. A ses oreilles, Skania entendait chuchoter des noms de personnalités dont elle connaissait l'existence par des conversations avec Léonard, par la lecture des diverses feuilles mais dont l'aspect physique s'affirmait différent de l'image que leur style les suggérait. Au banc de la presse, pléthoriques, les sténographes manquaient de sièges.

Elégamment vêtu de gris clair, Janzé-Cardroc apportait avec lui la sûreté de "son affaire". Du regard, il départageait ses adversaires et ses amis, tactiquement répartis. Tout au fond, à l'imitation de Skania, et de noir vêtue, madame ex-Betwey se dissimulait parmi les auditeurs habitués du Palais. De parfaite humeur, habité par la flagrante conviction de l'heureuse issue du duel, Léonard, autant dopé par des présences dont les saluts le flattaient, que parce que son avocat, maître Gluck s'était adjoint un confrère de réputation dévastatrice, appelait de tous ses vœux l'ouverture des débats.

Ceux-ci durèrent trois heures et demie. Les formalités accomplies, vinrent les plaidoiries, théâtrales et prometteuses pour les lecteurs de la presse du soir et du lendemain matin, d'un régal polémique exceptionnel.

Agile, passant de l'alacrité à la violence en des périodes homilétiques soigneusement nuancées afin de limiter le temps de réflexion des auditeurs, maître Loursault, défenseur de Janzé-Cardroc, captivait visiblement l'auditoire, bien que certains hochements de chef et moues de son confrère et adversaire, maître Gluck, laissassent supposer que la rigueur ou l'exactitude ne fussent que relativement respectées. Soudainement dressé au-dessus de Darius, comme un épervier subjuguant sa proie présumée, l'avocat déclamait :

- Faites-nous, Monsieur, je vous en conjure, l'exposé clair, transparent -vous êtes doué pour écrire, donc pour narrer- faites-nous, je vous prie, l'exposé des griefs, sans en omettre un seul, sans omettre un souvenir, une anecdote, des griefs, dis-je, que vous nourrissez, que vous entretenez, à l'égard de l'homme qui, le premier, vous a offert ses colonnes, afin qu'éclatât votre génie...

Le compliment papelard et empoisonné, riche du ridicule espéré, faisait mouche sur le public. Et surtout sur les journalistes dont bon nombre ne se retinrent de rire. Touché, Darius prenait inopinément la parole, s'emportait, ne permettant pas à ses avocats d'intervenir dans le sens et avec les mots prévus. Attaquant métaphoriquement Janzé-Cardroc à la gorge, presque comme du temps où l'aristocrate et lui-même étaient seuls dans les bureaux d'ALTERNANCES, Léonard, précipitant les phrases, en était venu, sans digression, à l'époque héroïque où Janzé-Cardroc définissait la mission dont il chargeait Darius et l'y poussait autoritairement. Puis développant un parallèle entre l'évolution de sa situation matérielle et celle de son directeur, il mettait ce dernier au défi d'avouer que sa puissance et sa réputation actuelles étaient dues aux libéralités de madame ex-Betwey. Il savait que ce procès le ruinerait peut-être. Mais il tirerait plus facilement un autre ouvrage de ses élucubrations, que le directeur de "l'Homme du Siècle" ne tirerait maintenant d'argent de "sa" commanditaire.

- À cette heure, conclut Darius, j'attends que vous produisiez cette correspondance si édifiante, paraît-il, que vous avez réunie pour me confondre...

L'épouse de l'aristocrate s'était discrètement éclipsée. Non sans que l'époux manifestât un flagrant mécontentement, qui, de l'avis de maître Gluck, n'était pas de bon augure. Et Léonard s'entendit rappeler à l'ordre par son défenseur qui déclarerait forfait si son client reprenait la parole dans de telles conditions. Bouleversée, Skania échangeait des regards chargés d'alarme avec les éditeurs et leurs épouses. Tous les quatre affichaient une désolation sans borne. Pour les gens du métier, le procès devenait un règlement de comptes entre confrères dont certains restaient mieux pourvus que d'autres, après une opération déviée de son but. Et Janzé-Cardroc qui prévoyait briller sans que passât un nuage, perçut qu'il ne sortirait de cette caverne guère plus blanc que son adversaire, qui, à différentes reprises, décharnant des rires et des mouvements spontanés de sympathie, usait d'un organe de tribun ignoré de son ancien employeur. Gluck et son adjoint, courroucés un temps, écoutaient et observaient maintenant leur client avec le sentiment tout neuf que cet insupportable agitateur allait peut-être par ses seuls moyens, obtenir ce qu'ils n'osaient espérer en entrant.

De son banc, Janzé-Cardroc cherchait du regard l'épouse qu'il espérait seulement dissimulée et non disparue. Son attitude trahissait une inquiétude nerveuse sur l'avenir de leurs relations. Bien qu'elles fussent moralement condamnées par ses avocats, certaines assertions de Darius sur le comportement et les paroles de Janzé-Cardroc à l'époque de l'arrivée en France du couple Betwey, appelleraient des éclaircissements de la part de l'américaine. Et le directeur de "l'Homme du Siècle" pria subitement son avocat de ne pas pousser les feux : on tenterait d'oublier d'accuser l'adversaire de détournement de fonds. Résolu dans sa désespérance exaltée, cet énergumène, perdant tout contrôle, pouvait émettre les pires mensonges qu'une cour soudainement distraite par la verve et l'acerbité du discours, se prenait à écouter avec amusement. Après trois heures de verbosité, Darius ne put douter être le perdant de la joute. Mais, bizarrement, il s'en consolait. Les blessures infligées à l'ennemi ne se borneraient pas aux horions de cette journée. Et il pria son avocat de faire rapidement parvenir ce message à Cauche et Noredet... " J'ai perdu. Stop. Mais contrairement aux prévisions, ce procès coûtera plus cher à l'autre qu'à moi... Stop". Et les éditeurs furent d'accord avec leur auteur, qui fut condamné à vingt mille francs de dommages et intérêts. Venus pour assister à une "grande pièce parisienne", la presse et le public sortirent déçus. Une nuée d'ombres flottait encore sur des événements, des tractations, des personnes, que l'on eût désiré entendre commentés par tous ceux y ayant participé. Le plus mécontent de tous était maître Gluck, qui, contraint par un client indocile, à l'inutilisation de son système de défense, remâchait une humeur gâtée. Quant au banc de la presse, les occupants ne s'y montraient que modérément satisfaits : alors que certaines questions du tribunal laissaient espérer des révélations croustilleuses, Janzé-Cardroc ramenait les propos sur le fond, escamotant ainsi des arguments charpentant des comptes rendus qui eussent justifié un tirage accru.

Rien de tout cela ne s'était produit. Janzé-Cardroc disparaissant dès lecture faite du verdict, Léonard sortit en compagnie de ses éditeurs et de ses défenseurs. Mesdames Cauche et Noredet rejoignaient Skania, en grand besoin de réconfort. A la sortie du Palais, quelques sifflements, timides et sans écho, accueillirent l'écrivain, aussitôt soustrait par Skania et ses deux amies, à toute ultime réaction du condamné. Un taxi béait : ils s'y engouffrèrent à sept, en dépit de l'effarement et des protestations du chauffeur auquel on conseilla de démarrer, avec promesse d'arranger cela à sa convenance, dès qu'il atteindrait la place de la Bastille.

Si Darius avait perdu cette superbe ayant fait merveille à l'audience, ainsi que la visible satisfaction de lui-même dont il ne se départait plus depuis un certain temps, c'était qu'il venait de concevoir combien pénibles aux oreilles de Skania, ces échanges de mots avaient dû paraître. Elle était serrée contre lui, prête à le consoler de sa défaite, à estimer parfait ce qu'il avait dit, à oublier ces heures houleuses, cruelles, stériles. Et Léonard ressentit ce que son raisonnement ne connaissait pas encore : la honte. Honte de ce que son épouse déduisait de ses années de jeunesse. Honte encore des difficultés matérielles, que, peut-être, entraînerait cette défaite. Mais avant qu'ils ne se séparent devant le domicile de Darius, les éditeurs convièrent le couple à dîner pour le lendemain, afin de s'entretenir des bruits d'après-procès, qu'ils colligeraient d'ici là. Entrevue par ailleurs fort utile, pour définir les nouveaux rapports que la situation de l'écrivain créerait entre ses éditeurs et lui-même.

Dans l'appartement, seule en face de Léonard, Skania souriait avec timidité, comme portant une parcelle de responsabilité du mauvais sort les frappant. Léonard, penchait la tête, répétant :... vingt mille francs... vingt mille francs...

Et cependant Skania n'était pas tellement mécontente.

Tout bien examiné, ce désastre pouvait lui rendre son mari. D'abord, par la perte de vanité à lui infligée. Ensuite par l'abattement qu'elle savait devoir envahir l'homme apparemment fort, dont l'orgueil saignerait durant quelques semaines, et qui déjà, s'accusait. Et puis, sans doute que Cauche et Noredet, selon leurs avertissements, se sépareraient de Darius. Et Skania estimait que tout cela tournait en sa faveur.

Hormis l'inconfort moral dans lequel sa défaite le plongeait, Darius ne pouvait chasser de ses souvenirs, l'image d'un Janzé-Cardroc d'une parfaite tenue vestimentaire, raffiné de manières, vif d'esprit, maître de sa mémoire comme de son langage, ordonné dans ses exposés et sa tactique. C'était là un forban. Mais quel forban ! Et accumulant vraisemblablement dans son passé nombre d'exploits plus ou moins connus, plus ou moins dolosifs, équivoques, dont le poids devait empêcher -Léonard s'en rendait maintenant compte- qu'il ait réussi plus jeune et plus pleinement.

Chez les Noredet, les Darius retrouvèrent les Cauche, arrivés dès après eux, et porteurs des dernières informations. Cauche commença par blâmer amicalement Léonard du désordre de son attaque, et du peu de cas fait de son avocat. Mais il convint que sa violence même avait pesé sur la position de son adversaire avec presque autant d'effet que s'il avait gagné le procès. Et il tendit le journal du soir, "La Tribune Parisienne".

"Il est de notre intérêt de ne pas nous dissimuler nos propres "maux". Cela était un titre, auquel un sous-titre apportait une lapidaire explication : "Le procès entre "l'HOMME du SIECLE  et un romancier, nous prouve qu'il n'est de si haute réputation "qui ne puisse être ternie..." Et le papier publié en éditorial, exposait sans circonlocution que l'HOMME du SIECLE dont la fondation avait été accueillie avec respect, ne pouvait plus prétendre aux mêmes égards que par le passé. Sans doute son directeur-fondateur avait-il gagné un procès. Et perdu simultanément son crédit. Et ce que l'on avait appris des procédés ayant permis la création du grand hebdomadaire, remettait en cause, une nouvelle fois, la déjà vieille querelle de la transparence du financement des organes de presse. Moins mesurée "La Cité" espérait une purge dans l'état-major de la feuille de ceux qui voient dans le journalisme une manière élégante de dépenser l'argent dont ils n'ont pas besoin ! Un troisième chroniqueur réclamait une immédiate interpellation précédant une réforme des lois sur la presse. Le "Républicain" estimait que... vingt mille francs de dommages et intérêts exigés d'un homme qui ne les possède pas, ne permettrait à l'HOMME du SIECLE (un bien beau titre pour une si belle mission) d'éviter la chute qui sanctionnera ainsi un authentique procès. Enfin, une feuille extrémiste, lue seulement pour sa causticité dans les commentaires de la vie politique ou parisienne, et ses excès intentionnels prouvait beaucoup de sympathie pour l'auteur du "Sens qui manquait aux hommes", auteur ayant, par ses écrits, et sa loquacité durant l'audience, prouvé qu'il accordait au verbe une plus grande valeur qu'au papier. Que ce papier fût journal ou billet de banque.

Cauche confia qu'il avait dès après l'audience conversé téléphoniquement avec l'un des assesseurs du président du tribunal, reconnu à l'audience comme un ami de sa famille. Et celui-ci lui avait confié que "l'on pense sans restriction que s'il ne change pas de main, "l'Homme du Siècle" mourra dans une année environ. Bien que les interventions de la défense aient été effectuées en-dehors de la procédure habituelle, elles ont atteint plus loin qu'elles ne visaient".

Cauche regarda Skania. Puis se tut. Mais Skania avait saisi.

-Je vous en prie, monsieur Cauche. Je crois deviner que vous réservez certaines appréciations par égard pour moi. Si elles ne vont pas au-delà de ce qu'il s'est dit hier, je suis aussi impatiente de les entendre que nous tous.

Et Cauche conclut :

- Il est déjà su que la commanditaire principale rejoindra sous peu les Etats-Unis.

Non ? Léonard ne supposait pas avoir si bellement touché Janzé-Cardroc. Mais il se convainquait que si haute satisfaction que cela lui causait, le coût lui en était exorbitant. Toutefois, il y avait longtemps que son épouse n'avait paru aussi détendue. Bien qu'il ne s'expliquât pas ce que cette perte d'argent pouvait contenir d'agréable au raisonnement de Skania, il se borna à jouir de l'humeur de cette étonnante compagne. À Noredet, il communiqua son intention de faire appel, afin de tenter d'obtenir un abattement de l'amende. Mais Noredet s'opposait à Darius.

- Faites les comptes. Vous indisposez votre avocat en le suppléant. Il ne vous assistera donc pas dans une nouvelle offensive. Honorer un nouvel avocat aggravera vos frais. Par ailleurs, Cauche et moi vous avions laissé entendre que vous perdriez le procès. En droit, nous avions raison. Je vous affirme que cette fois, ou la décision sera arrêtée vraisemblablement en délibéré -j'ai évoqué cette éventualité avec le magistrat dont je vous entretenais tout à l'heure-, votre influence sera nulle. Et vous risquez que l'on élève la punition.

- Allons donc ! Après l'impression laissée sur tous ?

- Écoutez, Darius : voici la douzième ou treizième affaire en diffamation à laquelle j'assiste dans ma carrière d'éditeur. Sans contredit, votre cas est le plus digne d'intérêt. Mais les quatre cas dans lesquels la sentence fut plus dure en appel qu'en première instance m'interdisent de vous encourager. Janzé-Cardroc possède autant de sang-froid, que de moyens. Maintenant qu'il discerne une catastrophe, il vous assommera si vous vous présentez une nouvelle fois devant lui.

Fléchissant à regret, mais ébranlé, Léonard vint à résipiscence. Puis Noredet, sans paraître enregistrer la capitulation de Darius, enchaînait :

- Voici le projet élaboré par Cauche et moi-même, dès après l'audience. Et en tenant compte, bien entendu, de votre talent. Et à la condition qu'il se concrétisât dans vos ouvrages en cours et à venir... Nous ne nions pas que cette affaire n'a en rien entamé votre réputation. Nous conviendrions même, que sur le plan publicitaire, elle est positive. Aussi avons-nous convaincu le conseil d'administration de vous consentir l'avance de ces vingt mille francs dont vous devriez vous amputer. Notre avocat prendra le relais de maître Gluck, et tentera, en parlementant avec l'avocat de Janzé, d'obtenir un délai. C'est une attitude de principe pour que l'adversaire ne sache pas que nous vous cautionnons. Cette somme sera par nous graduellement prélevée sur vos droits, et dans des conditions qui ne vous permettront pas de vous en apercevoir. En tout état de cause, et à condition que vous ne provoquiez aucune nouvelle guerre avec qui que ce soit, nous ne laisserons jamais Madame Darius et vous-même, dérangés par les tracas financiers. En contrepartie, nos conditions, draconiennes, vous imposeront de produire. Il faut que dans un mois -je dis bien trente jours- le manuscrit du roman en cours soit entre les mains de l'imprimeur. C'est la première condition, et préalable, à l'application de notre nouveau traité. Parce qu'il faut exploiter l'espèce de succès né du procès. Après avoir redouté un écroulement, et lors que j'avais proposé à Cauche de vous publier sous un nouveau pseudonyme, j'ai imaginé tirer profit de l'invraisemblance de la situation. Dites-moi maintenant si mon raisonnement est le plus proche de celui d'un écrivain que d'un marchand de papier...

L'éditeur s'interrompit, embrassa ses hôtes du regard, parut pénétré d'une rétrospective émotion, et poursuivit d'une voix basse :

- J'ai écrit, moi-même, voici vingt ans. Je ne vous dirai pas sous quel nom, bien que j'aie obtenu un prix et que mon portrait ait paru dans tous les journaux. Ma femme n'était pas aussi certaine que moi de ma vocation, C'est avec son aide affectueuse et lucide, que néanmoins désireux de ne pas m'éloigner de ce monde qui me fascinait, je me suis replié sur l'édition. Cauche, déjà installé, et rompu dans le métier qu'exerçait déjà son père, m'a accueilli dans son entreprise. Et c'est pourquoi je suis devant vous aujourd'hui...

Après une pause durant laquelle Noredet parut préparer une information, il conclut :

- Mais j'ai éprouvé des joies durables, profondes. Et vous êtes d'ailleurs responsable de l'une d'elles...

Puis l'homme d'affaires reprit le pas sur le poète vivant encore dans le subconscient, et l'ayant chassé, ressaisit l'initiative des débats :

- Puisque vous n'êtes plus, dit sans vous vexer, un tout jeune homme, mais toujours débordant d'idées et de talent, vous ne devriez, parti comme vous l'êtes, ne rien perdre de la richesse amassée. Encore quelques années de travail intensif, et vous assurerez avec certitude à votre œuvre, une pérennité à laquelle, même votre orgueil, ne saurait prétendre. Si vous tenez ce que nous attendons de vous, je vous promets que nous rachèterons, d'ici deux ou trois ans, au modeste Wetzler, l'intégralité de votre somme philosophique, que nous publierons sous notre label !

Le rythme cardiaque de Darius se dérégla. Il échangea un regard luisant avec Skania, souriante, émue, muette, troublée. Bien qu'il semblât que Noredet eût encore à dire, l'écrivain éprouva le besoin de se retrouver seul, de réfléchir, d'apporter de l'ordre dans ce qu'il venait d'entendre. Noredet précisa :

- Après cette empoignade que nous devons tous oublier à l'instant, j'aimerais, Darius, que vous quittiez Paris.

Léonard réagit comme sous une froide affusion.

- Ma femme vous a influencé, monsieur Noredet. Mais j'en débattrai avec elle.

- Du tout, Darius. Je vous en donne ma parole. Mais mon intention est toute intéressée : si je vous assure une paix morale, professionnelle, et donc, financière, totale, je veux en contrepartie un emploi du temps conforme à nos intérêts communs...

Mais la conviction de Léonard étant établie, il attendit à peine que la porte de l'appartement du boulevard Bourdon fût refermée pour attaquer son épouse.

- Je constate que tu es indécourageable. On m'a très poliment conseillé d'aller guérir mes nerfs à la montagne. Vous me considérez véritablement comme un galopin avec votre superficielle et solennelle sollicitude. Voici ma réponse : Ni Noredet ni toi n'êtes près de voir mon manuscrit : je vais tout simplement m'attaquer à un sujet tout construit dans mon imagination ; trois actes pour le théâtre du Gymnase, dont Frédérique Harpignies sera la vedette...

Un rire ironique et muet dessiné sur le bas du visage, il observait Skania, figée, incrédule, sidérée, ne songeant même plus à ôter son manteau tant la surprise la stupéfiait. Puis elle surgit de son immobilité pour se défaire brutalement de ses vêtements et à son tour, sarcastique, souligner :

- Pour la remercier, sans doute, de l'efficacité de ses interventions à l'occasion du procès ?

Jamais Skania n'avait fait allusion à l'existence et aux propositions de l'actrice depuis sa participation à l'ultime ripaille d'avant procès. Mais il semblait que cette remémoration formulée par Léonard incendiait ex-abrupto la rancœur latente de Skania.

- J'attends que tu m'apprennes en quoi et de quoi tu lui es redevable... Puisque vous avez dû vous rencontrer à plusieurs reprises pour que tu en sois à travailler pour elle. Mais tu admettras mon étonnement lorsque tu verras que mes informations ne sont pas les mêmes que celles dont tu disposes...

D'un pas talonnant, Skania se rendit dans le salon pour y saisir sur une table basse, un hebdomadaire tiré en couleurs et dont le titre "Théâtres et Studios", annonçait le contenu, constitué de nouvelles, échos, rumeurs et médisances concernant le monde de la scène et du cinéma. Une des pages du papier couché, cornée largement et que Skania retrouva immédiatement, fut remise, revue grande ouverte, entre les mains de Léonard, qui, intrigué par la soudaine et inhabituelle nervosité de son épouse, l'observait avec inquiétude sans songer à se dévêtir. Il la regarda s'éloigner vers la chambre et parcourut distraitement les textes qui lui avaient échappé, bien qu'il ne laissât rien classer sans l'avoir ne fût-ce que feuilleté.

"Frédérique Harpignies deviendra-t-elle une cariatide du Palais Royal ? Le talent, parfois dérangeant et tumultueux, de la célèbre comédienne, lui vaut, une nouvelle fois, d'être proposée à la commission administrative de la Comédie Française, dans la troupe de laquelle, on le sait, de sévères oppositions ont jusques à ce jour, empêché la turbulente actrice de franchir le Rubicon. Le retentissant succès que cette dernière vient de remporter au théâtre St Georges dans une pièce d'Ibsen, milite certes, pour une entrée en force sur la scène du théâtre français. Mais par ailleurs, le fait d'avoir refusé un texte que lui avait proposé un ancien politicien reconverti dans l'écriture théâtrale, et possédant des intelligences au sein de la commission administrative du Théâtre Français, conduirait la Harpignies à des concessions inhabituelles de sa part, si elle tenait réellement à jouer une racinienne Bérénice, dans la nouvelle mise en scène "dans laquelle sera ouverte la prochaine saison classique. Toutefois, toutefois, les ennemis de la Harpignies répandent que ses moyens, dépassant encore ceux que lui connaissent les spectateurs, lui permettent tous les espoirs, puisqu'un ancien ministre de l'information possédant lui également, des intelligences au sein de la commission habilitée, n'aurait rien à lui refuser. Les paris sont ouverts. A.Z."

Huit jours après le dîner les ayant réunis boulevard Bourdon, Léonard rencontra Frédérique Harpignies, à l'insu de Skania, dans sa loge du théâtre St Georges, à l'occasion d'une répétition. Darius venait là, d'abord pour s'entretenir du procès prévu ; ensuite, pour juger des dispositions personnelles de l'actrice à son égard. Très affirmative sur l'influence que la "conversation qu'elle venait d'avoir avec un ancien ministre" ferait peser sur le président du tribunal, la Harpignies tint à ce point ses distances que l'écrivain se retira en se convainquant avoir été le jouet d'un phénomène onirique dans la nuit suivant la visite de la Harpignies. Et s'il analysait les phases du procès et l'attitude des membres du tribunal à son égard, il ne relevait l'effet d'aucune recommandation à lui favorable.

S'il lui était facile d'imaginer que l'importance des hommes que rencontrait la Harpignies, éclipsait, en moyens et en influence, ses propres possibilités, il cédait à la tentation de croire que la comédienne, fidèle à l'image par elle maintenue d'insupportabilité, eût pu nourrir quelque intérêt pour son talent. L'invite à lui adressée à travailler pour elle l'avait leurré un moment. Mais la chronique que Skania lui faisait découvrir lui apportait un malaise qui, joint à celui emporté de la loge du théatre St Georges, aiguisaient une humeur fielleuse qu'il eût volontiers exprimée à la face de la responsable s'il l'avait rencontrée inopinément. Offensé dans son orgueil d'avoir peut-être été moqué par dix autres lèche-plats promettant aussi gratuitement ce qu'ils savaient ne pouvoir jamais offrir, il décida, comme le lui permettait sa complexion, une rectification de cap passant au large de tous ces mâche-drus parasites, pour se rapprocher des arguments de Cauche et Noredet. Comment pouvait-il aussi délibérément brûler, dans l'inaction ou les recherches inutiles, les avantages proposés ce même soir, par ses éditeurs ?

Abandonnant le journal sur un meuble, il se prépara pour la nuit, sans adresser un mot à son épouse. Il lui en coûtait de lui laisser entendre que depuis quelques heures ses projets avaient changé. Allongée près de lui, dans l'obscurité, et alors qu'il cherchait un prétexte à palabre, elle lui dit faiblement :

- Je n'en peux plus de me battre pour toi. Et paradoxalement, contre toi. Tu n'entendras plus mes reproches, parce que je ne t'en ferai plus.

Elle lui tourna le dos, et il la sentit trémulante.

Il tressaillit parce que brusquement convaincu qu'elle exprimait la vérité, sa vérité. À côté d'elle, que valait cette double périchole de Harpignies ?

Skania accusa dans un soubresaut l'enveloppement des deux bras de Léonard la plaquant contre sa poitrine. Les lèvres de l'homme sur l'oreille, elle l'entendit lui affirmer :

- Après-demain soir, Kani, nous dormirons à l'Irrintzina.

Comme s'il la débâillonnait d'une poire d'angoisse, Léonard reçut l'embrassement de son épouse en même temps que s'élevait le râle de joie d'un sanglot avorté.



36


Mue par un mécanisme occulte limitant son temps de sommeil, Skania ne se levait jamais après six heures du matin. Cinq heures, en été. Elle préparait le petit-déjeuner durant que Léonard, qu'elle obligeait à se lever à la même heure, occupait la salle d'eau. Puis avant qu'ils ne se réunissent pour le premier repas, elle descendait en courant jusqu'à la Vorane où elle aimait à se savonner et rincer dans l'eau vivante. Jamais Léonard n'avait pu l'imiter. Elle ne lui en tenait nulle rigueur, ne lui imposant sa discipline qu'en matière d'horaire. Puis tous deux se restauraient dans la salle basse, servis par la jeune Kochepa, heureuse de revenir à l'Irrintzina à chaque séjour du couple, et descendant chaque matin d'une maison isolée où elle résidait avec ses parents et sept frères. Après le repas, Skania et Léonard se rendaient à Berissparen, s'imposant cet exercice tout en effectuant des achats nécessaires. Aux environs de neuf heures, tous deux se livraient à leur travail respectif. Skania dans la salle basse, dans un angle de laquelle elle avait installé une vaste table-bureau, d'où elle pouvait surveiller Kochepa dans ses activités et répondre à ses questions. Le dévouement et la sympathie de Kochepa l'émouvaient, qui s'estimait en "recréation" à l'Irrintzina après les travaux qu'elle assurait dans sa nombreuse famille, avant que de rejoindre l'Irrintzina. Skania faisait en sorte que la jeune fille emportât souvent de quoi améliorer ses repas. Elle lui abandonnait, de-ci de-là, quelque vêtement dont elle devinait que la jeune fille avait envie. Elle lui accordait encore davantage de congés qu'elle n'était tenue. Mais la basquaise se plaisant davantage chez Skania que chez elle, refusait souvent ces vacances fortuites et s'installant à côté de Skania, ravaudait les vêtements de ses frères.

Léonard au premier étage, son épouse au rez-de-chaussée, le couple œuvrait dans l'émulation, le silence, un cadre dont il ne se lassait jamais. Ils étaient surtout enveloppés d'une notion de sécurité matérielle que leur assurait le contrat avec leurs éditeurs. La table dressée pour treize heures, ils s'en éloignaient à treize heures trente, le repas expédié. En ce mois de Juillet, ils se livraient parfois à une sieste de trente à quarante minutes, précédant l'expédition du courrier, après examen d'articles, de correspondance, ou la lecture d'une presse qu'elle surveillait avec vigilance. Léonard se remettait au labeur. S'il manifestait l'intention de ne pas descendre afin de poursuivre sa composition jusque dans la nuit, Skania lui laissait lait, confiture, sucre, fruits, à disposition, et souvent usait elle-même de la circonstance pour œuvrer plus tardivement. Moins résistante à la veille que son époux, elle abandonnait sa table sous le coup d'un subit besoin de sommeil, et dormait dans la chambre du rez-de-chaussée. Seule, elle s'émerveillait des mois écoulés avec Léonard dans une atmosphère sans doute non exempte d'à-coups, de malaises, de heurts inopinés, mais qui en raison des événements ayant précédé leur départ de Paris, eussent dû constituer le fiel quotidien partagé dans l'isolement de leur thébaïde. Alors qu'il détenait toujours le secret moyen de larder son épouse de méchancetés gratuites sous des prétextes infondés, il progressait dans l'art de les oublier, voire de les nier après coup. Ce qui suffisait à Skania, payée néanmoins de ces avanies par un entrain à l'ouvrage et une innocuité à la fatigue, qui ébahissaient autant l'épouse que Cauche et Noredet. Et elle se crut revenue aux meilleurs temps de leur alliance, lorsqu'au milieu d'une journée ensoleillée, l'écrivain descendit à pas chancelants de son grenier, après cent vingt heures d'éclipse, le cheveu broussailleux, la barbe en hérisson, l'épiderme huileux, hurlant : ... - C'est fini !

Ici ou à Paris, il n'avait jamais "tenu" si longtemps. Et le dimanche qui suivit, l'un de ces dimanches que par éducation protestante, Skania laissait exempt de toute activité, fut employé à la lecture du roman éclos. Le dernier mot du dernier chapitre s'énonçait comme pointait l'aurore du Lundi matin. Lœil aussi attentif que s'il s'éveillait, Léonard surveillait le visage de Skania, attendant ses premières paroles, évaluant les intentions contenues dans le ton qu'elle emploierait. Éteignant un sourire, elle parla sans hésitation.

- Cela ne vaut pas le précédent. Si certains passages sont splendides, supérieurs, même, aux meilleurs du "Sens qui manquait aux Hommes", l'ensemble est moins cohérent, moins jaillissant, moins spontané. Et puis, cette héroïne que tu veux si pure, est déjà impure pour se faire de la pureté une surprenante idée. Elle ne paraît pas humaine. Anachronismes, cheminement ténébreux du rayonnement de l'un des protagonistes. En revanche, il y a là-dedans des expressions que tu n'as encore jamais utilisées. C'était joli. J'ai posé des signets en divers endroits. J'aimerais que ce soit toi qui me relises ces passages...

- En résumé, ça ne te plaît pas ?

- Pas intégralement. Tu me déroutes. Plus puissant parfois, moins convainquant d'autres fois, que dans tes travaux précédents. Exprimé brutalement, tu devrais détruire déjà de la page deux cents à la trois cents. Il me semble que ces parties une et trois pourraient être reliées par...

Il se leva, l'interrompit, lui prit le texte des mains.

- Tu n'oses me dire que je dois tout récrire. Selon toi, bien sûr.

- Je ne dis rien de tel. Je crois que tu devrais remanier la partie que je sens faible et moins verveuse que le reste.

Skania sait que dans le jour qui naît, Léonard va sortir seul. Ici, c'est la manifestation suprême de mauvaise humeur. Et elle sait combien ce bain de solitude et d'aurore, lui est salutaire.

En réintégrant sa chambre-bureau, deux heures plus tard, Léonard trouva sur sa table, quelques lignes déposées par Skania.

- Mon chéri. Refais ton plan à partir de la page cent quarante huit. Introduis quelque fait nouveau qui te conduise à la troisième partie sans que tu aies à modifier cette dernière. Stylistiquement, la dernière partie est la meilleure. Inventivement, c'est la première. Si tu séduis ton lecteur par le brio apporté à la charnière, ce sera gagné. Tu ignorais avoir écrit un chef d'œuvre avec le précédent. Comment pourrais-tu augurer de celui-ci ? Je ne te parle pas en épouse, mais en critique honnête. Chez nous, en Fionie, on se transmet dans les vieilles familles paysannes, une maxime que je n'ai pas la prétention de supposer nous appartenir : il est plus honnête qu'autrui, celui qui l'est avec lui-même...

Cela irrita tout d'abord Darius. Puis devant cette opiniâtreté féminine dont la défaillance constatée à Paris, et seulement passagère, l'avait ému, il rapprocha cette attitude de l'objet de ses préoccupations dans la composition de ses théories définitivistes. Et soudain ce mot barbare -définitivisme- lui parut receler l'angoisse de tout ce qui s'animait dans l'Univers. Et sa prétention d'homoncule apportant la clef, la solution, à l'angoisse universelle lui sembla monstrueusement si dérisoire, si incongrue, immodeste, messéante, que passant sans transition de la critique de Skania à ses ambitions intellectuelles, il se demanda comment il s'était trouvé des êtres pensants et raisonnables, pour absorber les mille pages de raisonnements, d'éxégèses, et tous ces termes en "tique" et en "ologie" sur lesquels dansait sa plume, depuis des années, alors qu'il venait de s'entendre dire qu'il restait quasi-impuissant à animer de comportements conséquents des créatures imaginaires. Il entendit dans sa mémoire retentir une phrase lue dans une œuvre dont il eût aimé être l'auteur "...L'un de nous, infinitésimal accident de la vie universelle (1)..."

Et sa pensée revint vers Skania, que voici encore un instant il rudoyait. Il se convainquit de la nécessité de violenter et contenir sa propre turbulence, son égocentrique notion de l'individualisme, son penchant, en somme, au rêve stérile.


(1) Les Thibaut-Roger Martin du Gard
Mais il se sentit simultanément envahi d'une chaleur bienfaisante en se souvenant que Skania, si rigoureuse et exigeante, considérait son œuvre philosophique avec respect. Cette œuvre dans laquelle Léonard, si moralement désordonné, prodiguait au monde un cours magistral d'éthique.

À l'encontre des périodes de création, les périodes de correction, effectuées à deux, s'écoulaient selon un horaire précis et des règles strictes. Il ne s'agissait plus d'imagination, mais de technique, de stylistique et de rigueur, d'œuvre de laboratoire. Un vernissage méticuleux nécessitant la maîtrise des nerfs et de l'esprit. Et dans un effort concentré sur une semaine comprenant une nuit sur deux passée à sa table, Darius relivra à son épouse une œuvre qu'elle estima propre à être expédiée à Cauche et Noredet, qui, dix jours plus tard, télégraphièrent, en double signature "Parfait. Contrat respecté pour œuvre respectable. Versement effectué comme prévu" Amitiés de nous quatre à vous deux. C & N.

Après cet effort, Skania accorda quinze jours de flâneries à son époux. Quinze jours... amputés des deux journées de retard prises en contravention du traité. C'est-à-dire treize jours durant lesquels il ne devait rien écrire. Mais treize jours durant lesquels encore, elle s'efforcerait de contraindre l'imagination de son mari à secréter de nouvelles idées, un nouveau sujet, de nouveaux projets, s'il en sentait naître. Et le droit de prendre des notes. Toutes les notes qu'il désirerait.

Un courrier plus explicite que le télégramme expédié par Noredet confirmait à Darius qu'il venait de se tailler une nouvelle part majestueuse dans son art. Une part dont on avait tenté de le frustrer. Mais cette réussite, simultanément et par un phénomène d'osmose dont elle ne percevait peut-être pas la graduation, rendait Skania plus exigeante avec l'écrivain envers lequel elle n'avait de cesse qu'il ne fût confiné dans son grenier, vers lequel elle le poussait incidemment à coups de serviette mouillée ou d'éponge pressée. Il en riait plus fréquemment qu'il ne s'en courrouçait. Mais il explosait parfois, l'injuriant ou lui lançant des objets à la face. Elle ne s'en formalisait plus, sachant, autant par expérience que par intuition, que ces gestes et paroles colériques disparaîtraient dès que son imagination aurait apporté de l'ordre parmi les idées et les personnages. Dès que franchie cette graduation, elle savait n'avoir plus à intervenir : il se précipiterait, seul, jusqu'à disparaître de la vie quotidienne de Skania, jusqu'à épuisement des arguments et des démonstrations. Et si elle l'entendait certains jours, rire seul, soliloquer, s'emporter comme en une dispute, se lever, marcher furieusement d'une extrémité à l'autre du grenier, elle surgissait, subrepticement dérangeante, curieuse, inquisitrice, demandant à voir le volume de papier noirci.

Et lui, qui sait la rudoyer, la bousculer, l'injurier, la blesser verbalement jusqu'à sembler la mépriser, lui qui a failli lui échapper, la tromper sans l'avoir jamais prémédité, lui qui lui a fait redouter des catastrophes irrémédiables, lui obéit. Parce que son orgueil est caressé de ces attitudes d'amoureuse de sa personne, de son talent, de ses pensées. Parce qu'il est submergé par cette immense tendresse qui émane de tout ce qu'elle fait pour lui. Ou en pensant à lui. Et il s'extasie secrètement sur cet être qui ne s'est rebuté ni découragé de ses paroles mauvaises, et qui n'a jamais désespéré, quoi qu'elle en eût. A l'écoute de la parole insistante, du toucher de la main qui l'entraîne, au bruit de la serrure qui claque, il cède, parce que chacun de ces mouvements est une manifestation du bien qu'elle lui veut, de l'orgueil qu'elle a de lui, de ce qu'elle sent qu'il peut être, qu'il va devenir, qu'il est en train d'accomplir. Si, parfois brusquement, après avoir lu quelques pages écrites aux heures écoulées, elle décrète une sortie, un jour féru, une excursion vagabonde, une visite opinée au vieux Salvat de Lahetjuzan, c'est qu'elle a perçu que rien d'essentiel, de capital, d'indispensable, n'a été écrit. Et qu'elle sait qu'en le contraignant, sans avoir à le lui recommander, au retour, à relire ses travaux, il détruira ou rectifiera de lui-même. Ou bien encore, depuis la poste, Skania, en effectuant des courses banales, appelle secrètement par téléphone, Madame Jaurechte d'Espelette qui accourt avec son mari et l'une des filles, et se présente comme par hasard, à la barrière de l'Irrintzina, qu'ils transforment en chalet de montagne, Pour Jaurechte, comme pour Oyérégui ou Urtuz, Léonard entretient une amitié singulière. Et Skania sait qu'elle ne fâchera jamais Léonard, en provoquant l'apparition de l'un de ces personnages triés dans l'amitié de l'écrivain.

Mais il existe de plus curieux instants, qui sidèrent Skania, de la part d'un être se voulant rationaliste. C'est lorsque les nuages couronnent le pic Sayberry, l'Atchuria ou le col de Lizarietta. Il semble alors que Darius quitte l'Irrintzina, ou qu'il ne la voit pas davantage que son épouse, et qu'il s'élève dans un monde planétairement ailleurs, excessivement accessible à son hallucination, et vidant son regard de toute lueur d'humanité contingente. En ces instants, Skania sait qu'il serait dérisoire d'exiger, de solliciter, de suggérer. Et qu'il faut le laisser voyager solitairement vers où, en dépit de sa grande bonne volonté, de son énergie, de son illimitée tendresse, Skania n'est jamais parvenue à l'accompagner.

Les deux tomes de "l'Introduction aux Fondements d'une philosophie définitiviste" publiés en Danois, alors que la troisième édition s'épuisait en France, Skania en attendait la parution simultanément en Angleterre, aux Etats-Unis, et en Allemagne. "Le Sens qui manquait aux Hommes" franchissait la traduction d'une dixième langue, et chez Cauche et Noredet, les ventes de toutes les œuvres de Darius atteignaient des chiffres que les éditeurs n'eussent jamais osé énoncer. C'est alors que Skania, qui avait si méthodiquement divisé et employé son temps, s'aperçut qu'il lui en restait encore pour faire du journalisme. Puisque Léonard ne pouvait répondre favorablement à toutes les demandes de chroniques, études ou nouvelles, elle composerait, sur les indications de son époux, des textes qu'il signerait et pourrait ainsi satisfaire les périodiques solliciteurs. Ce qui enchantait particulièrement Skania dans ce rôle de collaboratrice-secrétaire-nègre, c'est que rien ne parvenait à l'Irrintzina, sans qu'elle en eût connaissance. Dans cet office, elle s'autorisait parfois à des dissimulations. Ainsi, parmi les coupures de presse expédiées à Darius par l'ARCHIVISTE, il en était ne chantant pas louanges, mais encore pouilles. Si Skania les estimait justifiées, mesurées, sincères, elle les laissait parvenir jusque sur le bureau de Léonard. S'il ne s'agissait que d'échos perdus, issus d'une bilieuse inspiration, elle soustrayait l'article pour ne le laisser réapparaître qu'un jour de bonne humeur. Un jour comme celui au cours duquel elle avait pu dire à Léonard que les vingt mille francs avancés par Cauche et Noredet étaient non seulement remboursés, mais plus que reconstitués, tel que le manifestait le dernier arrêté de compte des éditeurs leur apprenant que toute apuration et rentrée effectuées, Darius était créditeur en les livres de l'entreprise Cauche et Noredet, de cent mille francs. Sans que Skania s'y opposât, Léonard décida d'aller fêter ce résultat en compagnie des éditeurs. Et l'on ferma l'Irrintzina. Ils ne prévoyaient pas la durée de leur séjour à Paris. Ils aviseraient là-bas.

Mais Paris leur réservait tous autres avatars que ce que de leur ermitage, les Darius entrevoyaient. Sans qu'ils en découvrissent le mécanisme, attendus à la gare d'Austerlitz, sur le trottoir de leur immeuble, jusque sur leur palier, puis le lendemain, à nouveau à courte distance de leur domicile, ils étaient assaillis, questionnés, invités par ils ne savaient qui à ils ne savaient quoi ni où. Noredet prenait enfin en mains, par le truchement de l'un de ses collaborateurs, les itinéraires et le calendrier de Darius, afin qu'il échappât en partie à toutes les formes de civilités que notre époque a mis à la disposition des hommes pour leur permettre d'apporter à la violence de leurs envies, un exutoire trompeur.

Mais Skania, qui parvenait à conserver un raisonnement cohérent constatait que Léonard, sensiblement grisé, transporté, ne repoussait que mollement les sollicitations, tentait de modifier des rendez-vous pour les fixer à d'autres interlocuteurs, répondait parfois maladroitement aux questions impromptues concernant le "définitivisme" dont les deux tomes diffusés par Cauche et Noredet suscitaient de nouvelles chroniques, de nouvelles disputes, de nouveaux enthousiasmes, de nouvelles injures. Mais encore de nombreuses demandes d'universités étrangères désireuses de les posséder en leur langue nationale. Il se peut, disait Cauche, que cette œuvre venue si cahotiquement au jour, soit dans quelques années le fond même de notre raison sociale ! Et voici que les élèves de ceux qui avaient du temps d'ALTERNANCES, fondé des collectivités d'étudiants du "définitivisme", se signalaient de nouveau en essaimant en d'autres villes. Comme le phénomène se constatait dans les pays scandinaves, depuis que la traduction de Skania se vendait à Copenhague. Ce curieux Darius, aux imprévisibles inconséquences, allait-il devenir un Sénèque ou un Héraclite des temps modernes ? Déjà, Cauche et Noredet projetaient de créer une revue bilingue, voire trilingue, avec la collaboration des élèves étrangers de Darius, professant déjà le définitivisme en leurs pays.

En tant qu'épouse et collaboratrice d'un homme dont la renommée envahissait la presse, la radio, et les actualités cinématographiques, Skania, conviée, en compagnie de Darius, à d'innombrables réunions et conférences, en déduisit rapidement que la répétition de ces assemblées aussi bavardes que stériles deviendrait néfaste à son époux et qu'il conviendrait de les raréfier ou de s'y soustraire. Mais en l'occurrence, la secrétaire-collaboratrice du "grandhomme" ne bénéficiait plus de la complicité de messieurs Cauche et Noredet, pour lesquels ces turbulences constituaient la preuve même de la réussite de leur auteur. Et pour eux, un mouvement commercial dont ils se permettaient, avec tact et respect, de faire observer à Skania que ce n'était là rien d'autre que le but longtemps poursuivi par le philosophe...

Skania constatait par ailleurs, en divers lieux et diverses situations, que sa simplicité d'aspect et son intentionnelle réserve lui permettaient de lire dans de nombreux regards que sa falote silhouette se mariait mal, dans toutes les acceptions du terme, avec l'allure et la parole de celui qui se l'était attachée. Et la lucidité de Skania la conduisit jusqu'à se rendre compte, que par là, elle privait son époux d'une partie de l'intérêt que cette piaillante humanité était disposée à lui témoigner. De ces festivités logorrhéiques et pâtissières, Skania emportait à chaque fois une prémonitoire notion de catastrophe et un goût de suave hostilité. Pour son découragement et son angoisse, elle constatait que Léonard se prêtait sans lassitude aux questionnaires stupides et circonlocutivement indécents des revues populaires, sous prétexte d'interviouves exclusives. Et elle s'alarma lorsqu'au retour d'une assemblée où elle ne l'avait pas accompagné, il lui exposa avec gêne, qu'afin de la ménager, il la dispenserait de "corvée promotionnelle" à l'avenir, si le milieu ou le motif de la réunion lui déplaisait. Elle saisit de quelle inspiration s'élevait ce contremandement et répondit qu'elle aviserait au fur et à mesure qu'apparaîtraient les obligations. Mais elle en fut brûlée jusqu'à l'âme, et se demanda s'il lui faudrait soutenir ce secret calvaire jusques à la disparition de l'un d'eux ?

L'autre solution eût été de devenir exigeante, coquette, baroque dans son comportement, excentrique dans sa vêture, qu'elle se fardât -ce à quoi elle n'avait jamais consenti- qu'elle adoptât une coiffure carnavalesque, et qu'elle entraînât elle-même son mari vers les salons, les fontaines à hommages melliflus, et qu'elle tranchât sur les autres par un surenchérissement dans les contrastes, l'autorité snob, afin que son image et ses paroles restassent les dernières sur la rétine et dans l'ouïe de Darius. La vérité tenait en ce que l'écrivain voyait davantage en Skania, la secrétaire, la gouvernante à férule adéquate et dont il admettait avoir le besoin, que l'épouse extravagante et singulière qui eût, maintenant, enrubanné sa réputation. Et pour inutilement bruyantes ou outrageusement dénaturées que fussent certaines des femmes qui tentaient de l'aguicher, il admettait que parmi celles-ci, certaines eussent été plus flatteusement exhibables que l'éternelle étudiante que restait son épouse. Du temps qu'il vivait en chien errant, au quartier latin, il ne consacrait aux femmes que l'attention que son âge le poussait à leur porter. Maintenant que mêlé à une société dont les hommages qu'elle lui rendait prenaient pour lui monnaie de consécration, il n'est pas été fâché de jouer de l'ascendant issu de son prestige, sur certaines créatures dont il connaissait le patronyme avant que d'avoir découvert le visage.

Point assuré que Skania exprimât la vérité lorsqu'elle déclarait forfait en telle ou telle occasion, il ne se considérait pas infidèle en prenant à la lettre son refus de l'accompagner, et acquiesçait sournoisement au prétexte factice dont il ne contestait jamais le bien-fondé. Il se répétait que Skania possédait suffisamment de libre-arbitre pour que ses décisions n'appelassent aucune requête contradictoire. Et c'est en s'éloignant, seul, du boulevard Bourdon, et sur cette soulageante conclusion, qu'il rejoignit un soir, l'une de ces brillantes bavardes dont la trajectoire, depuis plusieurs semaines, interférait hasardeusement celle de Léonard. Convié par le directeur d'un périodique organisant en l'honneur de l'écrivain-philosophe un repas ne réunissant que des journalistes, Darius savait y retrouver une notoire "locomotive" de la presse parisienne féminine dont il possédait, par le truchement de "l'Archiviste", plus de vingt articulets épars dans toutes les feuilles lues, le matin, debout, dans les trépidants transports en commun. Un temps, Darius estima qu'en se faisant l'apologiste de sa production romanesque, l'enthousiaste consœur assimilait le philosophe aux auteurs de ce que l'on dénommait "la littérature de gare". Mais tout bien examiné en compagnie de Cauche et Noredet, il s'avérait que les bibliothèques ferroviaires accusaient de meilleurs chiffres de vente que certaines librairies de préfecture réputées intellectuelles. Monsieur Darius prétendait-il s'exclure de certaines mains ?...

Et ladite locomotive signait toute sa production, qu'elle fût perfidement allusive ou mièvrement anodine : Ludovicienne de Saint Hérault. Assurant deux chroniques parlées hebdomadaires dans deux stations radiophoniques concurrentes, les auditrices lui adressaient un tel courrier que chaque directeur de station priait Ludovicienne de consentir l'exclusivité de son verbe, contre des émoluments triplés et un doublement de son temps d'antenne. Mais, avisée et ayant stratégiquement analysé sa pratique, Ludovicienne savait gagner davantage d'argent en touchant davantage de fidèles, restant la pigiste de dix feuilles et de deux microphones, qu'en stationnant devant le toujours même public. De plus, la diversité de ses tribunes, et leur nombre, lui autorisaient des insolences ou des jugements qu'ils l'eussent abattue au service d'une seule raison sociale. Dans le genre anodin, elle "faisait" la mode, les nouveaux produits de beauté, les conseils prodigués aux ménagères dépourvues d'imagination artistique dans la décoration de leur h.l.m., et venait d'inaugurer une rubrique du "savoir-vivre entre collègues de bureaux ou d'ateliers", qui dès les premiers billets diffusés avaient provoqué en direction des stations radiophoniques où elle officiait, le dépôt quotidien de plusieurs sacs postaux contenant les glapissements de citoyennes aux prises avec d'autres citoyennes et collègues "invivables, névrosées, schizophrènes et autres maniaques torturant les gens de bien"... Et Ludovicienne s'entretenait précisément de cette clientèle avec une consœur lorsqu'elle aperçut Darius pénétrant dans le hall de réception du journal. Se projetant vers un lieu où des glaces pouvaient lui renvoyer son image et lui permettraient d'en réparer l'éventuel désordre, elle accueillit l'écrivain en accompagnant sa feinte humilité de paroles qu'elle devinait caressantes pour l'orgueil de l'homme pour lequel elle s'avouait une secrète attirance.

Béotien en matière de provocations, d'intrigues ou de potins d'alcôve, Darius augurait que la difficulté à conquérir une femme relevait de la notoriété ou de la fonction sociale de celle-ci. Il n'eut le temps, ni d'éprouver la vacuité de ses candeur et préjugés, ni de leur contraire. Une effronterie charmeuse, une voix de soprano, un regard aqueux et languide, quelques ondulations reptiliennes, conféraient à Mademoiselle de St Hérault un incontestable pouvoir de séduction dont elle cerna Darius avec l'inconditionnelle et imparable détermination du chien de berger rompu à sa tâche, et ne ménageant à son troupeau aucune autre issue que celle choisie par le gardien. Et cette capture immatérielle s'effectua dans l'enjouement même de la prise elle-même émerveillée de rencontrer Ludovicienne dans presque toutes les réunions où l'on le conviait : auprès des buffets où on l'étouffait autant de paroles que de mets ; parmi le public des conférences qui l'épuisaient. Mais le coup de grâce lui fut porté par la découverte quotidiennement renouvelée, dans une feuille ou une autre, de la signature de Saint Hérault, sous un écho, un reportage, un fait-divers, un compte-rendu d'inauguration, dont Léonard Darius, "creuset de la nouvelle pensée philosophique", restait l'inusable support. Ce ne fut qu'accidentellement qu'au cours d'une conversation téléphonée, Noredet l'informa que les journaux satiriques en étaient à répandre que la rédactrice parisienne du plus grand nombre de chroniques culinaires, d'esthétique, de conseils domestiques, et donc la mieux payée de la presse féminine, pouvait être considérée comme la source actuelle la plus féconde des pensées du "maître"...

Bien que ne s'y étant pas particulièrement arrêté, Darius devait observer que certaines, parmi les plus sérieuses relations nées de l'effet de sa réputation, ne le saluaient plus qu'avec une relative politesse depuis qu'il se montrait assidûment en compagnie de celle qui maniait le "cher confrère", comme un prénom. Les intimes de Ludovicienne de Saint Hérault la nommaient Ludo. Ses lectrices assidues, quelques confrères et consœurs lui baillaient, par dérision ou méfiance, du Mademoiselle de Saint Hérault. Mais en dépit du titre de notoriété établi par un greffier de la justice de paix du quinzième arrondissement de Paris, le service de l'état-civil de ladite mairie ne la connaissait que sous le nom de Léontine Douque, dite Ludovicienne de Saint Hérault, née voici trente années dans un logement sombre ouvrant au rez-de-chaussée d'un immeuble dont Madame Douque mère, occupait la loge de concierge, et sis rue Théophraste Renaudot, en ce quinzième arrondissement dans les artères duquel Léontine jouait à la marelle avec les filles des concierges circonvoisines. Le prénom dudit Renaudot lui ayant toujours paru comiquement insolite, Léontine Douque, environ ses quinze ans, demanda à l'une de ses condisciples de l'école communale proche, ce qui valait audit Renaudot, son immortalisation par une rue, plutôt que par une avenue, boulevard, un square, ou même une impasse. La Gazette! répondit la condisciple. Quoi ? la Gazette, regimba Léontine, agacée par la sous-jacente initiatique de la réponse. L'autre lui révéla que dévorée de la même curiosité, elle avait recherché, et découvert, dans le gros dictionnaire paternel, que ledit Théophraste n'était autre que l'inventeur du journalisme. Ceci se passait du temps que Louis treize et Richelieu, occisant force Rochellois, fournissaient ainsi au premier journaliste digne de ce nom, des informations de première main. Sans doute avec un certain retard, rectifia Léontine. Mais cette invention et cet inventeur-là lui plaisaient. Et elle décréta sur ce chemin de retour d'école en compagnie de son informatrice, qu'elle deviendrait journaliste ! Sachant que ses parents lui refuseraient de la laisser paresser sur des bancs d'école, Léontine attendit d'être passablement engagée sur la voie irréversible de sa seizième année pour se présenter chez un imprimeur typographe de son quartier, en tant qu'aspirante apprentie. Agréée, elle en sortait deux années plus tard afin de s'asseoir devant une machine linotype dans l'atelier de composition d'un journal périodique féminin à la directrice duquel elle alla un jour annoncer qu'elle atteignait à cet instant même ses vingt et un ans. En même temps qu'elle lui tendait et proposait le premier article qu'elle s'était aventurée à écrire et composer. D'abord dubitatif et soupçonneux, le visage de la professionnelle se détendait pour s'éclairer, et... refuser le billet. Mais on conseillait à Léontine de poursuivre, de beaucoup lire, et soumettre ses futures compositions aux rédactrices environnantes. Une année plus tard, reçue et enregistrée dans les services rédactionnels, Léontine décidait que le pseudonyme baroque dont elle s'était affublée après avoir fait pouffer de rire son entourage, valait bien quelques cartes de visites gravées, et un acte de notoriété manifestant son savoir-faire. Aux oreilles d'une mère lui confiant qu'elle eût préféré la voir mariée plutôt qu'errer dans la ville à chercher on ne savait quels potins et histoires, la fille déclara qu'étant capable de s'alimenter et de se vêtir sans le secours d'un homme, elle en trouverait un en temps opportun correspondant aux normes sociales qu'elle se sentait en droit d'exiger. Et qu'elle intéresserait. Ou qui l'intéresserait. À trente ans, riche d'une demi-douzaine d'expériences quasi-matrimoniales, elle suivait attentivement et discrètement le cursus d'un individu dont le procès contre "l'Homme du Siècle".

{ 4 lignes à reconstituer : Voir pages 405 et 406 }

décennies l'éclosion d'une période de fécondité artistique égale à la Renaissance. Elle possédait encore des intelligences dans quelques quotidiens de province qui publiaient, sans réticence, de longs feuilletons que les demoiselles des villes de moins de dix mille habitants lisaient fébrilement, découpaient précautionneusement et réexpédiaient à des amies isolées dans des villages de moins de cinq cents habitants. Un feuilleton signé de Saint Hérault représentait une garantie commerciale à laquelle, dans les secteurs ruraux, ne pouvaient prétendre les membres d'académies parisiennes.

Hormis la salle de rédaction de "Jeunes Filles", où Ludo séjournait ordinairement, puisque titulaire de la rubrique "courrier des lecteurs" elle abritait encore son titre et sa somme d'inspirations chez une tante fort sale, fort ladre, fort laide, fort vieille, qui entendait ne laisser à sa nièce la disposition totale des onze pièces qu'elle occupait depuis soixante quinze années sur la place du Tertre à Montmartre que...

- ... Lorsque tu te marieras devant monsieur le maire et monsieur le curé. Si tu n'en fais rien et que je meure avant cela, tu n'auras plus qu'à déménager. Si tu te maries avant mon départ, je n'occuperai plus qu'une chambre et tu disposeras du reste à ton gré. J'ai dit.

Mais ses gains lui autorisant une autonomie et une philosophie à sa mesure, elle savait qu'elle trouverait en temps opportun une solution lui permettant de récupérer cet appartement des fenêtres duquel Paris s'offrait à ses regards comme un décor théâtral. Plus que de la vertu de ses écrits, sa réputation et son entregent reposaient sur le volume proprement effarant de ses relations et du commerce ininterrompu qu'elle savait maintenir avec celles-ci. Aussi, lorsque Ludovicienne décida d'intéresser à ses yeux glauques et à son corps onduleux, cette célébrité nouvelle que l'on disait distante, pensa-t-elle y parvenir par un procédé ne pouvant laisser indifférente une créature à laquelle ne faisaient défaut, ni la vanité, ni l'ambition, ni l'orgueil. Toutes choses détectées par Mademoiselle de Saint Hérault, lors du premier et attentif examen auquel elle se livra sur Darius, telle une pythonisse détectant le pouvoir d'achat d'une nouvelle pratique. Et se constituant le cicérone de Darius dans un milieu avec lequel ses contacts s'étaient relâchés depuis plusieurs années, alors que Ludo y évoluaiten familière, elle l'étourdit, le dépaysa, le distrayit (1) le rajeunit, le bouleversa.

Acteurs, chansonniers, vedettes provisoires d'une ville dévoreuse de talents et d'idées, négociants dilettantes et protecteurs de vocations incertaines, agents politiques aussi stipendiés que redoutés, fils désœuvrés mais argentés de richissimes parents ignorant l'existence de la notion de paternité, êtres équivoques n'ayant de mérite que de l'être, acceptèrent l'auteur cornaqué par Ludo, en murmurant autour du génie, comme dans le sillage d'un gourou.

Alors, il s'écoula des journées sans que Léonard n'eût de contact avec Skania. Il lui téléphonait peu avant l'heure du repas pour lui dire de ne pas l'attendre, retenu contre son gré, qu'il était, dans un lieu où elle ne s'amuserait pas. Qu'elle aille au théâtre, voir une bonne pièce. Il rentrerait sans doute en même temps qu'elle. Il lui promit, lors de la première observation qu'elle se hasarda à formuler, que c'étaient là des obligations inesquivables. Mais dont le terme serait atteint dans quelques semaines. Il n'invitait pas son épouse à l'accompagner dans cette tornade de serrements de mains, de vertigineux défilés de visages, dans ce bourdonnant débagoulement de louanges frelatées et de vues de l'esprit, paradoxales, afin qu'elle ne subisse pas cette lassitude qui l'accablait et le sombre ennui s'en dégageant. Toutefois, rectifiait-il, par la valeur d'une insigne personnalité perdue d'aventure en ce lacis, et soudainement projetée vers lui, Léonard ne pouvait considérer avoir gâté tout son temps. Et il devait achever ce tour de société parmi laquelle, en tout état de cause, il comptait nombre de lecteurs... Cependant, en tentant de précipiter vers Berissparen un départ qu'elle devrait imposer, Skania apprit que Léonard trouvait, à la fréquentation de ce monde dégageant un si puissant ennui, un irrésistible intérêt. D'ailleurs, il remit en main propre, à son épouse, une invitation à rejoindre au domicile même de l'inviteuse, tous les rédacteurs et rédactrices de la revue. Et Skania décela, sans que commentaires lui fussent prodigués, le motif incitant son mari à prolonger son séjour dans un milieu abhorré. Cette femme en fourreau scintillant, qui d'un point à un autre du vaste appartement lançait des "cher Maître" à tout propos en direction de Darius, veillant à ce qu'il disposât toujours de boisson ou de canapés au foie gras, s'immisçant immédiatement en toute conversation à laquelle participait Darius, échangeant en passant avec l'épouse du Cher Maître, quelque banale voire condescendante parole, était bien là la rivale, qui déjà savait pouvoir exiger de l'homme qu'elle conquérait, davantage que n'obtiendrait jamais l'épouse.


1) Académiquement, cette conjugaison n'existe pas dans la grammaire française, mais me rend ici un grand service.
Ah ! Lui dont elle était jusqu'à ce jour certaine que s'il s'était senti parfois fragile, il n'avait encore jamais failli, allait la bafouer sans remords, sans état d'âme, sans un scrupule ? En tentant de retrouver sang-froid et jugement équitable, Skania se convainquit qu'elle ne se fondait que sur des apparences. Il était impensable qu'une telle impudence de la part de cette femme, fût délibérée. L'escobarderie ambiante du milieu pouvait très bien conduire la créature agissante jusqu'à un faux jeu qui ne duperait personne. Sinon la victime. L'important, pour l'intrigante, consistant à laisser supposer à son entourage que sa volonté était accomplie.

Plutôt que de précipiter avec affolement entraînant vraisemblablement maladresse, le retour vers l'Irrintzina, Madame Lutaire-Darius résolut d'obtenir une certitude. Que celle-ci vînt soulager son angoisse ou l'aggraver, il lui en fallait une. S'entendant annoncer, un matin, que Léonard se rendrait chez Wetzlar afin d'y faire la connaissance de son successeur, après cession, Skania entra dans le jeu.

- Un successeur au bon thurgovien ?... Tu ne m'en as jamais parlé !

- Je l'ignorais également. On m'a fait informer chez Noredet.

Elle ne sollicita pas d'autre information. Léonard parti, elle téléphona chez Wetzlar, déclina son nom, déclara désirer laisser une communication pour Monsieur Darius. On était très heureux de rendre service à Madame Darius, Mais, apparemment, on n'attendait pas la visite de l'écrivain, à l'heure à laquelle Léonard avait déclaré devoir se présenter rue Visconti, Skania téléphona à la rédaction de "Jeunes filles", en demandant Mademoiselle de Saint Hérault.

- De la part de qui ?

- Une amie de passage à Paris. Mon nom ne vous dirait rien.

- Voulez-vous quand même nous le confier. Mademoiselle de Saint Hérault ne passera à la rédaction que demain matin. Elle est en reportage pour la journée.

Skania poursuivit son enquête par une indiscrétion inhabituelle.

- Comme je vous l'ai dit, je ne suis que de passage, et rester jusqu'à demain matin bouleverse mes plans. Pourriez-vous me communiquer son adresse personnelle ?

- Nous n'y sommes pas autorisés, Madame..

Lasse comme d'un effort prolongé, Skania rejoignit le boulevard Bourdon avec sa défaite. Elle ne possédait plus d'incertitude. Il ne s'agissait plus d'empêcher Léonard de commettre une erreur, une bourde, une faute professionnelle, pensait Skania. Il fallait l'en tirer. Mais elle se sentit suffisamment de confiance dans le talent de l'écrivain, assez d'orgueil anticipé dans sa future et totale réussite pour l'arracher à une falote et impudente malapprise, sans doute intelligente, mais privée du minimum de subtilité stratégique lui permettant de conserver sa conquête. Et à laquelle, tout compte fait, le sort réservait bien de l'honneur en la créant l'héroïne d'une telle aventure, avec un tel homme.

Distrait, peu disert, l'esprit de toute évidence ailleurs, Léonard réapparut peu avant le dîner, qu'il proposa d'aller prendre dans un restaurant voisin. Face à face, s'entr'observant, sans appétit, chacun attendait que l'autre attaquât. Il pressentit qu'elle se contenait.

- Qu'as-tu appris de nouveau, de ce successeur de Wetzlar ? De toute façon, Noredet et Cauche ayant racheté les droits, tu n'as plus rien à faire avec celui-là.

- On m'a confirmé la décrépitude financière de Janzé-Cardroc, qui n'a réussi, en dépit de relances auprès de ses relations, ni à redresser son hebdomadaire, ni à en créer un autre. Il serait actuellement dans une grande ville de l'est, à tenter de créer localement quelque chose.

- Ce n'est pas neuf. Noredet nous a déjà fourni les mêmes informations. As-tu vu quelques directeurs de journaux ? Emportes-tu quelques commandes d'articles ? Je suis lasse, et surtout dépaysée maintenant, en ce Paris. Quand projettes-tu de repartir ?

- J'aurais voulu attendre le quinze. À cette date Noredet reçoit un important règlement des messageries.

- Je ne vois pas l'utilité d'attendre. Ils effectuent les versements par virement bancaire. Que nous soyons ici ou là-bas ne change rien. À moins que tu aies considérablement dépensé. Ou que tu aies à dépenser...

S'il avait cédé à son impulsion, il se serait emporté. Il se contint, joua de patience mais convint en son for intérieur qu'il perdait de sa sûreté, cependant toujours révulsive, habituellement, même en tort. Il n'était pas certain que rien, sur lui, dans son comportement, ne trahît son trébuchement. En dépit de tempes s'ornant de beaucoup de fils d'argent, il se sentait vulnérable, incapable de débattre conséquemment, devant cette forme souffrante, mais ferme.Il possédait toutefois un argument respectable, dont Ludo l'avait nanti ce même après-midi.

- J'ai quelque chose en vue, de particulièrement important : "La République des Lettres" me demande un roman philosophique exclusif.

- Allons !... Et ton contrat chez Noredet ?

- Je sais. Mais au journal ils sont décidés à rechercher un arrangement. Ils se chargeraient de toutes les formalités et frais qu'entraînerait un avenant au contrat Noredet. Et sans que je perde aucun avantage.

Skania sursauta.

- Jamais, Léonard. Est-ce que tu n'as pas obtenu de Noredet plus que tout ce que tu n'obtiendras jamais nulle part ? Ne nous-ont-ils pas pratiquement ouvert un compte illimité ? En droit et en morale, tu ne peux traiter Cauche et Noredet de la sorte !

Après avoir malaxé inutilement le mets refroidissant dans son assiette, il amorça une manœuvre pateline :

- Je comptais pourtant te demander d'assister aux tractations. Puis tu sais, tous braves qu'ils soient, les Cauche et Noredet n'ont pris des risques que parce qu'ils savaient n'en pas courir ! Ils ont en fait spéculé sur ma réussite en ne faisant que tirer des traites à long terme. Entre leurs bénéfices et mes droits d'auteur...

Elle se réveilla, s'agita, le tança :

- Tu sais parfaitement que dans ton métier, ces traites restent souvent impayées. Il faut bien que d'autres les couvrent. En leur faisant gagner de l'argent, tu combles des pertes voisines.

D'un geste vague évoquant la dernière allusion de Skania, il souligna que :

- ... Les autres, les autres, qu'ils se dépêtrent. Moi, j'ai fait ma part...

Skania posa son couvert, sa serviette, éloigna son assiette :

- Léonard. Toi, le maître à penser de milliers de gens, le créateur d'une doctrine humaniste, conséquente, t'exempter comme tu l'envisages d'une obligation morale comme celle que tu as contractée auprès de Gauche et Noredet, est tout simplement nier cette dignité humaine dont la recherche t'a si longtemps empêché de dormir et de céder à tes parents.

Il n'entendit pas, ne réagit pas davantage, et conclut :

- J'ai pris rendez-vous à "La République des Lettres" pour jeudi. Je ne dis pas que je me déciderai sur le champ. Nous devons y discuter avec le directeur, des propositions à formuler à Cauche et Noredet.

Estimant inutile de débattre plus longuement, elle trancha en utilisant l'inspiration du moment :

- Puisque tu as rendez-vous jeudi, je prends demain matin les billets pour Saint Jean de Luz, valables dès Samedi.

Il jeta sa fourchette sur la table, sa serviette, bouscula l'assiette, fit toupiller le verre qui déborda. Les deux mains agrippées au bord de la table, il serrait les dents, visage penché, la paupière levée vers Skania :

- Avant cela, téléphones donc chez Noredet pour leur recommander de se montrer intraitables. Mais s'ils le deviennent, autant te prévenir que non seulement je passerai outre, mais que je leur organiserai un procès auprès duquel celui de Janzé était une distraction enfantine.

Et contre toute attente, elle le suivit sur ce terrain pourtant dangereux, en raison des extrémités auxquelles elle risquait d'acculer Léonard.

- Ce second coup de théâtre n'est pas encore monté, ni surtout gagné. Il ne s'agira plus d'argumenter sur des écrits privés, des paroles, des diffamations verbales, mais sur les écrits décrivant des engagements précis, signés de ta main, et non respectés. Nous venions pour remercier Noredet et Cauche, faire en somme tout le contraire de ce que tu projettes de provoquer. Moi je te conseille de téléphoner à ce journal, à son directeur, de t'y rendre, même, sur le champ, et dire qu'en vérité tu sais ne rien obtenir de tes éditeurs. Ce que tes confrères de "La République des Lettres" saisiront sans commentaire superflu. Et là-dessus nous prendrons le train.

Comme cherchant à s'entrebroyer l'un l'autre, les maxillaires de Darius fonctionnaient comme un laminoir.

- Tu veux savoir la vérité ? La voilà : Il s'agit bien de "la République des Lettres", mais il ne s'agit pas seulement d'y placer un roman. Il ne s'agit de rien moins que de la transformation du périodique en quotidien ; sous un autre nom, bien sûr. Mais un quotidien dont j'aurais la direction littéraire. Avec un traitement dont le chiffre te surprendrait, et t'expliquerait que le contrat Noredet... Enfin, passons. De plus, je dois fournir chaque semaine un article traitant philosophiquement un fait international. Honoré en plus de mon traitement, cela va sans dire. La direction nous sous-loue, dans un immeuble voisin, un appartement confortable si nous le désirons. Alors, repousseras-tu tout cela du pied ?

Abasourdie, Skania restait sans moyen. Si c'était là la vérité, et Skania inclinait à y souscrire, cette créature était superbement avisée et organisée. Ou sincèrement amoureuse de Léonard. Auquel cas Skania serait vaincue. Mais jusqu'à plus ample informée, elle ne mollirait pas.

- Un écrivain de ton gabarit, spécialisé, maintenant engagé dans un genre dont tu ne peux t'échapper sans décevoir ton public, ne peut pas, ne doit pas être un journaliste. Il ne devrait pas même avoir envie de l'être.

Il l'interrompit d'une injure marmonnée, les phalanges resserrées les unes contre les autres, mains jointes à craquer, la mâchoire toujours contractée, sous la paupière le regard vrillant. Puis il parla de liberté, de prison, d'indépendance, d'étroitesse d'esprit, d'amour que l'on tue, de procédés ignobles, d'étouffement, d'abandon. Quelques consommateurs voisins les observant, Skania attendait un départ précipité de Léonard. Mais il but coup sur coup trois verres d'eau, parla de Janzé-Cardroc sans qu'elle sût en quelle circonstance. Muette, n'osant lui demander de quitter les lieux, Skania se prépara au départ, en déplorant une nouvelle fois la faiblesse de cette nature à laquelle elle portait cependant tant d'admiration, qu'elle eût désiré au prix de n'importe quel sacrifice ou engagement définitif, trouver prétexte à le comprendre, l'excuser, le défendre devant autrui. Il la suivit sans protestation apparente, vers le boulevard Bourdon. Elle redoutait, imaginait les heures nocturnes qui allaient suivre.

Dos à dos, chacun aussi près que possible du bord de la couche, chacun devinait l'autre privé de sommeil. Parfois, l'un se levait, s'accoudait à une fenêtre ouverte, puis, transi, revenait s'aliter. Entrecoupée de toussottements, de couvertures disputées, et d'épuisantes et stériles spéculations, l'oeil levé vers un invisible plafond, la nuit consomma un temps insupportable pour atteindre une aube d'où ils émergèrent visage griffé et membres douloureux. Des nuits, dont Skania conservait l'horreur. Que de dons, de promesses, n'eût-elle engagés pour ne pas revivre en ce brouillard d'hostilité, pour ne pas ouïr de perfides et sarcastiques redondances que le plein jour aurait figé dans la gorge du plus ulcéré. Et ces réveils où l'on s'examinait comme si chacun, dans l'obscurité, venait de perpétrer la punition de l'autre. Est-cela qui allait recommencer ?

Skania, buvant un café, déclara qu'elle partirait seule, samedi, puisqu'il jugeait inexpédient de rentrer à Berissparen, alors, qu'elle, souffrante, lasse jusqu'à la satiété des obligations parisiennes, ne pouvait davantage différer. Les paroles échappées, elle se prit à craindre qu'il se montrât ravi de la décision annoncée, et redouta à l'instant avoir créé des dispositions propres à rendre définitif le bouleversement qu'elle repoussait. Devant la marmoréenne indifférence affichée par Léonard, Skania alla s'isoler dans une pièce lointaine, afin examiner les armes lui restant pour combattre.

Une seule démarche lui parut, sinon efficace, à tout le moins perturbatrice de "leurs" projets : la visiter à son domicile, à l'insu de Léonard. Lui parler, correctement, sincèrement. Lui brosser un portrait de la personnalité de l'homme qu'elles se disputaient, lui demander ce qu'elle en espérait ; quel but, proche ou éloigné, elle visait. Elle démontrerait à l'imprudente que ça n'était pas Darius qu'elle voyait, en l'observant. Mais le succès, l'intelligence, l'originalité, de l'écrivain, l'homme public, cédant sous les hommages, et marchant sur un tapis pouvant soudainement se déchirer sous ses pas. Peut-être, dans la détermination de cette Saint Hérault, entrait-il une part de curiosité éveillée par le scandale latent dont l'explosion espérée, mais jugulée inopinément, frustrait nombre d'échotiers.

Ignorant toujours l'adresse de Ludovicienne, mais renonçant à l'aller provoquer à son bureau, Skania imaginait subitement un subterfuge dont la fourberie la blessait par avance, mais qui constituait l'ultime possibilité de découvrir la retraite de la journaliste, Elle venait, à cet instant, d'apercevoir, oubliée sur le bureau de Léonard, sa carte de presse. Il advenait qu'à l'occasion d'un changement de costume, il déposât à cet endroit les papiers d'identité qu'il portait constamment sur lui. Distrait par nature, il était rare qu'il possédât constamment l'intégralité des documents épars dans les poches de ses vêtements. Cette occurrence se transformait-elle en signe ? Si Skania se présentait, en familière, au secrétariat de la maison des journalistes en exhibant négligemment le document, en déclarant non moins négligemment avoir égaré l'adresse de sa consoeur et amie Mademoiselle de, peut-être que...

Et contre sa propre attente, Skania s'était vue nantie, avec adjonction d'un sourire confraternel et complice, d'une clef qu'elle n'eût pu se procurer nulle part ailleurs.

L'appartement de Léontine Douque-Ludovicienne de Saint Hérault se situait au septième étage d'un immeuble construit après mille huit cent soixante et onze, rue Saint Eleuthère, et dont l'ascension pédestre obligatoire, par impossibilité d'installer un ascenseur, était récompensée par le panorama découvert au terme de l'effort. Skania, émergeant du sous-sol parisien à la station de métropolitain "Abbesses" avait adouci sa peine et aiguisé ses moyens de persuasion en caressant du regard les marches

Phrases manquantes


- Madame, je me prépare à me rendre au bureau.

- En ce cas je vous y retrouverai. Mais quel que soit le temps que vous m'y feriez attendre, je vous préviens que je m'y incrusterais et que vous ne me feriez pas battre en retraite ?

Ludo jaugea les risques, les avantages, de chacune des positions constituées par un entretien sur le champ ou dans son bureau. Elle opta pour l'action immédiate.

- Que me voulez-vous ?

- C'est précisément pour vous en informer que je vous ai éveillée si tôt.

Sans même l'inviter à la suivre, Ludo entraîna d'un signe Skania, jusqu'à sa chambre.

Le mystérieux couloir décrivait une courbe, se rétrécissait en desservant un grand nombre de pièces dont toutes les portes restaient closes. Point de tapis sur le parquet. Aux cloisons pendaient de vieux cadres soutenant d'indécelables œuvres pendues de travers. L'oxygène et la lumière du jour atteignaient à peine ces lieux quasi-carcéraux exhalant des effluves poussiéreux pénétrés de déjections félines semblant n'incommoder point les occupantes. La chambre de Ludo, claire, vaste, sans ornementation, meublée d'un sommier à pieds courts, d'une table de nuit issue d'une ferme, d'un guéridon ciconférentiel à trépied, et épais comme une porte de forteresse, faisait pendant à une commode étroite de même facture. Sur chacun des meubles, et même sur un tabouret canné, un cendrier débordant de tabac blond et des mouchoirs en papier teinté de rouge à lèvres, aggravaient un désordre créé par l'abandon de sous-vêtements féminins répandus çà et là. Une carpette éffrangée et fripée devait glisser d'une extrémité de la pièce à l'autre sous les pieds nus de l'occupante. Et Skania pensa à Léonard que l'effluve du tabac écœurait et qu'un cheveu de Skania sur le bord du lavabo poussait aux éructations. D'un pied nerveux, Ludo regroupait dans un angle le linge épars, puis offrant à Skania le tabouret canné, prit place sur le lit défait. Skania ne barguigna pas. Souriante, une main refermée et appuyée sur son rigide sac à mains posé sur ses genoux, demanda avec douceur

- Aimez-vous mon mari, Mademoiselle ?

Ludo n'attendait pas l'attaque sous cette forme. Allumant lentement une cigarette dont elle rejetait déjà la fumée par les narines, elle considéra son interlocutrice. Regard glauque, chevelure décolorée, nez pincé, long et pointu, bouche fendue en coup de sabre, prêtaient à cette face une expression de clown blanc. Des attaches fines, des jambes parfaitement proportionnées et dessinées, une poitrine haute, ne parvenaient pas à contrebalancer le peignoir taché, élimé, pisseux, recouvrant ce corps dont la danoise ne parvenait à admettre qu'il plût à son mari.

- D'après le temps que vous prenez pour me répondre, je suppose que vous ne vous êtes jamais posé la question. Je ne le lui dirai pas : cela le blesserait...

Agacée, Ludo parlait :

- Sincèrement, je ne saisis pas quoi, qui, vous ont conduit ici !

Skania se concentra. Elle allait œuvrer fort, sans doute hasardeusement. Mais si elle laissait son interlocutrice se rasséréner, l'entrevue resterait inutile.

- Mais mon mari, Madame ! Après votre dernière entrevue, nous avons longuement parlementé. Et comme il ne sait longtemps dissimuler, je suis ce matin chez vous. Je ne suis pas venue tant pour vous poser des questions, que pour vous informer. En quelques phrases, maître Darius possède un épouvantable caractère, une humeur irrégulière, et des envies renouvelées et fréquentes, d'appliquer cette irrégularité à ses amitiés. Il aime que l'on se renouvelle. Oui, je comprends que vous m'examiniez. En ce qui me concerne, je ne risque plus rien. Je ne me suis jamais renouvelée et il y a près de vingt ans que nous sommes mariés, Mais pour les accidents, c'est différent. Je disais donc qu'il était tyrannique à l'égard de certains travers, mais qu'il ne prend pas en considération ceux qui le caractérisent. En un mot, je venais vous dire que si vous deviez vivre en commun, il vous faudrait prendre des précautions multiples. Et comme je ne connais guère, parmi ses nombreuses expériences, que moi-même qui aie résisté, ma sincérité peut vous être utile.

Dubitative et déséquilibrée dans son bellicisme, Ludo se demandait si la bourgeoise ci-devant maniait l'ironie à la perfection ou s'épanchait en toute simplicité. Elle décida de la clouer sur place :

- Pourquoi, puisque vous vous êtes accommodée de toutes les précédentes, ne pas me tolérer ?

Léontine ne niait plus. Voulant paraître aussi ferme et flegmatique que Skania, elle entrait dans son jeu.

- Si je vous excepte d'emblée, Mademoiselle, c'est parce que je suppose que vous ne vous plairiez pas à la campagne, qui est la seule ambiance dans laquelle le maître aime à travailler. Et travaille efficacement, parce que propre à son génie. Mais à Paris, qu'en ferez-vous ? Vous aimez le monde, le bruit, les fêtes, les assemblées. Vous le perdrez. Il ne produira plus et s'aigrira. Dans ces instants, son contact est pénible, je vous l'assure.

Ludo se leva. Dressée, elle paraissait plus grande que Léonard, En dépit de ses mauvaises dispositions à l'égard de cette femme, Skania convint que Léontine Douque pouvait passer, habilement vêtue, pour une belle femme. Laquelle se ressaisit

• Moi également, Madame, j'ai la possibilité de me consacrer à une œuvre humaine et à un être qui l'incarne. Je ne suis pas responsable des sentiments de maître Darius. Mais le grave, c'est que je les partage.

Venant d'écraser sa cigarette dans un cendrier pléthorique, Ludo éprouva le besoin d'en enflammer une nouvelle. Skania se leva.

-Je crois que vous n'apercevez pas le tragique de la situation. Car en ce cas, je vous tuerai. Je vous le réitère calmement, paisiblement ; je-vous-tue-rai. Ce sera le dernier mot de cette conversation dont vous devrez vous souvenir.

Elle s'éloigna vers la sortie, et sans adieu talonna dans le nauséeux et labyrinthique couloir à l'extrémité duquel elle ouvrit elle-même le vantail lui livrant passage, et qu'elle referma avec une douceur telle que Ludo vint vérifier la position du pène avant que de retourner dans ses draps bouchonnés.

Ce que Skania estimait pouvoir considérer comme un relatif succès, la conduisit à maintenir ses rapports avec son mari à un niveau de qualité qui intrigua celui-ci. Son épouse conversait posément, ne questionnait plus, n'affichait plus de surprise, n'évoquait que des sujets sans sous-entendu, et ne récriminait même plus à l'égard du temps qu'il employait seul, sans se justifier, ou qu'il laissait stérilement s'écouler. Trouvant tout à sa convenance de ce que suggérait Léonard, elle le dérouta davantage en s'absentant elle-même sans préavis, assistant à des conférences musicales, historiques, afin de tuer les heures qu'elle s'imposait d'écouler hors de l'appartement. Puis elle se prit à rédiger des articles dont Léonard trouva un jour, tout à trac, publication dans un journal littéraire sans grande notoriété, mais qu'il achetait incidemment. Et Skania constata qu'il s'impatientait, s'interdisant de poser les questions qu'elle attendait. Il céda le premier, au terme d'un repas de petit déjeuner qu'il semblait désireux de faire traîner en longueur.

• As-tu fait tout ce que tu avais à faire à Paris ?

• Je crois, Léonard.

• Je compte partir demain soir. Nous serons ainsi à l'Irrintzina pour après-demain matin, à l'heure du petit-déjeuner. Envoies un télégramme à Kochepa. J'achèterai ce tantôt les billets.

• Mais ? ton affaire de presse ?

• Impossible de faire adopter au directeur le plan et la formule dont je suis le partisan. Il faudra sans doute plusieurs semaines de propositions et contre-propositions. Cela pourra s'effectuer par correspondance.

Skania mesura l'ampleur du mensonge. Léonard parlait de contrat, mais n'avait pas trouvé d'accord parce que trop exigeant. Chaque mot mentait. Le ton, et la forme même, ajoutaient à l'invraisemblance. Se gardant de questionner, de paraître vouloir élucider, elle rusa.

• Quel métier ! mon dieu ? Quel métier ?

Immobilisé, il la considéra, s'activant vers la cuisine. Cette incidente observation lui remémorait une locution itérartive, utilisée en des temps héroïques. Il se laissa aller jusqu'à sourire et prononcer à voix sourde ? - Putain de métier ?



37


Berissparen, l'Atchuria, l'Irrintzina, L'Otxogorrigagna, la Vorane, accueillirent les Lutaire dans une féerie de soleil, et composèrent un dictame pour Skania. Elle s'étonnait d'avoir nerveusement résisté à ce minant mal que lui causait son époux. Ici, elle retrouverait son équilibre. Et s'il se pouvait que Léonard retrouvât quelque ardeur au labeur, peut-être une guérison s'amorcerait-elle. Elle percevait que jamais plus son mari ne serait son mari comme, en dépit des heurts des premières années, il l'était demeuré. Mais si c'était là le prix à payer pour en conserver la compagnie, en épier les faiblesses et limiter les dommages ? Et surtout pour en suivre et aider l'élévation parmi les hommes, elle paierait jusqu'au terme de ses forces de femme, s'il ne parvenait pas avant sa disparition à elle, au faîte de son prestige.

Peu après leur réinstallation, Darius décréta que la pratique du "travail forcé" était close. Il voulait jouir de la nature, visiter des sites environnants, déambuler dans ces montagnes dont en fait, il ne connaissait qu'une infime partie. On achèterait une voiture. Deux jours par semaine, au moins, on se répandrait dans les environs. Depuis Bayonne, on suivrait la Nive, passant à Ustaritz, Cambo, Itxassou, Louhossoa, Bidarray, Saint Martin, Saint Jean Pied de Port. On garerait le véhicule dans un village, et sac au dos, on gagnerait les bois d'Orisson, la forêt d'Iraty, qui restait jusqu'à ce jour la moins fréquentée d'Europe. Un autre jour on stationnerait à Saint Etienne de Baigorry, et l'on s'enfoncerait dans la vallée des Aldudes, par Urepel, Banca. Au risque même, heureux, d'y rencontrer quelque ours. Puis là-bas, vers la frontière aragonnaise, dans les bois de Sarrantolaine, on visiterait les gorges d'Holçarte, puis celles de Kakoueta. Des merveilles dont son acharnement au labeur l'avait jusqu'à ce jour, privé.

Skania ne fut pas dupe. il subsistait un repli mystérieux et secret dans l'esprit de son mari. Et l'inquiétude de l'épouse renaquit avant que de s'être complètement éteinte. Quel motif lançait Léonard, si jaloux jusqu'ici de son isolement, sur les pentes de l'Otxogorrigagna, ou les routes sur lesquelles il ambitionnait subitement de mêler sa voiture aux autres ? Skania ne pouvait diagnostiquer la nature du mal, mais constatait l'existence de celui-ci. N'en pouvant mais, docile, désarmée, elle partit avec lui comme il le désirait. Il eût pu acquérir un véhicule neuf, mais Oyérégui, au courant de tout, lui fit reprendre chez un ami, une voiture ayant peu fonctionné, et en un tel état mécanique et d'apparence, que Léonard l'acheta sur le champ au commerçant d'Esterencuby chez lequel l'entraînait le receveur, qui habile en mécanique automobile, garantit à Léonard qu'il lui entretiendrait sa voiture. Et ce fut durant ce banal marché que Skania fut éclairée.

Sous le prétexte de laisser Oyérégui parlementer avec le vendeur à propos des meilleures conditions pouvant être obtenues, il abandonna un moment les deux hommes en prévoyant son retour d'ici une demi-heure. Puis entraînant Skania dans un circuit pédestre dont elle ne saisissait pas le but, il lui déclara, alors qu'ils passaient devant la poste :

- Ce soir, nous rentrerons très tard à Berissparen. Et comme nous manquons de timbres et de formules diverses pour les expéditions, je vais en prendre ici immédiatement.

Sans doute n'existait-il qu'une provision médiocre de ce dont Léonard désirait se munir, mais Skania saisit que si le réapprovisionnement eût pu attendre quelques jours de plus, la communication qu'il établirait avec célérité à l'instant, n'eût souffert de retard, sans chicane de Ludovicienne. Guerroyer ici demeurait vain, inefficace. Et elle voulut ignorer la répétition des allées et venues, des disparitions inopinées, des achats inutiles. D'observer ainsi son mari, convainquit Skania que le mal dont il était atteint, avait avec lui, pénétré à l'Irrintzina, et que la victime n'en serait exorcisée sans victime. Bien plus cruel qu'elle ne le mesurait, le sort malévole s'accompagnait d'un renouveau de tendresse pour elle, d'attentions, de sollicitude. Mais les gestes mécaniques et les paroles privées de cette complicité, de cette sensibilité communicative par quoi se décèle la perdurance du contrat charnel, lui apprirent qu'un cadavre incorporel et divaguant se heurtait aux murs de l'Irrintzina.

Bien plus étranger à Skania que jamais, Darius ne paraissait cependant la proie d'aucune inquiétude. Skania supposait que Ludo lui écrivait poste restante. Ce pouvait être à Esterencuby. Mais aussi, et en fonction d'un plan par Léonard, dressé, une sorte de courrier tournant, que Ludo expédiait à intervalle fixe, mais à destination différant chaque fois. Fouiller dans une poche ou dans un tiroir apparaissait à Skania une si méprisable pratique qu'elle se n'y résoudrait jamais. Bien qu'elle eût fiévreusement voulu savoir, de façon patente, s'ils communiquaient. Et comment.

La menace brandie par Skania chez Ludovicienne avait vraisemblablement provoqué une séparation dont il fallait convaincre Skania, mais qui, momentanée, devait conduire Léonard à quelque erreur ou quiproquo stratégique qui éclairerait son épouse.

Une nouvelle fois, Madame Lutaire-Darius procéda à l'analyse de son pouvoir, à l'inventaire de ses moyens. Elle constata que l'un et les autres restaient médiocres, sinon nuls. Le seul avantage dont elle disposât tenait en ce qu'elle vivait à côté de son mari, alors que les "autres", contraints à l'éloignement, donc à l'emploi du téléphone et du papier, pouvaient voir s'user une patience dont Skania ne connaîtrait jamais la mesure. La seule exploitation raisonnable de l'avantage détenu par Skania devenait donc la pratique de l'humeur égale, de la diplomatie, et d'une systématique cécité. Bien que véhiculant sa douleur interne sans accalmie ni récession, l'ataraxie devenait sa méthode et sa philosophie. Ne rien lui reprocher, lui imposer, mais le retenir ici. Le plus longtemps possible. Et peut-être, jusqu'à sa guérison...

Dans un sacrifice pénible auquel elle prêta un masque souriant, elle feignit de croire que l'isolement nocturne prolongé qu'il préconisa, était motivé par ses travaux. Et elle se prit également à veiller, à traduire, à composer. Mais moins par fièvre laborieuse que pour terrasser l'insomnie.

Depuis deux mois réinstallé à Bérissparen, le couple avait effectué dix voyages en voiture. Chaque pérégrination les éloignait davantage de leur épicentre, les laissant parfois absents, trois ou quatre jours. Ce Lundi soir, après avoir réintégré depuis à peine une heure l'Irrintzina, et alors que Skania servait un frugal dîner, Oyérégui surgit, toujours dévoué, un télégramme à la main. " Directeur - "Nouvelles de Paris" désireux vous rencontrer meilleurs délais - Sentiments confraternels."

Skania ne douta pas de la véracité du message et de ses termes. Mais une vérité que Mademoiselle de Saint Hérault avait opiniâtrement dû aider à naître. Elle ne put afficher l'indifférence, et demanda à Léonard ce qu'il comptait faire. Il se donna du temps, de la perspective, des arguments, le luxe de tergiverser.

- Bah ! J'avais quelque peu oublié cela, depuis que j'ai retrouvé ce paysage...

Skania n'en croyait ses oreilles. Mais Léonard approfondit son raisonnement.

- ... Mais si admirable que soit tout cela, je n'en peux oblitérer ma carrière...

- Parce que tu insistes : tu es convaincu que ta carrière est dans le journalisme ?

- C'est une entrée.

- ... Que tu n'estimes pas avoir faite avec le contrat Noredet ?

- Mon ambition veut davantage. Et plus rapidement.

- Tu as tort, mon chéri...

Depuis des semaines, ce vocable n'avait franchi les lèvres de Skania. Et elle en eut honte. Léonard s'était retourné. Il considérait sa femme et guettait les paroles qui allaient suivre. Mais il ne vint rien. Pour Oyérégui, il paria.

- Tu es un être exceptionnel et adorable. Néanmoins je voudrais parfois apprécier, et décider, seul.

Elle fut volontiers allée se cacher pour pleurer. Sur lui. Sur elle également, qui entretenait des illusions, de faux espoirs.

Elle ne pouvait se retirer comme un chien battu. Surtout devant un témoin.

- Janzé-Cardroc resurgira. Tu m'as répété qu'il n'était pas homme à rester sur une défaite. Ni une rancune. Surtout après la cessation de parution de son journal. En tant qu'écrivain, tu restes invulnérable. En tant que journaliste, il peut te susciter les pires soucis.

Oyérégui, venu, en espérant passer un moment avec ses amis, découvrit un prétexte pour opérer une retraite à laquelle, enlisé dans son débat, le couple ne prêta qu'une distraite attention. Seul à seul, Skania et Léonard luttaient comme des adversaires.

- En ce qui concerne Janzé, je dois savoir ce qu'il devient, où il est, où il en est. Cela conditionnera ma décision quant aux propositions des "Nouvelles de Paris". J'ai une revanche officielle à prendre. Veux-tu préparer mes bagages pour demain ?

S'efforçant au naturel, un pauvre et tremblant naturel, elle osa demander :

- Combien de temps crois-tu rester absent ?

Il fut catégorique :

- Une huitaine. En admettant qu'il me faille aussi longtemps.

Elle fut sur le point de crier : Menteur ! Une autre question lui brûlait la langue, qu'elle n'eût pas dû poser. Mais elle n'y résista pas.

- Tu ne crois pas que je puisse t'être utile en t'accompagnant ? Attendant une avalanche de considérations hostiles, elle n'en entendit que de dilatoires et stériles.

- Sois raisonnable. Pour si peu de temps. Double dépense, fatigue, journées de marche dans Paris. Pour dire la vérité, cette fois je n'aurais aucune mission pour toi. Je t'expédierai un télégramme t'indiquant l'heure de mon retour. Tu viendras me prendre avec la voiture, à Saint Jean de Luz. Ceci dit, si tu y tiens vraiment, tu peux encore te décider...

Elle percevait l'affectation. Elle pourrait jouer sur le "si tu y tiens". Elle n'en eut pas l'énergie. Il était impossible qu'il se contînt si longtemps et ne la rabrouât pas.

Très tôt, ils quittèrent l'Irrintzina. Elle le conduisit jusqu'à Saint Jean de Luz, l'installa dans le compartiment de première classe. Depuis aujourd'hui un mois, Léonard reposait chaque nuit dans sa chambre-bureau. Et Skania l'observa à la dérobée, en songeant que leur séparation profonde datait déjà de leur retour de Paris.

Le train s'ébranlait. Elle se jeta contre Darius, surpris de la force qu'elle y apportait. Il lui répondit pareillement. Le convoi accélérait qu'elle se tenait encore sur le marchepied, il la repoussa d'une bourrade pour qu'elle ne restât point en danger, et eut le temps de lui baiser le poignet. Elle courut quelques dizaines de mètres sur le quai, et crut discerner une authentique panique sur le visage de Léonard. Elle lui cria inconsidérément - Ne pars pas... Mais quel sens ces paroles pouvaient-elles prendre en l'occurrence ? Puis une image aussi subitement née que disparue, la préoccupa une fraction de seconde : Un soleil couchant dont elle ne verrait plus jamais le lever.

Dans la cour de la gare, elle remonta dans leur voiture. À faible vitesse, semoncée par d'autres automobilistes, elle regagna l'Irrintzina qu'elle eût désiré ne jamais atteindre. Avant que de traverser Ascain, et d'allonger un parcours à son sens trop court, elle emprunta la route de gauche, et se dirigea sur Saint Pée sur Nivelle. Par le village d'Amots, elle redescendrait sur Sare. À Saint Pée, elle fut sur le point de céder à l'envie de poursuivre jusqu'à Souraïdé, et par l'embranchement d'Espelette qui lui ferait traverser Ainhoa et Dancharinéa, elle retrouverait Berissparen. C'était déraisonnable, inutile, et à l'Irrintzina, Kochepa l'attendait. Mais elle renverrait sa jeune domestique, dès demain, sans doute, pour rester seule avec son chagrin, et se perdre dans l'épuisement souhaitable de l'ouvrage à accomplir.

Dire à Kochepa de rentrer chez elle sembla si incongru à la jeune fille que celle-ci, accablée, crut plaire à Skania en lui proposant de "travailler un petit moment sans salaire si cela arrangeait Madame...". Ce faisant, Kochepa n'aidait pas Skania qui dut lui promettre de la rappeler incessamment, pour obtenir son éloignement. Puis Skania entreprit des travaux ménagers inutiles dans toute la maison et ne s'endormit qu'à quatre heures du matin, dans le grenier-chambre-bureau.

À midi, Oyérégui lui apportait le télégramme promis par son époux : "Excellent voyage. Situation tranchée sous peu. T'informerai sans tarder. Tendresses. Léo".

Vingt quatre nouvelles heures de travail intensif et d'impatience la conduisirent jusqu'à la seconde communication de Darius, "Contrat signé. Lettre suit pour détails et décision prise. Impossibilité momentanée prévoir durée séjour Paris. Adresser toute communication mon nom à "Nouvelles de Paris". Meilleures pensées. Léo"

Cette "impossibilité" de prévoir la durée du séjour, accroissait l'amertume de Skania, et ranimait des souffrances qu'elle s'était depuis quarante huit heures, interdites. Mais que Léonard donnât son adresse au quotidien adoucissait sa rancœur. Il subsistait donc une part de vérité dans cette affabulation dont elle prévoyait qu'avant peu, plus rien ne resterait coordonné. Elle attendait surtout la lettre annoncée. Que le rédacteur le veuille ou non, ce texte serait le miroir de ses intentions cachées. Et Skania saurait les y déceler. Jusque là, elle s'interdisait tout jugement.

Elle estimait qu'en dépit des motifs retenant Léonard à Paris, il ne pouvait rompre délibérément avec Cauche et Noredet. À l'évidence, un accord était intervenu puisque Léonard semblait déjà avoir rang dans l'équipe du quotidien. Mais elle se refusait à croire que son mari fasse fi de toute considération à l'égard des deux hommes auxquels il était redevable de sa notoriétés et qui ne laisseraient tout de même pas sans écho un procédé dont l'inélégance devait comporter des risques matériels. Mais Darius en était-il encore au stade de ce genre de raisonnement ?

Ce ne fut pas une lettre, mais un troisième télégramme que vint déposer à l'Irrintzina, le facteur Idusciuerrenea, quarante huit heures plus tard. Et par ce dernier message, Darius confirmait l'obligation à lui faite, en raison des responsabilités qu'il acceptait aux "Nouvelles de Paris", de rester sur place. Il lui demandait même de remplir ses malles de tous ses documents professionnels et de les destiner à l'adresse du quotidien. Puis dans la même soirée, Idusquerrenea remonta pour remettre à Madame Darius la lettre annoncée la semaine précédente. Skania alla la lire au grenier-bureau en ne doutant d'avoir à y cacher la peine qu'elle en tirerait. Et elle lut, lentement, à haute voix, au milieu des livres épars qu'elle avait déjà colériquement jetés à bas des étagères.


"Ma petite Kani,

"C'est le grand changement, je crois, que nous a prédit, un jour (comme il est lointain) qu'elle lisait dans les lignes de ta main, une gitane nous ayant abordés à la terrasse des Deux Magots, dans ce village de Saint Germain des Prés, si cher à nos cœurs, à nos souvenirs. Les NOUVELLES de PARIS sont riches. Plus riches, peut-être, encore, que ne l'était "l'HOMME du SIECLE" au mieux de sa puissance. Janzé tente de remonter, dans une grande ville de l'Est où il a trouvé des appuis, une "situation professionnelle, que l'âge rend aléatoire. Et bien que la Betwey ait définitivement réintégré les USA, le bougre s'agite, convainc, rameute, prophétise, avec ténacité et audace. Parti avec fulgurance, il est retombé avec fulgurance. Quelle existence et montagnes russes, que la nôtre !

"Tu vois donc les avantages que me confère un poste de directeur littéraire dans un quotidien qui, chaque jour, traitera un ouvrage, ou un sujet littéraire, voire d'un "personnage littéraire. Je ne te dissimulerai pas plus longtemps (je le savais mais désirais t'en réserver la surprise) que ma somme définitiviste, rachetée aux Cauche et Noredet, contre monnaie trébuchante pourrait paraître en feuilletons hebdomadaires, d'ici la fin de l'année. Mais la grande nouvelle n'est pas là : eu égard aux ramifications et imbrications que les promoteurs de cette entreprise de presse sont capables de contrôler, et à la nature de certains autres investissements pratiqués par le groupe auquel ils appartiennent, j'ai décidé d'investir les trois quarts de notre avoir dans l'entreprise même, et d'y ajouter en permanence ce que je recevrai en droits "d'auteur à partir de maintenant. Bien entendu, j'ai prévu ta position en la combinaison, et dès que l'affaire sera juridiquement élaborée, je te ferai savoir quelle somme, confortable (je te l'assure), te sera réservée mensuellement, et selon que tu habites ici ou que tu restes à Berissparen, te sera acheminée avec rigueur.

"Mes nouveaux amis, et employeurs, disposant, de documents-massue sur Janzé-Cardroc, attendent de pied ferme que ce dernier nous provoque, pour déclencher une action qui l'aura réduit au silence, à l'inaction, et peut-être à la ruine, avant qu'il ait eu le temps de faire le point. À ce propos, Barbay lui réclame en justice, des indemnités promises en des meilleurs temps. Parce que, disons-le, Barbay a tiré de son séjour au dernier "HOMME du SIECLE" des promotions et des titres administratifs n'existant nulle part ailleurs dans la presse, il n'a toujours perçu que des mensualités de "pêcheur dans les commissariats". Et puis, apprenant qu'il était candidat à... n'importe quel poste, je lui ai fait, par personne interposée, et avant qu'il sache que j'étais dans la maison, s'il ne possédait, à vendre... quelques solides informations sur les pratiques de Janzé à l'égard de son personnel, et les enquêtes qu'il commandait à l'agence Boyut. J'avais bien vu : Barbay possède des dossiers, après examen de quelques échantillons, on lui a demandé son prix : dérisoire. Je l'ai fait doubler en l'informant, cette fois, que j'étais à l'origine de l'initiative. Il a livré correctement la "marchandise", a encaissé et a disparu. Ma compagnie ne lui plaît plus !

"Mais tout cela ne doit pas faire oublier le principal, c'est-à-dire : Nous. Que deviens-tu, seule, dans la montagne ?"

Cette question frappa Skania. Elle y vit les prémices de considérations la préparant au pire et tourna la page avec appréhension.

"Nous ne possédons plus d'appartement à Paris. Sachant que tu ne t'y plaisais plus, j'ai donné congé et fait mettre tout le mobilier dans un garde-meubles, les objets "et le linge t'étant prochainement réexpédiés par le déménageur-emballeur puisqu'en "tout état de cause, si j'observais quelque pause, elle se déroulerait à Berissparen. "L'appartement de fonction dont je jouis dépendant de la direction du quotidien, mon "adresse domiciliaire est... au journal, où tu habiterais, si tu venais me rejoindre."

Le regard de Skania s'immobilisa sur ce "..Si tu venais me rejoindre".

"Mais je t'informe immédiatement que je n'occupe encore qu'un modeste studio dans l'immeuble, le grand appartement étant en instance de complète réfection. Laquelle va durer quelques semaines, si j'en juge à l'ampleur des transformations commandées. De toute manière, je conserve mes moyens d'estimation durant quelque temps. C'est-à-dire que si je ne pouvais faire admettre mes points de vue, en dépit de la marche commerciale satisfaisante du journal, je réintégrerais peut-être l'Irrintzina."

Skania abandonna la lecture du message, leva le regard vers des gravures marines accrochées aux murs, et évalua l'incohérence de la narration qui parlait d'investissements dans une entreprise dont il n'était soudainement plus certain qu'elle correspondît à ses ambitions, puis d'appartement de fonction qu'il attendait dans une garçonnière et enfin de l'avenir d'un fabuleux organe de presse, dont, tout bien examiné, il pourrait se retirer pour une retraite à la Confucius. Par ce désordre et ces paradoxales perspectives, Darius étourdissait Skania, la déboussolait, décourageait chez elle toute initiative de reprise en mains de la situation. Ce traitement visait à la briser. Elle s'en convainquait et conclut que la seule réalité tangible, celle dont il ne parlait pas, émanait de Ludovicienne, qui devait lire par-dessus son épaule, les mots l'assurant que son règne se substituait à celui de Madame Lutaire. Mais il fallait terminer le déchiffrement de ce langage codé

"Je te dis donc, patience. Le tirage des premiers numéros des "Nouvelles", augmente chaque jour, mais reste toujours trop court. De la suite de cette expérience, je déduirai ce qu'il conviendra, t'en ferai immédiatement part. Et t'appellerai s'il y a lieu... Dès que tu en auras les loisirs, expédie-moi une grande malle de linge de corps ?"

Requête inutile. Skania venait d'y pourvoir. La malle anglaise contenait la garde-robe principale de Léonard.

"Voilà, ma petite Kani. Je pressens l'aurore d'une ère exceptionnelle qui te délivrera de tous tes soucis..."

Il l'embrassait, avec rappel à leurs heures de tendresse. Et Skania ne pouvait s'interdire de supposer que tous ces artifices n'apparaissaient que parce qu'elle avait fait allusion au meurtre qu'elle s'affirmait capable d'accomplir. Dans son effarement, dans sa chute d'un sommet qu'elle avait cru longtemps habiter, Skania saisissait que c'était là le jour d'un divorce virtuel, contenu dans les termes de cette lettre, qui, par ses commentaires sur la prospérité future des "Nouvelles de Paris", ne serait pas intégralement émanée de l'inspiration de Léonard. Et qu'une telle immixtion existât dans une correspondance à elle destinée, la révolta si puissamment qu'elle éprouva le besoin de sortir, marcher autour de l'Irrintzina, de se dépenser physiquement afin de consumer ses velléités colériques.

Déambulant sur les bords de la Vorane, elle évoquait la noble figure de son père qu'un tel événement bouleverserait autant que sa mère. Son oncle le pasteur ne la reverrait sans doute jamais. Celui-ci, d'ailleurs, ne portait pas une sympathie exubérante à sa nièce qui n'avait jamais donné d'enfant à son époux. Lacune constituant, au regard d'un dévot rigoureux, le suprême péché. Mais en vérité, se succéder à lui-même laissait Darius indifférent. Comme Maximilien Kraulmann, dit Barberousse, connu à la pension Mollinais, Darius pensait sans doute que la croissance ininterrompue de la gent humaine, en nombre, et qui, donc, un temps, deviendrait pléthorique, justifiait que l'on ne contribuât pas à la propagation d'une espèce qui, insidieusement, biologiquement, naturellement, étoufferait un jour toutes les autres. Et en périrait peut-être elle même. Mais cela relevait d'une autre philosophie que celle dont s'inquiétait l'écrivain-philosophe, dont le comportement, pour l'heure, accablait son épouse d'un immense désespoir, en lui laissant découvrir qu'elle n'avait jamais authentiquement compté pour lui. À son tour, elle s'accusait d'orgueil. Qu'elle ait contribué à l'ascension de son mari restait indéniable. Mais peut-être Léonard eût-il tout pareillement, mais différemment, connu la même notoriété avec une autre femme. Et peut-être même, et encore, sans femme attitrée. Pour qui se prenait-elle, pour exiger pareille fidélité d'un individu vers lequel elle s'était plus certainement portée, qu'il ne s'était porté vers elle ? D'ailleurs, sans les encouragements réitérés de "Tante Colette", Skania n'eût peut-être jamais osé imaginer devenir Madame Lutaire-Darius.

L'homme qui œuvrait à l'élévation d'un phare pour l'humanité, ni discernait pas nettement les écueils jalonnant sa propre route, trop privé, sans doute de ce "Sens qui manquait aux hommes". Que de fois cependant, en regardant travailler Léonard, ou en l'écoutant lui lire ce qu'il extirpait de plusieurs nuits d'enfermement en son grenier, elle s'était extasiée à la découverte des lueurs fulgurantes qu'il projetait sur le fonctionnement de la raison humaine. Le génie de cette créature ne pouvait être mis en cause. Mais pourquoi cette machine à penser, à imaginer, à créer, restait-elle si mal protégée, si fragile, et se déréglait-elle si fréquemment ?

Revenue à l'Irrintzina et sous l'influence d'elle ne savait quelle force, Skania s'était saisie d'un exemplaire du tome premier du "définitivisme". L'ouvrant au hasard, elle fut frappée de certaines considérations semblant empreintes de signification éternelle. Elle y découvrait comme une édification, une semi-religiosité la plongeant dans une clarté et une tonalité immatérielles pour la description desquelles lui manquaient les moyens d'expression. Et la nuit la surprit sans qu'elle eût rien absorbé depuis le matin. Bien que rompue, elle fit les malles et les caisses qu'elle eut le courage de clouer elle-même, afin qu'il n'existât pas de témoin du bouleversement matériel ni de celui de son état. Kochepa la trouva prête à transporter avec elle les colis à Saint Jean de Luz. Mais elles durent accomplir deux voyages, et il était déjà midi lorsque sur le quai de la gare, Skania apposait les étiquettes sur les malles. Sans doute avait-elle expédié plus que ce que sollicitait Léonard, mais convaincue qu'il ne reviendrait plus jamais à Berissparen, elle se résolvait à lui faire tenir l'intégralité de ses documents et de ses vêtements. Elle ne conservait que le souvenir, quelques lettres, la demeure où elle estimait avoir été heureuse, parce qu'ignorante de ce qu'étaient le fond du cœur et le fond de l'esprit de Léonard.

Kochepa avait accompagné Skania sans que celle-ci lui fournît quelque indication, et la jeune fille n'en demandait pas. Plusieurs heures après le retour de Saint Jean de Luz, Skania recommanda à Kochepa de réunir ses propres affaires, et de regagner sa maison de famille. Elle lui accordait quinze jours de repos. Puis lui ayant réglé un mois de salaire pour une semaine de présence, elle lui remit encore quelques vêtements que Kochepa regardait avec envie dans la penderie, et l'accompagna quelques centaines de mètres sur le chemin, en lui demandant de lui donner de ses nouvelles par une courte correspondance écrite au dos d'une carte postale. Pour le prochain séjour, Skania irait la chercher avec la voiture, et elles reviendraient toutes les deux en décrivant un long détour.

Seule, Skania s'absorba en des travaux ménagers, prit un léger repas, puis dactylographia deux articles qu'elle signa du nom de Léonard, en prépara l'expédition postale, et rédigea encore quelques lettres manuscrites. Jetant sur ses épaules une pèlerine comme les basquaises en confectionnent les jours d'hiver, elle partit vers Berissparen afin de poster tous les plis préparés. Il faisait très sombre. Elle se retourna à différentes reprises pour juger de l'effet de la tache lumineuse que l'Irrintzina, éclairée de l'intérieur, jetait au flanc de l'Otxogorrigagna.



38


Dans la salle spacieuse, claire, haute de plafond, une table de forme elliptique recouverte d'un tapis vert jade de la même qualité que le reps enveloppant les neuf fauteuils devant lesquels, en cuir fauve, se succédaient neuf sous-main, neuf encriers, neuf cendriers, attendait son neuvième hôte.

L'un des battants de la porte double s'ouvrit, et le Directeur général des "Nouvelles de Paris" pénétra. Il prit place à l'extrémité du vaste plateau autour duquel, déjà réunis, se côtoyaient l'Administrateur, l'Inspecteur général des Ventes, le Directeur politique, le Directeur Littéraire, le Rédacteur en Chef, le Directeur de la rubrique "étranger", le Directeur des reportages, le Responsable de la rubrique sportive.

Chaque matin, depuis seize jours, de dix heures à onze heures quarante cinq, les mêmes personnages se réunissaient dans le même ordre, au même lieu, pour le même examen des informations "Les Nouvelles de Paris" stupéfiaient leurs fondateurs par l'essor imprévu, inexplicable, jaillissant, de leur tirage, se développant deux fois plus rapidement que les prévisions du plan d'exploitation.

Si après la confection rituelle et symbolique du numéro zéro, la première journée voyait s'enlever cinquante mille exemplaires, selon le chiffre prévu, la seconde journée, avec soixante seize mille exemplaires, provoquait des sourires de satisfaction limités par l'inesquivable rémittence succédant aux premières heures de la curiosité publique. Mais celle-ci ne s'accusait pas. Et le troisième jour quatre vingt deux mille feuilles distribuées ne produisaient davantage de bouillon que les quatre vingt dix mille exemplaires diffusés le quatrième jour. Certes, la retombée, durant deux journées, à moins de soixante dix mille exemplaires restait un négligeable incident, en comparaison du franchissement de la barre des cent mille. Et bientôt cent vingt mille exemplaires en-dessous duquel n'était plus retombé le tirage des "Nouvelles de Paris", qui s'étant fixé une année pour atteindre les cinq cent mille exemplaires quotidiens sur l'ensemble du territoire national, allaient y parvenir en moitié moins de temps.

Parmi les membres de l'Assemblée directrice réunie en cette matinée, le directeur littéraire, Léonard Darius, savourait avec d'autant plus de secrète délectation les énoncés arithmétiques, que responsable du contenu littéraire du quotidien et de son orientation résolue vers la clientèle liseuse, il entendait rapporter par les inspecteurs dépêchés vers différents points de vente en kiosque, que ce qui portait les nouveaux lecteurs vers le dernier né des organes de presse quotidiens, tenait en ce que Darius exigeait des trois collaborateurs et adjoints sur sa demande, qu'ils dépouillent, détectent, lisent rapidement avant approfondissement, tout ce qui en une journée, s'écrivait, s'imprimait, se diffusait à travers le pays. Et en ce moment même où le directeur général rendait hommage à Darius pour son excellente appréhension de la conjoncture, il n'omettait toutefois point d'inviter son équipe à se préparer à un "retour de manivelle", caractérisé par sa réaction des confrères parmi la clientèle desquels, les "Nouvelles de Paris" puisaient brutalement, inopinément, incongrûment.

Les dispositions prises par le directeur général voulaient que dès l'apparition du succès d'une rubrique ou d'une initiative heureuse, et donc lucrative, on utilisât des crédits spéciaux, réservés à l'élargissement de la pratique rémunératrice. Et le directeur proposait un quatrième adjoint à Darius, dont l'efficacité eût incommodé Skania, se disait Léonard.

Dans cette assemblée un dixième personnage constituait, bien que de présence alternative aux conférences préparatoires, une puissance permanente, peu loquace, mais lourde de tous les secrets et intentions du directeur général : le secrétaire particulier d'y celui, devenu son inusable compagnon de route blanchi sous le harnois par quarante années de cheminement de conserve ; et ayant préféré, en dépit de cent occasions de dominer et commander, la fonction de fidèle éminence grise, à celle d'épisodique éminence rouge. Et d'une modestie suffisamment réfléchie pour que la majorité des gens présents dans cette salle ignorât que sous un pseudonyme bien connu des vieux routiers de la presse, circulant, en librairie, et sous des apparences virgiliennes, les sévères appréciations d'un journaliste au cuir tanné par le frottement à mille confrères. Aldebert Korbin, c'était son nom, sténographiait les déclarations des orateurs et remettait le tout à son secrétariat afin qu'il en constituât de précieuses archives. Et c'est à l'instant où le directeur général demandait à Korbin d'exprimer son sentiment sur les raisons de la réussite de la technique Darius, qu'un heurt affirmé à la porte à deux vantaux fit pivoter toutes les tètes. Agacé, le directeur général se dressa comme un ludion, se dirigea d'un pas nerveux vers la porte qui, s'ouvrant, le mit face à l'huissier chargé d'interdire momentanément l'entrée de cette salle à quiconque. L'index sur la poitrine du visiteur, et le repoussant, le directeur l'admonestait hargneusement :

- Il est entendu, et ce depuis le premier jour de l'existence de cette entreprise, et jusqu'à sa disparition, que-je-ne-veux-rien-savoir-rien-connaître-ni-entendre- durant les conférences quotidiennes. Nous sommes tous, ici, inexistants, morts, invisibles, disparus. Autant pour le Président de la République que pour le Pape ou le Dalaï Lama....!

Et la porte fut claquée brutalement à la face de l'homme ahuri.

La conférence reprit. Darius et ses collègues sortirent à douze heures quinze de l'entretien prolongé décidé ce matin-là, par le grand patron.

Alors qu'il pénétrait dans son bureau, Darius fut happé par l'huissier malmené :

- Mademoiselle de Saint Hérault veut vous entretenir et vous rencontrer de toute urgence.

- Était-ce moi que vous veniez chercher, durant la conférence ?

- Mais bien sûr, monsieur !

Léonard se dépêcha vers le service de Ludo. De Ludo à laquelle il devait sa recommandation au patron des "Nouvelles", où elle-même assurait la direction des rubriques de mode, couture familiale, conseils ménagers, commentaires sociaux, et produisait, sous pseudonyme, un feuilleton dans la manière de Xavier de Montépin, intitulé, "Captive, mais libre !..." mis en page de telle sorte que les enthousiastes du genre puissent le découper afin de s'en composer un livret conservable. Cette perdurante publication d'un genre susceptible de nuire au prestige du quotidien ayant été reléguée au rez-de-chaussée de la vingtième et dernière page, restait ainsi quasi-ignorée de nombre de lecteurs et n'en retenait pas moins quelques milliers d'affidés n'ayant jamais pour leur part porté leur regard sur les pages littéraires. C'était là une idée de Ludovicienne et l'on attendrait environ deux mois pour en vérifier le bien-fondé. Mais la signature de Saint Hérault en d'autres pages des "Nouvelles" ayant déjà provoqué un flux de correspondance à son endroit, il semblait que l'ancienne typographe qui s'était autoparrainée sous l'égide de Théophraste Renaudot, fût promise aux mêmes vicissitudes ou gloire que les "Nouvelles de Paris".

Darius aperçut Ludo à l'extrémité d'un couloir, elle semblait l'attendre, les bras le long du corps, l'œil fixe, plus glauque que de coutume. Tout, autour d'elle, fleurait la peinture, le bois varlopé, le mastic, les vernis, la colle tapissière. Elle attendit que Léonard fût tout contre elle, pour énoncer, à voix rauque :

- Il va y avoir un malheur...

- Quoi ?

- Elle est à Paris...

- Mais qui ?

- Mais ta femme !

- L'as-tu vue ?

- Non. Mais j'ai reçu tes malles, tes vêtements, chez moi, à ton nom. Elle-même ne va pas tarder à suivre.

Léonard pâlit, hésita à prendre il ne savait quelle disposition, se ressaisit. Suivi de Ludo, il regagna son bureau, au troisième étage, empoigna l'appareil téléphonique de service intérieur et sollicita de l'une des standardistes qu'elle cherchât dans un annuaire le numéro d'appel du bureau de poste de Berrisparen, afin qu'elle demandât la communication avec le receveur, et qu'elle la dirigeât dès qu'obtenue, vers lui-même. Le combiné raccroché, il questionna :

- Quand les malles sont-elles arrivées ?

- À l'instant où je partais. Ce matin.

- Route ? Chemin de fer ?

- Chemin de fer. Comment veux-tu que cela soit transporté ?

- Comment je veux que ce soit transporté ? Mais peut-être acheminé par quelqu'un. Peut-être par elle-même, puisqu'elle dispose de la voiture.

L'expression de Ludo manifestait que c'était là une éventualité lui étant restée étrangère. Léonard haussait les épaules en talonnant d'un angle à l'autre de son bureau. Il sonna le planton de l'étage.

- Écoutez-moi très attentivement, Gaston. Ce que je vais dire est d'une telle importance que l'on peut presque dire qu'il s'agit d'une question de vie ou de mort.

Afin de dissiper son saisissement, l'homme se moucha, se lissa la chevelure, et sans y être invité, prit place sur un siège à côté de Léonard, qui poursuivit :

- Une dame, plutôt petite, cheveux châtain foncé, figure ronde, assez jolie, pourrait venir me demander. Elle s'annoncerait comme étant Madame Darius, ma femme. Répondez que je viens de sortir, mais que vous allez vous renseigner pour lui indiquer l'heure de mon retour. Sur ce, vous gagnez le bureau réservé aux entretiens avec les visiteurs, et de ce lieu, vous me prévenez téléphoniquement. Et discrètement. Je vous dirai, éventuellement, ce qu'il convient que vous fassiez. Bien entendu, tout cela est étranger au service, et je vous en serai personnellement et ultérieurement reconnaissant...

L'huissier esquissa un geste signifiant que cette dernière considération était superflue. Ou bien qu'il faisait confiance à Monsieur Darius. Puis il s'éclipsa. Et le silence dura jusqu'à ce que la standardiste informât Léonard qu'il devrait patienter trois quarts d'heure, avant que d'être en communication avec Berissparen. Il était midi quarante. Le bureau rural ne rouvrirait donc qu'à quatorze heures. Mais Oyérégui, habitant au-dessus des guichets, se dérangerait vraisemblablement, ce que souhaitait Léonard. Il recommanda à la standardiste de maintenir l'appel, et que s'il n'était pas auprès du téléphone lors de l'appel, on le fasse rechercher dans la maison. Il soupira, reposa l'appareil, examina Ludo :

- Mais tu trembles ?

Elle ne dissimulait pas sa peur.

- Suppose qu'elle surgisse ici !

- Et après ?? Elle ne sait seulement pas comment fonctionne un revolver.

- Parce que toi, tu n'as pas peur ?

Il hocha la tête :

- Pas de la même chose, et pas pour les mêmes raisons.

Se remémorant sa conversation avec Skania, Ludo émit lentement :

- Elle était d'un calme, ce matin-là, qui ne permet pas de mettre la menace au crédit de l'excitation nerveuse !

- Sans doute. Mais des semaines se sont écoulées. Elle a réfléchi ; s'est faite à l'idée de la situation.

- Je t'assure que le propos et la tonalité émanaient de quelqu'un qui venait de longuement réfléchir...

- Accorde-moi tout de même que je suis à même d'établir des pronostics sur ses réactions : je la pratique depuis quelques années.

- Cela ne prouve rien. Nombre de gens ne tuent qu'une fois. Et après avoir acquis beaucoup d'expérience et d'insensibilité. C'es connu des magistrats.

On frappa à la porte du bureau. Ils sursautèrent, pâlirent ensemble. Et Ludo recula dans l'angle le plus éloigné. Léonard alla ouvrir. L'huissier apportait une communication écrite, sans relation avec les préoccupations de l'instant. Léonard se reprit à déambuler, et Ludo à soupirer et fourrager dans sa chevelure. Puis elle conclut :

- Si nous devons vivre longtemps de la sorte... Je préfère rejoindre mon bureau. Préviens-moi dès la moindre information.

Darius prit place devant des dossiers, des notes, des épreuves, de la correspondance, Mais il ne les vit point, se prostra, regard fixé sur un point dans l'espace, les, mains croisées sur sa table. La sonnerie téléphonique le ranima. La communication s'établissait bien avant le temps prévu.

- Allo, Berissparen... Monsieur Oyérégui ?

- Lui-même !

- Léonard Darius à l'appareil...

- Eh ! beh ? Comment allez-vous ? Qu'y-a-t-il que je puisse faire pour vous pour que vous m'appeliez de la sorte ?

- Voilà, mon ami, je suis très inquiet. J'attendais un message ou un téléphone de Skania, ces jours derniers. Et je ne reçois rien. Pourriez-vous demain matin, demander à Idusquerrenea, même s'il n'a rien pour nous, de monter jusqu'à l'Irrintzina ?

- Comment cela, demain matin ? Mais je vais m'y rendre de suite et en personne. Où et à quelle heure, puis-je vous rappeler ?

- Notez un numéro : EYLau 97-97. Demandez le poste 17. Je m'absente pour prendre quelque chose sur le pouce, au tabac du coin. Je serai de retour dans quarante minutes, au plus tard. Je reste à veiller jusqu'à ce que vous m'appeliez. Prenez le taxi. Faites les frais nécessaires. On règlera cela ensemble...

- Je l'espère bien. Je vais même me commander un repas chez Guéro. Taisez-vous, tenez. Je pars dans une demi-heure. J'ai largement le temps d'être de retour pour quatorze heures. N'attendez rien avant. D'ailleurs, il ne peut rien y avoir de grave ; ma femme l'a vue voici quatre jours jeter tardivement du courrier dans la boîte extérieure du bureau. Idusquerrenea a porté hier matin, un colis de je ne sais quoi, des graines envoyées par une maison d'horticulture, il me semble, et comme la porte était grande ouverte, il a laissé cela sur la table de la grande salle. C'est l'heure où Madame Darius se rend chez Bélégui pour acheter le lait frais. Donc, hier, tout allait normalement...

- Je vous remercie déja, vieux. À tout à l'heure...

Léonard se précipita au bureau de "page féminine" et rassura Ludo en l'informant de la présence, toute récente, de Skania, à Berissparen. Dans le plus court des délais, elle ne pourrait arriver que ce soir. Mais Ludo ne se laissant pas rassurer, Léonard insista :

- Comme je la connais, un avertissement vaut pour elle une sentence. Savoir qu'elle a jeté le trouble, et peut-être le remords, dans notre esprit, lui paraît suffisant pour que nous ne nous supportions plus l'un l'autre...

Le couple prit son repas dans un restaurant voisin, et Léonard fut de nouveau devant l'appareil téléphonique à treize heures cinquante cinq minutes. En dépit de ses efforts, il ne put s'intéresser à aucun papier, se concentrer sur aucune réflexion étrangère à ses tracas pour ennuyeux qu'ils fussent, il eût désiré des visiteurs, des interlocuteurs, autres que Ludovicienne. Malencontreusement, cette journée étant l'hebdomadaire interdite de réception, chaque service y rattrapait un éventuel retard. Mais l'heure fuyait sans que tintât le timbre du téléphone. Quinze, seize, dix sept, puis dix huit heures, résonnèrent dans les couloirs et les services, sans que parvînt l'appel promis. Le personnel évacuait l'immeuble, et aux saccades des machines à écrire, se substitua le cliquetis des linotypes, montant de l'atelier de composition fonctionnant dans les sous-sols. Plus tard, le vrombissement des rotatives emplirait l'immeuble de sonorités cataclysmiques lorsque serait mise en route l'impression des pages d'annonces et de faits divers, qui ouvrirait le bal nocturne et répété de tous ceux qui autour de ces monstres odorants, fidèles et trépidants, assisteraient à la gloutonne dévoration de bobines blanches et d'encre noire.

À dix neuf heures, incapable d'attendre davantage, Léonard appela lui-même Berissparen. Mais cette fois, personne ne répondit. L'inquiétude se transformait en angoisse. Assise près de la fenêtre, dans le bureau de Léonard, Ludo rongeait ses ongles et lissait toujours sa chevelure en d'alternatives et inconscientes démonstrations de détresse. À vingt heures Léonard décida de réitérer l'appel à Berissparen. Il projetait, à tout hasard, de se rendre à l'arrivée du train de Bordeaux afin d'y surveiller la descente des voyageurs. Mais il ne pourrait s'y porter qu'autant qu'Oyérégui lui aurait rendu compte de son déplacement. Il posa la main sur le combiné du téléphone comme retentissait la sonnerie. Oyérégui parlait. Ludo se precipita sur l'écouteur, ferma les yeux, quatre ongles de la main gauche entre les dents.

- C'est vous, monsieur Darius ?

- Je vous écoute, mon vieux...

L'homme ne se hâtait pas.

- Je n'ai trouvé personne à l'Irrintzina, Monsieur Darius ?

Une tonalité métallique vibrionnait dans les écouteurs, comme une surtension.

- À quelle heure étiez-vous là-haut ?

- D'abord à treize heures trente. Puis j'y suis retourné à dix sept heures. J'en reviens, pour la troisième fois, à l'instant. Je me suis permis d'entrer. J'ai appelé. La grande salle restait vide, avec le petit colis de graines sur la table. Je me suis permis de pénétrer dans la chambre du bas, puis dans votre chambre-bureau, où, ayant frappé sans obtenir de réponse, je suis entré. Je n'ai vu que votre bibliothèque vide. Et tout le reste en ordre...

- Je sais. C'est moi qui me suis fait expédier presque tous mes bouquins, dont j'ai besoin au journal.

- Ah ! bien. C'est différent. Je m'inquiétais. Pour le reste, il y a des vêtements à Madame Darius sur des chaises. Mais d'elle, je n'ai pas vu la main, mon bon Monsieur. Oh ! à votre place, je ne me bouleverserais quand même pas. Madame Skania aime. aussi beaucoup les promenades en montagne. Comme elle était seule, peut-être est-elle à Itxassou, chez...

Le receveur s'exprimait par bribes de phrases en s'efforçant de ne laisser point trop d'espace entre chacune, et d'imaginer des faits. Il atermoyait, mais ses artifices trahissaient un profond embarras.

- Mais non, mon vieux. Elle n'aurait pas pris la route toute seule, et n'aurait pas laissé les portes ouvertes...

-  à, Monsieur Darius, c'est vous qui le lui avez appris, sauf votre respect...

Il tentait de rire, heureux de trouver un dérisoire dérivatif à son énumération inutile. Mais Léonard revint au propos.

- Est-ce que Madame Oyérégui s'est renseignée à la ferme ?

- Bien sûr...

- Alors ?

- On ne l'a pas vue depuis plusieurs jours...

- Et vous ne m'en dites rien ?

- Je sais, je sais. Mais je ne peux tout exposer à la fois, Il faut garder votre calme, Monsieur Darius. Dans notre pays, il ne peut rien arriver de grave à une femme seule. Surtout que tout le monde vous connaît bien, tous les deux...

- Je l'espère...

Léonard observa une courte pause durant laquelle il jeta un regard vers Ludo qui ne s'en aperçut pas. Puis quelques secondes s'écoulèrent durant lesquelles les deux hommes restèrent sans converser, attendant que l'autre émît une nouvelle suggestion, renouât le fil. Léonard désirait conclure :

- Oyérégui, je vais abuser de votre immense courtoisie : envoyez quelqu'un demain matin à l'Irrintzina...

- Mais, j'ai même prévu d'y retourner au milieu de la nuit, et avec votre permission, ma femme se calera dans un fauteuil pour attendre Madame Skania...

Léonard protesta, mais Oyérégui fut intraitable.

- C'est prévu. Nos dispositions sont déjà prises. Nous nous remplacerons jusqu'au retour de votre épouse. Comme je serai pour sept heures, en raison du service télégraphique, au bureau, vous m'y appelez. Convenu ?

- Entendu. À tout hasard, puisque aucune recherche n'est à négliger, je me rends tout à l'heure à l'arrivée d'un train de Bordeaux...

Leur bonsoir fut étrange, affaibli par leur gêne mutuelle bien que dans la forme affectueuse habituelle avec laquelle le receveur traitait Darius. Ludo avait entendu, sans rien suivre ni associer. Léonard la secoua :

- Tu iras t'installer à l'intérieur du petit bar voisin de ton immeuble, d'où tu me téléphones, tandis que je me rends à la gare d'Austerlitz. Dès après l'arrivée du train, je te téléphone.

Ludo dut faire un effort pour construire une phrase.

- Cette nuit, il vaudrait mieux que nous couchions à l'hôtel...

- Nous aviserons à mon retour. Pour l'instant, bornons-nous à cela.

Dans les couloirs du métropolitain, Ludo refusa de regagner la rue Saint Eleuthère. Ils convinrent alors qu'elle attendrait dans l'arrière-salle d'un débit du boulevard de l'Hôpital, jusqu'à ce que Léonard vînt l'y retrouver. S'il n'avait pas reparu à une heure déterminée, ce serait le signe de la présence de Skania. Auquel cas, Ludovicienne regagnerait seule son domicile. Vingt minutes avant l'entrée en gare du convoi, Léonard déambulait sur le quai, se contraignant à maîtriser sa fébrilité ainsi que le dérèglement d'une imagination singulièrement pessimiste. Le train en provenance de Bordeaux déversa des voyageurs que Darius, à cinq pas de la locomotrice, dévisagea un par un.

Dès que Ludo l'aperçut, elle n'attendit pas qu'il ait parlé.

- J'ai réfléchi. Si elle voulait nous faire du mal, elle se serait déjà signalée. Il y a autre chose, Léonard, je le sens...

Il la vit se contracter, faire craquer ses phalanges, presser ses paupières. Il redouta une syncope, appela le garçon :

- Un grog, très chaud, très rapidement, s'il vous plaît.

Puis il parla à Ludo, lui prit la main, tenta de capter son attention. Le grog servi, il insista pour qu'elle l'absorbât brûlant. Elle toussa, repoussa le verre après la première gorgée. Son regard perdit de sa fixité. Elle parla moins rapidement.
- À quelle heure est le train pour Saint Jean de Luz, ce soir ?

Il la considéra, ébahi, cherchant dans sa mémoire :

- Vers vingt trois heures cinquante, je crois...

- Il est vingt deux heures trente. Ça te laisse le temps de passer à l'appartement prendre l'indispensable et sauter dans ce train...

Subitement brutal et réprobatif, le visage de Léonard se durcissait.

- Que t'arrive-t-il ? Je dois téléphoner à Oyérégui demain matin à sept heures. Il n'y a rien d'autre à faire d'ici là...

- Rien d'autre à faire ? Mais que crois-tu apprendre demain matin, au téléphone ? Tu sais qu'elle est sans doute partie de chez elle depuis plusieurs jours et qu'elle n'est pas revenue ; qu'elle n'est pas davantage à Paris. Et tu attends. Qu'attends-tu ?

Il convint qu'il ne pouvait plus guère attendre quoi que ce fût de logique, puis énonça lentement :

- Elle a dû partir chez elle...

- Il n'y a que sur place que tu pourras t'en assurer. Si tu n'y vas pas, c'est moi, qui irai ! Et quelles que soient les complications que cela entraînera. Je ne peux plus supporter cela, Léonard !

Elle éleva le ton de sa voix, en prononçant la dernière phrase, et dissimula son visage entre ses mains. Elle suffoquait, ployée, secouée comme assise sur une machine trépidante.

Le taxi dans lequel ils s'étaient jetés les abandonna dans le bas de la rue Foyatier, Ils gravirent avec circonspection les degrés. A Ludo, questionnant sa concierge sur une éventuelle visite, celle-ci déclarait n'avoir rien vu ni entendu. Le couple arpentait le quai du rapide quinze minutes avant son départ. Ludo pleurait toujours, mais ce n'était pas le chagrin de la séparation, d'ailleurs éphémère. Elle pleurait sans autre raison que la conviction par elle ressentie, que le drame allait sourdre sous leur pas, et sous une forme imprévisible. Et insuffisamment courageuse pour regagner seule la rue Saint Eleuthère, elle passerait la nuit dans l'un des hôtels du boulevard de l'hôpital, à proximité de la cour d'arrivée des voyageurs.

Avant de quitter Paris, Léonard avait télégraphié à Oyérégui. Et le receveur accueillit à sa descente du train, un homme épuisé, venant de décider, si, comme il en était convaincu, Skania avait regagné Copenhague, de l'y aller reprendre. Et de vivre désormais à l'Irrintzina... Il abandonnerait les "Nouvelles de Paris", Ludo, et toute cette stérile agitation dont Skania l'avait tenu écarté un temps. Et à laquelle, soudainement, par il n'eût su exposer quelle transmutation, il attachait une influence néfaste.

Pour son étonnement, Léonard, avant même d'avoir échangé une parole avec le receveur, perçut une lueur optimiste dans le regard de son ami.

- Alors, receveur ?

- Il y a du nouveau, Monsieur Darius, du bon nouveau... Madame Skania a été aperçue, ce matin, au petit jour, à cinq heures et demie, avec son sac de montagne, ses grosses chaussures et la makhila, sur le sentier qui descend aux grottes de Sare. C'est Urtuz, qui venait d'accoucher une femme de Suhescun, qui l'a rencontrée. Enfin, aperçue, plus exactement comme il n'était pas encore informé de tout ce remue-ménage, et qu'il avait hâte de rentrer chez lui, il ne lui a même pas parlé...

Par l'une de ses foucades, comme son tempérament en secrétait d'étranges, Léonard fut envahi par la mauvaise humeur et se reprocha autant son alarme irraisonnée, ce déplacement intempestif, que ce projet sottement sentimental de retour à l'Irrintzina, alors que sa femme, insoucieuse de sa panique, déambulait touristiquement par gorges et pics. Cette absence de Paris resterait préjudiciable aux intérêts de Darius auprès de la direction des "Nouvelles". Comment s'était-il laissé convaincre par cette pleutre de Ludo, débagoulante de prémonitions sinistres ? En voilà une avec laquelle il ne risquait pas de finir sa vie. Mais puisqu'il était présent à Berissparen, il importait qu'il réglât au mieux ce contre-temps. Et il attendrait à l'Irrintzina le retour de Skania.

Oyérégui, témoin involontaire, d'un différend entre les époux lors d'une montée impromptue à la demeure de Darius, subodorait un inquiétant mystère dans l'existence du couple, mais se gardait de solliciter quelque éclaircissement. L'écrivain lui en fournirait si bon lui semblait.

L'Irrintzina était restée ouverte à tous vents depuis plusieurs jours. Ce qui, en dépit de l'information du matin, ne laissa pas d'intriguer Léonard. Cet abandon de vêtements sur les sièges restait contraire aux habitude de la danoise. Léonard ouvrit l'armoire et constata l'absence de linge ainsi que d'un imperméable, d'une paire de lunettes de neige, et de toutes les pièces d'identité de sa femme. Il était cependant impensable que Skania eût envisagé de regagner Odensee dans cet équipement. Ensuite, pourquoi aurait-elle séjourné une semaine dans les environs alors qu'en gagnant Bordeaux, elle serait parvenue par relais, à joindre le Danemark ?

Il devait la rechercher, la rejoindre, la secouer, la ramener, la tancer, la rassurer. Et peut-être l'emmener de force à Paris. Plus tard, on aviserait. Leur voiture était là, sous bûche, derrière la maison, dissimulée dans un hangar à bois sans porte. Il projeta de regagner Paris avec le véhicule, et quelques affaires restées dans les meubles, dont Skania aurait l'emploi à Paris. Et il déplora s'être défait de l'appartement du boulevard Bourdon. Mais pour l'heure, il allait attaquer la montagne, les torrents, avec un sac de couchage, des brodequins, et la makhila. Redescendu à Berissparen pour prier Oyérégui de reprendre ses obligations sans plus s'inquiéter, il le tiendrait informé. Darius se restaura d'un frugal petit déjeuner dans un café du village, et acheta les journaux locaux et environnants : Le Phare Bayonnais, l'Echo de Tarbes, le Palois, la Gazette de Lourdes, la Tribune Basque, la Petite Gironde, le plus important de tout le sud-ouest. Si Skania restait introuvable à bref délai, Léonard insérerait dans chacune de ces feuilles un appel pour elle seule compréhensible. Il en composait déjà la formule... "Olivier est là. Attend nouvelles de S. Angoisse. Prévenir PTT Ber." Puis, bien que soudainement profondément las, il partit en direction des grottes de Sare.

Le receveur ne revit Léonard que le lendemain à midi, harassé, et amaigri comme par une semaine de pérégrination en montagne, flageolant, épuisé, et aussi démuni d'indice que d'espoir. Il avait marché toute la nuit, interrogé les habitants de fermes isolées, s'était allongé deux heures dans son sac de couchage, dont l'humidité pénétrante le tirait avec des maux de tête. Parti pour rejoindre Berissparen par des sentiers contournant l'Atchuria, il était remonté jusqu'au col de Lizarietta, et à bout de force, atteignait le village, seul, aussi désolé qu'à son départ, et d'humeur exécrable. Il ne songeait qu'à dormir mais demanda néanmoins à Oyérégui de diffuser dans toute la presse présente au village, la formule ressassée depuis des heures dans sa tête. Puis il griffonna un message jeté subrepticement à la botte, dans une enveloppe au libellé quasi indéchiffrable : "Mme L. de S.H.22ter rue St.Eleuthère. Vu personne. Supposé départ définitif pour le Nord. Rentrerai dans quarante huit heures". Et à Oyérégui qui affectait la plus candide incuriosité, il parla en l'entraînant à l'extérieur du bureau...

- Vous ne l'auriez pas supposé, mon vieux, mais Skania était neurasthénique. Elle s'ennuyait du Danemark, de sa famille. Elle voulait m'y emmener. Nous devions nous y rendre cette année. La situation exceptionnelle qui est la mienne à Paris m'oblige à repousser le projet. Elle s'en affectait. J'en déduis qu'elle s'est résolue à partir seule...

Oyérégui risqua :

- Pourquoi, dans ce cas, cette station en montagne ?

- Elle est à la fois romantique et romanesque. Un adieu à ce pays auquel elle porte beaucoup d'affection.

- Mais s'il ne s'agit que d'un adieu au pays, elle rejoindra l'Irrintzina avant son grand départ !

Le romancier n'avait pas prévu que le fonctionnaire relèverait incidemment l'anachronisme. Mais trop las pour débattre, Darius coupa court.

- Je l'espère. Aussi je reste ici encore deux jours.

Mais il ne résista que vingt quatre heures. Puis, sans attendre une éventuelle réponse aux insertions, sous le regard nettement réprobatif de ses amis, mais soucieux de ne compromettre davantage ses rapports avec la direction des "Nouvelles de Paris", Darius remit au receveur la clef de l'Irrintzina, de la voiture, avec pour mission de l'alerter dès le retour de Skania.

Oyérégui, Urtuz, Guéro, Kattaline, et même Idusquerrenea et Lissarague le libraire, virent avec des sentiments divers, Darius reprendre le train pour Paris. Guéro, qui l'avait reconduit à Saint Jean de Luz leur apprit qu'il lui semblait que l'écrivain nourrissait de très réprobatifs sentiments à l'égard de son épouse. Aucun d'eux ne comprit pourquoi. Et si personne ne le défendit, c'était que tous le blâmaient. Et tous résolurent de se partager les investigations qu'ils conduiraient, sans relâche, et sans le concours de Léonard, pour retrouver la danoise.

Apparemment, la santé de Ludovicienne ne s'était pas améliorée durant l'absence de Léonard. L'amertume des propos de la femme ajoutèrent à l'humeur bilieuse de l'homme qui réussit cependant à s'absorber suffisamment dans ses travaux afin d'y oublier quelques heures durant, ce déferlement de soucis, dont le terme menaçait n'être qu'un banal fait divers de la nature de ceux dont "les Nouvelles" composaient chaque jour deux colonnes de compte-rendus.

Il ne s'aperçut qu'au sortir de cette fureur laborieuse que quatre jours pleins s'étaient écoulés depuis son retour des Pyrénées. Quatre jours sans que le receveur lui ait fait parvenir la moindre information. Celui-là exagérait ! Il n'était pas douteux que Skania était revenue à l'Irrintzina, puis repartie définitivement. Oyérégui eût pu en faire état par une rapide communication téléphonée ou même écrite.

Nerveuse, déboussolée, surmenée par l'insomnie, minée par l'idée fixe du malheur imminent, Ludo devenait impraticable, cheminant vers la cachexie. Et Léonard constatait que le triomphe de Skania s'affirmait plus cruel et achevé qu'elle ne se l'imaginait de par la vertu de trois mots calmement prononcés, qui viciaient les relations entre son époux et Ludovicienne. Une ludovicienne, qui après lui avoir manifesté un attachement dont elle se croyait incapable, regardait, avec, chaque jour, davantage de surprise, de détachement, d'épouvante, ce cynique qui continuait à vivre sans se préoccuper outre-mesure du sort de la femme qui portait son nom. Un être qui continuait à vivre sans être tourmenté par l'éventualité que cette vie ait quitté un autre être, qui lui restait juridiquement lié, après une tourmente, dont, tous comptes établis, il restait le principal responsable.

Selon Darius, Skania, esprit positif, énergique, opiniâtre, n'agissant que sur plan arrêté, désirait apeurer son mari, et lui apprendrait, un jour, qu'elle résidait à tel lieu. Il importait donc qu'il se montrât aussi calme et obstiné qu'elle-même. Jusque là, les "Nouvelles de Paris" réclamaient son temps et son intelligence.

Ludovicienne ne le préoccupait plus que relativement et il advenait qu'ils restassent une journée sans se rencontrer. Si, parfois, Léonard passait une nuit dans le studio que la direction laissait à sa disposition, au lieu de retrouver Ludovicienne rue St Eleuthère, ce laps de temps doublait la période de mutisme.

Bien que ses responsabilités professionnelles lourdes et diverses, le harassassent, Darius ne dormait quasiment plus depuis son retour de Berissparen. Décontenancé par le pessimisme outrancier de Ludovicienne, attendant du receveur Oyérégui des informations qui ne lui parvenaient pas, baignant dans la plus absolue perplexité quant aux intentions et gestes de Skania, il reportait pour l'instant sur celle-ci sa hargne et le ressentiment que lui inspirait une conduite qu'il estimait machiavéliquement étudiée pour le désorienter, et le maintenir en état d'angoisse. Angoisse nourrie aux deux sources que constituaient et l'incertitude du sort de Skania, et l'incertitude de ses desseins. Bien qu'il se soit promis de ne point importuner Oyérégui, il résistait plusieurs fois chaque jour à la tentation d'appeler le bureau de poste de Berissparen. Puis y renonçait en se répétant que, si aucun message ne venait de là-bas, c'était que l'on y restait aussi ignorant que lui-même. Mais il ne pouvait, l'incertitude perdurant, se dispenser de connaître si son épouse séjournait maintenant à Odensee. Et pour reprendre langue avec des gens qu'il n'avait vus que deux fois depuis son mariage. Léonard recherchait un prétexte congru, qui ne les alarmât ni ne les conduisît à se poser des questions. En toute hypothèse, si Skania se trouvait bien chez eux, et qu'elle s'obstinât à rester éloignée pour amener son mari à résipiscence, il lui administrerait une leçon en vendant l'Irrintzina....

En ce qui concernait ses relations à venir avec Ludo, il se convainquait qu'ayant été provoqué par cette dernière, sa conduite d'homme conquis l'autorisait à une manœuvre, qui, bien que pouvant être jugée désinvolte, n'en restait pas moins une pratique éprouvée. Parvenant vraisemblablement à apprendre, par une quelconque fréquentation féminine de Ludovicienne, de quelle toilette ou de quel bijou, celle-ci aurait pu manifester le désir, il s'en rendrait acquéreur et le lui ferait déposer chez elle accompagné d'une missive circonstanciée, tendre et... raisonnable, lui faisant admettre que l'on ne sacrifie pas vingt années de mariage sur un caprice.

Son âge, maintenant respectable, devait lui permettre d'exploiter au maximum de ses moyens intellectuels, cette situation aux "Nouvelles de Paris", dont il pouvait attendre un épanouissement de carrière, plus puissamment grisant et flatteur que tout ce qu'avait dessiné sa soif d'honneurs, et de célébrité. Et ce serait sa réponse à Skania, qui sous l'aspect de gouvernante d'ecclésiastique, le tyrannisait comme l'eût fait une virago. Il ramasserait sa colère, et la catalyserait en une neuve énergie créatrice dont il tirerait de nouveaux projets, de nouvelles idées le haussant encore aux regards de la direction générale du quotidien.

S'enfiévrant de ses propres pulsions, il se demanda pourquoi il attendrait les événements plutôt que de les provoquer.

Demain, il s'inquiéterait de Skania. Mais ce soir même, il imposerait sa volonté à Ludovicienne.

Informé par un huissier d'étage qu'il avait chargé de la surveiller afin qu'il pût la rejoindre, dans la rue, Léonard saisissait le bras de Ludovicienne, à quelques centaines de mètres des bureaux du journal, ce même soir, à dix neuf heures trente, et l'entraînait en lui disant :

- Ne proteste pas. Ne me poses pas de question. Pour l'instant je t'emmène au restaurant. Dans un excellent, de préférence... Nous débattrons de toutes nos avanies dans le calme, et en raisonnant.

Surprise, mais docile par abdication d'initiative depuis l'énigmatique disparition de Skania, la journaliste se laissa conduire jusqu'au fond d'une salle à l'éclairage tamisé, où les couples ne conversaient qu'en souriant et en précélébrant leurs projets par d'incessantes rasades de liquides parfumés, pétillants, et très chers. Dès le début du repas, Darius parla abruptement.

- Crois-tu qu'il est utile que nous restions ensemble ?

- ... Tu m'as déjà remplacée ?

- Je n'ai personne à remplacer. Moins que jamais. Et tu me comprends. Mais nos caractères ne s'ajustent pas parfaitement. C'est la plus évidente des constatations.

Elle posa brutalement son verre dont le contenu rejaillit sur la nappe, et un serveur dut venir étendre des serviettes propres sous les couverts. Ce dernier ayant empli à nouveau les verres, Léonard commanda un autre flacon du même breuvage. L'ordre rétabli et l'homme éloigné, Ludo libéra son ire :

- Quel sinistre individu tu fais. C'est pour mêler cette pilule à mon repas que tu m'as conduite ici ? Ils ont de la morale, les intellectuels en renom, les penseurs immatérialistes seulement préoccupés de dignité humaine... Quand je pense que ce que tu exècres en moi provient des tourments que m'occasionne un événement qui devrait t'agiter encore plus que moi. Je me refuse à discuter et même à t'écouter tant que nous resterons sans nouvelle de Skania.

Il ne s'emporta pas, laissant retomber le bouillonnement de colère qu'il n'avait pas prévu, mais qu'il admettait. Puis il remonta à l'assaut :

- À cette heure, Ludo, je possède de sérieuses raisons de croire que Madame Darius est plus près de Copenhague que de Paris ou de St Jean de Luz. Mais tu conviens toi-même, que pour nous, elle est toujours là. Alors, pour notre équilibre, notre raison, notre humeur, et ce qu'il reste de propre, en nous deux, déjà maintenant faisons place nette.

Posant ses couverts, il se tourna pour être bien face à la femme.

- D'où elle est, Skania se dit : voyons qui cédera le premier. Alors, Ludo, si tu ne veux pas que je sois le vaincu, apporte-moi l'aide que je sollicite. Pour l'instant, vivons en stoïcistes. Lorsque les litiges seront résolus, nous réexaminerons ensemble les détails de notre comportement.

Ludo ne sut que lancer deux injures à la face de Darius, puis sombrer dans un accès de larmes, qui, toutefois, ne put compromettre une soirée dont il n'avait pas envisagé qu'elle fût différente. Subitement lucide à travers ses larmes, elle souriait :

- Ce que tu fais n'a aucune importance. La solution ne viendra pas de toi.

Il ne saisit pas, ne désira pas poursuivre une conversation au terme de laquelle il savait avoir atteint ce qu'il recherchait.

Rue St Eleuthère, glissée sous la porte de l'appartement, une enveloppe à en-tête des "Nouvelles de Paris", contenait le texte d'un télégramme signé Oyérégui. "Votre présence indispensable et urgente". Léonard fut d'un coup incommodé. Un vertige suivi d'une douleur électrique à l'estomac et d'une faiblesse dans les membres inférieurs. Il regarda la femme, d'apparence plus calme, presque apaisée, et posa une main sur l'un de ses bras.

- Tu es satisfaite, hein ?

Une colère l'envahissait, s'excrétait par le ton rauque de cette question affirmative. Non. Ludo n'était pas satisfaite. Elle n'était que soulagée.

- Tu ne comprends pas, toi, réputé si intelligent. Il y a des jours que je pressens ce dénouement dramatique. Il vient de se produire.

- Comment sais-tu qu'il vient de se produire ? Ce papier ne le dit pas.

Cette fois, elle hurla :

- Le papier, bien sûr ! Mais moi, je le dis, je le sais, je le sens, je l'affirme. C'est accompli. Qu'attends-tu pour t'en aller là-bas, où tout le monde t'attend... Tu ne l'as jamais méritée.

La gifler, la renverser, la piétiner peut-être même, l'eût soulagé. Mais l'attitude de conviction figeant la femme lui imposait. Et il partit de chez Ludo sans une parole, comme si le seul regard de la femme l'eût chassé.

Dans l'escalier depierre de la rue Poyatier, il s'arrêta, s'assit sur une marche, et se couvrit le visage de ses deux mains. À deux mètres de sa silhouette isolée et informe, un chat perdu, maigre et soupçonneux le huma avec circonspection et s'enfuit dans les jardins du sacré-cœur lorsqu'il entendit un râle d'homme achevant une phrase hachée et colérique :

- Me dire que je ne la méritais pas...



39


Mains au dos, le béret très bas et très débordant sur le front, moustaches tombant comme une épaisse virgule à rebours de chaque côté de la commissure des lèvres, le docteur Urtuz accueillit Olivier Lutaire sur le quai de la gare de Saint Jean de Luz. Etant du même âge, le médecin et l'écrivain, ordinairement plus familiers entre eux qu'avec les autres membres du groupe des amis d'Olivier, réduisirent la durée du préambule.

- Bon voyage, Olivier ?

- Autant qu'il peut l'être sur une convocation comme celle que vous savez. Vite, les nouvelles ?

Sans répondre, Urtuz entraîna Olivier à l'extérieur de la gare. La voiture de Guéro, José étant au volant, et Oyérégui à l'arrière, reçut les deux arrivants, et prit la route. Puisque le plus âgé, et le plus fréquemment au contact du parisien, le receveur se chargeait de la noire mission.

- Je vous sais courageux, Monsieur Lutaire...

Enchaînant sur la courte pause destinée, dans son esprit, à préparer son interlocuteur, il n'attendit aucune approbation :

- Parce que, du courage, c'est sans doute l'instant de votre vie, où il va vous en falloir le plus.

D'un ton bas, Olivier demanda :

- Où est-elle ?

Brutalement, parce que craignant que tous mollissent, le docteur lança :

- Vous ne la verrez pas.

- Parce que ?

- Parce que nous ne l'avons pas vue non plus...

Oyérégui venait de prendre la parole. Il percevait que la dureté d'Urtuz trahissait son émotion. Il fallait que l'on le relayât. Jusqu'à Berissparen, plus un mot ne fut échangé. Guéro passa devant son auberge sans stopper, et emprunta le chemin de l'Irrintzina, pendant que le médecin expliquait l'essentiel.

- Oyérégui et les autres voulaient encore attendre, vous prévenir dans deux ou trois jours seulement. J'étais d'un avis contraire. Nous avions déjà tergiversé vingt quatre heures avant que de vous alerter. Vous en penserez ce que vous voudrez, mais nous avons tous agi, même en étant d'avis différents, selon ce que notre amitié pour vous, nous commandait.

On mit pied à terre à courte distance de l'Irrintzina. Oyérégui ouvrit la porte, et invita Olivier à pénétrer. Sur la grande table étaient disposés le sac de montagne de Skania, le petit calot de laine rouge et noire, à gland, dont elle se coiffait en plein air, une chaussure cloutée, visiblement meurtrie par des chocs répétés, et tordue par l'humidité. Olivier fouilla maladroitement dans le sac. Il en tira une grande serviette de toilette, deux flacons brisés, dont le contenu, gras et parfumé, avait maculé le linge de corps. Le tout ayant séjourné dans l'eau, suintait encore par le fond du sac, que repoussa Olivier. Il s'assit sur l'angle de la table, prit entre ses doigts le petit calot de laine. Le regard perdu sur la vallée dont la porte grande ouverte lui offrait le panorama, il ne se détourna même pas vers Urtuz qui s'approchait de lui. Le médecin porta ses deux mains sur les épaules d'Olivier, et l'instant lui paraissant propice, il articula.

- Il faut bien que nous vous disions comment nous avons trouvé et rapporté tout cela.

D'une voix dont la gravité restait, jusqu'ici, ignorée de ses amis, Olivier, manipulant toujours le calot de laine, dit lentement :

- Pas de ménagement... Je vous écoute.

Et Urtuz narra que le calot avait été aperçu accroché aux ronces des bords de la Vorane, dans le bassin étroit qui précède la chute, à quelques centaines de mètres de l'Irrintzina. Le garde-fou de la passerelle en bois, qui, trois cents mètres plus haut, enjambe le torrent, était brisé, après qu'un pesant effort y ait été exercé. À cet endroit, la chute constituait une cascade d'eaux tumultueuses se brisant environ dix mètres plus bas sur des roches rondes et érodées d'où s'élevaient, les jours d'été, des bulles de paillettes aqueuses dans une giration d'arcs-en-ciel. Darius compléta, sûr de lui.

- Et c'est sur ces rochers que vous l'avez trouvée fracasseé?

- Non, fit en écho, Oyérégui. Ce n'est pas du tout cela. Elle n'est pas tombée sur ces roches. Mais dans l'eau. Entre deux blocs, sans doute. De là, le rapide l'a entraînée, roulée...

Toujours brutal, Olivier rétorquait :

- Mais quand, tout cela ? À quel moment ? Quel jour ?

Urtuz prenait la relève en exposant que c'est en constatant la destruction du garde-fou, et en venant donner compte-rendu aux services municipaux, que le cantonnier provoquait l'inquiétude et l'organisation de recherches. Or, cette péripétie majeure s'était déroulée une demi-heure seulement après le départ brusqué d'Olivier, lors de son dernier et court séjour. En examinant le garde-fou brisé, Bissecar, le cantonnier, se souvint que voici près de vingt années, un important personnage politique espagnol exilé à Pampelune, s'était jeté dans la Vorane, depuis ce pont. Bissecar gagnait le bord du torrent par le ravin, et inspectant soigneusement alentour, trouva le sac, prisonnier de deux quartiers de roche, et légèrement submergé par l'eau bouillonnante. Il devait trouver une chaussure trente mètres plus loin, elle également bloquée par de grosses pierres. Ainsi que le calot.

Olivier explosait :

- Mais ELLE, Urtuz, elle, où est-elle ?

- Je suis allé moi-même refaire, avec Bissecar, le parcours inspecté. Nous l'avons repris cinq fois. Du point de chute, nous sommes descendus en rappel jusqu'au nouveau départ en torrent, de la Vorane. Puis de ce point, avec le fils Oyérégui, avec Sorhainde, venu tout exprès d'Ascain, nous sommes, à trois reprises, trois jours de suite, descendus en cano  jusqu'au gouffre d'Escurra. Il est impossible, sans être équipé comme un spéléologue, de descendre dans le gouffre même, puisqu'à cet endroit, la Vorane plonge sous la montagne, et que l'on ne la retrouve plus qu'en Espagne, lorsqu'elle resurgit pour se jeter dans la Bidassoa, après la Venta de Yarra...

Olivier ne se plaignit point, mais ne remercia pas. Les bras croisés sur la poitrine, le regard toujours lointainement fixé à l'extérieur, il imaginait le corps de Skania, point morte peut-être, mais déjà cruellement meurtrie, heurtant successivement quantité d'écueils, avant que d'être projeté dans le gouffre d'Escurra, une sorte de cheminée dont on ignorait la profondeur, et encore vierge d'exploration. Quant au resurgissement de la Vorane en Espagne, il savait qu'en penser : cette hypothèse n'avait jamais pu être vérifiée, mais plus généralement controuvée par des géologues venus de Toulouse et de Barcelone, qui se prononçaient contre la présence de la Vorane à la Venta de Yarra. C'était une autre rivière qui renaissait là-bas. Néanmoins, la Vorane connue et visible, terminait son existence à l'Escurra.

Il sembla au médecin que l'écrivain allait glisser au sol. Il fit signe au receveur et tous deux soutinrent Olivier s'efforçant de résister au vertige, et qu'ils allongèrent sur la banquette de bois.

Urtuz conseilla :

- Nous vous aiderons à vous aliter, Guéro reviendra avec un remontant et un léger repas.

La nuit filtrait le mugissement de la Vorane. La vallée se fondait aux masses bossuées que dominait mollement le massif de l'Atchuria, sous un ciel qui s'ennuitait. A voix basse, Olivier déclara ne vouloir retenir personne. Il ne s'agissait que d'une faiblesse. Il se rétablirait seul. Mais Urtuz tenait à revenir et à administrer à son ami un roboratif prévenant toute nouvelle éventuelle défaillance. Lorsque le médecin revint, il retrouva Olivier debout. Il lui administra cependant la piqûre prévue, et tous deux restèrent longtemps assis et silencieux dans l'obscurité, dont usa le médecin pour aller discrètement porter les vêtements de la disparue dans la chambre voisine. Aucun des deux hommes n'évoqua l'absente jusqu'au départ d'Urtuz qui reviendrait demain saluer son ami.

Par la porte restée grande ouverte, le vent et le mugissement de la Vorane emplissaient la pièce plongée dans l'obscurité dans laquelle Olivier restait prostré. Les lueurs de Berissparen clignotaient dans la vallée, et Olivier s'endormit brusquement sous l'effet du soporifique, sans entendre battre des volets mal fixés.

Repassant chez Oyérégui, Urtuz recommandait à la famille du receveur de ne pas troubler le développement de la crise qu'allait traverser Olivier. Le visiter, sans doute, mais ne rien remémorer de la tragédie.

- Tu parles comme un médecin, toi. Mais s'il provoque lui-même la conversation sur ce sujet, je ne vais tout de même pas refuser de lui répondre !

Oyérégui exhibait des télégrammes émanant, de Paris et priant "Monsieur Darius" de fixer une date de retour. Ou de fournir des indications techniques pour la parution de tel et tel article.

- Tu réponds toi-même...

Oyérégui s'esclaffa. Mais le médecin insistait :

- Si, si. Je vais te fournir le texte "... Monsieur Darius sous traitement calmant. Attendons évolution état de santé pour vous aviser".

Et le médecin ajoutait ses nom et qualité à la fin du texte adressé aux "Nouvelles de Paris".

La prostration d'Olivier avait duré près d'une semaine. Le receveur l'informait, au cinquième jour, de l'initiative dont il partageait la responsabilité avec Urtuz. Une makhila à la main, un pantalon de velours accompagnant un gilet en poil de chèvre, et frappé d'une subite et imprévisible canitie, Olivier répondit gravement :

- Vous et Urtuz avez bien fait. Je vous en remercie. Je vais même vous confier des textes semblables destinés à différentes personnes. Voulez-vous prendre note des adresses et des textes, immédiatement ? Vous les expédierez dès votre retour à la poste. Groupez tout cela, et calculez-en le montant. Je vous règlerai lors de notre prochaine rencontre.

Chaussant ses lunettes, Oyérégui, ébahi, écrivit selon les prescriptions d'Olivier.

Le premier message, destiné au directeur général des "Nouvelles de Paris", lui remettait la démission de Léonard Darius, en l'informant des raisons et de l'expédition d'une lettre privée circonstanciée, justifiant les décisions irrévocables arrêtées ce jour, du nombre desquelles, Darius acceptait par anticipation, de verser une indemnité, le cas échéant, pour rupture de contrat. En tout état de cause, son état physique ne lui permettrait pas de regagner la capitale avant très longtemps -une attestation médicale jointe au courrier annoncé, en ferait foi- et l'ex-directeur littéraire du journal s'en remettait à la courtoisie et à l'obligeance de quelques-uns de ses anciens subordonnés, afin qu'ils acceptent de réunir les manuscrits et les livres de Léonard, de leur expédition en gare de Saint Jean de Luz. Un autre message, adressé à Mademoiselle de Saint Hérault, sollicitait la même opération en ce qui concernait ses vêtements, en la priant de vouloir bien confirmer, ou refuser, son accord. Attitude éventuelle qui ne déclencherait d'ailleurs aucune représaille, ni rétorsion quelconque. Le troisième message, annonçant la disparition de Skania, constituerait une bombe entre les mains de ceux auxquels il était destiné : Cauche et Noredet. Ultérieurement, Darius correspondrait avec eux longuement. Enfin, Lutaire pensa à la famille Hottenborg. Mais pour celle-ci, il se rendrait en Fionie, au cours des mois futurs. Et le receveur, qui n'oubliait rien lui dit :

- Madame Skania avait toujours ses parents, au Danemark. Comment allez-vous faire avec eux ?

Olivier déclara que ce devoir constituerait la première sortie qu'il accomplirait, dès son rétablissement. Comme Oyérégui se préparait à redescendre, ils aperçurent Idusquerrenea gravissant le chemin en direction de l'Irrintzina. Et le facteur remit à Olivier un avis du chemin de fer l'informant qu'une malle venait d'arriver, à son nom, en gare de Saint Jean de Luz.

- Oyérégui, déchirez le second télégramme. Affaire classée.

Resté seul, Léonard songea longuement à Ludovicienne.

Par les cent défauts qui la caractérisaient, dans l'indifférence qu'elle manifestait à l'égard de nombreux problèmes humains, et jusque dans la médiocrité de sa vie familiale et sentimentale, ou peut-être à cause de cela, Léontine-Ludovicienne possédait, outre une intelligence naturelle par les effets de laquelle elle s'était hissée seule jusqu'à un niveau honorable de la carrière choisie, une lucidité étrange. Mais ce serait là tout ce que Darius retiendrait de sa fréquentation intime. Bien qu'il lui fût redevable de son introduction dans un monde qui l'avait longtemps subjugué. Une introduction dont il ne tenait encore qu'à lui qu'elle lui apportât la fastueuse, bourdonnante et tumultueuse consolation qu'eût pu exiger, après cette grave blessure, son tempérament "d'homme à gloire". Comme il existait des "hommes à femmes".

Mais Léonard Darius, redevenant Olivier Lutaire, s'auto-confessait, chaque matin, palpant, de sa conscience secouée comme un chêne par un ouragan, une âme meurtrie, saignante, repentante, mortifiée, hébétée, par la violence, la paucité et la monstruosité de l'épreuve. Et sans envisager de se couvrir la tête de cendres, il souffrait profondément, atrocement, et peut-être incurablement, de l'évidence de sa responsabilité dans le naufrage d'un être lui apparaissant, maintenant, comme réunissant la bonté, la fidélité, le dévouement, et l'amour, dans toutes les acceptions de ce mot, que lui eussent jamais porté l'ensemble des bipèdes, -ses parents y compris- s'étant attachés à sa personne.

On ne peut rêver vingt cinq années consécutives. Cependant, depuis quelques jours, il semblait à Olivier, que seule, sa présence ici, matérialisait ce que sollicitaient des tendances éthiques et psychiques soudainement en conflit avec l'agitation des villes, des foules, ses réunions mondaines, des conférences de presse, des salles de rédaction, et des polémiques auxquelles, par centaines de milliers de lecteurs interposés, se livraient des hommes convaincus de leur bon droit, de la véracité de leurs affirmations, ou de la supériorité de leur intelligence ou de leurs vues de l'esprit. Certes, une partie de cette activité militait en faveur de l'existence de l'intelligence pure. Mais le progrès de cette intelligence y trouvait-il sa part ? C'était la conviction de la qualité de sa propre intelligence, qui avait obéré la perception de Léonard, jusqu'à lui dissimuler qu'il jetait Skania par dessus bord. Skania, convaincue depuis toujours, et en toute certitude, que seule, sa présence de femme et la paix des lieux, conviendraient à l'édification de l'œuvre de son époux. Une œuvre que son auteur considérait chaque jour avec davantage de méfiance, en s'interrogeant sur ce paradoxe qui voulait qu'il prétendît à munir ses semblables de pandectes moraux, et qu'il fût, lui, l'auteur, incapable de se gouverner dignement, et de respecter la dignité de son irréprochable compagne. Alors que voici quelques semaines, il eût peut-être rudoyé Skania, Ludovicienne ou quelque confrère s'inscrivant en faux contre certaines affirmations contenues dans "l'Introduction aux fondements d'une philosophie définitiviste" il eût ce jourd'hui refusé, en conscience, d'argumenter contre quelque rhéteur que ce fût, sur ce qu'il considérait depuis vingt ans, non seulement comme sa vérité, mais comme LA vérité. Et il fut soudain l'objet des mêmes affres que celles ressenties par le croyant se prenant à douter au terme de vingt années de dévotion. Il perçut encore, par là, non seulement toute la vanité de ce qu'avait pensé et cru bâtir Léonard Darius, mais encore de tout ce qu'il avait aveuglément négligé, sottement méprisé, cruellement détruit. S'il n'était encore habité de la sagesse d'un Evhémère, affirmant que les dieux, tous les dieux, ne sont que le produit de la divinisation d'êtres humains exceptionnels par leurs zélateurs, Olivier eût peut-être tranché pour la fréquentation à vie, de l'un de ces monastères espagnols où règnent le silence, les fleurs, et l'ombre projetée des arcades romanes. Et il y eût inhumé toutes ses foucades, ses erreurs, ses fausses certitudes, ses chancelantes convictions, ses amours vulgivagues. Et sa gloire dérisoire.

Embrassant, du seuil de l'Irrintzina, un panorama dont l'austérité et la discrétion concordaient avec une récente identité qu'attestaient ses cheveux blancs, Olivier observait Idusquerrenea, qui, un grand carton reposant sur la selle et le guidon de sa bicyclette, approchait lentement de l'Irrintzina. Le facteur appuya sa machine au mur et pénétra dans la salle basse afin d'y déposer son encombrant colis.

- Que m'apportez-vous, que je n'aie commandé, Idouce ?

- Mais... le courrier, Monsieur Darius.

Olivier fixa longtemps ce désordre paperassier à lui destiné. Surpris de l'apparente inertie du parisien devant cette montagne de messages, Idusquerrenea risqua :

- Ce que c'est que d'être célèbre, Monsieur Darius. La plupart des gens de ce pays n'ont pas reçu la moitié de tout cela durant leur existence entière. Et en principe il ne doit y avoir que de bonnes nouvelles...

Olivier secoua sa blanche étoupe et émit, autant pour le facteur que pour lui-même :

- La seule et authentique bonne nouvelle qui puisse être telle pour moi, ne m'arrivera jamais plus, Idouce. Jamais...

Intimidé et brusquement gêné, le facteur salua Olivier et à reculons alla prendre possession de sa machine.

D'une seule main Olivier fourrageait dans le carton, saisissant puis relâchant des pincées d'enveloppes, un journal sous bande, des cartes postales. Ecriture d'intellectuels glosant sur le "définitivisme" ou sollicitant des éclaircissements. Félicitations ou observations des lecteurs des romans. Télégrammes d'expéditeurs souvent inconnus adressant l'expression de leur affliction, à la suite de...

Olivier sursauta. Quel deuil ? Qui savait ? Comment savait-on ? Il s'agita, posa la makhila dont il ne se séparait pas depuis que frappé et affaibli par le coup féroce, il s'en aidait pour ses déplacements autour de l'Irrintzina. iÀ deux mains il rechercha dans le carton un spécimen des "Nouvelles de Paris" que son regard voici un instant, balayait distraitement. Retrouvée, nerveusement dépliée, la feuille proposait un encadré en première page.

"Les "Nouvelles de Paris" sont en deuil. L'un de leurs fondateurs, le philosophe Léonard Darius, à la fois notre confrère et notre directeur littéraire, vient d'être éprouvé au-delà de toute expression en la personne de son épouse et collaboratrice, tuée par la montagne. Il ne sied pas que nous traitions ici et dès maintenant, de cet événement, encore mal informés que nous sommes, des circonstances du drame. Nous y reviendrons lorsqu'en possession des détails nous permettant de documenter nos lecteurs sur ce mauvais coup du sort frappant la rédaction entière des "Nouvelles". Mais que dès aujourd'hui, notre Ami et Maître sache que notre compassion lui est acquise, comme notre reconnaissance pour sa contribution au développement de l'Ecole Française de Philosophie. Bien qu'encore dans l'ignorance des décisions personnelles que cet événement conduira M.Darius à arrêter, nous ne pouvons que souhaiter revoir au plus tôt sa personne et sa signature dans une rédaction qu'il ne doit cesser de considérer comme sa famille spirituelle."

Olivier soupira profondément, se frictionna le visage de ses deux mains, secoua le chef de gauche à droite. Il soliloquait.

- C'est courtois, confraternel, élogieux, plutôt flagorneur que flatteur. Et... ce n'est pas la vérité! C'est du journalisme. Je n'ai rien écrit dans mon courrier qui leur permît d'en traiter ainsi.

Olivier avait adressé au Directeur Général l'indispensable exposé des motifs le conduisant à démissionner. Quant à la disparition de Skania, il devrait attendre le résultat de recherches pouvant durer plusieurs jours. À nouveau debout, makhila en mains, il arpentait la pièce lorsque l'idée lui vint qu'il devait y avoir, au fond de ce carton, une lettre de la direction des "Nouvelles de Paris" répondant à son courrier. Et justifiant le communiqué qu'il venait de lire. Triturant à nouveau le monceau d'enveloppes et d'imprimés, il découvrit, retournée, une longue enveloppe à en-tête du quotidien. Brutalement déchirée, celle-ci libérait une lettre signée du Directeur Général, et apparemment dactylographiée par Aldebert Korbin, le secrétaire persona grata du grand patron.

"Mon Cher Darius,

"La confraternité est une chose. Les sentiments personnels sont une autre chose. Et si je sais que penser de la confraternité, je vous assure ici de la véridicité de ma compassion dans l'adversité. Je peux être méchant, injuste, mais toujours sincère. Jamais machiavélique. Aussi ai-je des motifs pour raisonner ainsi : Darius est frappé. Mais point à terre. Parce que la calamité qui vient de l'atteindre ne le terrassera pas. Je vous suppose en effet, l'homme de plusieurs préoccupations, de plusieurs doutes, donc de plusieurs recours en cas de développement malheureux de vos projets. Je peux m'expimer de la sorte parce que j'ai envoyé un émissaire, inconnu de vous, à Berissparen. Et que tout ce dont vous m'informiez s'étant révélé exact, je ne peux vous suspecter désirer rompre le contrat qui nous lie, par foucade.

"Je vous assure donc que vous n'aurez pas à instrumenter pour défendre vos intérêts. Je ne sollicite aucune indemnité, aucun préavis, aucun dédommagement, en contrepartie de votre retrait précipité. En revanche je conserve un espoir : celui de vous revoir parmi nous, à votre poste, avec toutes les prérogatives déjà accordées. Et que je renforcerais si quelque aménagement vous paraissait souhaitable. Allant jusqu'au terme de ma franchise, je vous dirai que je ne suis pas seul à appeler votre retour. Je n'ai pas été mandaté pour le dire mais des informations émanant des meilleures sources des "Nouvelles" m'autorisent à en faire état. Les choses étant ce qu'elles sont, je nourris donc l'espoir très ferme, de vous retrouver dans des délais qui seront les vôtres. N'étant pas homme à risquer mon médiocre talent diplomatique dans "une controverse avec le maître-es-éxégèse que vous êtes, j'expose mes conclusions.

"Vous revenez et tout reprend sa place. Vous persistez dans la détermination valable aujourd'hui et j'y réponds comme suit : les colonnes des "Nouvelles" vous sont en permanence ouvertes. Philosophiquement et littérairement, aux conditions que vous voudrez bien spécifier à notre trésorier principal. Conditions que j'avalise ici-même sans plus attendre. Enfin, si vous nous honoriez des bonnes feuilles d'un ouvrage à paraître, ou que vous alliez jusqu'à envisager de choisir les "Nouvelles de Paris" pour une intégrale et première publication de l'un de vos ouvrages, nous réglerions sans préalable les formalités administratives avec vos éditeurs habituels.

"En dire moins serait mutiler notre confraternité. En dire davantage serait ne plus respecter votre libre-arbitre.

"C'est dans l'attente d'un signe de votre part que je vous dis, mon Cher Darius, mon estime, ma considération, et que je vous assure de mon amitié."

Le bonhomme a du cran, jugea Léonard. Mais son pragmatisme confine au cynisme.

La seule chose dont Darius se sentit assuré fut d'être classé collaborateur rentable. L'allusion aux meilleures sources d'où émanaient ces informations, constituait un moyen de pression subtil, mais élégant. Sans plus le convaincre que le démonter. La seule perspective de consacrer un temps de réflexion à ces propositions le rebuta suffisamment pour qu'il transportât le carton contenant le courrier dans une autre pièce, sans être tenté d'ouvrir sur le champ tout ce dont il n'avait pas pris connaissance. Le sentiment d'alimenter une toujours renaissante et stérile vanité conforta son désir de prendre, jusqu'à nouvel ordre, ses distances. Tant avec le monde auquel il avait appartenu qu'avec cette renommée trouble qui le poursuivait jusqu'ici. Soudainement désireux de connaître l'état précis de ses moyens pécuniaires, il rechercha dans l'amas de courrier toutes les enveloppes émanant du Crédit Parisien Privé, et découvrit qu'il aurait pu décider de faire raser l'Irrintzina pour en bâtir une plus fastueuse sur ses décombres. Ce à quoi il appétait en un temps où il n'eût pu y satisfaire. Il ne se sentit pas l'envie d'accorder quelque attention à ce projet alors que pour l'heure, le plus urgent consistait à organiser son existence de célibataire, en y ménageant les nombreuses heures qu'il devrait consacrer à ses travaux.

Comme à l'accoutumée depuis qu'il touchait Berissparen, c'est à la famille Oyérégui qu'il exposerait cette impérieuse nécessité.



40


Le grenier-chambre-bureau avait recouvré l'aspect de l'époque héroïque.

Maintenue en ordre par Madame Oyérégui, la salle basse laissait deviner que l'Irrintzina était habitée, certes, mais par quelqu'un se confinant dans une ou deux pièces. Avec l'adjonction d'une vaste cuisine et d'un salon, au rez-de-chaussée, ainsi que d'une salle d'eau et d'une chambre, au premier étage, la demeure eût pu abriter une famille. Mais Olivier avait clos les pièces inutilisées, comme si les fréquenter eût constitué un crime de lèse-souvenir, et une injure à la pensée de Skania. Il n'en restait pas moins qu'il fallait que tout cela fût entretenu. Bien qu'affectée jusqu'aux larmes de la disparition de celle qu'elle vénérait, la jeune Kochepa fût volontiers revenue prendre du service à l'ancienne ferme des Béharia, heureuse de tenir la maison d'un monsieur si célèbre. Mais Orégui et Olivier étaient bien convenus qu'il ne seyait point qu'une si jeune fille et l'écrivain vécussent ensemble en un lieu si éloigné du village. Précisément, Olivier attendait la visite du receveur, accompagné d'une personne d'âge susceptible de convenir à l'homme seul, et de se plaire elle-même dans le silence et la vastitude d'une si grande maison.

Venant directement, soit des "Nouvelles de Paris", soit de chez Cauche et Noredet, ou par le truchement du quotidien ou de celui de ses éditeurs, un envahissant courrier ne cessait de s'accumuler dans le grenier-bureau d'Olivier, qui, l'obligeant à s'attaquer à cette tâche accaparante, le poussait à envisager de s'adjoindre, fût-ce à temps partiel, un secrétaire. Et il lisait chaque jour les annonces de deux ou trois journaux locaux, afin d'y détecter l'éventuel et idoine collaborateur. Car il fixerait son choix sur un homme, étudiant ou retraité, mais écarterait les candidatures féminines, profondément et sincèrement désireux de ne laisser aucune femme marcher dans les pas de Skania. Olivier n'était plus dupe du pouvoir des choses les plus banales, ou les plus apparemment éloignées ou étrangères à ses penchants. Surtout du pouvoir de ce qui croît dans l'indifférence et dont on ne se méfie. Soit par nécessité d'oubli, soit en raison d'une transformation physiologique issue des conjonctures, il percevait, depuis quelque temps, les fourmillements intellectuels d'une nouvelle ardeur laborieuse. Ce qui, à l'évidence, laisserait la haute main de la future éventuelle gouvernante, sur l'intégralité de son ordinaire.

Et comme, tout en manipulant les centaines d'enveloppes non encore ouvertes, Olivier jetait un regard distrait sur le chemin de Berissparen, il aperçut Oyérégui gravissant seul, la montée vers l'Irrintzina. Il en fut contrarié. La solution de cette prosaïque préoccupation serait encore ajournée. Et le retard apporté à l'expédition des affaires courantes, d'autant aggravé. En négligeant les messages bouffons, émanant de farceurs ou de mauvais plaisants, les dithyrambes d'hallucinés au verbe macaronique, il restait encore sept missives sur dix dignes d'une réponse ou à tout le moins d'un accusé de réception contenant l'allusive éventualité à un plus long et ultérieur dialogue. Si une réponse dilatoire pouvait être destinée aux demandeurs d'éclaircissements, de portraits, de spécifications bibliographiques, ou aux proposants de textes philosophiques et aux romanciers encore inédités, il fallait traiter les revues et périodiques demandeurs de récits, d'études ou de critiques, avec une confraternité qui n'en fît point d'ennemis. Et c'était par ceux-là que Léonard avait commencé. Mais l'expédition quotidienne de cette tâche ne pouvait compenser celle que créait l'arrivée journalière de nouveaux billets, et la possibilité que lui eût offerte l'aide d'un secrétaire prenant en vrac la dictée des réponses, eût permis à Darius de se consacrer aux documents les plus importants, quant à la croissante diffusion de ses travaux passés, et au plan de ses travaux futurs, dont, depuis son retour à Berissparen, il s'entretenait régulièrement avec Cauche et Noredet.

Comme à son habitude, Oyérégui pénétra dans la salle basse en tonitruant son -Salut, Monsieur Darius, suivi, de la part de Léonard du non moins habituel - Poussez jusqu'ici, vieux...

Olivier n'attendit pas pour exprimer sa surprise de voir le receveur se présenter seul. Et dans le grenier-bureau, le débat s'engagea.

- C'est que, voyez-vous, monsieur Darius, il est indispensable, -et j'en ai longuement parlé avec ma femme- que vous et nous soyons bien d'accord sur les qualités et défauts spécifiques de la personne qui vous est nécessaire. En somme, il vous faut une femme suffisamment âgée pour ne créer aucune perturbation dans votre vie privée, et à laquelle vous abandonnerez le gouvernement de l'Irrintzina ?

- Nous n'avons jamais prévu autre chose.

Le receveur se rendit jusqu'à la fenêtre ouverte, embrassa du regard un panorama qu'il paraissait découvrir, et sortit une lourde blague à tabac pour confectionner la pipe qui lui permettait souvent de prononcer les choses les plus graves en paraissant s'inquiéter d'autres choses.

- J'ai vu la personne que je comptais amener, mais elle m'a posé tellement de questions, et est si scrupuleuse, que j'ai préféré vous parler encore, avant que ?

Olivier, agacé, bousculait le receveur, en le prenant aux épaules.

- Mais non mon vieux, mais non, ne tergiversez pas. Je vous connais : si vous avez pensé à quelqu'un, c'est que vous l'estimez adéquate. Et c'est en parlant avec elle que nous aurions su, et elleavec nous, si l'arrangement était possible. Vous le savez, je ne discute pas le salaire : elle disposera d'une caisse que je remplirai dès que vide, et sans solliciter d'explication. Mais amenez-là ici, nom de dieui ! Je suis pressé, Oyérégui. Très pressé.

Et Olivier retourna sur son bureau l'un des cartons de correspondance non encore traitée. Sans que cela l'intéressât véritablement, le receveur s'approcha, fourragea dans les enveloppes éparses, émit un sifflement prolongé :

- Moi qui les vois passer, vos lettres, je n'imaginais cependant pas que vous en receviez autant. Ni, que vous aviez pris tant de retard. Ce n'est pas une cuisinière qu'il vous faut, ami, c'est une secrétaire. Je dirais même qu'il vous faut les deux...

- Évidemment qu'il me faut les deux. Je lis les annonces pour trouver le second, puisque vous deviez m'amener la première. Et que vous manquez à votre parole...

Le receveur allumait sa pipe sans précipitation, et en gardant un oeil sur Olivier, agité, semblant réellement mécontent du manquement de son ami. Plusieurs profondes et bruyantes aspirations lui ayant permis de s'assurer du parfait embrasement de son brûlot, Oyérégui lâcha :

- Elle aurait pu commencer ce soir, si j'avais été certain que vous l'acceptiez.

Olivier agita ses bras, décrivit des mouvements d'individu agacé, mais encore marqué par l'affaiblissement consécutif à la commotion, il trébucha dans le gros pli d'une carpette et faillit tomber. Se précipitant, Oyérégui l'accompagna jusqu'à un siège d'où, désirant paraître plus ingambe qu'il ne se sentait réellement, Olivier fit effort pour se redresser, et alla prendre place dans le fauteuil de sa table de travail.

- Nous parlons pour ne rien dire, mon bon vieux. Tout ce que vous estimez vous convenir me convient, vous le savez bien...

- Ah, c'est à voir, Monsieur le philosophe. Parce que la dame en question se nomme Franchita Iruroz...

L'agitation et le verbe d'Olivier se tarirent, tandis qu'il se figeait dans une pétrification dont ne voulait s'apercevoir le receveur, allant distraitement et hypocritement examiner les marines suspendues aux murs, comme s'il ne les avait jamais vues. Il s'écoula un très long temps au terme duquel Olivier émit sourdement :

- Je ne vous supposais pas féroce, Monsieur le receveur.

Après avoir consciencieusement examiné le fourneau de sa pipe, Oyérégui prit la parole sérieusement :

- Moi seul, peut-être, maître Darius, peux vous dire ce que je pense depuis... des lustres. Et que d'autres pensent également, mais qui mourront sans jamais avoir osé, seulement vous l'écrire.

Olivier eût désiré interrompre son ami, mais la gravité de son expression bloqua ses paroles dans sa gorge.

- On a vu vivre Franchita dans son village, jusqu'à la mort de son mari. Et puis après dans un autre village, mais aussi clairement que précédemment, vous êtes arrivé. Puis reparti. Vous disant sans doute que comme vos conditions et vos âges contrastaient considérablement, vous ne lui deviez rien, et qu'elle pouvait parfaitement se tirer, seule, d'une situation dont vous vous désintéressiez.

Oyérégui composa force volutes s'élevant au-dessus de sa pipe, et poursuivit :

- J'admets qu'une sorte de savant marié à une paysanne, ça ne se fait pas. Ce que d'ailleurs, même elle, ne demandait pas. Et n'aurait sans doute jamais accepté. Et peut-être même point moi-même, si j'avais été son père ou son frère. Mais vous deviez prendre congé, avec le respect et la gentillesse, qu'elle-même vous portait. Jamais Franchita n'a parlé, ni ne parlera de sa vie privée à quiconque. Et j'ignore donc l'essentiel de ce qui vous a rapproché mais ce dont je suis certain jusqu'à y engager ma position et ma réputation, c'est que même si elle en avait eu le désir, jamais Franchita ne vous aurait montré que vous lui plaisiez. Je suis donc en droit de supposer que pour qu'existe ce qui a existé, vous ne vous êtes pas montré timide. Et si elle vous a accueilli, c'est qu'elle vous agréait, non seulement parce que vous étiez le plus fort, mais parce que cela lui était agréable. Et les choses qui ont été, étaient bien ainsi. Adaptée à vos habitudes, à votre façon de travailler, à vos disparitions dans la montagne, à vos veilles studieuses, elle était si parfaite, qu'il n'y a jamais eu, je suppose, que votre épouse, Skania, pour supporter la comparaison. Et ma femme et moi, nous avons respecté Madame Darius, comme nous respectons Madame Iruroz.

Après une nouvelle pause que ne tenta pas de meubler Olivier, le receveur, décidé à s'épancher, ne tarissait :

- Est-ce que le mépris que vous lui avez manifesté autrefois ne s'est pas éteint ? Tout le monde, jusqu'à cinquante kilomètres à la ronde, sait qu'un écrivain célèbre habite notre village, et que de tous les grands centres intellectuels d'Europe, chaque jour, des gens savants et célèbres, eux aussi, lui écrivent. Même ceux qui ne vous ont pas lu, et ne vous liront jamais, parce qu'ils ne vous comprendraient pas, vous respectent et sont fiers d'être vos concitoyens. Tout se connaît, dans nos montagnes. Et l'on sait que lorsque vous résidiez ici, dans votre jeunesse, vous y étiez dans les difficultés financières parce que vous refusiez l'appui de votre famille. Et que vous étiez aussi solitaire qu'un religieux. On se souvient de votre maman. Et aussi que vous êtes venu ici, une fois, avec une dame étrangère que Franchita a servi sans se plaindre, et sans hostilité. Sans doute était-elle payée, et bien payée, pour cela. Mais elle aurait pu refuser. Personne, je vous l'assure aujourd'hui, personne ne se serait proposé à la remplacer, quelles qu'en fussent les conditions. Alors, maintenant que votre différence d'âge crée une telle dissimilitude que plus personne ne supposera des choses malignes, ne pourriez- vous, en laissant travailler chez vous une femme que l'on sait sans autres moyens que ceux de son travail et de la maison qu'elle loue, amorcer une réparation des torts que vous lui avez causés ? Parce que, Monsieur Darius, je vous le certifie sur l'honneur de ma famille, Franchita, qui n'a jamais paru s'en apercevoir afin de n'avoir pas à y répondre, a été remarquée à plusieurs reprises par des propriétaires exploitants de forêts, ou des cultivateurs aisés, aurait pu se remarier. Et en choisissant. Mais ma femme, qui l'a toujours fréquentée, l'a entendue une fois, une seule, mais clairement lui dire -Quand on a connu ce que j'ai connu, comment croire que cela peut recommencer ?

Oyérégui changea de place, de pipe, de ton.

- Ce que je vous raconte là empêcherait définitivement Franchita de revenir ici, si elle en avait connaissance. Mais moi, petit postier perdu dans la montagne, je vous dis en toute amitié, et avec tout le respect que nous vous portons dans ce pays, que vous devez à Madame Iruroz, ce qu'elle ne vous demande pas, mais que mon épouse et moi demandons en sa faveur. Et soyez certain que personne, je confirme et persiste, personne, ne critiquera l'un ou l'autre de vous deux. Ceci dit, si vous formulez un refus, Madame Oyérégui continuera à chercher...

Toujours prostré, agacé, puis ébahi, interloqué, et enfin, ému, Olivier fixait son visiteur comme s'ils se rencontraient pour la première rois. Secrètement sévère et téméraire, ce "père" Oyérégui ! Mais cette rudesse et cette témérité balayaient toute hostilité chez un Darius qui comparait le langage cauteleusement allusif de son monde à cette franchise salvatrice ne permettant à aucune obscurité ou équivoque expression, de vicier ou faire dévier un débat. Skania avait toujours entendu avec une apparente incuriosité ce que son mari lui disait de sa gouvernante aux temps difficiles. Mais il sentait que si sa femme vivait encore et fut témoin auditif des paroles d'Oyérégui, elle prendrait le parti de ce dernier...

Presque septuagénaire, mais d'une robustesse que n'avait jamais entamée aucun excès, le receveur, qui allait prendre sa retraite sous quelques semaines, paraissait plus jeune que Darius, de presque moins vingt ans son cadet. Se préparant à partir, Oyérégui rangeait sa pipe et son tabac.

- Il faut vous oxygéner un peu, monsieur le folliculaire de classe exceptionnelle. Je vous attends demain matin, au bureau, pour vous donner votre courrier pour la dernière fois. Mon successeur est arrivé, et c'est lui, qui sous ma férule, effectuera les opérations jusqu'à mon départ...

Olivier laissa descendre le receveur qui de l'extérieur salua encore son ami du geste et de la voix. Debout devant la fenêtre ouverte, Olivier fit un geste qui immobilisa le visiteur.

- Dites à Madame Iruroz que j'irai la prendre, demain matin vers dix heures, avec la voiture. Qu'elle prépare ses bagages, et tout ce qu'elle veut emporter. Puis nous ferons d'amples provisions, dans le village, ensemble, pour n'avoir pas à descendre de plusieurs jours...

Le receveur approuva, mais pointilleux, rectifia :

- La voiture, c'est parfait et indispensable. Mais les provisions, ce n'est pas votre affaire. Ma femme l'accompagnera.



41


Quarante huit heures ne s'étaient pas encore écoulées depuis le retour de Franchita à l'Irrintzina, que dans la pénombre enveloppant la demeure, un moteur vrombissant parut s'emballer, puis s'éteignit. L'oreille tendue, Olivier écouta Franchita parlementer avec un homme. La voix ressemblait à... Mais cette voix, ce timbre de bronze... Mais bon dieu ! je connais....

Abandonnant sa makhila pour dégringoler l'escalier plus vélocement, Darius alla droit vers l'ombre avec laquelle palabrait la femme : c'était bien Cauche, des éditions Cauche et Noredet, à Paris.

Déja Léonard criait - Mais entrez, entrez donc, et saisissait au bras Monsieur Cauche qui dut se dégager pour tirer de ses vêtements de quoi régler le chauffeur de taxi l'ayant conduit de la gare de Saint Jean de Luz jusqu'à l'Atchuria, et qui dans Berissparen, avait dû heurter au premier magasin éclairé aperçu, pour trouver la piste contrebandière conduisant à l'Irrintzina.

Sous le support en cuivre jadis destiné à la lampe à pétrole, mais transformé par Skania en original luminaire électrique, apparut nettement le visiteur. Il plongea son regard dans celui de Darius, et ayant enveloppé la fastueuse et inattendue canitie de son auteur, l'éditeur chercha quelle humeur pouvait, quelques semaines après la mort de Skania, habiter l'imprévisible philosophe. Franchita, insensible à ces retrouvailles qui ne devaient pas faire oublier qu'il était vingt deux heures, se saisissait des bagages du voyageur et gagnait la chambre à préparer pour l'hôte inattendu. Mais Cauche protestait : en s'arrêtant dans Berissparen, il avait retenu une chambre à l'hôtel-restaurant de Guéro. Entendant cela, Franchita courut jusqu'au taxi déjà avalé par l'ombre et cria suffisamment haut pour que le chauffeur stoppât. Puis elle le pria de bien vouloir s'arrêter à l'hôtel Guéro afin d'informer José que le voyageur gîtait chez Monsieur Darius.

- Vous ne risquez pas que j'oublie, parce que je comptais y dîner...

Franchita réintégra, affairée, la maison et sans consulter Léonard, demanda à l'arrivant s'il avait soupé. L'imprécision de sa réponse convainquit la gouvernante qu'il fallait aviser, et Léonard dit à voix éteinte :

- Quel distrait je fais, heureusement que vous êtes là, Franchita...

On débarrassa Cauche, qui fut bientôt attablé face à Léonard. Et les deux hommes s'engagèrent dans une conversation à bâtons rompus qui les empêcha de s'apercevoir que la table était desservie, l'ordre revenu dans la pièce, et qu'un en-cas déposé sur l'angle de la huche, leur permettait de prolonger leur conférence, si tel était leur bon plaisir. La haute horloge à balancier indiquait une heure du matin. Sur le palier du premier étage, les deux hommes se séparèrent puis se réunirent à nouveau dans le bureau de Léonard, où l'aurore les trouva n'ayant encore épuisé l'ordre du jour de leur rencontre.

Léonard avait perçu, dès l'arrivée de Cauche, que l'homme cherchait à évaluer le degré d'affliction éprouvée par l'écrivain. Tous deux revenaient, maintenant, à l'événement.

- Vous êtes comme notre Skania, Monsieur Cauche. C'est-à-dire plutôt disposé à me considérer comme un enfant... En dépit de ma pelote de laine blanche. Oh ! je conviens que durant plusieurs années, ce jugement ne fut pas injustifié. Mais il a fallu ce tremblement de planète que je ne suis pas encore parvenu à qualifier, pour tout chambouler. Vous le savez, j'ai immédiatement abandonné "Les Nouvelles" et mes fonctions y établies. Il a fallu que l'on m'arrache Skania pour que je comptabilise mes erreurs. Je suis seul, et indiscutablement, responsable de sa mort. Bien que rongé de l'envie de travailler, je ne parviens pas à isoler son souvenir les quelques heures quotidiennes nécessaires à ma concentration. J'ai commis un forfait, Monsieur Cauche. Un forfait qui n'est pas prévu par le code pénal, donc non punissable. Mais je l'ai tuée à coups de chagrin. Et ça devrait impliquer des sanctions.

Jusque dans les images évoquées par ces paroles, jusque dans les gestes et les expressions accompagnant son verbe, Cauche décelait qu'en dépit de son autocritique, Léonard resterait un être ne sachant jamais prendre la véritable mesure des événements. Et cependant, Cauche, comme son associé Noredet, comme tant d'autres parmi ceux qui lui destinaient leurs pensées et leurs observations, leurs critiques comme leurs louanges, Cauche estimait que ce paradoxe vivant représentait l'espèce d'hommes, vivant toujours des lustres en avant de leurs contemporains, et de leur époque.

- Où en êtes-vous de "nos" affaires ? demandait soudainement l'éditeur à son auteur.

- Je ne serais pas surpris que vous le sachiez plus clairement que moi-même !

- Peut-être avez-vous raison, Darius...

Cauche tira de sa serviette de cuir une chemise épaisse devant contenir toute la biographie de l'auteur, et déclara solennellement :

- Il faut croire en votre étoile, Darius, et fermement, en dépit du coup terrible que le sort vient de vous asséner.

- Pourquoi me déclarez-vous cela sur le ton d'une pythonisse en transe ?

- Parce que la chance, seule, vous a tiré d'un bien mauvais pas...

Ce disant, l'éditeur tendit à Léonard une feuille de papier dactylographiée. Après quelques instants d'examen, Léonard observa :

- Mais, c'est la copie de la lettre que m'a adressé le directeur général des "Nouvelles de Paris". Qu'est-ce que cela fait entre vos mains d'éditeur ? Et en quoi décelez-vous ma chance dans un litige si vite et si courtoisement réglé ?

- Parce que dès que vous m'avez informé de votre rupture avec le quotidien, j'ai éprouvé des soucis, quant à votre avenir : le p.d.g. des "Nouvelles", Monsjeur Horace Croc, porte un patronyme prédestiné. Là où il les plante, il y a du sang. Et si son âme damnée, Albert Korbin n'avait été de tous temps un ami inconditionnel du banquier de Croc, Monsieur de La Poutroye, à son tour ami personnel de la famille de mon épouse, Monsieur Croc, qui vous a si généreusement offert le choix entre son service et votre liberté avait déjà fait préparer par son contentieux un dossier où il vous était demandé, en contrepartie de rupture abusive de contrat, l'équivalent de cinq années d'honoraires et salaires perçus par vous, et ce, sur la base des quelques mois d'activités que vous veniez d'assurer chez lui. C'est dire, d'ailleurs, qu'il vous estimait à un haut prix, et qu'il enrageait de vous voir partir... J'ai fait examiner l'affaire de très près par tout ce que je connais de robins dans la corporation. À la quasi-unanimité, vous alliez payer. La jurisprudence est épaisse, en la matière, et Croc, comme votre précédent autocrate, voulait vous déconsidérer afin de vous empêcher d'être repris ailleurs. Vous ne me devez rien d'autre, Darius, que de penser que mon concours,ou plutôt celui de mon épouse, s'est borné à se souvenir qu'un de la Poutroye, tout banquier qu'il fût, pouvait prendre un écrivain en pitié.... Face à un Croc qui en possède plusieurs...

Léonard avait souri à ce dernier calembour, et regardait Cauche comme quelqu'un qui lui eût retiré des mains, une grenade dégoupillée.

Et Cauche réitérait sa déclaration :

- Il faut croire en votre étoile, Darius, et fermement... Parce que, parallèlement à l'information que je viens de vous communiquer, je dois vous dire, en sus, que votre nom est synonyme de succès. Qu'il s'agisse de philosophie ou de romans, vous décrivez une trajectoire, qui, comme souvenir dans notre métier, est inexplicable, inanalysable, irrationnelle. Je ne voudrais pas vous faire souffrir, Darius, mais dans le pays de Madame Darius, on demande, on appelle, on attend, n'importe quoi qui fût signé de vous. Difficile à lire ou non. Pour les grands pays de langue anglaise, je n'en parle plus.. Nous nous bornons à percevoir les droits des rééditions. Pour l'Allemagne, pareillement. Après avoir patiné quelque temps, la langue espagnole, avec l'Amérique du Sud, prend la file. Le Brésil et le Portugal, démarrent. Mais le miracle, c'est le Japon : cinquante mille exemplaires de votre philosophie. Et deux cent mille exemplaires de chacun de vos deux derniers romans. Et je dois répondre à plusieurs demandes d'acquisitions de droits pour les œuvres à venir. C'est pour tout cela que je tombe inopinément chez vous. Pour tout cela, et pour vous apporter avec mes amitiés, celles de Noredet et de nos épouses qui gardent de Madame Skania, notre Skania, comme vous l'appeliez, tout à l'heure, le plus inexprimable souvenir. Parce que, encore une fois, si je suis cruel, j'essaie d'imaginer, nous essayons, nos épouses et nous-mêmes, d'imaginer la joie de votre femme, si elle pouvait, comme vous, entendre ce que je viens de vous apprendre, sur l'ascension de votre œuvre....

En dépit de l'émotion que provoquaientt en lui-même ces dernières paroles, Léonard ne put s'interdire une incoercible rebuffade :

- Dites tout de suite que sans elle....

Cauche se dressa :

- Darius, vous n'êtes pas guéri de vos...

L'éditeur hésita-t-il à user d'une épithète vulgaire, ou en cherchait-il une plus fustigeante ? Léonard le devança, qui, lui tournant le dos, cria :

- Monsieur Cauche, pardonnez-moi, je suis un con !

Et lorsqu'il se retourna, fixant Cauche dans le regard, Cauche constata que Darius osait laisser couler des larmes. Alors, paraissant n'avoir rien vu ni entendu, Cauche développa ce qu'il attendait de Darius, dès qu'il se remettrait au labeur. Il fallait laisser le philosophie définitiviste effectuer sa carrière, sans l'interrompre, sans doute, mais encore sans la forcer. Telle qu'elle se développait, elle supplantait toutes les tentatives de même nature. Et le congrès international philosophique, qui se tiendrait -était-ce un pur hasard- à Copenhague, dans dix huit mois, sondait déjà l'éditeur de Darius, afin de connaître les dispositions de l'écrivain à l'égard de la fonction à lui proposée, de secrétaire du Congrès. Pour l'année à venir, et en matière de roman, Cauche désirait un seul ouvrage, bien nourri en volume, dont les personnages spéculeraient sur les chances d'une réforme de la morale humaine.

Léonard. s'esclaffa :

- Vous déraillez, Monsieur Cauche ! Un roman, c'est tout de même une forme de distraction...

- Je sais, Léonard, je sais. Mais vous avez involontairement lancé une mode : la réflexion. Et tout le monde voulant avoir l'air de réfléchir, on veut de l'intellectualisme. L'important n'est pas de comprendre, mais de faire semblant... Vous êtes assez rompu dans le métier, maintenant, pour savoir qu'un chroniqueur littéraire découvre toujours plus d'idées et d'intentions, dans une œuvre, que ce que l'auteur n'a jamais eu l'ambition d'en introduire...

- En somme, vous m'incitez à leur donner ce qu'ils sollicitent !

- Je vous y incite, Léonard. En me permettant de vous faire observer que ce qu'ils sollicitent, c'est précisément ce dont vous leur avez donné le goût. Ou l'envie. Ou l'illusion...

- Alors, à quoi bon leur faire lire ce qu'ils ne comprendront pas ?

- Tous les baptisés d'une religion ne possèdent, ou ne conserveront pas la foi. Mais il se peut que quelques-uns d'entre les baptisés soient des êtres d'exception. Si parmi des centaines de milliers d'aspirants penseurs, vous suscitez quelques vocations isolées, le sort d'une civilisation peut en être changé pour des millénaires...

Léonard, un sourire ironique inextinguible crispant ses lèvres, péripatétisait autour de Cauche, qui pour suivre son interlocuteur, pivotait lentement, mains au dos, l'oreille aux aguets.

Entre ses dents, Léonard marmonnait :

- ... sort d'une civilisation... des millénaires.... Ami Cauche, que signifie réellement la locution "sort d'une civilisation" alors que l'on ne peut conserver, matérialiser, emmagasiner, réutiliser, la pensée, la morale, l'intelligence et le don de prescience d'une créature comme Skania ? Dans quelle école, par quelle procédure, susciterez-vous des Skania ?

Darius déclamait, s'enfiévrait, s'indignait, priait en somme à voix haute, réclamait désordonnément le retour de ce qu'il avait perdu, indignement, stupidement, blâmablement.

- Non, Cauche, rien ne sert à rien. Les civilisations seront détruites, et accumulées dans les entrailles de la terre ou au fond des abysses marins. Qu'il s'agisse de cent ans ou de dizaines de millénaires, rien, je dis bien rien, ne subsistera, et tout sera toujours à refaire pour les descendants des futurs animalcules. Et tout cela serait sans importance, si dans la succession des espèces, que l'une surgît à un milliard d'années lumières de l'autre, ou plus tôt ou plus tard, les gènes conservaient l'acquisition d'une infinitésimalité de dignité humaine, pour que ceux qui, comme nous, se croiront la race supérieure de l'univers, n'aient pas à rouler jusqu'à la fin des temps ce rocher de Sisyphe rivé à notre cheville, avec lequel nous naissons.

Cauche observa un long mutisme après la philippique déconcertante de Léonard. Puis il extirpa de son portefeuille un chèque bancaire qu'il posa sur le bureau.

- Avec ce dont ce papier va pourvoir votre compte, vous pourriez faire construire ici une institution, qui, dans cette admirable nature, formerait des esprits incisifs, aptes à rechercher, par vocation et enseignement, la forme la plus convenable à...

- l'amélioration de la race humaine ! Comme on se livre à l'amélioration de la race chevaline. On veut tout améliorer, ses semblables, les bêtes, la nature. Encore a-t-il fallu que le ciel chût sur la tête d'un type comme moi, pour que je reconnaisse mes erreurs. Bien que je ne sois qu'un mécréant, je crois ceux qui abandonnant à la notion divine, et à la loi qui en découle, vivent differemment.

- Sans doute. Mais dans la contrainte ; parce que l'on masque, on dissimule, on refoule ses tares, mais on ne les détruit pas. Ne pas faire du. mal, ou n'en plus faire, est un progrès, et devient estimable. Mais si cela est valable pour celui qui se violente, la masse des violents, des imparfaits, des tarés, domine toujours le monde, et y impose ses mœurs. Deux mille ans de christianisme ont fait des résignés à héler leur boulet. Mais n'ont pas supprimé le boulet.

De Berissparen, une cloche signalait qu'il était huit heures du matin. Du rez-de-chaussée, depuis un long moment, émanaient des bruits de vaisselle, de feu de cheminée que l'on entretient, des odeurs de lait chaud, de café, et de rôties. Et tout d'un coup, une tonalité cuivrée s'éleva, produite par les coups mesurés dont Franchita heurtait une bassinoire qu'elle consacrait à cet usage.

- Le déjeuner est prêt pour ces messieurs... qui doivent en avoir grand besoin...

Les deux hommes échangèrent un immense rire, et Cauche allant prendre Léonard par le bras, l'accompagna jusqu'à la première marche de l'escalier accédant à la salle basse.

- Nous étions partis pour récrire les théories définitivistes, comme les révolutionnaires en chambre récrivent l'histoire du monde avant de lancer une bombe sur la voiture de l'empereur... Alors, Léonard, puisque nous connaissons notre impuissance devant l'immesurabilité de la tâche, écrivez-moi seulement de quoi distraire les hommes, pour qu'ils ne voient pas la longueur et l'inconfortabilité du chemin qui les conduit vers leur fin.

Puis il se sentit mal à l'aise. Le mot "fin" pouvait avoir incommodé Léonard, qui se retourna d'un coup.

- Je sais ce qui vient de vous traverser l'esprit, Cauche. N'ayez point de scrupule : en vérité, la mort, c'est encore ce qu'il y a de plus authentique, de plus moral, de plus cognitif, de plus réformateur, Et heureusement que nous ne sommes pas éternels, ni même que nous ne vivons pas plus longtemps. Songez aux actes auxquels seraient conduits les nantis désireux de conserver, à n'importe quel prix les fonctions et les avantages acquis au cours du temps. J'y pense, si l'individu était sinon éternel, mais à tout le moins vivait plusieurs siècles, la planète serait déserte...

- Comment cela ?

- Mais tout simplement parce qu'il y aurait des millénaires qu'il n'y aurait plus de nourriture pour quiconque...

Bien que las et assaillis par les subites faiblesses dues au manque de sommeil, les deux hommes consommèrent tout ce que Franchita avait préparé à leur intention. Elle en souriait en se dissimulant derrière la porte de la cuisine, un regard filtrant par l'entrebâillement, en direction de Léonard. Puis elle revint vers eux, lorsqu'elle estima qu'ils ne resteraient pas davantage à table.

- Il me semble que ces messieurs devraient prendre quelques instants de repos. Je dois descendre au village. Vous n'entendrez donc aucun bruit jusqu'à midi...

Franchita n'avait rien à faire au village, et Léonard le devina. Mais Cauche et lui ne resteraient pas plus longtemps éveillés s'ils ne dormaient au moins deux heures. Lorsque la gouvernante regagna l'Irrintzina à douze heures trente, le silence régnait. Et la femme se contraignit à l'inactivité jusqu'au réveil du premier des deux hommes, qui fut Léonard, apparaissant au sommet de l'escalier à quatorze heures trente. Lui-même et Franchita éclatèrent de rire simultanément. Mais déjà, la gouvernante dressait une nouvelle table à laquelle s'assiéraient vraisemblablement avec plaisir les deux amis, après le bain et le rasage. Avant le repas, Cauche et Darius palabrèrent encore longuement, l'éditeur tentant de convaincre l'auteur le plus éminent de sa firme, de lui adresser, par un prochain courrier, le plan d'un roman dont on annoncerait la parution avec une discrétion calculée mais suffisamment perméable pour que, lentement, la nouvelle s'en répandît comme une indiscrétion d'où ne tarderait pas de sourdre une demande plus opiniâtre que celle provoquée par des communiqués traditionnels. Darius ne s'opposa pas au projet de l'éditeur, mais ne promit pas davantage. Il désirait définir un sujet le préoccupant depuis longtemps mais dont les contours restaient à préciser. Et en dépit des sollicitations de Cauche, Léonard. refusa toute révélation. Il téléphonerait, pour en débattre plus précisément que par courrier, sous une dizaine de jours. Et dès après s'être restaurés, les deux hommes décidèrent de prendre la route. Léonard. reconduirait l'éditeur jusqu'à Saint Jean de Luz, qu'ils visiteraient tranquillement avant que ne passât le train en direction de Paris, que Cauche emprunterait.

Et lorsque Olivier rejoignit l'Irrintzina, il y retrouva Franchita, puis ses livres, ses rames de papier vierge, ses montagnes de notes depuis ces semaines désordonnément enfouies dans les tiroirs, le décor grandiose d'un hiver prodiguant ses premières neiges. Et la perdurance taraudante d'une absence imposante par tout ce que l'on ne pouvait plus attendre de celle qui avait en dépit de son apparent échec, accouché de cette créature ne prenant conscience de la réalité, qu'après l'extinction du souffle l'ayant nourrie.

En dépit du froid progressant, Olivier avait repris ses sorties en montagne. Mais il ne s'y rendait plus seul. Avec le retour de Franchita à l'Irrintzina, un autre être habitait la maison. Un chien. Une sorte de loup noir et blanc, un regard transparent et bleu comme un glacier, aux oreilles doublées d'un duvet d'hermine, émergeant d'une sorte de casque noir chaussant de lunettes la tête blanche et triangulaire. Mais ce n'est pourtant pas Ukiok, s'écriait Léonard, en voyant Franchita accompagnée du chien de traîneau semblable à celui qu'elle avait emmené avec elle, lorsque vingt ans plus tôt, elle s'éloignait, chassée de l'Irrintzina.
- Bien sûr que ça ne peut pas être Ukiok. Du moins l'Ukiok que vous connaissiez. Parce que je l'ai également nommé Ukiok, celui-là, qui est le petit-fils de celui que vous avez connu. J'y étais tellement attachée que nous étions toujours partout ensemble. Ayant appris qu'une chienne de même race était visible à Bayonne, j'ai écrit au propriétaire et fait le voyage pour que mon Ukiok premier, et ensuite son fils me laissent un descendant semblable. J'ai ainsi l'impression de n'avoir jamais perdu les deux premiers. Avec cette neige, vous devriez l'emmener en forêt...

Darius, qui méditait parfois sur le rôle de l'existence du genre animal dans l'ensemble des espèces animées de la planète, projetait d'y consacrer, le temps lui en étant laissé, des heures d'études et de réflexion. Ce qui, dans le cadre des Fondements Définitivistes risquait d'ajourner lointainement l'affaire. Mais l'animal qui, pour l'instant considérait Léonard d'un regard dont la transparence de porcelaine azurée le laissait douter que le chien le vît, séduisit l'homme par son étrange indifférence. Désirant, sans provocation, fournir à Ukiok une raison de s'agiter, Léonard, posant un genou au sol feignit de lacer une chaussure. Ce qui lui amena sur le visage la brutale, chaude et poisseuse langue de l'animal que l'homme voulut attraper. Mais déjà le chien se portait plus loin, fouissant la neige, la mordant, l'avalant, y creusant une rigole du museau , bientôt perdu à la vue de Léonard. Couché sur le sol, dans sa culotte blanche et sa robe noire, Ukiok devenait brusquement indécelable s'il ne s'agitait ou n'aboyait. Soudainement consterné de la disparition de l'animal fondu dans le décor, Léonard s'immobilisait, lançait des - Ukiok ! retentissants et prolongés par l'écho. Franchita venait de dire combien cette espèce était fugueuse et que l'on n'était jamais certain de voir revenir le chien dans des délais raisonnables. Et que l'on risquait même de ne plus le revoir du tout ! Comment Léonard justifierait-il son retour sans Ukiok ? Par acquis de conscience, il s'enfoncerait quelques centaines de mètres sous les branchages enneigés en appelant le chien. Puis il reviendrait à l'Irrintzina en zigzaguant lentement. Sans qu'il se dissimulât la fragilité de son raisonnement, Léonard se remémora avoir entendu Oyérégui déclarer incidemment qu'en l'absence de Darius, Franchita venait parfois errer autour de l'Irrintzina en compagnie de Ukiok. Si donc le chien possédait la mémoire que l'on lui prêtait, il n'était pas en terre inconnue. Et par conséquent, il se pourrait que... Léonard n'eût pas à creuser son raisonnement : Ukiok surgissait dans les jambes de Léonard et comme heureux, du bon tour qu'il venait de lui jouer, sautait autour de lui afin de célébrer la réussite de sa farce... Et comme l'homme voulait remercier l'animal de mettre fin à sa turbulence il se préparait à s'en saisir et à rouler avec lui dans la neige. Mais déjà Ukiok était reparti sous le couvert en provoquant mille avalanches calmissant dans un évanouissement d'embruns pailletés.

Le personnage silencieux qu'était le chien devint pour Olivier l'inséparable et incorruptible féal qu'il était inutile d'aviser d'un projet de pérégrination pour le trouver à dix mètres devant lui dans le sentier, sans l'avoir vu sortir de l'Irrintzina. La parole, entre le bipède et le Husky demeurait inutile. Les gestes et les regards contenaient le vocabulaire vernaculaire propre à toutes interprétations des actions de l'homme par l'animal, qui bien que voyant son ami en robe de chambre, savait, par la façon seule dont celui-ci se dévêtait, s'il serait ou non de la sortie immanquable qui se préparait. Et si cette sortie se déroulerait dans le village ou dans la forêt. Franchita enregistrait silencieusement le rapprochement toujours plus étroit entre les deux coureurs de pistes forestières. Et dans le raisonnement de la basquaise, l'un des deux individus contrôlait l'autre...

Franchita éprouvait en effet des inquiétudes. Léonard et Ukiok ne disparaissaient plus seulement pour une demi-journée, une journée ou une nuit. Mais parfois davantage. Léonard emportait alors dans son sac à dos la nourriture indispensable à lui-même et à son compagnon. Et Franchita savait encore que presque toujours le départ pour les longues randonnées passait par le pont, maintenant réparé, enjambant la Vorane à trois cent mètres du lieu où elle devenait un rapide impétueux courant vers le gouffre d'Escurra. La basquaise en avait informé Oyérégui. Qui lui-même s'en ouvrait au docteur Urtuz. Et le médecin, pour autant que ses déplacements le conduisissent vers la Vorane, ne manquait de s'y attarder quelques instants lorsqu'il savait Darius en chemin. Et en effet, ce jour-là, Urtuz surprit Léonard signalé par son chien le devançant. Rêveusement accoudé au garde-fou d'où Skania avait gagné l'éternité, Léonard apostrophait le médecin avec ironie :

- Vous faites vos tournées pédestrement, maintenant ? Vous devez beaucoup marcher pour ne voir que peu de monde...

Urtuz n'accusa aucune surprise mais réagit fermement :

- Méfiez-vous, Darius ! Ce garde-fou n'est pas solide. L'humidité dégrade rapidement le bois. Je passe par ici à chaque fois que je le peux précisément pour vérifier l'état des lieux, puisque, vous le savez, je suis conseiller municipal. Et j'ai tout simplement 1'intention de proposer la condamnation de ce chemin et de ce pont, jusqu'à leur remplacement.

L'amitié des deux hommes était trop profonde pour que cette joute comportât des conséquences. Et Urtuz ramena chez eux Léonard et Ukiok. Puis le dîner expédié, le médecin et l'écrivain devisèrent philosophie, littérature, politique, durant que, las et repu, Ukiok s'endormait devant le feu de cheminée.

Darius n'avait pas réellement repris ses occupations fondamentales. Des objets usuels concentrés sur le bureau s'y mêlaient à des notes accumulées et du courrier dépouillé. Une rame de papier vierge sortie d'un placard, posée à portée de main, mais encore inentamée voisinait avec une vaste feuille de papier quadrillé sur laquelle s'amorçait un plan. Des listes de personnages, une énumération d'événements, des flèches pointant vers diverses orientations, bariolaient le quadrillage, recevant visiblement de quotidiennes annotations et des ajouts. À titre documentaire, Darius avait décidé de jouer le jeu proposé par les "Nouvelles de Paris" : il adressait chaque semaine un article d'intérêt sociologique ou littéraire à Albert Korbin, son correspondant particulier dans la rédaction du quotidien. Le chèque représentant le montant des honoraires atteignait ponctuellement Berissparen le jeudi, le jour même de la parution de l'article de Darius dans le numéro le plus épais de la semaine. Et cependant, ce soir même, Léonard avouait à Urtuz ne plus ressentir la nécessité de faire connaître ses sentiments ou ses opinions sur telle ou telle œuvre. Il n'était plus convaincu que pour originales que fussent ses élucubrations, il importât que ses contemporains en fussent avisés ; aussi tourmentés qu'ils se prétendissent, par le sort mystérieux ou hermétique réservé à l'être humain dans le ma lstrom cosmologique. Ayant décidé de répondre aux plus importants, ou respectables, de ses correspondants, dont la pluie épistolaire ne cessait de se déverser sur l'Irrintzina, Olivier en avait effectué un tri après avoir dépouillé l'intégralité des plis. Brûlant les textes des hurluberlus, des mystificateurs ou des maniaques de l'invective et de la lettre anonyme, il avait serré jusqu'à plus ample examen les messages de ceux qui sollicitaient courtoisement quelque consultation écrite ou une référence bibliographique, et répondait enfin, dans l'ordre chronologique de leur arrivée, aux lettres confraternelles, aux demandes de collaboration exceptionnelle, ou aux invitations -dont certaines étaient périmées- de sociétés le conviant à un congrès, à un repas, voire lui proposant la présidence de leur assemblée plénière annuelle. Mais cet effort ne lui permettait pas d'épuiser l'ouvrage incessamment renouvelé, et même, proliférant.

Le délai de dix jours, fixé à Cauche par Olivier, pour l'envoi de la trame du futur roman, et dépassé maintenant du double sans que fût honorée la promesse, tracassait l'écrivain percevant l'impolitesse de l'attitude à l'égard de ses éditeurs. Et entre deux courtes rédactions destinées à des correspondants inconnus, il jeta sur un carré de papier blanc contenu dans une enveloppe qu'il remettrait demain matin à Idusquerrenea avec le reste du courrier, une phrase dont Cauche et Noredet devraient se satisfaire jusqu'à l'arrivée d'un plus ample exposé : "? Skania sera le personnage dominant de ce que je projette..."

La vérité dont se laissait pénétrer l'écrivain constituait une transformation, dont les conséquences, si Cauche et Noredet en eussent subodoré la nature, devenaient propres à les inquiéter. Tant pour leur auteur que pour leur firme. En effet, si Léonard Darius, toujours émerillonné par l'écriture, ne se soustrayait pas aux heures d'attablement laborieux, il ne prêtait plus à la diffusion de son verbe, l'importance dont, jusques à ces temps, se nourrissait son orgueil. En observant les ouvriers-maçons de l'entreprise Andure venus réparer ou agrandir une fraction de l'Irrintzina, il enviait le métier d'hommes pouvant palper, caresser, étreindre, la matérialité de leur besogne. Satisfaction qu'un écrivain devait parfois attendre si longtemps, qu'il en mourait, terrassé par l'âge. Et quand bien même, se répétait Darius, mon œuvre serait utile à quelques-uns, ou à un grand nombre d'hommes, elle ne le serait que provisoirement, incidemment, temporellement. Hormis la succession des jours et des nuits, les mouvements de la mer, et la mort des êtres animés, rien ne perdure. Chacun de nous ne peut être, et ce jusques à la consommation des siècles, qu'un "infinitésimal accident de la vie universelle..." Donc, qu'écrire de sensé, d'expédient, de tangible, pour des êtres ne jouissant que d'une durée de vie trop courte, pour apprendre et cultiver un humanisme déjà hypothéqué par l'âpreté d'une subsistance biologique épuisante, requérant l'emploi de toutes les ressources physiques dévolues à l'être éclosant.

Sans paralyser son inclination à la réflexion, ni tarir sa propension aux proclamations et aux épîtres, l'évidence de ses conclusions ne lui accordait plus que la joie des confidences ou des mémoires consultables après trépas de l'auteur, par des familiers, ou d'effrontés curieux capables de les lire avant que de les jeter au feu.

À cet instant précis, Darius déduisait de ses méditations, qu'il n'était point romancier. Et qu'il ne l'était devenu que par nécessité prégnante ; c'est-à-dire sous l'effet de cet esprit biologique de conservation occupant dommageablement l'espace sur lequel eût dû camper l'humanisme. Il se souvenait avoir remarqué, enfant, et visitant un musée, une toile sombre, au centre de laquelle se détachait le visage glabre d'un moine écrivant debout, sur un pupitre incliné et fiché dans un mur épais de cloître. La lumière régnante n'y venait que de chandelles à la lueur desquelles le moine capuchonné copiait et recopiait des vérités éternelles, ou divines. Présentement, Olivier eût désiré être cet homme, œuvrant délibérément dans l'ombre de ces murs de sépulcre, à portée d'âme du soleil enveloppant ce monastère espagnol. Et Olivier s'interrogeait : - ce reclus volontaire parvenait-il à maintenir sa chair hors de portée de ces spasmes récurrents confirmant la misérable appartenance à la misérable espèce dont ressortissait Darius ?

Par où sortir de cette nasse ? En enjambant le garde-fou du pont sur la Vorane ?

Skania l'avait osé. Vivien. Colette. Tous, cependant, en un temps avaient cru en les mots. Tous trois s'en étaient nourris, en avaient créé, puis éprouvé la vanité.

Et un matin, à son lever, Franchita constata que Darius, disparu en compagnie de Ukiok, ne lui avait laissé aucune indication écrite quant à son retour. Contrairement à son habitude. Et comme ni l'homme ni le Husky ne rentreraient pour souper, Franchita jeta un capulet sur ses épaules, chaussa des sabots dont la tige montante rapportée et fermant à pressions empêchait la neige de couler le long du coup de pied, et lanterne au bout du bras, descendit hâtivement alerter le receveur. Qui téléphona au docteur Urtuz. Et tous ayant tenu conseil chez Oyérégui, convinrent que s'ils apercevaient encore l'Irrintzina éclairée a giorno, à deux heures du matin, Urtuz, Oyérégui, et l'aîné des fils, rejoindraient Franchita qui devait sur le champ regagner la demeure pour y attendre le premier des hommes devant s'y retrouver.

Aux environs de six heures du matin, marchant dans la neige s'éboulant comme du riz trop cuit, les trois secouristes repassaient pour la troisième fois à proximité de la passerelle de la Vorane. Puis, surmontant des difficultés créées par l'épaisseur de la couche de neige s'élevant de chaque côté du torrent, aboutirent au gouffre d'Escurra. Eventés par Ukiok venant vers eux par bonds répétés dans la neige haute, ils constatèrent qu'après les avoir reconnus, le chien repartait en direction des bords du gouffre. Les trois hommes, soudainement habités d'une pénible pensée, dépensaient d'immesurables efforts pour rejoindre aussi vélocement que possible le chien dont le dos couleur d'orque les guidait sous les branches libérant des avalanches glaciales.

Assis sur une énorme pierre immobilisée en travers du rapide, enveloppé d'un épais capuchon enneigé comme le vaste béret le coiffant, les jambes repliées au-dessus de l'eau grondant entre les fragments de glace, la makhila plantée dans le fond rocailleux, Darius, tourné vers la gueule monstrueuse du gouffre couronné d'une aérienne nuée scintillante, observait fixement le flot bouillonnant et tourbillonnant qu'engloutissait insatiablement la bouche caverneuse.

Transis autant par le froid et l'humidité que par les affres un instant éprouvées, les chercheurs eussent désiré connaître depuis combien de temps Darius, fasciné et figé par le froid, le bruit et le spectacle, séjournait ici et en cette attitude. Où avait-il passé la nuit ? Possédait-il une parcelle de raison ? N'attendait-il point que son épouse émergeât dans un halo de vapeur gazeuse s'élevant de cet enfer tonitruant et glacé ? Est-ce que lui-même n'attendait pas le vertige qui hors sa volonté éteinte, le précipiterait vers Skania dont, peut-être, là, tout près, sur un fond de sable doux et dans une anse calme, reposait le squelette attendant le sien ?

En dépit de l'agitation du chien, Oyérégui et ses compagnons s'assirent à leur tour, à plus courte distance possible de Léonard se refusant apparemment à prendre en considération l'inopinée présence de ses amis. Pour gagner son étroit observatoire, Léonard avait dû se livrer à des exercices qu'aucun des arrivants ne pouvait tenter. Darius étant à leur portée, ils attendraient aussi longtemps que nécessaire.

Il les vit enfin. Beaucoup plus tard. Sans qu'ils aient eu besoin d'attirer son attention. Calmement, sans gestes inquiétants, mais dont au contraire, la sûreté attestait de la possession intégrale de ses moyens, et aidé de sa makhila, il les rejoignit sur la rive. Et Urtuz saisit à deux mains le poignet libre d'Olivier.

- Écoutez-moi, Léonard...

Moins puissant, mais plus agile que le médecin, Léonard se dégagea d'une brutale dérobade, tandis que grognait Ukiok, après lequel grogna également Léonard.

- Écoutez-moi Urtuz : il n'y a pas d'hommes auxquels je porte autant d'affection qu'à vous et Oyérégui. Mais si je jugeais à propos de choisir l'heure et le lieu de mon départ pour l'ailleurs dont la porte est là, je ne vous reconnaîtrais pas le droit de vous y opposer. Il faut que tous ceux qui me portent intérêt admettent cela. Parce que je recommencerai. Je sais de quelle nature est le sentiment qui vous a conduits ici. Et je le respecte en vous en remerciant. Vous, et... ceux qui vous ont alertés. Mais c'est tout ce que je peux faire. Et n'attendez jamais de promesse quelconque de ma part.

Après avoir caressé Ukiok dressé contre sa poitrine, Léonard commanda :

- Et maintenant, allons tous déjeuner à 1'Irrintzjna. On doit nous y avoir préparé une substantielle restauration.....

Ils marchèrent côte à côte, sans que l'on entendît d'autre bruits que les crissements de la neige sous les brodequins, le heurt des makhilas contre les pierres, et les avalanches neigeuses provoquées par les gambades d'Ukiok sous les branches basses des sapins.



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Darius possédait cent raisons de ne pas s'estimer inférieur aux maçons d'Andure voyant chaque heure s'élever les murs que façonnaient leurs mains : Les Nouvelles de Paris" sollicitaient un second article hebdomadaire pour un important quotidien régional racheté récemment et intégré au groupe des "Nouvelles" ; Cauche et Noredet rééditaient pour la dixième fois "Le Sens qui manquait aux hommes", dont la traduction en langue anglaise dépassait de cent mille exemplaires l'ensemble des éditions successives en langue française ; une firme d'éditions populaires ayant déniché un certain nombre de titres de romans écrits par Darius sous pseudonyme, sollicitait l'indication d'une somme forfaitaire par laquelle elle rachèterait l'ensemble de ces œuvres ; la plus importante station radiophonique privée se déclarait prête à signer un contrat d'une année pour une causerie hebdomadaire effectuée par Darius, à Paris, chaque samedi matin, aller et retour aériens assurés aux frais de la station. Mais l'insigne consécration, l'éminentissime distinction, acheminée par le canal de l'ambassade du Danemark, "frappait" Darius au plus sensible et au plus secret de la nouvelle personnalité qu'à son corps défendant avaient façonnée les conjonctures. Rédigée en français, de la main même du ministre danois de l'Instruction Publique, elle adressait

"... Mille compliments à Monsieur Léonard Darius, pour l'originalité des idées contenues dans son œuvre philosophique, dont les spécialistes danois attendaient d'ultérieurs développements, en espérant que le maître accepterait de participer à des  "débats de cette nature, que l'Université de Copenhague prévoyait organiser durant trois jours, et au cours desquels une cérémonie particulière serait consacrée au "souvenir de Madame Skania Darius, leur bien-aimée compatriote, et dévouée collaboratrice de l'écrivain-philosophe.

Une année plus tôt, Léonard eût vraisemblablement hurlé à l'usurpation ! Ce jour, il mesurait que sans Skania, ilne serait peut-être qu'Olivier Lutaire.

Et la peine profonde qui meurtrissait Olivier à la relecture de la lettre du ministre danois, naissait de ce que son épouse, déclarant forfait si peu de temps avant l'éclatement de son propre triomphe, n'aurait même pas reçu la part lui revenant. Olivier jeta des coups de pied dans les sièges, renversa une pile instable de livres s'élevant dans un angle de la pièce, apeurant et décontenançant Ukiok allongé sous le bureau. Alors, à genoux et prenant l'ursine tête du Husky entre ses mains, l'écrivain lui parla :

- Ukiok, mon vieux et muet devin qui sait tout ce que je vais faire, si tu avais été avec nous, tu m'aurais peut-être empêché de commettre toutes ces sottises, de lasser jusqu'à la mort celle que j'ai virtuellement poussée dans le précipice...

Le nez de l'homme appuyé au museau de l'animal, les deux êtres immobiles paraissaient tenter de se fasciner l'un l'autre, et le regard bleu-glacier dont la transparence permettait à Léonard d'apercevoir les rives d'un autre monde, contenait déjà la connaissance du destin de l'homme. Et sur les genoux de celui-ci qui venait de s'asseoir au sol avec lassitude, le sagace et muet sage posa ses pattes et sa truffe, en exhalant un soupir commisératif.

Le visage au niveau de sa table, Olivier embrassait du regard pour la millième fois le volume paperassier encombrant. C'était cela la gloire ! Une putain de garce qui pendant des années lui avait craché à la gueule à chaque fois qu'il approchait d'elle, fait des crocs-en-jambe, frôlé en laissant espérer ses faveurs, et qui le relançait dans sa montagne alors qu'il pensait à bien d'autres choses. Et encore sollicitait-elle l'autorisation de pénétrer en annonçant qu'elle restait à la disposition de son élu. Et personne avec qui partager ces fastes, ces bienfaits, ces civilités, cette aisance, ces fruits de la longue patience.

Ces considérations et la surprenante équanimité avec laquelle l'écrivain recevait les hommages, ne ralentissaient pas le flux épistolaire, et ne conduisaient pas pour autant vers l'Irrintzina, le secrétaire ad hoc qui eût tiré Léonard de ses présents embarras administratifs. Alors, se remettant sur ses jambes, il annonça à Ukiok une immédiate visite à Oyérégui dont le cercle des relations recélait peut-être le personnage désiré. Mais s'il résolvait un jour prochain cette difficulté, pensait Olivier en descendant à Berissparen derrière Ukiok déférant en ligne brisée, aux sollicitations olfactives prodiguées par la forêt, il lui faudrait encore réfléchir à l'embarrassante situation que créait cette invitation danoise. Certes, le décès de Skania, officiellement annoncé et enregistré dans le monde intellectuel n'avait provoqué aucun débat secondaire, puisque l'accident de montagne homologué par les autorités locales, entérinait la disparition du cadavre. Mais les parents de Skania, dans l'espoir de la découverte pour eux, quasi-certaine, du corps de leur fille, avaient avisé Léonard de leur intention de se rendre en France pour assister à l'inhumation devant suivre l'événement. Et la perspective de commenter, sur les lieux, les modalités du drame, bouleversait et inquiétait Léonard, pressentant là l'origine de douloureux malentendus avec des gens n'entendant pas un mot de français. Et l'écrivain recherchait de quelle nature pourrait être le prétexte susceptible de provoquer le retardement du voyage prévu par ses beaux-parents. Or, les manifestations organisées par l'Université de Copenhague, constituaient l'empêchement le plus opportun au projet paternel. En revanche, il créait pour Léonard l'inéluctable obligation de se rendre à Odensee. À moins que les Hottenborg ne vinssent eux-mêmes d'Odensee à Copenhague. Dans le brouhaha des réunions meublant les journées commémoratives, la nécessité d'un déplacement vers la France, disparaîtrait sans doute, et les explications fournies par Léonard appelleraient moins de spécifications, de recueillement, et resteraient exemptes de cruels et fatals pèlerinages aux lieux maudits. En dépit du désagrément que lui causait ce devoir, Léonard accepterait donc l'invitation de l'Université danoise.

À la poste de Berissparen, informé par la guichetière que le receveur circulait en ville, Léonard gagna le centre du pays et pénétra chez un sculpteur sur bois dont il possédait déjà quelques œuvres à son goût, et accrochées aux murs de l'Irrintzina. Après longues palabres et une promesse appuyée de l'artiste-artisan à Léonard, les hommes se séparèrent et Léonard revint à la poste. Oyérégui, de retour, attendait Léonard à l'appartement du premier étage. Mais avant de s'y rendre, Léonard rédigea un télégramme à destination de Cauche et Noredet : "Disposerez dans les meilleurs délais du manuscrit promis. Ai accepté invitation danoise. Amitiés.L.D.". Puis il alla exposer au receveur que les annonces diverses confiées aux journaux locaux restant sans effet, il venait quêter auprès de son ami, une idée, une suggestion, susceptibles de faire sourdre du sol la créature convenable. Beaucoup moins surpris que ne s'y attendait Léonard, Oyérégui aspira puissamment au tuyau de sa pipe.

- Je m'attendais à votre demande. Je m'attendais encore à ce que vos annonces vous déçoivent. Il ne m'appartenait pas de vous conseiller, de vous influencer. Mais je vois quelqu'un pouvant vous convenir...

Rappelant au receveur qu'il n'emploierait, exclusivement, qu'un homme, Oyérégui hocha la tête :

- Mon bon monsieur Darius, vous emploierez la personne, qu'elle soit grande ou petite, ronde ou carrée, homme ou femme, qui possédera bien son français, observera l'orthographe et la grammaire. Et mon candidat à moi, pratique tout cela comme un maître d'école... Alors, attendez de l'avoir vu. Et s'il ne vous plaît pas, j'aurai une autre candidature à vous faire examiner... Êtes-vous rassuré ?

- a presse, receveur, ça presse...

- Sous quatre à cinq jours...

Et Ukiok qui pausait devant le buffet, côté de la boîte à gateaux secs, ayant reçu ce qu'il convoitait, repartit avec Léonard en direction de l'Atchuria.
Dès qu'il fut à portée de Franchita, Léonard l'informa que d'ici quelques jours, elle devrait compter avec un être supplémentaire. Au repas de midi, tout au moins. La gouvernante figea son masque austère en une expression constituant une question à laquelle répondit Léonard sans qu'elle eût à la poser.

- Oyérégui m'a trouvé un secrétaire pour l'expédition du courrier en retard. Il ne m'en a fait aucune description, et j'ignore s'il s'agit d'une femme ou d'un homme. Mais il m'a garanti l'excellence du sujet. Je ne peux qu'espérer qu'il vous plaira.

Le fait que l'intrus fût parrainé par le receveur parut apaiser la gouvernante. Mais le pli restant incrusté dans le haut front trahissait une séquelle d'inquiétude. Cela fit sourire Léonard, qui, en tout état de cause, devrait en passer par le décret de son ami. Et bien que la perspective de liquider ces travaux n'en soit encore qu'au stade de l'hypothèse, Léonard éprouva une satisfaction qu'il découvrit être le premier sentiment d'espèce positive qu'il ressentît depuis sa commotion. Et se surprenant assis distraitement à sa table de travail, il se pencha sur le plan sommaire du roman promis à Cauche et Noredet dont Skania serait l'héroïne, le support, l'inspiratrice. Puis, comme s'il s'agissait d'un pensum, il se contraignit au dépouillement de la quinzaine d'enveloppes remontées du bureau de poste, et dont hormis les habituels billets émanant de lecteurs l'assurant de leur admiration ou de leur exécration, il tira quatre coupures de presse prélevées par "L'Archiviste" dans la presse. L'une d'elles mettait en doute que le Darius du "définitiviste" fût le Darius du "Sens qui manquait aux hommes". Quelque rouerie d'éditeur, sans doute, exploitant subtilement mais dolosivement le nom du philosophe pour faire écrire par un "nègre" des romans à thèse, D'ailleurs, poursuivait l'échotier, si l'on se livrait à quelque examen approfondi des tournures syntaxiques de l'un et de l'autre "des Darius", on verrait éclater les maladresses du second tentant "vainement" d'emprunter au premier un procédé "inimitable"... Léonard se frictionna le visage de ses phalanges osseuses en émettant un râle trachéen exprimant une irritation qu'en d'autres temps il eût fait suivre d'une mercuriale molestante dans "l'Homme du Siècle". Et il songea à la méprisante magnanimité d'un ancêtre de la profession lui confiant, le jour même de son départ à la retraite qu'il "savait depuis longtemps qu'il n'existait que deux sortes de lecteurs : ceux qui ne savent pas lire, et ceux qui ne savent pas nous lire. Parce qu'en vérité, un lecteur n'est jamais qu'un schizophrène à la recherche de l'écho de ses désirs, de ses rancœurs, de ses déceptions, de ses haines et de ses phantasmes. En résumé, confrère, le seul authentique lecteur d'un auteur, c'est l'auteur lui-même..."

Peut-être eût-il médité plus longuement sur l'aphorisme mordicant si Franchita, du pied de l'escalier, n'avait sollicité l'autorisation de parler avec "Monsieur Olivier".

- Nous nous faisons du théâtre, Franchita, en nous parlant pareillement. Vous êtes la gouvernante, ici, cela veut dire qu'en dehors des actes de mon métier, tout le reste est de votre compétence. Venez vous asseoir.

Pour lui répondre, il s'était porté jusqu'au palier et la laissant passer devant lui, lui montra le fauteuil réservé aux interlocuteurs. Elle s'y assit comme l'on s'assied sur un banc d'œuvre, mais n'attendit pas d'être questionnée.

- Vous recherchez un secrétaire, ou une secrétaire : mais quel diplôme faut-il que l'on vous présente pour être agréé ?

- Je ne veux pas voir de diplôme. Je dicterai une très longue lettre au candidat, qui devra donc, d'abord, connaître la sténographie, et me restituer ma dictée sans autres fautes que celles que j'aurais pu commettre moi-même. Et s'il a par hasard, corrigé ces fautes, il me sera encore plus sympathique et plus précieux... Et n'en sera que mieux rétribué.

Franchita parut se livrer à une profonde réflexion que ne troubla pas Olivier, curieux de la proposition qu'allait formuler sa gouvernante.

- Mais où logerez-vous cette personne ?

- Je n'y ai pas songé, mais ça n'est pas une difficulté à considérer. S'il habite Berissparen, il viendra chaque matin et s'en retournera chez lui chaque soir. S'il vient de loin, nous pouvons le loger.

Enclin à la presser de questions, il se l'interdit, désireux de la laisser exposer l'intégralité de sa proposition.

- Je vous demanderai de disposer d'un après-midi pour aller consulter la personne à laquelle je pense. Je la crois capable de tenir l'emploi. Mais je dois d'abord lui expliquer ce que l'on attendra d'elle. Et si cela lui plaira, à elle-même.

- Dépêchez-vous, Franchita. Oyérégui est "sur l'affaire"...

- Lui en avez-vous déjà parlé ?

- Aujourd'hui même. Et il s'en occupe ? Mais que cela ne vous décourage pas. Prenez le temps qu'il vous faut.

Sans ajouter un commentaire ou une question, Franchita regagna le rez-de-chaussée. Et c'est alors qu'elle venait d'informer Olivier qu'elle partirait le lendemain matin, que le fils aîné des Oyérégui frappa à la porte de l'Irrintzina. En mission spéciale, avec recommandation de discrétion et de ne s'entretenir que seul à seul avec Monsieur Darius, il venait dire à celui-ci qu'en ce moment même, dans le bureau de poste de Berissparen, un homme, un étranger, apparemment, qui ne prononçait ni n'entendait le français, ne savait que montrer un papier sur lequel on avait tracé cette phrase "?M.Hottenborg pour M.Darius..." Un taxi venant de Saint Jean de Luz l'avait déposé dans le village voici une heure, environ. Pénétrant chez un commerçant, il s'était poliment décoiffé et d'un sourire éclairant une haute stature à sommet chenu, il exhibait comme une carte d'identité, ce bristol sur lequel, calligraphiée, une phrase exprimait le désir de l'étranger. Chaussé, et un lourd vêtement sur les épaules, Olivier redescendait de son bureau en compagnie du jeune Oyérégui. Caracolant, Ukiok grattait de la patte la porte à franchir. Mais Olivier demanda à Franchita de retenir le chien auprès d'elle, en ajoutant :

- Retardez votre départ. Préparez pour ce soir la chambre des visiteurs. Nous aurons un dur moment à passer. J'aurai besoin plus que jamais de vos soins. Je vous expliquerai demain...

Les deux hommes partirent, laissant perplexe Franchita, et grognon un Ukiok offensé.

Monsieur Hottenborg et son gendre ne se connaissaient que par portraits interposés. Ils se reconnurent mais ne purent qu'échanger une poignée de mains accompagnée d'un réciproque marmottement prouvant que sans le secours d'un interprète, le voyage du Danois serait un désappointement. Et une déroute pour Léonard. Et les deux Oyérégui, témoins de l'impuissance des deux hommes à communiquer, paraissaient souffrir de la même gêne, lorsque le receveur, venant derrière son fils, lui demanda à voix basse :

- Te sens-tu capable de demander à l'étranger s'il parle anglais ?

- Bien sûr. Mais pourquoi ?

- Poses d'abord la question. Nous verrons après.

Le jeune homme s'exécuta, et à la grande satifaction du père, le danois répondit positivement.
- Va vite chez l'instituteur. Il est également professeur d'anglais. Expose-lui la situation. L'étranger est le beau-père danois de Monsieur Darius. S'il veut servir d'interprète, monsieur Darius lui revaudra cela... j'en suis sûr.

Les difficultés s'aplanissaient. Mais Léonard ne s'en montrait pas soulagé outre-mesure. Monsieur Ayherro, instituteur et directeur de l'école de trois classes fonctionnant à Berissparen, n'appartenait pas au cercle des amis de Darius. Il eût plutôt animé une faction adverse. Se piquant de connaissances philosophiques, il assurait que l'écrivain plagiait des penseurs méconnus qu'il serait en mesure, si libéré durant quelques mois de ses obligations professionnelles, pour fouiller des bibliothèques, de citer et produire en les opposant aux écrits de Darius. Mais ce n'était point là que le bât blessait Darius, qui méprisait délibérément les prétentions d'Ayherro. Le danger d'introduire l'instituteur dans sa vie privée tenait en ce que ce dernier fortifiait son animadversion à l'égard de l'écrivain en déclarant gravement, lorsqu'il rencontrait une oreille complaisante, que tout bien examiné, si la mort de Madame Darius n'était pas un suicide, elle pouvait évoquer une défenestration... Les protestations lui opposant l'absence de Darius lors de l'événement, ne démontaient pas le sournois qui n'eût pas été surpris d'apprendre que quelque personne aussi discrète, que dévouée au "grand homme", pour des motifs qu'eux seuls deux aient eu à connaître, eût pu, peut-être, sous l'empire du ressentiment... Informé des dispositions de l'instituteur, Oyérégui avait décidé que comme pour Darius au temps de ses intempestives déambulations nocturnes, on administrerait une correction à Ayherro ! Urtuz devenant maire, calmait Oyérégui et intervenait sans témoin auprès de l'instituteur, en le sommant, s'il possédait des indices suffisants, de produire un rapport. Dans le cas contraire, et si les mêmes rumeurs persistaient, le maire lui-même demanderait à l'Académie le déplacement d'Ayherro en motivant sa requête. Et Ayherro s'était tu. Mais le regard dont il enveloppait l'écrivain lorsqu'il le rencontrait dans le village exprimait quel'homme s'était soumis sans moralement désarmer. Et le maire avait reçu, un soir, la visite d'un ami dont le fils, élève d'Ayherro, venait de lui narrer comment, à l'occasion d'une composition mensuelle de français, l'instituteur ayant choisi un extrait d'un roman de Darius, avait fixé pour tâche aux concurrents, de détecter les fautes de français commises par l'auteur.

Encore sous le coup de son méchef, Léonard oubliait la sordide manœuvre et son instigateur. Mais ce soir, se voir dans l'obligation, et sans autre choix, d'utiliser les compétences d'un auteur de concetti atrabilaire, accroissait l'inconfort dans lequel la malencontreuse présence de son beau-père le précipitait. Sans doute le receveur œuvrait-il pour le mieux, mais son initiative irritait Léonard.

Grand, maigre, le cheveu blanc, court et dru, Hottenborg offrait un visage de marin. Affable, de voix douce, il demanda, dès que disposant de l'interprète, que l'on lui parlât de Skania. Le bureau de poste ne se prêtant guère à ces débats familiaux, le receveur proposa son appartement. Pour louable qu'elle fût, l'offre restait inadéquate et Léonard dut demander à Ayherro si celui-ci disposait d'un temps à consacrer à l'entretien souhaité par l'étranger. L'ostensible serviabilité alors manifestée par l'instituteur n'échappa pas à Léonard. qui eût désiré qu'un événement cataclysmique rendît le projet subitement inéxécutoire. Mais s'il ne pouvait le rendre tel, Léonard pouvait cependant le retarder. Et il fit exposer par l'interprète qu'il conviendrait que monsieur Hottenborg accompagnât sou gendre jusqu'à l'Irrintzina, où il serait hébergé, et où l'interprète se rendrait dès demain matin afin que se déroulât la conversation utile. Il fut ainsi arrêté et convenu, et c'est en silence, avançant lentement sur le chemin enneigé, que Messieurs Hottenborg et Darius rejoignirent l'Irrintzina.

Le premier soin d'Olivier fut d'informer Franchita de l'identité du visiteur. Ce que la gouvernante écouta avec déférence tandis que son regard témoignait de la superfluité du bavardage... Et Léonard redouta que l'attitude de la femme à l'égard de l'étranger aggravât l'inconfort créé par cette présence, pour l'heure, inopportune. Mais il n'éprouva plus d'inquiétudes lorsqu'il constata que l'affabilité muette, souriante, presque compatissante de Franchita, à l'endroit du vieil homme dont elle prévenait les gestes, et les intentions, dépêchait vers elle, par le regard reconnaissant et déjà cordial de l'hôte, une gratitude aussi sincère que la déférence de la gouvernante. Et s'isolant quelques secondes par l'esprit, de la compagnie de son beau-père, Léonard s'interrogeait : - ... Franchita manifesterait-elle, par ce comportement inattendu, la révérence symbolique et posthume qu'elle portait à une femme dont elle avait beaucoup entendu parler ? Comme elle ne peut s'y appliquer gratuitement pour un homme qu'elle n'a jamais vu et ne reverra sans doute jamais, elle ne peut le faire que pour moi... Singulière bonne femme...

Mais tiré de sa passagère évasion par des gestes de Monsieur Hottenborg, Léonard revint au côté de son hôte, qui, à syllabes détachées, lui demandait :

- Léo-nard, auf-alle-F lle, die-Sprache-Deutsche-kennen-Sie ?

- Nom de dieu ! jura in petto Léonard. Et moi qui n'y pensais pas. Il répondit, en y apportant le ton d'une bonne nouvelle.

- Aber Wenn ! Yawhol !

Comment n'y avait-il pensé dans le bureau du receveur ?
Sans doute n'avait-il jamais parlé l'allemand jusqu'à tenir une conversation courante sur n'importe quel sujet. Mais il l'avait beaucoup lu. Et s'y était entretenu en tenant correspondance suivie avec un journaliste allemand, ex-condisciple devenu rédacteur en chef d'un quotidien de Nuremberg. Quel rai de lumière dans cette masse d'ombre apportée avec le vent de Danemark ! Et comme presque jovial, devenait, dans cette angoisse latente, ce beau-père dont les questions, censurées par un étranger, pouvaient parvenir trahies à l'oreille de son gendre. Il convenait de faire informer immédiatement Ayherro que l'on lui rendait la disposition de son temps. Bien qu'il y songeât occasionnellement, Léonard apportait une volontaire singularité à ne pas posséder de ligne téléphonique. Mais ce soir, cette installation eût été appréciée. Tant pis. Il se rendrait lui-même chez Ayherro. Et il en informa Franchita à laquelle il se remettait des soins qu'il convenait d'apporter à son hôte.

Lui préparant un vêtement en écoutant les explications de Léonard, Franchita serrait les lèvres. Léonard le remarqua.

- Vous avez quelque chose contre Ayherro ?

Elle ne répondit pas, mais le regard pesant et direct qu'elle planta dans celui de l'homme, exprimait surabondamment sa pensée, que traduisit ainsi Léonard : -... "Ne faites pas l'ignorant..."

Comme s'ils s'étaient explicitement entretenus, Léonard conclut :

- II est tout de même correct queje lui évite ce dérangement qui n'a plus d'objet.

- Je ne le crois pas, monsieur....

- Désirez-vous y aller vous-même ?

- Ni vous, ni moi.

Et pour dissiper l'évident quiproquo qu'allait provoquer son attitude, Franchita précisa :

- Monsieur Ayherro n'est pas votre ami. Ni le mien. Que vous l'utilisiez pour une affaire privée lui apporterait une occasion supplémentaire de nous diffamer. Si vous n'aviez pu faire autrement, il n'y avait rien à dire. Mais en le remerciant avant de l'avoir utilisé, vous le vexez. Il pourra même supposer que vous avez trouvé un autre interprète que lui. Et portera éventuellement cela à mon compte. Tandis qu'en le laissant venir jusqu'ici, et en vous entretenant, pour les choses les plus personnelles, sans la langue que vous parlez avec Monsieur Hottenborg, vous prouvez à Ayherro que vous ne le redoutez aucunement. Et de plus, qu'il ne vous était pas indispensable. Il peut s'en aller de lui-même avant que vous ne l'ayez décidé. Et ça lui sera une leçon, après celle qu'il a reçue de la part du docteur Urtuz..

Au courant de tout, avisant de tout, décidant de ce qu'elle ferait avant d'avoir à le faire, cette mâle basquaise imposait à un Darius prestigieux, cent fois plus qu'à un Lutaire obscur. Il raccrocha son béret et son capuchon aux patères de chêne séculaire, et rejoignit son beau-père en lui exposant que quelqu'un se chargerait de prévenir l'instituteur. Il serait temps, demain matin, de dire à monsieur Hottenborg que la mission n'ayant pas été remplie, l'interprète resterait un moment avec eux.

Maintenant que la table desservie, Franchita versait aux hommes une liqueur par elle confectionnée avec des fruits sauvages par elle cueillis dans la montagne, Hottenborg déclarait à son gendre désirer au plus haut point, et le plus tôt possible, accomplir en sa compagnie, le parcours suivi par Skania, jusqu'au point fatal. Et afin de justifier l'embuement de paupières rongées par les brumes salines, il énonça, résigné, lucide, mais fidèle au souvenir.

- Le fils en mer, il y a dix ans. La fille ici. Et aucune tombe à visiter. Ma femme en mourra. Je suis venu seul parce que le voyage l'eût fatiguée, mais aussi parce que ce que je veux faire avec vous l'aurait peut-être terrassée...

Résolu à l'insensibilité feinte, à l'affectation d'une virilité philosophique éprouvée, Léonard dut quitter la table un instant pour ne pas se trahir. Mais s'il échappa à l'observation de son hôte, Léonard, sur sa trajectoire rencontra le regard, balsamiquement compatissant, de Franchita.

Sur le bureau d'où Léonard avait évacué la paperasserie, Ingelhardt Hottenborg feuilletait la collection des albums illustrés par cent portraits de Skania. Comme s'il recherchait le relief des rires ou des contorsions comiques de sa fille, le vieillard, de temps à autre, passait sur le cliché un doigt palpeur et tremblant. Et l'instant parut opportun à Léonard pour interroger son beau-père sur un point que l'absence de conversation ou d'échange épistolaire, n'avait encore permis d'éclairer.

- Monsieur Hottenborg (Ingelbardt leva une main pour signifier qu'il eût aimé plus de simplicité), comment avez-vous appris à votre épouse, la disparition de Skania ? Et comment lui avez-vous décrit cette disparition ?

La perle qui, sous chaque paupière d'Ingelhardt roulait sur le bord des cils brûlés, s'échappa. Et c'est afin que son interlocuteur ne s'y arrêtât que le vieillard précipita son débit.
- Je ne lui ai parlé de la mort de Skania que lorsque j'ai appris que la presse danoise allait y faire allusion. Quelques semaines avant la disparition de Skania, la radio danoise diffusait une émission consacrée à votre œuvre, à votre personne et bien entendu, à la collaboration de Skania, devenue célèbre chez nous. La joie de ma femme, qui voulait alors que nous venions vous rendre visite à Paris, me semblait tellement profonde, éclatante, qu'à la perspective peu de temps après, de lui dire les faits, je me suis senti lâche. E je me suis tu. Mais cela ne pouvait se prolonger, en relations permanentes avec les gens de presse sollicitant des interviouves ou des indiscrétions sur votre vie ici, j'ai su, heureusement à temps, que la nouvelle de la mort de notre fille constituerait durant quelques jours, le point fort de l'actualité. Et j'ai dû parler.

lngelhardt s'interrompit pour avaler sa salive, et son proéminent cartilage thyroïdien décrivit plusieurs allers et retours consécutifs, avant que ne reprenne le cours de son récit.

- Je cherchais comment amener, sans commotion chez ma femme, l'idée d'un accident survenu à Skania. Une idée vilainement diabolique me poussa dans la tête, mais qui offrait l'avantage de précipiter les choses. Et je lui dis : vois-tu, quand le sort a décidé de frapper une famille, il ne devrait jamais frapper à plusieurs reprises, mais tout "nous" ôter en une seule fois. Je souffrais par anticipation de ce que j'allais devoir dire pour éclairer mon insinuation. Epouse de marin, mère de marin, et surtout, fille de marin, ma femme avait déjà saisi mes intentions, et partant, la vérité? Et je me trouvai sot comme la plus sotte des bêtes de n'avoir plus à fournir d'explications, cependant laborieusement préparées. Un frère et un cousin lui ayant déjà été ôtés de cette sorte, elle ne me posa même pas une question. Elle prit place dans un fauteuil, dans la pièce où nous devisions, et je savais qu'il serait dérisoirement inuti1e de tenter d'aller l'y consoler, bercer, accabler de paroles creuses Je crois que les gens de mer savent mieux que les autres ce qu'il ne faut pas faire, en l'occurrence. Et je ne l'ai donc pas fait. Comme cela se déroule habituellement, je ne l'ai revue que deux jours après l'échange de nos dernières paroles. Confinée dans sa chambre personnelle, elle y attendait le besoin d'en sortir. La bonne lui portait des repas qu'elle refusait, mais qu'il fallait tout de même lui présenter pour qu'un jour elle prît l'un d'eux, sans avoir à solliciter. Et la vie lui est revenue. Froide, d'abord. Puis avec le désir de parler, celui de reprendre contact avec le monde extérieur. Et nous sortions, l'après-midi, une ou deux heures, sans beaucoup dialoguer, mais accrochés au bras l'un de l'autre, nous bornant à regarder les véhicules circuler, à entendre les bruits du monde. Mais jusqu'à aujourd'hui elle n'a pas encore voulu ouvrir à nouveau un journal. Ni écouter la radio. Seul, un livre, une histoire de mer authentique, l'odyssée d'un long-courrier de la marine à voiles, jalonne ses pas dans la maison. Elle est revenue occuper l'un des lits jumeaux qui meublent notre chambre, et me prie, parfois, de lui remémorer des actes, des événements, des faits, intéressant Skania.

La main d'Ingelhardt caressa à nouveaula page de portraits sous cellophane qu'il venait d'examiner. Il se pencha une nouvelle fois sur l'album et après que son regard ait survolé l'ensemble de la collection, il demanda humblement à son gendre :

- Léonard, est-ce que je pourrais emporter l'un de ces albums ?... Je ferai reproduire les documents, et je vous renverrai l'album...

Léonard sursauta. Pour briser l'épaisse tension qui les suffoquait, il fallait répondre avec brusquerie.

- Pourquoi ne me proposez-vous pas une caution financière que je ne vous rendrai que lorsque vous m'aurez rendu l'album ?

Ingelhardt ne comprit tout d'abord pas l'allusion intentionnellement outrancière de son gendre, son oeil durant quelques secondes, douloureusement interrogateur, émit un pétillement enveloppé d'humidité, lorsque Léonard, rassemblant des deux mains l'ensemble des albums, dit, avec une intonation qu'il n'eût peut-être jamais trouvée pour son propre père :

- Monsieur Engelhardt, il faut offrir tout ceci à maman Hottenborg !

- Oh ! Non. Pas tout cela. Mais celui-là et celui-ci lui plairont bien. Et à moi également.

Le vieux marin superposa deux des six albums qu'il venait de feuilleter. Puis faisant face à Léonard venant de se dresser, il lui posa ses mains sur les épaules. Et les deux têtes d'étoupe blanche, face à face, échangèrent un regard dans l'extrême profondeur duquel devait vivre Skania.

Mais l'heure la plus prégnante n'avait encore sonné.

Présent dès huit heures du matin, comme ils en étaient convenus, Ayherro prenait son petit-déjeuner en compagnie de l'étranger, de Léonard et d'Oyérégui, convié à se joindre au groupe. Le docteur Urtuz, en tant que maire, avait discrètement fait connaître, tard dans la soirée, au receveur, qu'il s'apprétait à faire partie de l'expédition se rendant au gouffre d'Ezcurra. Mais Oyérégui déconseillait cette proposition afin de ne pas culpabiliser l'instituteur que tous accueillaient en qualité d'interprète, et non comme un élément perturbateur sous surveillance. Et le receveur se félicita d'avoir dissuadé Urtuz, lorsque le retenant entre deux portes, Franchita lui apprit subrepticement que Léonard et son beau-père ayant découvert qu'ils pouvaient converser en allemand, n'acceptaient la présence de l'instituteur que pour ne point le désobliger.

Toutefois, l'aménagement heureux et imprévu que constituait la communication directe entre le gendre et le beau-père, ne résolvait pas le dilemme, dégradant le moral de Darius : Se réfugier sinistrement et résolument dans le mensonge en contresignant les rapports du maire et du médecin, avalisant l'accident proposé par le cantonnier ; ou bien se déconsidérer, et provoquer peut-être un drame subséquent à Odensee, en avouant et exposant ses responsabilités morales dans ce que lui, l'époux, savait n'être qu'un suicide déguisé. Le "grand homme" déboulonnerait-il lui-même sa statue ou s'entartuferait-il ? La vérité profonde tenait en ce qu'à cet instant même, et sans plus de considération pour lui-même que pour quiconque, l'écrivain ne savait vers quoi, de la dignité humaine requérant la proclamation de la vérité, ou du respect de la vie et de l'état moral d'une femme à lui étrangère, mais broyée par des fortunes contraires, incliner.

De quel prix la gloire faisait-elle payer ses blandices ! Dans quel sordide envers de décor précipitait-elle celui auquel elle faisait jouer un rôle, par elle choisi. Darius-Lutaire évoqua sa mère, son père, les femmes l'ayant aidé, promu, encouragé, et qu'il avait méprisées ou dont il avait négligé de respecter la dignité secrète. Et puis était survenue Skania, dominant la masse des sacrifiés à la recherche de sa gloire et qu'il avait précipitée dans le tourbillon qui ce jour même, le châtierait s'il se montrait viril et honnête !

Au-dessus du gouffre, qu'expliquerait-il ? Et à qui ?

Avançant parallèlement au lit de la Vorane, les quatre hommes surplombaient le rapide. Par son mugissement, on décelait le gouffre d'Ezcurra, distant encore d'environ cinq cents mètres. Le mépris et l'angoisse se disputaient l'esprit de Léonard, qui surveillait l'instituteur s'étonnant de n'avoir été que peu sollicité dans son office, depuis le départ de l'Irrintzina, Ces hommes parlaient peu. Le maître d'ecole ne pouvait rien là-contre, mais restait fort curieux d'entendre les paroles de Léonard lorsqu'ils parviendraient devant la gueule du gouffre. Immobilisés tous les quatre au sommet d'un quartier de roche, le regard vers la gueule béante de l'Ezcurra, le bruit les enveloppait avec la même ténuité que la vaporeuse et transperçante brouée s'élevant de la marmite aux bouillonnements smaragdins. Cela n'était comparable à rien d'humain. Ce pouvait être l'entrée d'un univers chthonien, le repaire de créatures tératologiques, un accès aux entrailles de la terre. Et une voix insoupçonnablement puissante hurla, en une langue que l'instituteur ne comprit pas :

- C'est ici même qu'elle a disparu.

Ayherro fixa Léonard avec effarement.

D'un bras s'élevant lentement au-dessus de sa tête encapuchonnée, Hottenborg accusa réception de l'information. Son visage luisait d'humidité. Etait-ce bien celle montant du gouffre ? Puis le danois pivota jusqu'à l'accomplissement d'une giration complète, et se rapprocha de son gendre. Et dans le fracas de la précipitation des eaux glauques, les deux mains en cornet contre l'oreille de Léonard, Ingelhardt parla longuement. Pétrifié par une stupeur que le receveur devinait colérique, Ayherro s'approcha de ce dernier et sans qu'une expression fût décelable sous le capuchon imperméable et luisant, dit laconiquement :

- Je ne vois pas ce que je fais ici. Vous me permettrez d'aller m'occuper de ma classe.

Comme l'instituteur s'éloignait déjà, le receveur happa le bas de son ciré.

- Ne nous en veuillez pas ; ces messieurs se sont incidemment aperçu qu'ils pratiquaient une langue commune, ce matin même, quelques instants avant que vous n'arriviez. Il était trop tard pour vous avertir. Mais Monsieur Darius a prévu un dédommagement...

Paraissant aiguiser sa réponse, l'instituteur émit lentement :

- Si je devais me faire honorer pour de pareils services, ça pourrait dépasser les moyens d'un écrivain. Même nanti...

Alors, Oyérégui prit sur lui de conclure :

- On connaît votre désintéressement, monsieur Ayherro. Monsieur Darius remettra ce qu'il prévoyait à la caisse des écoles. Mais je vous remercie tout de suite, de la part de nous tous.

Ingelhardt manifestant le désir de s'éloigner, on refit à l'envers le parcours de l'aller. Le danois marchait le premier, distançant légèrement ses compagnons. Il s'arrêta et fit volte-face, considérant Léonard venant à lui. Mais alors qu'Oréyigui s'attendait à ce que le danois prît solennellement la parole, ce fut Léonard. qu'il entendit. Sans le comprendre. Et il le regretta. Mais il espérait que demain, ou plus tard, Léonard se raconterait, qui pour l'instant questionnait son beau-père.

- Monsieur Hottenborg, excusez cette solenneté, mais ce que j'ai à dire est grave. Madame Hottenborg ne vous a-t-elle pas chargé de vous inquiéter des détails et des conditions de la mort de Skania ?

- En effet.

- Bien que ce qui va suivre paraisse étranger à mes derniers mots, oserai-je vous demander s'il vous est advenu, durant vos pérégrinations maritimes, de tromper, physiquement, Madame Hottenborg ?

Le vieil homme fit basculer son capuchon, offrant son visage et sa chevelure laineuse à la clarté plombée répandue par la neige, et Léonard. vit qu'il cillait, comme si quelque aspect de Léonard lui échappait. Et puisque Léonard semblait attendre fermement une réponse, que la conjoncture excluait toute allusion malicieuse, et qu'enfin l'allemand que pratiquait son gendre prévenait tout quiproquo, il résolut de répondre, en dépit d'une répugnance à aborder ici un tel propos.

- Je ne vois pas votre but, mais afin que ma réponse ait une signification, je répondrai sincèrement. Subjectivement, je n'ai jamais trahi mon épouse. Objectivement, je fus une fois sur le point de faillir, mais j'en fus empêché, à mon corps défendant, par un contre-temps auquel l'autre personne et moi-même étions étrangers, et qui nous empêcha de nous rencontrer à l'heure où il le fallait, là ou nous étions convenus. Êtes-vous satisfait ?

Les jambes écartées, le capuchon renversé, le regard vers le ciel plombé, Léonard déclara :

- J'ai trompé Skania. Sans attirance réelle ni surtout durable, pour ma partenaire. Mais parce que j'imaginais qu'elle favoriserait mon ascension...

Comme Léonard s'était interrompu, Ingelhardt attendait la suite :

- Après... ?

- Après, une intervention de Skania a gangréné... à ce point notre sordide complot que dans le désordre en résultant, c'est ma complice qui a déclaré forfait.

- Et puis...

- Et puis, lorsque écœuré de moi-même je suis revenu vers Skania, j'ai constaté que j'avais trop tardé. Trop tardé de quelques heures seulement.

Ingelhardt descendit à courts pas. Précautionneux jusqu'au bord de la Vorane, et sans se soucier de Léonard, repartit seul vers l'Irrintzina. Par discrétion, et depuis déjà un long moment, bien qu'il ne comprît pas un mot d'allemand, le receveur avait devancé ses deux compagnons de route. Et le danois doubla Oyérégui, qui n'eut plus de scrupule à se laisser rejoindre par Léonard. Alors qu'il parvenait à la hauteur de son ami, l'écrivain annonça, sans emphase ni forfanterie :

- Je lui ai tout dit. C'est peut-être inutile, mais je n'aurais pas pu continuer à vivre ici. Ni peut-être à vivre tout court, s'il n'avait fait le voyage.

Oyérégui ne commenta pas. Réglant son pas sur celui de Léonard, ils atteignirent l'Irrintzina où Ingelhardt ne semblait pas être encore parvenu. Mais Franchita, qui savait ce qui était utile et ce qui ne l'était point, éleva son regard vers le plafond lorsque pénétra Léonard. Et regagna sa cuisine. Puis le receveur et le maître de l'Irrintzina prirent place sur la banc de bois courant le long de l'immense table, et attendirent.

La journée touchait à sa fin et seule Franchita avait éclairé sa cuisine, tandis qu'au rez-de-chaussée, les deux hommes observaient toujours mutisme et immobilité. Léonard, appelant Franchita, lui suggéra d'aller frapper à la porte de la chambre du danois sous le prétexte de lui proposer une collation dont elle se munirait sur le champ afin de supprimer toute difficulté de parole. Mais lorsque s'éclaira l'escalier accédant à la salle basse, ce fut Monsieur Hottenborg, qui, valise à la main, descendit lentement les marches. Résolu à ne rien tenter qui contrariât son beau-père ou pût passer pour une tentative d'opposition à son départ, Léonard attendit que le vieil homme atteignît la porte. Ce dernier posa sa valise au pied de l'escalier et vint s'asseoir à côté de Léonard sur le banc dur.

- Je sais, puisque je vous ai lu, que vous êtes incroyant. Pour ma part, je suis sincèrement croyant. La mer, peut-être, qui nous y incite. Mais il n'y pas là incompatibilité entre vous et moi, nous avons d'ailleurs, en esprit ou en fait, failli tous les deux. L'un ne peut faire reproche à l'autre. Je redoutais, en même temps que j'en sentais la matérialité, non pas dans les mots, mais dans la morbidité de certaines lettres de Skania, ce que vous m'avez avoué. Et que vous me l'ayez exposé sans vous construire d'excuse, fait de vous, tout au moins en ce qui me concerne, pour mon épouse, nous attendrons -, le remplaçant du fils pris par la mer. Nous nous reverrons, Léonard. Et vous viendrez à la maison. Et nous irons en mer sur le même petit bateau, toujours marin, qui emportait Skania durant ses vacances. Vous n'êtes -je devrais dire : nous ne sommes- Léonard, qu'un homme. Mais vous êtes, tout de même, et peut-être, un "grand homme"? Ma femme m'attend, seule, dans l'ombre d'un vaste appartement. Conduisez-moi rapidement à la gare. Mais pas tout de suite, avant toute chose, donnez-moi votre parole que vous déférerez à l'invitation de l'Université de Copenhague... J'y viendrai vous chercher.

Comme Oyérégui, en traversant Berissparen, manifestait l'intention de regagner sa demeure, Léonard lui demanda de les accompagner jusqu'à Saint Jean de Luz. Sans s'en expliquer le motif, il ne désirait pas en revenir seul, après cette étrange confrontation qui en en faisant un coupable, ne laissait pas son orgueil indifférent. Puisque l'on ne lui déniait pas être un "grand homme".

Devant la poste, déposant le receveur chez lui, Léonard ne put s'interdire de demander à son ami :

- Et pour vous, Oyé, que suis-je ? qui suis je ?

Avec une malice dont Léonard ne percevait pas l'origine, Oyérégui lui répondit, mystérieux :

- Il me faut encore attendre pour le savoir, Maître Léonard Darius...

Et Franchita, à laquelle il annonçait, dès son entrée dans la salle basse, qu'elle jouirait peut-être durant une quinzaine de jours d'une pleine solitude dans la maintenant vaste Irrintzina, ne parut nullement affectée, qui rétorqua :

- S'il ne s'agit que d'honneurs, de décorations, de compliments, je ne vois pas l'utilité d'aller si loin les quérir. Avec le courrier, les visites, et ce qu'écrivent les journaux, il vous suffit de vous lever tous les matins, ici-même, pour les attendre, les collectionner, et les savourer...



43


Un après-midi, vers seize heures, après que Franchita lui eût servi une collation à laquelle Olivier n'avait réservé qu'un médiocre honneur, il lui annonçait :

- Pas plus pour les journalistes que pour les visiteurs ne faisant pas partie des familiers, - le receveur, le toubib, ou Sorhainde - je ne serai pas là durant les quatre à cinq jours qui viennent. Découragez les éventuels entêtés...

Puis il ferma la porte du grenier-bureau. Franchita l'entendit piétiner encore une heure. Un bruit de porcelaine indiqua qu'il brisait, par maladresse, un vase ou un objet décoratif, et qu'un juron s'ensuivait. Puis le silence s'établit comme si Léonard désertait le grenier. Et durant six journées et six nuits, sans avoir besoin d'ordres, Franchita fit se succéder les pots de lait, de confiture, de thé, les soucoupes de sucre, les tartines de beurre, les crêpes, les omelettes froides, les fruits et les verres d'eau. Et ce faisant, elle guettait le premier retour du claustré au monde bruyant, aux objets heurtés, et au dépouillement de cent lettres, vingt journaux, aux enveloppes épaisses de "l'Archiviste". Repoussant, voûté, hargneux tout d'abord, puis bavard, curieux des potins de Berissparen, c'était bien là l'homme qu'avait connu, voici, - bah ! qu'importaient les années Franchita, du temps que celui-ci courtisait pugnacement la gloire. Un homme qui ne portait point de poches sous les yeux, aucun cheveu blanc, point d'entailles à la commissure des lèvres, et tant d'autres rides au front et autour des paupières. Assis sur la dernière marche de l'escalier où Franchita venait de lui porter un chocolat chaud, Olivier caressait Ukiok qu'il lui suffisait d'attendre quelques minutes pour laper un reste intentionnellement abandonné dans le fond de la tasse. Les démonstrations du chien manifestaient son impatience à retrouver la forêt et ses fragrances pour lui exaltantes. Et Olivier lui expliquait qu'il lui faudrait patienter encore quelques heures, après qu'il se fût reposé et décrassé. Et tandis qu'il laissait Ukiok pousser du museau entre l'épaule et l'oreille, Olivier crut relever un sourire sur les lèvres de Franchita.

- Je sais ce que vous pensez. Je ne ressemble pas à ce que j'étais du temps de notre indigence... Il faut croire que l'argent rend laid. Et aussi, le mal que l'on fait aux autres... Ce qui me permet de supposer, que vous Franchita, si vous n'êtes pas devenue riche ?

La gouvernante n'entendit plus. Redevenant austère et presque gourmée, elle rejoignit sa cuisine. Olivier allait lui en faire une discrète critique lorsqu'elle revint près de lui avec un visage grave, mais doux, amical, et il l'eût juré, presque affectueux :

- Ces réflexions sont bien d'un philosophe, Monsieur, mais ne font pas avancer pour autant, la solution de ce que vous appelez "votre problème de secrétariat"... Et pourtant, le courrier s'accumule !

- Fichtre, c'est vrai, Franchita. Mais le receveur ne vous-a-t-il fait part d'aucune nouvelle, à ce propos ?

- Si. Il est même venu jusqu'ici hier matin, et nous avons longuement conversé. Il m'a autorisé à parler en son nom, parce que le hasard fait qu'il pensait à la même personne que celle à laquelle je pensais moi-même.

- Encore un complot de vous deux contre ma personne... n'est-ce pas ?

- Peut-être, Monsieur. Mais toutefois pas contre vos intérêts. J'ai compté, en allant reprendre la vaisselle de vos repas, près de trois cents enveloppes non ouvertes, dans la grande corbeille dissimulée sous votre bureau. Il y a plusieurs centimètres de lettres superposées dans le classeur oublié sur une étagère de la principale bibliothèque, J'y ai même vu une très grosse enveloppe à en-tête de "l'Archiviste". Ce qui est une bien grande négligence de votre part.

- La paix avec vos "Monsieur" !

La subite rupture avec la déférence habituelle chez la gouvernante, fit rire Olivier :

- Comment désirez-vous que je vous nomme : le philosophe acceptera-t-il ?... Le Maître sait-il que ?.. L'écrivain veut-il que...

Il l'interrompit :

- Je ne suis pas état de disputer de la meilleure formule, Franchita, Je vous laisse la trouver, et l'utiliser, avec accord anticipé. Ukiok m'attend. Je vais dormir deux ou trois heures, et partir en forêt avec lui. Après, nous ferons le point.

Mais la gouvernante insistait :

- Avant l'arrivée de Monsieur Hottenborg, vous m'aviez autorisé à prendre le temps utile à faire le voyage me permettant de savoir si la personne en question...

Olivier l'interrompit une nouvelle fois :

- Pardon, Franchita, mais est-ce bien la même personne que connaît Oyérégui ?

- C'est bien la même personne.

- Un homme ou une femme ?

- Monsieur Oyérégui avait trouvé un jeune homme, qui après avoir été employé deux années chez maître Corun, à Espelette, a travaillé comme rédacteur au "Bayonnais", à Hendaye. Il est en convalescence ici, chez ses parents, après un accident de motocyclette, et serait tout disposé à passer le mois d'inactivité restant à vous servir de secrétaire. Mais ?

Une nouvelle fois, Olivier se précipita, agacé :

- Mais quoi ?... Il ne vous plaît pas ? Ni à Oyérégui ?

- C'est à vous qu'il ne plaira peut-être pas ? C'est un ami intime, et de toujours, d'Ayherro...

- Excusez mon humeur, Franchita. J'ignorais, et vous auriez dû commencer par là. Plutôt personne que celui-là. Bien ! Votre jupon, d'où vient-il, que sait-il, quel âge a-t-il, comment se présente-il ?

Franchita exposa qu'il s'agissait d'une jeune fille d'environ vingt ans, qui après avoir été interne chez des religieuses bayonnaises, et nantie de diplômes, officiait présentement chez les mêmes religieuses, comme professeur débutant. Fille de l'une des sœurs de Franchita, décédée voici une dizaine d'années, Franchita l'avait quasi-adoptée, aidée même, de ses modestes deniers. Singulièrement douée, l'enfant, prise partiellement en charge par les religieuses, gravissait sans faute les divers degrés conduisant à l'école normale, qu'elle traversait aussi heureusement que la précédente, pour revenir exercer dans l'établissement d'où elle était émoulue. Elle y enseignait l'espagno1 et le français, travaillant simultanément aux fins d'acquisition d'une licence en philosophie.

À cette découverte, Olivier se frappa les cuisses, en éclatant de rire.

- Mais d'où est venue cette idée, à une jeune fille, de se fourrer dans cette galère ? ... Voyons, Franchita, et même Oyérégui, vous qui tous les deux avez été témoins de mes avatars, comment, puisque vous exerciez tout de même un contrôle sur les travaux de cette fillette, l'avez-vous laissée s'engager dans une telle aventure ? C'est dément, de votre part, renseignée comme vous l'étiez.

Franchita expliqua qu'en dépit de ses observations, l'obstination de l'enfant, d'ailleurs soutenue par les religieuses enseignantes, n'avait pu se vaincre. L'opposition devenant inefficace, il avait fallu laisser s'accomplir les choses. D'ailleurs, l'assurance, pour la jeune diplômée, de se voir engagée dès la possession de ses peaux d'âne, dissipait toute inquiétude, tant chez les professeurs que dans la famille de l'étudiante. Et Olivier convint, que tout bien examiné, dans ces conditions, il n'adressait plus de critique à quiconque.

- Mais cette perle, où est-elle, présentement ? Et quand la verrai-je ?

- Elle travaille et loge à l'Institution Sainte Engrâce, à Bayonne. C'est là que je dois me rendre.

De nouveau assis sur les basses marches de l'escalier, le menton sur les genoux, Olivier énonça doucement :

- Préparez les choses de telle sorte que nous partions demain matin de bonne heure. Nous irons tous les trois, avec Ukiok, à Bayonne.

Et ce n'est que lorsqu'ils furent en voiture, sur la route de Bayonne, que Franchita avoua à Olivier que de connivence avec sa nièce, celle-ci avait sollicité un congé de quinze jours pour "affaires de famille", à écouler à Berissparen, chez sa tante. Franchita demandait à Olivier qu'il n'entrât point avec elle dans l'institution afin de ne pas éveiller les soupçons des religieuses qui entendaient bien conserver la jeune fille dans leur corps enseignant. Durant quinze jours, la postulante serait mise à l'épreuve -sans salaire, précisait Franchita- et si Olivier envisageait de la promouvoir secrétaire, il serait toujours temps d'aller parlementer avec la supérieure, directrice de l'institution. Olivier ne fut pas certain que Franchita lui exposât l'intégrale vérité, tant il cernait que le receveur et elle eussent échafaudé une escobarderie, mais les intentions de tous ne pouvant être suspectées, l'écrivain en souriait tout seul, en se disant que du moment que Franchita conduisait l'affaire, il ne se dissimulait aucun siège dans lequel il puisse tomber.

Resté dans la voiture avec Ukiok durant que Franchita s'activait à l'intérieur de l'établissement, Olivier conservait le regard tourné vers le large escalier de pierre conduisant aux services administratifs, lorsqu'il aperçut Franchita sur le perron, serrant la main d'une imposante silhouette à cornette s'appliquant avec force et gestes à énoncer d'impératives recommandations. Pour qui connaissait la gouvernante, son visage, pour l'instant lisse et fermé, exprimait par l'impénétrabilité combien les paroles de la directrice de Sainte Engrâce, glissaient comme eau sur plume d'oie, aux oreilles de son interlocutrice. Puis Panchika, apparut à son tour. Grande, mince jusqu'à la maigreur, l'œil logé profondément sous les orbites, brune comme sa tante, elle n'était pas séduisante comme cette dernière devait l'être au même âge. Les jambes, fort bien dessinées, pour ce qu'en laissait apercevoir une jupe tombant bas, reposaient dans des chaussures plates faisant apparaître combien le sujet dépassait la taille moyenne d'une femme. Et parlant à Ukiok, Olivier dit tout haut :

- Si ma mère m'en avait trouvée une semblable, je ne serais sans doute pas là. Et toi non plus, mon cher camarade...

Olivier descendit pour accueillir Panchika. Sa vêture noire et peu seyante ne servait guère un visage grave dont le regard profond et comme déjà étrangement chargé d'expérience, enchanta Olivier par ladéterminationqu'il exprimait. Haut front bombé, temporal étroit auquel étaient greffées de petites oreilles. Nez mince et rectiligne. Bouche aux lèvres charnues. Pour disparate que cela fût, il ne s'en dégageait ni ridicule, ni laideur, mais le désir d'en connaître davantage d'un être dont l'écrivain imagina tout de suite qu'il était plus profitable d'être l'ami que l'adversaire.

Pour le reste, poitrine à peine prononcée, épaules étroites, hanches peu dessinées. Encore une écolière, estima Olivier. À une chaîne de métal argenté, était suspendue une croix de matière dure et brillante. Point de boucles d'oreilles, de chaînette au poignet, de bague, de montre.

Franchita présenta sa nièce en n'énonçant que son prénom. Et à Panchika, elle dit gravement -Maître Léonard Darius, l'écrivain.... Puis compléta- philosophe, aussi, comme tu sais... Et la jeune fille prit la main que lui tendait Olivier.

- Bonjour à vous, Monsieur...

Franchita ne parlait plus, tout à la surveillance qu'elle exerçait sur les paroles et l'attitude de sa nièce. Et Olivier saisit qu'il faciliterait la communication en dirigeant la conversation.

- Savez-vous où nous vous emmenons, Mademoiselle ?

Bien sûr qu'elle le savait. Et devait même attendre depuis quelques jours que cela se fît, puisqu'elle dit distraitement à sa tante.

- Je vais sortir le manteau de la valise et le passer, parce que, depuis deux jours qu'il est plié là-dedans ?

Franchita jeta vers sa nièce un regard qui se porta aussitôt vers Olivier, qui ne voulant pas gêner Franchita, décocha à Ukiok le sourire provoqué par l'observation de Panchika. Mais fort heureusement, Ukiok, qui depuis qu'il avait vu Panchika se diriger vers la voiture bondissant comme un cochon d'Inde devant son mets favori, permit d'apporter la diversion utile.

- Vous vous connaissez bien, me semble-t-il, toutes les deux !

- Je venais passer mes congés chez ma tante...

- Je me demande comment vous prendrez vos vacances, lorsque vous devrez les employer à partir de l'Irrintzina...

Franchita intervint comme si quelqu'un tentait de brouiller le jeu qu'elle menait.

- C'est un sujet dont nous parlerons en temps voulu... J'ai du travail à la maison. Il serait raisonnable de prendre la route..

Olivier prit la route, mais dès qu'ils furent sortis de Bayonne, il annonça :

- Nous rentrerons à la maison. Toutefois comme nous disposons de temps et que la température est agréable, nous déjeunerons au restaurant, à Louhossoa. Je connais le patron d'un petit restaurant qui vous changera de la cantine de Sainte Engrâce.

Visiblement transportée, Panchika le manifesta trop spontanément au gré de Franchita qui argua qu'elle avait préparé un déjeuner qui se gâterait donc avant d'être consommé. Mais Olivier disant que l'on pourrait l'offrir à Ukiok, fit rire Panchika. Et l'on déjeuna comme annoncé à Louhossoa. Où les deux femmes honorèrent à plaisir le repas que le restaurateur avait tenu à servir en personne, en ne manquant pas de glisser à l'oreille de quelques habitués, que le Monsieur, là-bas, en compagnie des deux dames, eh bien, c'était celui dont les journaux parlaient dans toute la France, et que... Léonard menaçant de quitter sur le champ la table si son ami continuait à troubler leur quiétude, celui-ci se tut et tint à offrir le dessert ainsi qu'une liqueur confectionnée par son épouse. Panchika, qui n'avait jamais bu d'alcool, refusa, soutenue par sa tante. Mais la priant, pour célébrer leur entrée en rapport, de n'en absorber ne fût-ce qu'un atome, Olivier but en même temps qu'elle, et l'entendit avec plaisir exprimer sa satisfaction. Franchita, qui avait craint les difficultés de contact entre son "grand homme" et sa nièce, les considérait maintenant tous les deux avec une évidente complaisance, et comme exempte de toutes les appréhensions qui l'habitaient depuis que le receveur et elle-même échafaudaient leur projet.

La gouvernante ressentit à nouveau quelque crainte lorsque "Monsieur Darius" demanda tout à trac :

- Vous sentez-vous sûre de votre orthographe ?

Panchika perdit sur le champ le souvenir de la saveur de la liqueur qu'elle venait d'absorber. Certes, elle supposait parfaitement posséder son français puisqu'elle l'enseignait et qu'elle avait remis une dissertation notée vingt sur vingt au dernier examen subi au sortir de l'école normale. Si Monsieur Darius utilisait un vocabulaire à lui, particulier, peut-être serait-elle parfois prise en défaut. Mais elle disposait d'une mémoire lui permettant de retenir ce qu'il fallait emmagasiner, et elle ne pensait pas tomber deux fois de suite devant le même obstacle. Quant à la sténographie, elle avait, sur le conseil de sa tante, à l'époque, fréquenté le temps nécessaire le cours commercial dispensant l'apprentissage de la sténographie et de la dactylographie. Et Franchita ne dissimula point une lueur qui dans son regard, constituait un péché d'orgueil.

- En somme, nous pouvons nous mettre tout de suite à l'ouvrage, déclara Darius. Mais pensez-vous, de plus, que nous allons nous entendre ? En une phrase, ai-je une tête qui vous revient ?

Panchika s'immobilisa, coula vers sa tante un appel à l'aide, rougit, chercha une réponse expédiente.

- Allons, Mademoiselle. Faut-il que votre tante parle pour vous ? Si je vous parais antipathique, posséder un exécrable caractère, enfin tout ce qu'il me semble deviner en voyant votre embarras, il ne faudrait pas vous priver de le dire. Vous n'avez encore rien signé, rien promis, et les religieuses seraient ravies de vous voir revenir, je le sais.

Cette dernière boutade déconcerta Panchika, et même Franchita, et toutes deux, confuses, débordées, n'en pouvant mais, échangeaient des regards disant combien l'une comptait sur l'autre pour les tirer ensemble d'embarras.

- Comme je vous vois hésitante, Mademoiselle, nous allons trancher l'affaire à pile ou face. Face, je vous emmène à Berissparen, pile nous retournons à l'institution Sainte Engrâce ?

Comme il touillait dans son gousset pour en tirer une pièce de monnaie, la main gauche de Panchika vint spontanément se poser, une demi seconde, sur le poignet de Darius.

- Oh ! non, Monsieur...

Olivier, qui depuis son départ de Paris à l'appel d'Oyérégui, n'avait reçu le moindre attouchement féminin, hormis les poignées de main de Franchita, en fut si ému, si soudainement attendri, qu'il saisit la main de la jeune fille, et la maintint le temps de lui dire :

- Autant vous l'avouer j'allais tricher. La pièce de monnaie serait obligatoirement tombée face apparente. Car je comptais bien vous emmener. Je ne sais si je vous plais, mais à moi, vous plaisez. Si donc, Tante Franchita, qui peut opposer son veto, ne l'a pas prononcé dans les soixante secondes qui viennent, vous commencerez dès ce soir...

Il se leva pour aller régler la note et dire adieu à son ami le restaurateur. Et lorsque du seuil de la cuisine, il aperçut les deux femmes se congratulant, il ne douta pas les avoir apaisées.

Dès qu'arrivés à l'Irrintzina, il vint parler à Franchita :

- Je vous laisse le soin de faire visiter la maison à votre nièce, de l'installer dans la chambre qu'elle préférera, de la mettre au courant de nos habitudes et de ma manière de vivre. Dites lui que comme vous, elle peut user de toute ce qui est installé ici. Dans deux heures, vous me l'enverrez pour que je lui fasse passer un rapide examen, et que je lui explique le travail qu'elle devra assurer. Demain, vacances en toute liberté pour tout le monde. Après-demain matin, entrée en fonctions.

Les livres achetés à Bayonne sous un bras, le courrier pris chez Oyérégui sous l'autre, il gagna son bureau. Mais déjà, il redescendait précipitamment.

- Franchita !...

Elle apparaissait point encore complètement dévêtue de ses effets de sortie, et inquiète d'une si nerveuse volte-face :

- Nous avons tout prévu, sauf demander à votre nièce ce qu'elle désirait gagner ?

En vérité, Franchita elle-même n'y avait encore songé. Et Panchika encore moins. Qui percevait à l'institution Sainte Engrâce, passablement moins que ses capacités lui eussent valu dans l'enseignement laïc.

Puis comme Olivier informait sa gouvernante qu'il se renseignerait auprès du notaire, elle rétorqua :

- Pour l'heure, rien ne presse. On ne paye pas les apprentis, chez nous.

Il éclata de rire, retourna s'isoler avec ses enveloppes bariolées, emplies de fiel, d'encens, de folie, de sensibleries, de notes artistiques, d'esprit religieux, de rodomontades agnostiques, de rationalisme méticuleux, d'ésotérisme, de fleurs de rhétoriques, d'immondices, de sainteté, d'hystérie, de simplicité, d'appels à l'aide, au diable, de demandes d'autographes, de portraits dédicacés, de conseils et d'injures.

Deux heures plus tard, on frappait timidement à la porte du grenier-chambre-bureau. Vêtue d'une robe claire à manches légèrement bouffantes, de bas beiges épais dans des chaussures à modestes talons, la chevelure soigneusement tirée en arrière et revenant en deux nattes pendantes sur les épaules, Panchika se présentait à l'épreuve imposée. Et Olivier avisa qu'il devait dès demain aller acheter un bureau destiné à la secrétaire qui ne pouvait travailler dans sa chambre ou dans la salle basse, mais devrait au contraire se tenir en permanence à la disposition d'Olivier lorsqu'il ne serait pas attaché à un labeur personnel de composition. Il devrait encore retourner à Bayonne acquérir une machine à écrire. Mais pour l'instant, seul l'examen qu'allait subir la jeune fille, importait.

- Nous convenons que je vous appelle Panchika. Qu'il y ait ou non du monde avec nous, vous vous fixez, en ce qui me concerne, à un "monsieur" neutre et passe-partout, comme le pratique votre tante. Et n'hésitez jamais, je dis bien jamais, à moins que je ne sois pour plusieurs jours enfermé dans ce bureau, à me questionner sur ce que vous ne déchiffrez ou ne comprenez pas. Et surtout lorsque vous croirez que j'ai commis une faute de syntaxe...

- Oh ! Monsieur...

- Oh ! Monsieur ? Et bien, vous verrez quand vous lirez des feuilles manuscrites, venues au cinquième ou sixième jour de travail consécutif...

Puis elle prit place face à Olivier, avec une assurance à laquelle il supposa que Franchita n'était pas étrangère... Panchika observa discrètement son "patron", qui le visage ainsi éclairé, dans une attitude studieuse et néanmoins aimable, paraissait un vieil homme, avec son visage penché, sa chevelure neigeuse et sa voûture légère, lui conférant une distinction qu'il ne soupçonnait pas, mais que la jeune fille perçut sans la définir. Oui. Ce "patron" lui plairait. Elle venait de s'en rendre compte. D'un geste ample, il lui présentait "l'atelier", qui ne serait jamais plus vaste, mais au contraire, s'emplirait, petit à petit, de plus de livres, de plus de papier, de plus de documents de toutes sortes, et dans lequel il devenait urgent, pour qu'elle s'y puisse loger, de faire installer son bureau de secrétaire. Puis subitement, le regard de Panchika s'immobilisa sur un immense médaillon, dont l'ovale cernait à la manière d'un camée, un profil de femme, à l'une des extrémités de la pièce.

- Ah oui. Ne vous posez pas de question. Un artiste floral, de Berissparen, et qui ne paie pas de mine, a été capable de me restituer, grâce à son ciseau à bois le profil de mon épouse. Comme je suppose que votre tante vous a documenté, je ne vous en dirai pas davantage. Pour aujourd'hui, tout au moins. Car nous aurons, au cours de nos travaux, l'occasion fréquente, de l'évoquer. Lorsque vous saurez ce qu'elle était, ce médaillon vous intéressera bien davantage. Et je pense que vous, qui avez été éduquée dans le culte de figures exceptionnelles, vous pourrez un jour vous rendre compte que toutes les saintes n'ont pas été béatifiées...

Il se laissait emporter, tenait à cette enfant, un langage inapproprié et rebutant. Il dissipa d'un geste vague le souvenir obsédant, et revint à l'objet de l'entrevue, à la nécessité de ses longues claustrations, de ses absences prolongées en compagnie d'Ukiok. Il faudrait s'accoutumer à ses horaires, décaler l'heure de certains repas. Il pourrait advenir qu'elle travaillât douze ou quinze heures consécutives, puis qu'elle n'eût rien à faire toute la journée suivante. Si un jour, ce rythme baroque la lassait, elle pourrait le dire sans ambages. Une fois que serait achevée l'expédition négligée des réponses à cette montagne de courrier, elle pourrait, si sa capacité à déchiffrer l'écriture de Darius, scellait leur collaboration, se saisir de ses pages manuscrites volantes, et les dactylographier durant ses absences ou ses heures de repos diurnes. Tout était possible, si elle effectuait avec plaisir ce travail étrange pour un "type étrange".

Après avoir projeté de lui remettre tout le courrier non dépouillé, afin qu'elle classât les textes par qualité de correspondants, et spécificité de littérature il avisa qu'il ne pouvait laisser Panchika lire l'intégralité des messages. Il élaborerait avec la jeune fille les réponses à donner aux textes en étant dignes, et archiverait quelques specimens des autres afin de les lui faire étudier en temps opportun. Ou peut-être jamais. Elle aurait encore à tenir l'album des coupures de presse sélectionnées par "l'Archiviste". Il songea que ce serait là une activité partiellement dénuée d'intérêt puisque Panchika, dans sa réclusion sainte-engrâcienne, ne devait avoir jamais entendu parler de l'œuvre de Léonard Darius ! Et il lui recommanda de se borner à respecter l'ordre chronologique de l'arrivée des extraits de presse, sur lesquels la date de parution dans le journal amputé par "l'Archiviste" était portée au tampon gras et rouge. Et il ajouta qu'il ne lui imposait pas de prendre connaissance de cette nébuleuse littérature que constituait la critique en général.

- J'en lirai tout de même quelques-uns, rectifia Panchika. Pour me faire une idée de ce qu'interprète un critique, par comparaison avec ce que ressent un lecteur...

- Excellente déduction et excellente étude dialectique, Mademoiselle Panchika, mais encore eût-il fallu, pour recueillir les fruits de ce travail, que vous ayez lu quelques ouvrages dont traitent ces bouts de papier imprimé.

Panchika, assise toujours face à Olivier, souriait en penchant la tête et suçant un crayon. Et il sembla, soudainement à l'écrivain, que non seulement Panchika ne le redoutait plus, ne paraissait plus craindre de commettre une erreur ou une gaffe, mais qu'elle s'entretenait avec lui d'égal à égal, cordialement dans la confiance.

- Mais, Monsieur Darius, je vous ai... tout lu. Tous vos romans. Et les deux tomes de l'Introduction au Définitivisme. Et un grand nombre des articles paraissant dans la presse littéraire.

Olivier dut aller s'asseoir à l'extrémité de la pièce pour réfléchir et faire le point. Comment les ouvrages de Darius parvenaient-ils entre les mains d'une jeune élève des religieuses ? Mais Panchika avait quitté les religieuses pour l'école normale. Et en ce lieu il n'existait ni contrôle ni censure. Auprès de sa tante Franchita, chez laquelle elle venait écouler ses congés, la jeune fille trouvait les livres de Darius, dont ne cessait de l'entretenir sa tante. Et hormis ce que Darius avait écrit sous pseudonymes divers, Franchita possédait toute la production de Léonard. Y compris l'Introduction au Définitivisme, en deux volumes. Que Franchita n'avait que négligemment feuilletés. Mais que Panchika avait intégralement lus. Et parfois annotés.

Les lèvres pincées, se grattant l'occiput, puis les oreilles, agitant sans motif réel son auriculaire dans l'une d'elles, frictionnant ses paupières comme pour éclaircir sa vue, Olivier se demandait s'il devait poursuivre l'interrogatoire de sa candidate secrétaire ou lui faire subir sans autre procèsl'examen prévu. Il semblait que cette conversation intéressât au plus haut point Panchika qui, l'attention en éveil, exprimait son envie de "se jeter à l'eau" par une nervosité des doigts, une lueur dans le regard, et l'évidente satisfaction de se trouver où elle était. Alors Léonard dicta. A cadence variable, jetant des mots inusités, des conjugaisons circonvolutives, des lapsus intentionnels, de déroutantes figures de rhétoriques, du subjonctif pédantesque de mériméennes assonnances. Après trente minutes d'énoncé, il commanda - relisez-vous... Lorsquevous en aurez terminé, dactylographiez le texte et remettez-moi le résultat.

Là où il attendait trente, quarante fautes, il n'en comptait que cinq. Et encore s'agissait-il de mots que panchika ignorait. Il prit alors une lettre de Noredet, indiqua le sens d'une réponse que la postulante devait résumer en quinze lignes.

L'épreuve terminée, l'examinateur convint que le résultat dépassait de quelques carats ce qu'il eût considéré comme exceptionnel. Et il souriait en considérant Panchika.

- Si vous aviez parlé une langue étrangère, vous incarniez l'être le plus utile à mon activité que j'aie jamais connu. À l'exception de ma femme, bien entendu.

- Je pratique l'espagnol, Monsieur...

Olivier devint grave :

- Vous le parlez, l'écrivez, le lisez, le traduisez ?

- Couramment, Monsieur... Il y a beaucoup d'élèves espagnoles à Sainte Engrâce. Il était facile de s'y perfectionner.

Olivier se leva, décrivit quelques déambulations à grands pas et revint s'immobiliser devant Panchika.

- Ce sera terminé pour aujourd'hui. Allez dire à votre tante que je lui suis reconnaissant de vous avoir conduite ici, et que si cette maison vous agrée, vous y resterez aussi longtemps qu'il vous plaira. Ainsi qu'à votre tante, bien sûr. Maintenant, vacance jusqu'à demain matin neuf heures.

À voir le visage de la jeune fille, Olivier ne douta point que celle-ci était aussi satisfaite de son employeur que ce dernier l'était de sa recrue. Et l'écrivain ne douta pas être, pour quelques heures, à tout le moins, le légendaire thaumaturge transformant les existences les plus humbles en féeries. Jusqu'à des existences comme celle de Franchita Iruroz, dont le fin sourire, lorsqu'il la croisa dans la salle basse un moment plus tard, lui apprit éloquemment, combien, à travers la nièce, le "grand homme" venait également de transformer l'existence de la tante.

Et du seuil de l'Irrintzina, Olivier contemplait la montagne, le village en contrebas, la forêt, écoutant la Vorane, et paupières closes, évoqua Skania qui sans son orgueilleuse sottise à lui, pourrait être heureuse, ici, à ses côtés, dans cette lumière, dans ce cadre, et servie par ces deux femmes avec lesquelles elle se fût inéluctablement entendue.

Suivi d'Ukiok, il descendit vers Berissparen afin d'y acheter, ou d'y faire fabriquer de toute urgence, chez l'ébéniste-menuisier, le bureau dont avait besoin Panchika.
Mais il n'eut pas le loisir d'atteindre l'atelier de l'ébéniste. À cent mètres du bureau de poste dont Oyérégui sortait, contrairement à ses habitudes, à larges enjambées, et rejoignait Olivier, en agitant un papier, il apprit qu'il devait incontinent téléphoner à Paris, à Messieurs Cauche et Noredet pour communication capitale et urgente. Cette urgence n'interdisait point de consulter d'abord l'artisan qui ne disposait pas du meuble utilitaire recherché par Olivier. Mais dans un village voisin, une commerçante retraitée liquidant son mobilier professionnel pouvait offrir ce que nécessaire. Nanti de l'adresse où pouvait être examiné l'objet, il s'y rendrait dès demain matin. Il ne restait plus qu'à entendre les éditeurs avant que de remonter à l'Atchuria. Ce fut Noredet qui reçut Léonard à l'écouteur.

- Une nouvelle inattendue, Léonard. Le congrès international de philosophie qui se réunit à Copenhague, où vous étiez d'ailleurs déjà invité, sera le théâtre de deux cérémonies, qui bien que similaires, seront différentes. Je m'explique. Le congrès décernera le prix Anaxagore, récompensant le meilleur travail philosophique ayant été publié dans les dix dernières années, sur l'ensemble des philosophes grecs, pères de la philosophie et les écoles dont ils sont la source. Quant au Danemark, que je soupçonne d'avoir en l'occurrence, pensé à vous, il décernera le prix Kierkegaard récompensant la meilleure théorie nouvelle publiée durant la même période. Je voulais votre accord pour présenter votre candidature, dont le dossier est sous mon coude gauche. Au Danemark, on ne semble pas douter, pour toutes les raisons que vous savez, que vous soyez l'impétrant. Je vous avise par correction, mais je suppose que j'aurais pu fournir une réponse positive sans vous entendre, n'est-ce-pas ?
Le silence dans lequel bourdonnait la tonalité électrique, inquiéta Noredet.

- Léonard, vous m'écoutez ?? D'accord n'est-ce-pas ?

Puis comme il entendait Noredet demander à une secrétaire d'appeler la cabine de Berissparen sur une autre ligne, Léonard réagit :

- Je suis là, Monsieur Noredet. Je réfléchissais. Croyez-vous que cela en vaille la peine ?

- Mais bon dieu, c'est une traduction mondiale ! Soit vingt langues de plus que celles déjà enregistrées, qui nous attend ! Vous n'allez pas jouer les Confucius à cette heure-ci ?

- Non, mon vieux, mais croyez-vous sincèrement que ce que j'ai pondu méritât cela ?

- Je me demande plutôt comment je dois l'entendre : en termes d'humilité, en termes de mépris, ou d'humour noir ?

- Ça va, Noredet. Bien que je sois riche, le téléphone coûte cher. Faites à votre idée. Vous me ferez connaître par courrier ordinaire ce que je dois faire, c'est-à-dire la marche à suivre pour n'être pas hors des convenances et usages.

- Je peux immédiatement vous dire qu'il serait souhaitable, étant donné que votre épouse était danoise, et que le prix est offert et décerné par le Danemark, que vous ne soyez pas présent le jour de l'élection, afin de ne pas paraître trop sûr de vous-même, que cela ne soit pas interprété comme une pression personnelle mais ayez votre valise dans une main et votre billet de chemin de fer dans l'autre, dans la demi-heure qui suivra la proclamation du résultat du vote.

- Vous êtes à ce point certain du déroulement des opérations ?

- Nous possédons des raisons de vous tenir le langage que je vous tiens...

Avec une résignation qui parut sincère à son éditeur, Léonard exhala un - Vous êtes le vrai patron, je vous suis, nous verrons bien ? qui fut le terme de l'entretien.

La porte de la cabine étant restée ouverte et Olivier n'ayant pas modifié la tonalité coutumière de son verbe, Oyérégui avait tout entendu des propos échangés avec Paris. Et si une notion plaisamment ironique passait dans ses paroles, elle n'en exprimait pas moins qu'une sorte d'affectueuse inquiétude venait de saisir le receveur.

- Le pays va devenir trop petit pour vous, Monsieur Darius.

- Mais non, si cela survenait, il s'agrandirait par la présence de ceux qui voulant me voir, y viendraient, puisque je resterai ici...

Un geste du receveur disait qu'il l'espérait sans y croire, en y ajoutant une question :

- À moi, pouvez-vous dire si vous irez là-bas ?

- En vérité, je n'en sais rien. Je n'en ai nulle envie. Mais je ne peux négliger les intérêts de mes éditeurs, qui sont tout de même pour quelque chose dans l'avancement de mes affaires. J'ai encore deux mois devant moi pour réfléchir...

Comme il se disposait à sortir du bureau après avoir serré la main du receveur, Léonard revint sur ses pas :

- À propos, Oyé, votre complot avec Franchita : pharamineux !

D'évidence, le receveur restait sincèrement étranger à l'allusion de Léonard qui éclaira sa pensée.

- Panchika, la personne à laquelle vous pensiez... je dis : elle est pharamineuse.

Maintenant, Oyérégui entendait. Et il baissait la tête, ses mains cherchant sa pipe et sa blague à tabac.

Léonard gagnait de nouveau la sortie.

- De toute façon, c'est un coup de maître. Et je vous dis merci. Je reste même votre obligé, dans cette opération. J'y penserai en temps opportun.

Puis il disparut toujours précédé d'Ukiok ne doutant pas que l'on regagnait l'Irrintzina. Chemin faisant, Léonard imagina ce que pouvait être une réception à Copenhague, dans l'amphithéâtre de l'Université sous les regards et les applaudissements de confrères de toutes les nationalités. Si seulement Skania avait pu être témoin d'un tel spectacle, comme il eût déféré avec enthousiasme à une telle convocation. Cauche et Noredet eux-mêmes étaient dignes des avantages issus d'une telle consécration, eu égard aux risques pris avec Darius au cours des années. Si d'un lieu quelconque de son empyrée, Skania observait son époux, elle devait enfin connaître le bonheur, constater qu'elle n'avait pas œuvré et souffert inutilement. Le sacrifice que, pour Léonard, représenterait cette contrainte ne constituait-il pas un hommage à Skania, précisément, puisque les festivités se dérouleraient dans le pays de Skania ? De plus, les parents de celle-ci seraient également à l'honneur, par le truchement posthume de leur fille. Il ne pouvait tout de même mépriser délibérément ses éditeurs, négliger les volontés profondes de feu son épouse, paraître mésestimer sa belle-famille, dédaigner des hommages et des honneurs que Skania avait ardemment souhaités à son intention.

La réflexion durait depuis si longtemps que l'Irrintzina fut devant Olivier avant qu'il n'eût encore tout pesé. Néanmoins, et dès qu'il aperçut Franchita et Panchika conversant, il gagna le milieu de la salle basse, et d'une voix grave annonça :

- Mesdames, je vais devoir vous laisser une dizaine de jours toutes seules, d'ici six à huit semaines. Des gens réputés importants et réputés tout court, tiennent à me recevoir honoris causa en leur faculté, au Danemark. J'ai décidé, bien que ce soit une fatigante pérégrination, de m'y plier.... Panchika, il va falloir travailler fort jusqu'à mon départ. Très fort !



44


Comme dans les années écoulées, et lorsqu'il s'attachait à laisser mûrir un sujet de roman, ou tâchait à éclaircir une définition dialectique, Léonard, peu après avoir annoncé aux deux femmes partageant l'Irrintzina avec lui, qu'il décidait de se rendre au Danemark, s'était abîmé dans un péripatétisme talonnant, ayant retardé d'au moins trois heures, le sommeil de Franchita et de Panchika. C'est qu'en effet, spéculant sur les conséquences de son séjour et du motif de sa présence à Copenhague, Darius bâtissait un projet auquel il travaillait déjà, en déambulant insupportablement d'une extrémité à l'autre de son grenier-bureau : élaborer un troisième tome de glose Définitiviste ?

Pour partiaux, injustes, malintentionnés, ou gratuitement dévastateurs, que fussent les termes des billets que lui adressaient d'anonymes contempteurs, cette littérature ne l'en lassait pas moins subjectivement irrité, et déposait de secrètes scories dans son subconscient. Bien qu'il jugeât inutile de répondre à cette méprisable et permanente manifestation d'hostilité, une sourde et corrodante sécrétion gangrenait son orgueil. En le renvoyant en France lauré comme un orateur d'Alexandrie, le jury du prix Kierkeggard lui fournissait, et l'occasion de triompher par acclamations, et la faculté d'estimer expédient d'offrir à ses zélateurs, en remerciement de l'intérêt, par eux à ses travaux, porté, un exhaustif et suasoire épilogue, issu, non pas des dissections d'aristarques bilieux, mais bien de ses laudateurs, sollicitant toujours plus de lumières sur les manifestations d'une inspiration unique. Et c'est sans aucun doute sur l'opportunité de sa décision que Darius avait fait connaître à Cauche et Noredet, qu'ils veuillent bien annuler le projet de roman, pour lui substituer trois à quatre cents nouvelles pages d'exégèse Définitiviste. Bien que surpris de ne recevoir ni accusé de réception ni commentaire, de son information, Léonard accumulait déjà notes et pense-bêtes, que Panchika ramassait précautionneusement pour en tenir un répertoire que l'écrivain utiliserait en temps voulu.

D'ailleurs, l'ardeur animant Léonard se révélait telle qu'un matin où il s'étonnait de ne pas voir Panchika déjà postée au large bureau brun à nombreux tiroirs meublant le fond de la pièce où le philosophe et son assistante écoulaient toutes les heures non consacrées au sommeil et à la subsistance, ce fut Franchita qui se présenta lorsque le nom de Panchika fut tonitrué depuis le palier du premier étage.

- Excusez-nous, Panchika et moi, mais je viens vous dire que depuis deux jours, la jeune fille n'a dormi que neuf heures...

Il sursauta, frictionna une barbe déjà urticante, réfléchit, s'esclaffa.

- Nom de dieu ! C'est pourtant vrai. Il faut que vous me surveilliez, Franchita. Cette responsabilité vous revient. Ecoutez : lorsque chaque soir sonneront dix huit heures à l'horloge, venez chercher Panchika. Et ne tenez pas compte de mes protestations, si j'en émets. Dites-lui que pour aujourd'hui : repos complet. Et puis demain, nous cesserons le labeur à onze heures trente, et irons déjeuner tous les trois à Espelette.

Franchita ne paraissait pas apprécier.

- Ça ne vous plaît pas ?

- Vous savez bien qu'il n'est pas coutume, ici, que les maîtres sortent en compagnie des domestiques...

Léonard, mains sur les hanches, considérait dubitativement sa gouvernante :

- Qu'est-ce que cette chanson ?

Franchita n'ironisait pas. Que Darius fût aperçu en compagnie des deux femmes qu'il employait, ferait sans doute dire à Oyérégui, comme celui-ci l'avait déjà prononcé :

- Vous vous perdez, monsieur Darius.

Pour les basques, se perdre, ce n'était pas se compromettre, mais encourir la mésestime, enfreindre les us locaux, et porter préjudice aux gens de condition différente, dont la respectabilité exigeait qu'ils ne semblent point déférer à un caprice des maîtres.

- Je ne peux pourtant pas circuler avec Panchika, seule à mon côté ? D'ailleurs, nous avons bien pris un repas ensemble, le jour de l'arrivée de Panchika, dans un lieu public !

- C'était différent. Nous n'étions pas connus dans ce village, mais à Espelette, je suis connue, et quant à vous, où ne seriez vous pas reconnu ?

- Eh bien, allons plus loin. Panchika mérite une récompense et je sais que celle que je propose la ravit.

- Ne croyez-vous pas qu'un repas pris ici, ensemble, et sans devoir retravailler ensuite ferait autant plaisir à Panchika, qu'une sortie ?

- En ce cas, demandez-le lui. Mais je ne parierais pas gros sur votre succès...

Léonard rejoignit son bureau, et Franchita le rez-de-chaussée. Travaillant solitairement depuis une demi-heure, il crut entendre les deux femmes s'entretenant avec vivacité dans la salle basse. C'était la première fois qu'un tel événement se produisait. Et qu'il considéra suffisamment inquiétant pour qu'il désirât en entendre davantage. Légèrement chaussé, et sa porte de chambre étant restée entr'ouverte, il atteignitle palier sans bruit. Franchita, depuis l'intérieur de sa chambre, et sa nièce sur le seuil, conversaient en effet avec une animation inhabituelle. Panchika avait entendu, une demi-heure auparavant, la proposition de Léonard.

- Pourquoi avoir refusé ?

- Ce n'est pas notre place. À moi parce que au service de Monsieur, à toi, parce que son employée également. Mais surtout parce que tu es une jeune fille.

- Je ne vois pas le rapport. Mais ce n'est pas ce qui me gêne. J'aime tellement déjeuner au restaurant, et cela m'est si peu arrivé jusqu'ici. Tu te conduis comme si tu avais passé dix ans à Saint-Engrâce, tiens...

- Nous serons aussi bien ici. Et vous pourrez sans intriguer vos voisins, discuter de toutes vos savantes connaissances.

Panchika ne capitulait pas.

- Puisqu'il t'a dit de me demander ma préférence, tu dois lui dire que moi, je désirerais sortir. Même s'il te cède et que nous déjeunions ici, je veux qu'il sache que j'appréciais sa proposition.

Franchita se durcit.

- Ça suffit, ma petite fille.

Mais Panchika cherchait où frapper par surprise :

- Ma petite mère chérie, je t'en prie, demande-moi si je ?

Entre les deux femmes le silence s'établit d'un coup. Au-dessus de leurs têtes, un craquement imperceptible les statufiait. Léonard entendit soupirer Franchita, qui tout de suite exhalait un oh ! étranglé. La jeune fille ne bougeait ni ne parlait. Perplexe, Léonard, immobile, craignant de provoquer un nouveau signe de sa présence, et pétrifié comme les femmes, n'entendait que le ... "petite mère chérie..." répercuté comme un écho dans une cathédrale. Il perçut le pas nerveux de Franchita déja présente au bas des degrés, le regard vers le grenier, et heurtant celui de Léonard. D'une phrase en Eskuara, la gouvernante pria Panchika de gagner sa chambre. Puis, sans y être invitée elle gravit les dix sept marches la portant vers le bureau de Léonard, qui entra après elle. Bien qu'invitée à s'asseoir, elle déclina l'offre. Hautaine, presque méprisante, décidée à n'entendre que ce qu'elle estimerait audible, son attitude exprimait une détermination qui réduirait le temps de l'interrogatoire auquel allait la soumettre son "patron". Et Léonard considérait cette femme lui étant partiellement demeurée secrète. Brusquement intimidé par la combativité lue dans le regard de son interlocutrice, l'écrivain regrettait déjà s'être immiscé dans une affaire ne le concernant pas. Et il résolut de rester simple.

- Panchika est votre fille, si j'ai bien saisi...

- Fanchika est ma fille. Et je la raccompagnerai à Sainte Engrâce dès que vous m'en donnerez l'ordre, et l'autorisation.

Afin d'asseoir, par l'adoption d'une attitude lui permettant de réfléchir et de ne pas malmener sa gouvernante, Léonard se réfugia dans ses déambulations coutumières. Ayant marqué une pause apaisante, il dit très doucement :

- Auriez-vous décidé de me punir ?

L'effet de cette question inattendue fut ce qu'attendait Léonard, qui exploita son avantage.

- Panchika serait votre fille, votre nièce,une orpheline que vous auriez trouvée, enfin, de n'importe quelle autre origine, que cela ne changerait rien à mes sentiments pour vous, pour elle, ni à l'appréciation, que vous connaissez, que je porte sur ses capacités. Si vous m'en priviez délibérément, dès maintenant, vous modifiez la conclusion du projet que j'ai annoncé à mes éditeurs, et résultant de mon voyage au Danemark. À propos de ce voyage, vous ne pouvez savoir combien, durant mon absence, Panchika va m'être utile, rien que par l'expédition des affaires courantes, et les communications qu'elle me transmettra par le téléphone que l'on installera, ici dans quelques jours.

Sur le visage de la veuve Iruroz, la détente, l'apaisement, la surprise, puis le plaisir secret né des appréciations portées sur sa fille réinvestirent les traits. Et d'elle-même, elle prit place dans le fauteuil placé sur le côté de la table de travail de Léonard. Qui à son tour rejoignit son siège.

- Franchita. Pourquoi ne pas m'avoir dit, tout de suite, simplement, cordialement, que cette enfant douée sortait de votre ventre ? Parce que vous avez lieu d'en être fière ! Je vous l'assure gravement, respectueusement...

Léonard observa un silence et ajouta :

- ... affectueusement...

Et sous les paupières de la veuve Iruroz, s'épandit une humidité qu'elle jugula en acceptant le dialogue.

- Il était inutile que Monsieur le sache. Ce n'était pas vos affaires.

- Sans que cela ressortît de mes affaires, il ne m'est pas indifférent de constater que votre fille, devenant ma secrétaire, est une intelligence exceptionnelle qui un jour, signera de son nom les articles que je lui apprendrai à écrire. Et sans qu'il soit longtemps...

Les doigts de Franchita se crispèrent sur les bras du fauteuil la soutenant. Si elle ne répondit pas, ce fut afin que son sang se calmât, que sa gorge se dénouât, et que ses doigts cessassent leur crispations tétaniques. Mais dès qu'elle se reprit, la basquaise se justifia.

- Si elle ne vous avait pas donné satisfaction, vous n'auriez eu, en ignorant ce que vous savez maintenant, aucun scrupule à lui dire son incapacité. Et je l'aurais reconduite à Sainte Engrâce. C'était prévu. Elle et moi en avions discuté. L'explication restait inattaquable, le procédé irréprochable.

- Je vous donne acte de votre grande honnêteté. De votre part, je n'aurais rien attendu d'autre. Mais depuis plusieurs semaines que Panchika anime cette maison, vous n'avez pas envisagé de m'éclairer ?

- Je voyais que vous et elle travaillez si utilement et cordialement ensemble, que j'avais peur de troubler cet accord. Il ne faut pas troubler les choses claires.

La robuste et insécable logique de la basquaise, comme sa conduite, décontenançaient l'intellectuel aux phases pusillanimes. Et il jugeait vides, vains, incongrus, les mots qu'il s'apprêtait à prononcer en voyant pénétrer Franchita dans son bureau. Lui également irait donc au plus simple. Mais subitement, son front se rida, ses narines s'animèrent, ses doigts attaquèrent le lobe d'une oreille. Saisissant un crayon, il inscrivit des chiffres, en biffa, en ajouta de nouveaux. Il soliloquait: - vingt ans...mais son mari était mort avant cela... Par exemple ! Interrompant son griffonnage, il fixa dans l'espace un point imaginaire.

- Mais, Franchita... votre mari est mort depuis plus de vingt années ?

Sans que s'altérât la placidité retrouvée, elle répondit sans gêne :

- C'est la vérité, monsieur.

- Alors, le père est du pays ?

- Non, monsieur, mais il y vient parfois.

- Vous vous rencontrez ?

- Irrégulièrement !

- Marié ?

- Veuf.

- Ma curiosité n'est que de l'intérêt, Franchita. Je pense à certaines choses que je pourrai décider en faveur de Panchika, Le père, donc, l'a-t-il reconnue ?

Du chef, elle répondit négativement.

- Il ne l'a jamais proposé ? L'avez-vous sollicité ?

Elle décrivit un geste exprimant, à son sens, l'inutilité et de la requête, et de la formalité.

- Voulez-vous que je m'en occupe ?

Elle se raidit.

- Cela n'est pas des affaires de Monsieur. Seul le travail que Panchika fait avec Monsieur, importe.

- Ce n'est pas ma question. Vous répondez à côté.

- Le père de Panchika appartient à une famille de gens très connus par ici. La reconnaissance de paternité est impensable. Je ne le veux même pas. Je l'ai soustraite à sa curiosité lorsqu'elle est venue au monde. J'ai vendu un petit bien qui m'a permis de la voir grandir, mi chez une nourrice, mi avec moi, jusqu'à l'âge où je l'ai confiée aux sœurs de Sainte Engrâce. J'ai alors pensé en faire une religieuse. Elle était très pieuse, enfant. Mais au fur et à mesure qu'elle apprenait, sa curiosité s'aiguisait et les sœurs me dirent que sa mémoire étonnante lui permettrait peut-être, puisqu'elle ne paraissait pas devoir se satisfaire de la vie conventuelle, de devenir enseignante chez elles. Je l'ai laissée décider. Moi, qui n'ai su lire et écrire que fort tard, j'étais transportée à l'idée que ma fille serait savante. Puis lorsque vous m'avez dit rechercher une secrétaire, j'ai demandé à Oyérégui s'il pensait que, peut-être ?

Léonard sourit largement.

- Et vous avez comploté avec lui ! Vous avez bien fait. Et lui également. Je vous en félicite encore. Je vous le répète, Franchita. Votre fille aura un jour son nom -le vôtre, bien sûr- dans le bas d'articles de grands journaux. Et qui sait, peut-être sur une couverture de livres.... Comme ceux que vous voyez sur ces étagères...

Et le regard de Franchita, cette fois visiblement embué, embrassa la bibliothèque, comme s'il découvrait toutes ces reliures dissimulant tant de mots.

- Mais, dites-moi, si j'avais d'autorité choisi mon secrétaire, ou une autre secrétaire, ailleurs, et que vous n'ayez eu l'occasion de me la présenter, que serait-il advenu ?

- Je vous l'ai dit, monsieur. Elle serait restée chez les religieuses, comme professeur à leur service.

Et Léonard pensa qu'il n'avait cette assistante qui deviendrait rapidement sa collaboratrice, que parce qu'il avait perdu Skania. Quels étranges et ténus rapports avec les femmes, le destin lui ménageait-il ?

- Quelle qu'elle soit, d'où qu'elle vienne, votre fille, Franchita, sera une grande dame. Non seulement parce qu'elle possède les talents et l'intelligence nécessaires mais parce que, comme vous, elle est douée d'une probité morale qui lui interdira les actions troubles...

Franchita s'était levée. Léonard également. Ils gagnèrent côte à côte le seuil du grenier-bureau. Il se retint de lui passer une main sur l'épaule pour l'accompagner jusqu'au palier. Là précisément où Franchita , d'un geste brusque et imprévisible saisit le poignet de Léonard et y déposa dans une pression d'étreinte, un baiser précatif et révérenciel.

En authentique cyclothymique, Léonard, à nouveau seul devant son bureau, éprouvait un malaise. Debout, observant par la baie vitrée l'assombrissement de la vallée recouverte d'un maelström de nimbus menaçants, il évoqua toutes les femmes approchées durant son existence. Plus précisément, celles lui ayant laissé matière à réflexions. Différentes, ne disposant pas des mêmes facultés, mais semblables par les réflexes moraux, Franchita et Skania se distinguaient comme des illustrations de cette dignité humaine dont les bipèdes partent fréquemment, ne pratiquent qu'occasionnellement, et dont certains meurent sans en avoir imaginé la notion. Et si puissant, si rayonnant qu'il se considérât, de par son œuvre et sa réputation, il perçut, insidieuse, l'aura d'un abattement que ses principes philosophiques ne parvenaient pas à maîtriser. Sa philosophie. Cette pauvre chose absconse qui ne serait jamais pénétrée d'autant de force, de conviction, d'évidence, que, sans qu'elles le sachent, contenaient les initiatives d'êtres comme Skania et Franchita.

Il éprouva le besoin de se mouvoir au grand air. La pluie promise par le ciel ne le dissuada pas davantage qu'elle ne rebuta Ukiok, qui sans appel, sans autres signes que les gestes du maître passant un imperméable et chaussant les brodequins, fouissait déjà sur le chemin. Puis il s'enfonça sous le couvert, avec la désespérance d'un homme de plume qui traversant une bibliothèque comme on traverse un musée, marmonne - Pourquoi écrire encore ? Qu'ajouter à tout cela ?

Si, en écrivant quelque roman, on distrait quelque oisif, on berce quelque rêveur, on prête quelque imagination à ceux qui en sont démunis, l'œuvre philosophique ne fournit de sapience à qui ne la possède déjà. Et parmi ceux qui meurent en la possédant, peu l'ont acquise en cours d'existence, beaucoup la portaient dans leurs gènes. Et tout paraissait si clair, si irrécusablement avéré, que le voyage à Copenhague, ainsi que les honneurs y afférents et les effets subséquents eussent perdu toute justification, s'il ne s'était agi d'en sublimer l'essentiel au profit des facultés exceptionnelles de Panchika. Et par voie de conséquence, combler la mère, par le truchement d'une contrainte piaculaire.

Sur la vaste table de la salle basse où Franchita venait de dresser le couvert, un pli, isolé, attendait Léonard. À Franchita, seule visible à cet instant, il demanda si là était tout le courrier. Du fond de la cuisine où elle vaquait, Panchika répondit pour sa mère qu'il y avait bien d'autres choses, mais que comme elle supposait qu'il désirerait se restaurer immédiatement, il apprécierait de trouver un message de Cauche et Noredet, sans attendre. Que lui disaient-ils ? Courtement, ils exprimaient leur désagrément d'avoir dû interrompre la préparation de la minutieuse et discrète campagne publicitaire en faveur de son prochain roman, devenu un tome, à leur jugement, superfétatoire, de son œuvre philosophique. Situation d'autant plus dommageable que les premières indiscrétions déjà acheminées allaient devoir être démenties. Doublement dommageable d'ailleurs, du fait que l'information d'une clientèle qui suivait un philosophe ayant déjà publié, ne se prospecte pas selon la même technique qu'une clientèle fidèle à un auteur romanesque. S'il ne s'était agi que d'un changement de titre ou de date, une rectification n'eût lésé quiconque. Un démenti annulateur provoquerait un désastreux effet parmi la clientèle et des lazzi chez les confrères. Le ton de Cauche et Noredet n'était pas violent. Mais la sincérité de la cotissure pinça Léonard au cœur, et déclencha une mauvaise humeur qui lui fit quitter la table sans mot dire puis claquer la porte de son bureau où il s'enferma.

Cauche et Noredet possédaient-ils en leur "écurie" un auteur dont la vente des œuvres égalât celle des titres de Léonard Darius ? La renommée de la firme était-elle ou non bâtie sur lesdites œuvres ? Quant à user du terme "versatilité" à l'égard de celui dont la serviette rapporterait le prix Kierkeggard du royaume de Danemark, ces Messieurs conservaient-ils leur sang-froid en arguant qu'un roman de l'écrivain assoierait davantage sa célébrité que celle du philosophe paraphrasant ? Maintenant, Léonard savait qu'il se rendrait à Copenhague. Et qu'il annoncerait ex cathedra de nouvelles nourritures à son peuple ! Ce qui devait bien valoir cent communiqués à la presse, et fourbis dans les bureaux de Cauche et Noredet !

Puis toujours surveillé par Ukiok infailliblement informé avant tous des intentions du maître, ce dernier alla poster à Berissparen, la missive destinée à Cauche et Noredet.

Ce ne fut qu'à son retour à l'Irrintzina et en apercevant Panchika, que Léonard se souvint avoir proposé à sa gouvernante et à celle qu'il dénommait, depuis quelques jours, mon "hiérogrammate" (scribe au service du maître d'un temple dans l'ancienne Egypte) une sortie avec repas au restaurant. Mais le temps venteux et humide ne se prêtant point à cette distraction, il alla dire aux femmes de décider entre elles d'un jour à leur choix, au cours de la semaine prochaine. Et la joie qu'il lut sur le visage de Panchika entendant renouveler la promesse, délesta Léonard des tracas de la journée. Afin de se prouver que tout restait dans l'ordre qu'il avait établi, Léonard allait sur le champ attaquer le plan linéaire du tome troisième de l'Introduction aux Fondements d'une Philosophie Définitiviste. Et durant que les jours suivants la hiérogrammate rédigeait, avant qu'il ne les signât, les réponses aux missives ordinaires, le maître du temple trouvait à composer, sans épuisantes cogitations, les premiers chapitres dont il ferait tenir à Cauche et Noredet, les cent premières pages. Afin de leur prouver que contrairement à leurs apparentes convictions, tout n'avait pas encore été extrait d'une théodicée dont l'auteur lui-même n'avait pu soupçonner la richesse lors de la naissance du postulat.

En silence, il observait Panchika dactylographiant le courrier, le dos tourné à la fenêtre éclairant sa machine. Une inclination à laquelle il céda l'incita à évaluer les moyens dont disposerait éventuellement cette jeune personne de composer des textes dignes de la publication. Alors il l'interrompit dans son ouvrage et pour la plus grande surprise de Panchika lui suggéra d'écrire un conte... au gré de son invention ! Il le lirait avec curiosité et intérêt. Panchika rougit, s'agita sur son siège, effectua quelques gestes sans utilité apparente, puis se leva et gagna sa chambre d'où elle rapporta une demi-douzaine de pages dactylographiées qu'elle tendit à Darius, ébaubi, décontenancé. Retournée à sa place Panchika surveillait, en se livrant à de feintes manœuvres, l'attitude et le visage de l'examinateur, qui, coudes croisés et visage penché sur le texte de son hiérogrammate, souriait imperceptiblement. Le conte traitait d'une aventure familiale basque s'étant déroulée dans la vallée des Aldudes, et que sa mère lui avait à plusieurs reprises commentée dans son enfance. Manifestement influence par les "Lettres de mon moulin" d'Alphonse Daudet, le récit émouvait Léonard, qui, ayant consciencieusement lu, crayonna à plusieurs reprises des passages repérés ou soulignés.

- Récrivez-le en le modifiant selon mes indications. Ne changez rien à la nature de l'anecdote ni au développement. Et redonnez-le moi à relire après ces transformations. Si vous parvenez à ce que je désire, je vous le ferai publier dans quelque feuille...

Il lui recommanda de s'exercer occasionnellement à une nouvelle composition. Plus longue si possible. Et en veillant à éliminer l'emploi répétitif des verbes les plus usuels. Elle pourrait puiser son inspiration dans les faits connus durant ses années à Sainte Engrâce. Enfin, pour éclairer Léonard sur le degré de son sens critique d'institutrice, il aimerait qu'elle prenne n'importe lequel des livres encore non lus reçus récemment de Paris, et qu'elle en dressât une chronique exprimant, sans réserve, ses sentiments et ses opinions sur l'œuvre. Si ce devoir conservait la consistance de ce qu'il venait de lire, il envisagerait sérieusement de la préparer à la publication.

Panchika ne ressentait pas moins d'intimidation et d'ahurissement que si elle apprenait être nommée directrice des cours à Sainte-Engrâce ! La perspective de lire son nom dans un journal lui retournait déjà les esprits et sur l'instant la statufiait. Léonard dut la tirer de sa subite collabescence par de bruyants oh ! oh ! oh !... qui la firent presque chanceler.

Puis il lui affirma qu'elle écrirait sans doute, un jour, après s'être aperçu que l'on n'exprime pas toujours parfaitement ce que l'on veut faire savoir ou exposer, tant les mots restent approximatifs comparés à nos pensées. Il la ferait travailler, puis retravailler et de nouveau bouleverser son ouvrage afin que la facilité ne régnât pas. Surtout après quelques premières publications susceptibles de vous laisser supposer que l'on sait écrire. Il lui apprit que Flaubert avait fait travailler Guy de Maupassant sept années consécutives avant que de lui permettre la publication d'une première œuvre...

L'œil fixe et dilaté comme celui d'Ukiok présentement allongé sous le bureau, Panchika demandait, afin de s'assurer que Darius ne lui ménageait aucune farce, mais sans envisager la matérialité du fait, si elle gagnerait un jour de l'argent avec son écriture...

Le rire éclatant de Darius lui fut un refroidissement. Et elle apporta sa propre conclusion.

- Sotte que je suis. Bien sûr, c'est déjà extraordinaire d'être imprimée.

- Oui, sotte que vous êtes de supposer que je vous laisserais exploiter. Vous serez payée. Par un chèque dont j'exigerai, par le courrier qui accompagnera vos textes, qu'il vous soit expédié dans les huit jours.

- Et ce sera de l'argent dont je pourrai disposer tout de suite ?

- Mais j'y songe : êtes-vous ou non, déjà majeure ?

- Dans trois mois...

- En ce cas, si vous n'en avez déjà un, faites-vous ouvrir un livret de caisse d'épargne. 0u versez le chèque sur le livret que votre mère doit bien posséder quelque part...

- À Sainte Engrâce, je faisait porter mon salaire sur le compte de maman.

- Pour vos dépenses en ville, comment procédiez-vous ?

- Je n'en avais pas. Je n'avais besoin de rien. Je m'arrangeais avec ma mère. Dans les cas d'urgence, les religieuses m'avançaient ce que nécessaire, et le retenaient sur ma paye.

- Mais à l'école normale de Pau, comment viviez-vous ?

- Maman approvisionnait le compte intérieur. Je faisais en sorte de ne dépenser que le minimum en ville, maman m'envoyant ou m'apportant les vêtements ou les fournitures scolaires nécessaires.

- Jamais de visite au cinéma, dans une librairie, dans un magasin de vêtements féminins ?

- Jamais de cinéma. La bibliothèque de l'école et la bibliothèque municipale contenaient ce dont j'avais besoin, ou envie. Quant aux vêtements, ma mère les faisait, ou en modifiait ce que l'on lui donnait.

- Mais vous disposiez tout de même de loisirs, d'heures de détente, de...

- Bien sûr. Mais sachant combien mes études obéraient les moyens de ma mère, je travaillais pour gagner du temps. Et j'ai pu de la sorte, réduire de deux années la durée de mes études et préparer par anticipation des examens, qui, dans un emploi du temps normal n'eussent été à subir que bien plus tard.

- Ne vous sentiez-vous pas défavorisée,malheureuse, par comparaison avec vos condisciples ?

- Malheureuse ? Alors que je me classais tout au plus en troisième ou quatrième position, lorsque m'échappait la première place, devant des camarades dont les parents possédaient des automobiles, et qui venaient les chercher chaque semaine pour prendre un repas au restaurant.

Nourries de courage, d'opiniâtreté, de combativité, ces narrations et réflexions ne fixaient pas les pensées de Léonard sur son hiérogrammate. Mais sur Franchita, depuis vingt années se battant dans le silence et la taciturnité, contre chaque nouvelle journée, dont aucune ne lui avait laissé le temps de chercher dans les livres, ce qu'était la dignité humaine. Notion chez elle innée, et sur laquelle reposaient ses actes. Alors qu'à d'autres, il fallait une introduction en deux tomes. Et peut-être bientôt en trois.

Léonard se frictionna le visage.

- En somme, si un jour vous deveniez riche et influente, vous parraineriez des individualités.

Il pensa, mais ne le dit point : - comme la vôtre... Elle comprit. Et abandonnant subitement l'expression enfantine un instant inspirée par ses supputations pécuniaires, Panchika devint pensive, et comme sous la pulsion d'une sagesse infuse, contredit son interlocuteur.

- Je ne crois pas. Les observations auxquelles je me suis livrée, tant sur mes condisciples que sur mes élèves, m'ont conduite à d'autres conclusions. La fortune ou l'impécuniosité ne provoque ou ne supprime pas la combativité, la soif d'autre chose. L'aisance dont jouit un jeune individu serait plutôt défavorable à son épanouissement, au même titre qu'une réelle pauvreté interdit la disposition des moyens matériels indispensables à la scolarité. Et j'ai constaté une baisse d'ardeur chez des bûcheuses, à partir du moment où leur ordinaire s'améliorant, dépassait leurs besoins pratiques.

- Sincèrement, Panchika, si, pour vous, qui méritiez et avez justifié les sacrifices de votre mère, s'était présentée l'impossibilité de poursuivre vos études, quel eût été votre comportement et quel serait votre jugement sur la société ?

Panchika s'éloigna de son bureau, comme elle le faisait sans doute quelques mois auparavant, afin de commenter, pour ses élèves, une affirmation ou une loi physique. Les mains au dos, les talons écartés, le regard vrillant celui de Léonard, elle parlait paisiblement, assurée de la rationalité de son raisonnement, et de ce qu'il contenait de conséquent.

- On ne discute pas avec une tempête ou un tremblement de terre. Si nous écartons toute notion religieuse relative à la divinité que l'église prête à l'être humain, un individu né à Vladivostok n'est ni plus ni moins négligeable, ni plus ni moins respectable que celui, né le même jour, au Cap de Bonne Espérance. Et vous ne pouvez considérer que l'un des deux appelle plus d'attention que l'autre. Si un bipède en vaut un autre, pourquoi en favoriser un et défavoriser l'autre ? Vous ne disposez que de la même impuissance à l'égard de chacun d'eux. Exactement celle qui est la vôtre à l'égard des éléments que j'ai énumérés. Que je ne puisse moi, atteindre ce à quoi ma mère me vouait, même si cela correspondait à mes propres penchants, n'affectait en rien l'ensemble de la connaissance humaine. Que l'ordre des choses émane d'une divinité ou que nous ne soyons qu'un infinitésimal accident de la vie universelle, la marche du monde n'en sera influencée. Dire qu'en privant l'humanité d'un Mozart, d'un Lao-Tseu,d'un Pythagore, d'un Copernic ou d'un Homère, n'est même pas une erreur. C'est un non-sens, puisque de toute façon, quelque part, dans un temps qui n'a pas à être compté, puisque la durée n'est qu'une relativité, un quelconque quidam découvrira une nouvelle loi, un nouveau principe. Dire, comme le font les hommes politiques, que sans l'existence d'un tel, la jouissance de telle liberté serait encore inconnue ou que telle maladie serait encore invaincue est du verbiage. Chacune de ces découvertes resterait seulement à faire Et elle le serait Et elle le serait obligatoirement, puisque dans l'incommensurable succession des êtres animés, là ou ailleurs, il en surgira toujours un certain nombre constituant la caste des précurseurs. Et Mozart, Lao-Tseu, et Homère, ne sont, chacun en ce qui le concerne, que cet infinitésimal accident, dont le nombre, depuis l'origine des temps, doit atteindre quelques milliards... Auxquels s'ajouteront, indéfiniment, les milliards à venir. Puisqu'il s'agissait de moi, comment voulez-vous que je tienne grief de mes avatars d'infinitésimal accident à l'infinité de ceux qui m'ont précédé ou me succèderont ? C'est bien parce que pour l'homme, son nombril est le centre de l'univers, et qu'il lui suffit de se pencher pour le voir, qu'il croit que la frontière de l'univers lui est perceptible. Le grand homme, le génie, le dieu, en résumé, n'existe que pour qui en éprouve le besoin, la soif, la nécessité de combler un vide cosmologique. Ou affectif, si aucun semblable n'y a encore postulé.

Elle allait poursuivre, mais Léonard intervint :

- Deux questions, Panchika. La première : vous êtes issue d'une école religieuse. Et vous ne semblez pas croire en Dieu. Qui, ou quoi, vous en a éloignée ? Seconde question où et quand, avez-vous lu Martin du Gard, pour me parler d' "infinitésimal accident" ?

- Je réponds tout de suite à la seconde question, pour la brièveté qu'elle appelle : la bibliothèque de l'école normale possédait la série des Thibault. Je l'ai lue d'une traite, en une semaine de congés forcés, à l'infirmerie de l'établissement où je séjournais pour appendicite. Le hasard absolu. Parce qu'une camarade en transportait un tome dans un sac à l'heure où elle me visitait. J'aurais tout aussi bien pu lire le Coran ! Mais là, bien que mon affirmation paraisse paradoxale, la découverte du désert que comme un guide, me faisait explorer l'auteur, constituait une borne, un repère, dans mes pérégrinations philosophiques. Savoir déjà que l'on ne sait rien et que l'on ne saura jamais guère plus, devint ma première certitude. Quant à mon apparente perte de foi, c'est plus prosaïque que vous ne l'espérez. Une de mes camarades, pieuse jusqu'à la consomption, et âgée de dix sept ans, promise de toute évidence au carmel, s'éprend, insidieusement, sans analyser le phénomène, de son confesseur habituel. Et sollicite la confession si fréquemment que le confesseur et la supérieure, intrigués puis éclairés par un chanoine rompu à l'observation de ces phénomènes, décident de conseiller à l'intéressée de choisir un autre établissement, dans une autre région. Révolte de la jeune fille, soudainement hostile à ceux qu'elle révérait la veille, et qui, sans presque de transition, abandonne ce qui semblait inextinguible en son âme, accuse ses anciennes maîtresses de brimades et autres avanies, et disparaît. Je ne l'ai jamais revue. Aussitôt, pour moi, qui ne croyais pas profondément, mais qui, comme Pascal le conseillait, m'efforçais de me conduire comme une croyante, et en sollicitais la faveur en priant, s'impose le caractère insolite d'un phénomène religieusement inadmissible qu'une créature vouée à Dieu depuis l'enfance puisse être dépossédée de sa foi par une épreuve aussi humainement vraisemblable, m'a semblé désinvolte et indigne de la part d'un Dieu jetant l'une contre l'autre deux de ses brebis. Ou alors il me fallait aller jusqu'à croire à l'existence du diable. C'était pour moi revenir au petit Chaperon Rouge ! J'ai déclaré forfait. Et voici comment je suis ici...

Léonard n'était pas tant abasourdi par le raisonnement de Panchika que par la brièveté des décicions issues de chacun des phénomènes. Panchika n'était pas une intuitive flairant, détectant, faisant surgir l'insolite. Elle incarnait l'insolite, l'exceptionnel, l'inaccoutumé.

- Et s'il n'y avait eu le "complot" entre votre mère et le receveur, pour vous conduire jusqu'à l'Irrintzina, nantie de votre agnoticisme, que seriez-vous devenue à Sainte-Engrâce ?

- C'était prévu. Je restais chez les soeurs. Qui bien que devinant que je ne leur appartenais plus appréciaient l'honnêteté de mes services. Mais j'y préparais ma licence de philosophie, afin de passer dans l'enseignement laïc. D'où je visais l'agrégation.

Sans préambule, sans paroles destinées à valoriser la proposition qu'il allait formuler et avec une absence de solennité destinée, en revanche, à exclure tout sous-entendu de faveur, Léonard dit négligemment à la jeune philosophe.

- J'ai décidé voici quelques jours, de mettre en chantier un troisième tome complétant mon introduction au Définitivisme. Vous y collaborerez. Et dès maintenant je vous serais reconnaissant de bien vouloir me dresser un tableau de ce que, du point de vue critique et démonstratif, vous supprimeriez, vous expliciteriez ou ajouteriez, dans le plan qui est là. Il va sans dire que votre traitement sera amélioré. Sans préjudice de ce que vous rapporteront vos publications...

Et afin de laisser à la hiérogrammate-philosophe le loisir de se réajuster à la dimension des événements, il quitta le bureau. Suivi d'Ukiok. Qui ne possédait pas les mêmes motifs que son Dieu, de fréquenter Mademoiselle Iruroz. Et subodorait quelqu'unes de ces pérégrinations dont, en tant que "plus infinitésimal accident" que le bipède l'accompagnant, il faisait sa joie de vivre.



45


Tous les deux essoufflés et heureux, affamés et humides, porteurs distraits de minuscules cladodes amassées sous les couverts, Léonard et Ukiok surgirent comme des diables mécaniques dans la salle basse de l'Irrintzina.

- Nous avons faim ! clama Olivier

Sur le palier, au premier étage, Panchika apparaissant dit gravement.

- De Paris, Monsieur Noredet a téléphoné. Il vous prie de le rappeler. Si vous ne le pouvez, il rappellera lui-même ce soir, de son domicile, vers vingt et une heures.

- A-t-il exposé le motif de son appel ?

- Il ne l'a pas vraiment expliqué, mais m'a recommandé de vous informer que sauf contre-ordre exprès de votre part, et au cas où vous ne le relanceriez pas ce soir, il arriverait demain, à vingt trois heures, en gare de Saint Jean de Luz. Il ne faut pas prévoir le ramener ici. Il passera la nuit à l'hôtel, près de la gare, après votre entrevue, et reprendra un train dans la matinée en direction de Paris. Ensuite...

- Comment cela, passer la nuit à Saint Jean de Luz ?

- Un événement imprévisible, préoccupant, a-t-il précisé, remet en cause votre déplacement vers le Danemark. Je n'ai rien obtenu de plus.

En effet, Léonard n'obtint rien de plus de sa secrétaire à laquelle Monsieur Noredet ne desirait pas en dire davantage, l'événement qu'il prenait la peine d'aller rapporter de vive voix à Darius, devant de toute façon troubler celui-ci.

Mais c'en était déja trop pour que Léonard patientât jusqu'au soir. Se précipitant avec une souplesse dont il n'avait plus fait preuve depuis longtemps, au premier étage, il fut devant le combiné téléphonique dont il actionna nerveusement et brutalement la manivelle. Raccrochant avec mauvaise humeur parce que la ligne était occupée, il réitéra l'appel sur un second numéro, puis un troisième, où sa correspondante, secrétaire de Monsieur Cauche, le relia immédiatement à son patron.

- Mes amitiés, Darius. Ce n'est pas moi qui suis l'affaire mais Noredet. Pour ne pas perdre de temps, je vous le passe. À très bientôt.

Noredet fut à l'écoute, et sans préambule tarabusté par Darius le questionnant sans écouter les débuts de réponse.

- Darius, mon vieux, nous n'allons pas tirer les choses au clair si vous faites les demandes et les réponses. J'ai estimé d'ailleurs plus direct de me rendre auprès de vous afin que nous ne piétinions devant un écouteur, en nous interrompant mutuellement...

Mais la précipitation brouillonne et agacée de Darius contraignit Noredet à élever la voix.

- Darius ! Si vous ne me laissez pas prononcer une phrase intelligible, je raccroche et me rends à l'lrrintzina par mes propres moyens. Si au contraire, vous vous résolvez à me laisser la parole durant cinq à six minutes sans m'interrompre, vous saurez l'essentiel de l'affaire. Je ne veux vous lâcher quelques bribes sans lien entre elles, mais vous faire suivre le développement d'une action précise diligentée contre vous par quelqu'un que vous devez connaître. Ou reconnaître. En m'écoutant, vous m'épargnerez peut-être le voyage. À moins que vous me déclariez sur le champ préférer que je me rende auprès de vous ?

L'impatience et la curiosité eurent raison de l'agitation de Darius. Ramassé sur lui-même, sur un siège bas, dans une attitude précative, il se tut. La narration de Noredet démontrait l'existence, au préjudice de Darius, d'un complot auquel, de la part d'un autre interlocuteur que son éditeur, l'écrivain n'eût prêté aucun crédit.

Environ huit jours auparavant, l'ambassadeur du Danemark à Paris, informait messieurs Cauche et Noredet, par le truchement de sa secrétaire privée, qu'en raison des relations privilégiées existant entre leur firme, l'écrivain Léonard Darius, et la représentation danoise en France, il aimerait entretenir ces messieurs, ou l'un d'entre eux, au moins, d'une affaire préoccupante. Reçu dès son arrivée à l'ambassade, Noredet apprenait du diplomate qu'une cabale élaborée contre Darius, compromettait, non seulement l'accueil préparé à Copenhague en faveur de l'écrivain-philosophe, mais encore l'attribution du prix Kierkegaard, et la sérénité même du congrès de philosophie, au sein duquel devaient se dérouler différentes manifestations culturelles internationales. De quelle nature s'affirmait la cabale ? Quels énergumènes pouvaient s'en déclarer les instigateurs ? Le révéler publiquement fournissant aux agitateurs le moyen de transmission répondant à leurs voeux, l'ambassadeur s'y refusait. Mais en raison des rapports cordiaux existant entre son gouvernement et l'écrivain français, il mettrait à la disposition des éditeurs et de l'écrivain lui-même, le document qu'il se refusait à communiquer à la presse. Mais exclusivement contre la parole de ces derniers, qu'ils ne fourniraient jamais leurs sources, et n'impliqueraient jamais la représentation danoise à Paris, dans un éventuel conflit avec leurs diffamateurs. Noredet supposant, sans grand risque d'erreur, que s'il consultait Darius avant d'assurer l'ambassadeur de son accord, l'écrivain ruerait comme une bête rétive, observait le délai raisonnable d'une demi-journée pour faire semblant de prendre langue avec Darius, et déclarait solennellement accepter les conditions du diplomate. Et en narrant cela à Darius, Noredet spécifiait bien que lui, Noredet, en prenant cette responsabilité, encourait exactement les mêmes périls que l'écrivain. Et qu'il fallait bien que celui-ci se pénétrât de cette infrangible solidarité qu'il ne pouvait, sans ouvrir la voie à des catastrophes, accompagner d'actions de franc-tireur. La matérialité de la diffamation détenue depuis une semaine par l'ambassadeur, se présentait de la sorte : Un "Comité pour la promotion de la déontologie dans la profession littéraire, composé de journalistes, d'écrivains, d'enseignants, d'éditeurs, avait fait tenir, par pli recommandé adressé à Monsieur le Ministre de l'Enseignement Public du Danemark, par le canal de son ambassadeur à Paris, une mise en garde à l'égard de la candidature de l'écrivain français Léonard Darius, au prix Kierkegaard devant être décerné à l'issue du Congrès International de Philosophie, à Copenhague, dans quelques semaines. Sur quels griefs s'articulaient ces doléances ? Le texte que l'ambassadeur lisait dans le silence de son cabinet, et sans autre auditeur que Noredet, l'exposait, entre autres considérations diffamatoires? L'écrivain français Léonard Darius, de son authentique identité Olivier Lutaire, se présentait sans vergogne devant un jury international, alors qu'une affaire privée, lourde d'obscurités non encore dissipées et sur laquelle aucune conclusion légale n'avait été à ce jour apportée, laissait peser sur la réputation de l'écrivain une défiance risquant d'entacher non seulement l'honorabilité et la renommée de l'éventuel impétrant, mais encore l'impartialité de ses pairs...". Ni l'ambassadeur, ni l'éditeur, ni à cet instant Darius, ne doutaient de la scélératesse de l'insinuation. Mais aucun des trois personnages ne pouvait fournir au "Comité", de réponse réduisant ses membres au mutisme. Et dans une détonante injure, Darius se libéra.

- Quoi ? grognait Noredet, à Paris.

- Je dis que je sais d'où cela vient, Noredet. Non seulement je le sais, mais je sais où trouver ce creuset à ordures, et vous n'aurez pas quitté votre bureau, ce soir, que je lui aurai cassé la gueule ! Même si je dois passer quelques semaines en prison. Et sans entendre les objurgations de l'éditeur suppliant Léonard d'attendre sa présence avant que de se livrer à quelque expéditive entreprise, l'écrivain rappelait à son correspondant l'existence d'un certain Ayherro, officiant ici, à Berissparen, en tant qu'instituteur, et qui s'étant promu sponte sua juge d'instruction du cas Darius, investiguait impudemment en toute occasion lui permettant de demander à la cantonnade à qui profitait la disparition de Skania.

Alors Noredet précipita ses paroles.

-Léonard, ne compliquez pas la situation. L'ambassadeur m'a laissé entendre que si aucune autre et nouvelle manifestation de ce comité fantôme ne venait à sa connaissance, Copenhague passerait outre à ce qui n'est qu'une manœuvre isolée et intimidatoire.

- À propos, ce comité fantôme doit avoir au moins fait composer un papier à en-tête ? Possédez-vous une adresse, des noms, une signature de supposé responsable ?

- J'ai mémorisé tout ce que j'ai pu durant la lecture faite par l'ambassadeur et réuni les notes dès que sorti.

Léonard entendit un bruit de papier froissé ou déplié.

- J'y suis... C'est signé d'un "secrétaire administratif" nommé Garrabat. Le Président du Comité se nomme Perpanlanne. Le Vice-Président se nomme...

Léonard entendit la respiration de Noredet semblant déchiffrer avec peine, ou hésiter à parler.

- Alors, Noredet, la suite !

- Le Vice-Président se nomme ? Janzé-Cardroc...

Et Noredet, d'une phrase gargouillant dans la bouche de Darius, n'entendit que trois mots.

- ... purulente... aristocratique... ordure....

Puis d'un coup Léonard clama :

- Mais comment vit-il encore ?... Il devrait être enterré depuis des lustres ! Je vais le mettre au cimetière moi-même ; l'y porter s'il le faut ; le brûler sur place...

Puis comme s'il s'adressait à un interlocuteur avoisinant, Léonard, possédé d'une paroxystique colère, lançait des injures, des imprécations ; et Noredet, impuissant, en dépit de ses appels réitérés : Léonard... mon vieux. Léonard, écoutez-moi.. ..Allo !? Léonard ? put l'ouïr éructant, irrépressiblement agité, martelant ses mots.

- Ils se sont recherchés, trouvés, rencontrés, associés. Ils se sont associés, associés, ces salauds, associés pour me la tuer une seconde fois, me la voler, la détruire, la déterrer.

Et Noredet ne put se défendre d'un malaise : Léonard pleurait. L'éditeur conservant le récepteur plaqué à son oreille par une élévation de l'épaule, et manipulant un combiné téléphonique voisin, appela Cauche, qu'en quelques mots il informa du déroulement de sa conversation avec Berissparen, puis après quelques râclements de gorge, tenta de réamorcer l'entretien avec Léonard.

- Êtes-vous toujours là, Léonard ?

Léonard était bien là. Muet, soudainement épuisé, exsangue de parole, et qui, sans l'insistance du correspondant, se fût ramassé au sol, comme le ferait un animal malade, ou blessé, attendant un sort qui ne dépendrait plus de lui. Cependant, à la voix revenue de son ami, Léonard s'efforça de nouveau.

- Possédez-vous une quelconque adresse ?

- Oui. J'ai noté également. Le Comité loge au numéro 91 C d'une rue André-Maginot. À Nancy.

- C'est l'adresse du journal de ce fétide déchet. Ou du déchet lui-même. Noredet : donnez-moi vingt quatre heures pour réfléchir, me préparer, régler le cas de celui d'ici. Après quoi je passe à Paris pour me rendre à Nancy, chez l'autre. Et je vous donne ma parole que cette fois je serai le premier...

Atterré, alarmé par les projets vengeurs d'un Léonard débondant sa haine, Noredet tenait l'écouteur téléphonique à deux mains comme s'il résistait à la fermeture d'une porte.

- Léonard, mon vieux, une minute... Une seule. Je serai demain soir, ou après-demain matin, chez vous, par mes propres moyens. Ne vous dérangez pas, car je ne sais encore à quel instant je quitterai Paris. Nous ferons le point. Mais je ne vous ai pas tout dit : tout n'est pas perdu. J'ai un plan, des amis, des moyens (c'était faux, mais peut-être utile pour retarder l'action vengeresse agitant Léonard) . Si nous tenons jusqu'au congrès, nous revenons, et forts de nos lauriers, intentons solidairement un procès du diable à ce comité de nécrophages. Je vous laisse. On m'attend en dix endroits de la maison. Mes amitiés, Léonard. Je suis sûr que si elle était près de vous, votre femme vous embrasserait....

Léonard restait seul, l'appareil muet dans la main, Ukiok glissé sous l'une de ses cuisses, museau plaqué au sol, entre ses pattes léoninement étendues. Tel un sphynx. Un sphinx dont Léonard saisit à deux mains la tête, qu'il éleva lentement jusqu'à lui emprisonner la truffe entre son oreille et son épaule.

Dans la salle basse, l'une près de l'autre, muettes mais vigilantes, Franchita et Panchika, sans distinguer par le détail la gravité des événements, avaient saisi qu'un drame venait d'éclater à Paris, et dont la victime devait être le maître de l'Irrintzina. Il ne semblait pas que Léonard ait bougé depuis la fin de la conversation téléphonée. Ce qui, après les avoir intriguées, les inquiétait. Après un tel emportement, il ne pouvait s'être endormi. Lorsqu'il réfléchissait, c'était à son bureau, ou déambulant à travers le grenier. Mais point prostré au pied du guéridon supportant le téléphone. Il fallait savoir, aviser, l'aider peut-être. Et pourquoi Ukiok restait-il avec lui alors qu'elles avaient provoqué son retour au rez-de-chaussée par des bruits stimulant sa gourmandise ? Panchika décida abruptement, en sa qualité de collaboratrice permanente, qu'elle gagnerait le bureau comme si elle reprenait un travail suspendu par le départ de Léonard pour la forêt, voici environ deux heures. Il ne pouvait lui reprocher de ne s'être présentée plus tôt, le caractère de l'entretien avec Noredet impliquant une discrétion absolue. Et la hiérogrammate-assistante, non sans quelque appréhension, gravit les marches craquantes avec l'intention de signaler son approche. Puis elle franchit la porte restée ouverte, du bureau, et bien que sidérée d'apercevoir Léonard et Ukiok, mêlés au sol comme des enfants dans leur lit, embrassant un ours en peluche, gagna son bureau, d'où, cette fois, observant sans retenue l'attitude de l'homme et de l'animal, elle vit Léonard se relever, défroisser négligemment ses vêtements, et venir jusqu'à elle.

- Gardez un moment Ukiok près de vous. Qu'il ne me rejoigne pas sur le chemin du village. Je serai absent environ une heure et demie à deux heures. Si d'ici ce temps écoulé vous ne me revoyez pas revenir, téléphonez à Oyérégui. Comme je l'aurai certainement rencontré, il vous informera.

Sans autre consigne, sans adieu, il gagna le palier d'où il revint après avoir passé un vêtement épais et un bonnet de laine.

- Quelle que soit la durée de mon absence, ne vous inquiétez pas. Ni votre mère. Tout rentrera incessamment dans l'ordre. Et dès que liquidé ce que j'ai à faire, nous nous nous attaquerons de conserve à notre tome troisième. Je dis bien "notre", Panchika, "notre". Parce qu'il portera la trace de votre patte...

Il quitta l'Irrintzina sans apercevoir Franchita retirée intentionnellement dans la cuisine. Puis, se retournant à vingt mètres de la maison, il aperçut, derrière les vitres d'une fenêtre du bureau, Panchika, soulevant un rideau, et debout contre elle, Ukiok, les oreilles couchées, à la fois offensé d'être privé d'accompagnement du maître et de promenade, et tout de même attendri du geste que celui-ci lui destinait. Et peut-être également destiné à Panchika...

À Panchika que sa mère, toujours en état de veille et de prévoyance, appelait déja depuis la salle basse.

- Petite, il faut téléphoner à Oyérégui, lui dire ce que l'on croit avoir compris, et ce que l'on craint...

- Parce que tu supposes qu'il est parti chez Ayherro ?

- Je ne le suppose pas : j'en suis convaincue... Il faut empêcher une explication entre Olivier et l'instituteur. Celui-là nourrit envers nous trois ici, une haine dont il vient de donner un aperçu. Il faut que le receveur dissuade Olivier d'aller jusqu'à l'école...

Panchika s'exécuta, et Oyérégui se montra aussi alarmé que Franchita.

- Combien y-a-t-il de temps qu'il a quitté la maison ?

- Dix minutes...

- Il lui faut vingt à vingt cinq minutes pour arriver à l'école. J'ai le temps de m'y rendre avant lui, en passant voir Urtuz -s'il n'est pas chez un malade- pour qu'il demande à Ayherro de déguerpir. Ne serait-ce que pour vingt quatre heures. Ne perdons pas de temps. Je vous rappellerai lorsque je saurai ce qu'a obtenu le maire...

Et Oyérégui se rendit à la mairie, d'où sortait le maire, attendu par des clients à son cabinet de consultation. En trente mots, le receveur instruisit le médecin à qui l'exposé de la besogne d'Ayherro ne tira ni une exclamation, ni une condamnation.

- Vous n'êtes pas surpris par tant de délirante et vicieuse rage ?

Urtuz passa son bras sous celui du receveur, et en gagnant son cabinet, répondit :

- Non, Oyérégui. Je me tais depuis quinze jours, mais par un ami de l'instituteur qui fréquente un de mes fils, je savais qu'Ayherro préparait une saleté contre Darius. Je ne pouvais en faire état devant quiconque sans trahir les deux jeunes gens. Je surveillais Ayherro dont j'avais formellement demandé le déplacement à la Préfecture. J'ignorais, bien sûr, de quelle nature serait la vilenie, et j'attendais que ça tombe de quelque part. Ayherro avait demandé un congé de dix jours, voici deux mois, pour convenance personnelle. Il a dû se rendre auprès de ses complices pour la mise au point du forfait. Mais il n'y aura pas de pugilat. Ici, tout au moins, puisque Darius ne trouvera pas son bonhomme dans le village.

- Savez-vous dans quelle région il a été muté ?

- Je crois, précisément, et sur son indication de préférence, que c'est dans l'Est. Donc ?

- Je ne peux, tout à trac, dire à Léonard que ça n'est pas la peine de se rendre à l'école, et cependant, il faut que...

- Laissez faire. Léonard demandera à parler à Ayherro, et on lui apprendra ce que je viens de vous apprendre. Qu'il passe vous voir ou qu'il remonte directement chez lui, peu importe. Il n'y aura aucun dommage. Je suis bigrement satisfait de mon initiative. Je m'y suis résolu avec le sentiment que je dramatisais.

- Léonard va vouloir passer sa double colère sur le complice. Qui est d'ailleurs, un cheval de retour, pour lui. Souvenez-vous, du temps de "L'Homme du Siècle"...

- Sans doute. Mais alors là, mon vieux, il vous appartiendra de le détourner du mauvais chemin... Chacun sa B.A.

Ils parvinrent à rire et à se congratuler. Puis Oyérégui fit allusion à l'inquiétude devant habiter Franchita. Le médecin y pensait. Dans les quarante huit heures il trouverait un prétexte pour passer devant l'Irrintzina, y saluer les deux femmes, palabrer négligemment avec Darius, établir un constat secret de l'état psychique de chacun des habitants. Et poursuivre sa veille. Par receveur interposé.

Un receveur qui maintenant assis à son guichet, et n'ayant reçu la visite de Léonard, savait qu'ayant réintégré l'Irrintzina, ce dernier devait tirer des plans concernant un voyage à Nancy.

Prévenues en temps prévu par le receveur, Franchita et Panchika, rassérénées, s'inquétaient de l'état d'esprit d'un Olivier frustré d'une vengeance expéditive et défoulante, mais qui dans la préparation d'une autre opération et dans l'éxécution de laquelle il ne voudrait pas faillir, ne pouvait manquer de les déconcerter par des considérations extravagantes, des projets biscornus, de sibyllines circonlocutions. Et elles s'y préparaient avec tant de conviction qu'elles furent surprises du calme avec lequel Olivier réintégra la demeure, demandant que l'on soupât tôt, car il devait travailler tardivement afin de pouvoir s'absenter d'ici quarante huit heures. Puis elles l'entendirent téléphoner à nouveau à Noredet, et lui dire qu'il ne se dérangeât pas, car lui, Léonard, prenant ses dispositions pour arriver le surlendemain, se rendrait chez ses éditeurs dès sa descente de train. Et la placidité -ou l'apathie, supposa Noredet- avec laquelle Léonard annonçait sa visite, laissa l'éditeur confiant en ses moyens de persuasion, quant au déplacement vers Nancy. À moins, s'inquiéta ex abrupto Noredet, que Darius, escomptant détecter la présence d'Ayherro dans la mouvance de Janzé-Cardroc, envisageât une double opération. Et sa tâche de directeur de conscience lui parut de nouveau bien lourde.

Réunis pour le souper, les deux femmes et Olivier n'avait encore échangé une parole depuis le commencement du repas, lorsque s'adressant à Franchita, Olivier, souriant, comme brusquement débarrassé du faix de cet éprouvant après-midi, sollicita plaisamment de l'autorité de sa gouvernante, la délivrance d'un flacon de vin d'Irouleguy, afin de dissiper les miasmes d'une agitation qu'il regrettait, malicieusement, de leur avoir imposée. N'ayant osé espérer un si rapide rétablissement, Franchita se hâta de déférer à la proposition en y ajoutant l'apport d'un bocal de fruits confits, de sa manière. Le repas qui devait d'abord s'expédier dans la frugalité et la célérité, détendait Léonard, qui, voisin de Panchika, passait parfois son bras sous celui de la jeune fille en lui parlant d'Empédocle, à son sens, le prince des philosophes de tous les temps. Et dont le nom eût dû, à Copenhague, être préféré et substitué à celui d'Anaxagore, pour la dénomination du prix récompensant la meilleure étude philosophique de la décennie écoulée.

- Songez, Panchika, à la sagesse et à la science, qu'étant Hiérogrammate d'un tel personnage, vous auriez accumulées ! Philosophe, poète, médecin, prophète, orateur, chef d'un parti politique au pouvoir, il concluait à l'antagonisme permanent entre l'amour et la haine, plus de quatre cents ans avant le christianisme. Quel autre constat pouvons-nous établir de nos jours ? Et avec panache, socratique avant Socrate, il choisit le jour de sa mort en se jetant dans l'Etna...

Doucement, presque comme une enfant insinuant que ses parents lui content des histoires de fées, Panchika énonça :

- La légende tient autant de place que les faits, lorsqu'il s'agit de l'Antiquité. Votre Empédocle est suspecté avoir différemment terminé son existence, certes, brillante, mais pas  exempte de compromissions, dans le métier politique qu'il exerçait, entre autres. Et un historiographe, contemporain de votre héros, prétend qu'il a faussé compagnie à ses  amis politiques durant une crise susceptible d'entacher sa réputation thaumaturgique, pour se fondre aux populations du Péloponnèse, parmi lesquelles il s'est perdu "si corps et si bien(s)..." que l'on ne l'y a jamais retrouvé.

Jouant l'ignorant abusé, Léonard grimaçait :

- Alors, l'Etna, vous n'y croyez pas ?

- Les bons auteurs -pas ceux que je désigne comme tels, mais ceux que les dictionnaires nous recommandent- observent que la légende de l'Etna n'a trouvé d'oreilles que six siècles plus tard, dans la ville qu'il habita longtemps, en Sicile : Agrigente ; qui se cherchait un grand homme de référence, pour attirer les voyageurs en pélerinage.

- L'invention de l'industrie touristique, en quelque sorte ?

Tous les trois rirent spontanément. Mais les femmes plus que Léonard, en échangeant des regards exprimant un soulagement auquel elles n'eussent cru trente minutes plus tôt.

- Monsieur, si vous travaillez tardivement, je ne vous verrai peut-être pas demain matin. Puis-je prendre dès ce soir sur votre bureau, le reliquat de courrier à expédier ?

Sa réponse, laconique, interloqua Panchika :

- Laissez donc, pour quelques jours, le courrier et la préfiguration prospective du tome troisième. Tout s'accomplira en son temps. Demain, vous aurez congé. Et ce jusqu'à mon retour de Paris. J'ai entendu exciper, par notre gouvernante, de la nécessité de nous ravitailler en produits domestiques divers. Descendez donc toutes deux à Berissparen, durant que je prendrai les quelques moments de repos que j'aurai volés à la nuit. Je voulais vous dire encore que nous envisagerons, dès mon retour, que vous vous prépariez à l'épreuve du permis de conduire. Afin que vous puissiez vous déplacer toutes les deux sans mon concours. Achetez dès demain un code de la route chez Lissarague. Avec votre mémoire, jeune hiérogrammate, vous laisserez le moniteur d'Espelette, confondu, à la troisième leçon !

Léonard sortit, Ukiok sur les talons, et revint peu après. Un pied sur la première des marches conduisant à son grenier, il enveloppa le museau du chien d'une main et s'adressant seulement à l'animal, parla à voix retenue :

- Je te laisse ici jusqu'à demain matin. J'ai besoin de beaucoup de silence et d'isolement pour le travail de cette nuit. Si à la fin de mon ouvrage je ne me sens pas trop fatigué, et quelle que soit l'heure, nous irons tous les deux nous dégourdir les pattes. En essayant de ne pas faire de bruit afin de ne pas éveiller les dames.

Franchita intervint en trahissant une pointe d'humeur.

- Il commence à neiger. En cette saison et à cette heure, cela annonce une longue et durable chute. Si habitué que vous soyez, c'est un temps à s'égarer. C'est arrivé à des gens d'ici que j ai connus.

- Avec Ukiok, je ne peux pas me perdre : ses yeux voient jusque de l'autre côté du monde...

Le ton prophétique et incantatoire inattendu dont Léonard usa pour évoquer une image poétique, laissa les deux femmes sans réplique. Ce qu'il mit à profit pour disparaître après leur avoir souhaité un excellent repos. Puis elles l'entendirent se livrer à des manipulations de dictionnaires pesants, de livres divers, à des déplacements de meubles, et s'immobiliser enfin. Mais il sembla qu'il rédigeait du courrier, ou tout au moins des textes qu'il emporterait à Paris, puisqu'il dactylographiait, alors que s'il s'était livré à sa composition spécifique, il eût travaillé à la plume.

Ni Franchita ni Panchika n'eussent pu affirmer à quel instant de la nuit Léonard avait cessé de dactylographier. Mais elles étaient certaines qu'il s'était silencieusement livré à d'autres travaux, car un rai de lumière venu de la fenêtre principale du bureau, créait une cristalline et électrique nitescence posée comme une baguette de fée sur une neige, qui, comme l'avait prévu Franchita, s'amassait, ténue, serrée, ensevelissant tout dans une perpétuelle osculation de plumes si soyeuses, si aériennes, que leur contact ne faisait pas plus de bruit qu'un vol de papillons.

La contrariété de Franchita fut douloureuse et violente, qui appela sa fille alors qu'un seul manteau jeté sur ses vêtements de nuit, elle devina en ouvrant la porte principale afin d'inspecter l'horizon, que Léonard était sorti. Mais point encore de retour. La neige, sale et fondue, engluant le pas de la porte, témoignait par l'empreinte visible d'une semelle de caoutchouc et de celle des coussins palmés d'Ukiok, que les deux compères s'étaient taillés dans la neige un chemin difficultueux, amusant sans doute, mais qui ne pouvait leur permettre d'aller loin ni longtemps. Leurs foulées premières, déjà recouvertes par l'incessante nivée, interdisait de déterminer la direction par eux choisie. Si Léonard était sorti seul, Franchita eût déjà alerté Oyérégui. Mais accompagné du chien pour lequel la neige, le froid, la forêt, constituaient une récréation, tous deux retrouveraient leurs brisées et le chemin du retour. Bien qu'il ne chût, pour l'instant, qu'une fine poussière dont les masses nuageuses et folles transportées désordonnément par des vents violents, occultaient la vallée sur Berissparen pour la découvrir peu après, cette transformation permanente du décor interdisait tout relèvement à qui n'était un familier des lieux. Prêtes à se jeter sur les épaules le lourd capuchon noir enveloppant comme une bure, les femmes piétinaient d'une fenêtre à l'autre, tels des veilleurs moyenageux guettant l'ennemi depuis la poterne.

L'horloge disséquait le temps comme elle disséquait l'angoisse des femmes. Elles patientaient cependant à la pensée que guidé par le chien, l'homme, même épuisé, repasserait cette porte dans un temps plus ou moins long. Le téléphone grelotta telle une sonnette de gare annonçant l'imminent passage du rapide. Panchika se précipita au premier étage et perdant momentanément toute notion logique lança la première ? - À qui voulez-vous parler ? Percevant immédiatement le ridicule de son initiative, elle présentait incontinent des excuses à un correspondant s'égosillant à solliciter un instant de silence pour se faire reconnaître :

- Je suis monsieur Noredet... Noredet, l'éditeur de Monsieur Darius ! Peut-être êtes-vous sa secrétaire ?

Tout devint enfin limpide. L'éditeur exposait les raisons l'incitant à entendre Darius le plus rapidement possible.

- Dès que vous pourrez lui parler, dites à Monsieur Darius que par le truchement d'une haute personnalité diplomatique de mes amis, je peux faire exercer une déterminante pression... j'insiste déterminante, sur le personnage de Nancy auquel monsieur Darius projette de rendre visite. Il me faut, bien entendu, l'accord de Monsieur Darius pour que cette action puisse s'exercer. Qu'il vienne à Paris ou qu'il renonce à cette solution, je dois l'entendre dans les meilleurs délais. Insistez auprès de lui sur ma propre insistance : nous pouvons conserver la maîtrise de la situation...

En dépit des incertitudes pénibles dans lesquelles Panchika ainsi que sa mère, baignaient, cette information inopinée apportait un soulagement et rétablissait quelque sérénité. Afin de se conforter dans la conviction d'un retour imminent de Darius, Panchika gagna le bureau et se mit à dépouiller le courrier des jours écoulés, non encore examiné. Toujours quelques aunes d'illuminisme et quelques autres d'encens.Toujours des demandes d'éclaircissement. Toujours cet aloi d'or et de plomb. Et puis, une sollicitation comme il en arrivait une pour environ cent lettres : un correspondant plus ou moins correct dans ses termes, plus ou moins conséquent dans la justification de ses infortunes, demandait de l'argent, "à vous, prophète de la raison pure, qui avez mérité la fortune immense qui vous permet sans doute, de temps à autre, de porter secours à de braves gens que la malchance, en dépit de leurs mérites, aurait déjà détruits s'ils ne portaient en eux... etc... etc ?" Et certains, peu soucieux de la résonance de leurs pratiques ou de leurs affirmations, joignaient une formule postale de versement, voire leur numéro de compte bancaire, ou postal. Ou celui d'une quelconque association dont ils s'avouaient les animateurs. Et Darius avait expliqué à Panchika pour quelle raison il cédait, environ une fois sur dix, aux quémandeurs, dont deux seulement, au cours des dix dernières années, s'étaient obligés à le remercier par une nouvelle communication. Bien qu'il conservât dans une chemise rangée au fond d'un placard les messages de deux assistés lui ayant fait observer que pour leur adresser ce qu'il leur avait destiné, il ne devait pas beaucoup se priver... Un dernier spécimen s'était avancé jusqu'à lui faire savoir qu'un renouvellement du geste de temps à autre, accroîtrait sa considération !

- Comprenez ma pratique, Panchika : il y a bien certainement d'authentiques marmiteux, parmi ces solliciteurs. Mais je ne peux les déceler. En me défaisant de temps à autre d'une somme modeste, je peux raisonnablement supposer toucher l'un de ces cas. Toutefois, le texte des messages et la désinvolture de la majorité des messagers m'ont depuis longtemps enseigné que les véritables pauvres n'osent pas demander. Quant aux autres, pouffant de ma niaiserie en percevant mes cinquante francs, saluent leur extorsion par un ricanant ?- quel jobard !.

S'expulsant de lui-même de la pile d'enveloppes ouvertes comme sous l'effet d'une occulte poussée, un envoi de "l'Archiviste" s'offrait à la lecture. Six coupures de presse furent extraites de la poche de papier kraft. Mais l'un des extraits, long comme une colonne éditoriale s'imposait en priorité. Panchika n'y résista pas, qui percevant qu'elle n'aurait ni la patience ni le sang-froid d'absorber intelligiblement les deux cents lignes de composition, se porta vers le bas de la colonne, comme l'on cherche, dans une communication inquiétante, la conclusion.

"Et si j'ai pu parier ainsi, d'un homme et d'une œuvre que je connais bien, c'est que je revendique le droit de me féliciter, pour avoir eu le talent (les vulgaires diraient : le flair) de déceler et encourager le potentiel intellectuel et inventif d'un homme "auquel j'ai ouvert toutes grandes, toutes larges, et libéralement, les colonnes de la revue littéraire que je dirigeais à l'époque, à Paris. Et ma joie, ultime et profonde, ma joie d'homme simple, est de voir aujourd'hui ledit homme parvenu là où je le voyais par prescience. Et où je savais qu'il se projetterait."

Janzé-Cardroc
Directeur de la "Culture Lorraine"


Panchika ne se souvenait pas avoir jamais été la proie d'une ire subite, lui envahissant le corps comme une flamme, et capable de la précipiter, s'il fût présent, sur l'objet de son ressentiment. Mais elle percevait en cet instant, sa capacité à se transformer en instrument de vengeance meurtrière si les conditions et les impénétrables lois qui séparent et rassemblent les individus lui eussent apporté la compagnie de celui dont elle venait d'aborder fortuitement la galère.

Cette indignation, Panchika ne pouvait l'ingérer seule. Et elle devait la crier, la dénoncer, la faire partager. Alors, un - Maman ! strident, retentissant, tonitruant comme un juron Dariusien, se répandit dans l'Irrintzina, qui conduisit Franchita au pied de l'escalier. Et toute oppressée par anticipation, de ce que contenait d'imprécatoire et de calamiteux, l'appel de sa fille, Franchita, mains jointes sous le menton, attendit...

Et de l'autre côté de l'épaisse double-porte de chêne, dans la résonance ouatée d'un univers ne portant pas l'écho, monta le hurlement du loup. Brusquement pétrifiées par une lamentation rarement entendue, et pour elles, inintelligible, les femmes ne surent échanger qu'un regard. Puis, tandis que Panchika, oublieuse de sa commotion récente, en subissait une seconde chassant la précédente, Franchita, taraudée d'inquiète curiosité, alla ouvrir un battant de la porte. Dans la position du chien assis observant son territoire, les oreilles couchées, la gueule entr'ouverte, le museau pointé vers le ciel, Ukiok hurlait à longues phases obstinément réitérées. Ouvrant plus largement la porte afin que le chien pénétrât, Franchita constatait : - il est seul...

Toutes deux appelèrent Ukiok, l'invitèrent à les rejoindre, lui parlèrent soupe chaude et repos. Et comme Ukiok ne répondait pas à leurs instances, Panchika se porta vers lui, main tendues, le buste penché. Mais le chien s'éloigna à la manière d un animal divaguant depuis des jours, et qui bien que recherchant un havre, ne se résoud pas à faire confiance au premier bipède simulant la compassion, alors qu'il se souvient avoir déjà été floué en de précédentes et comparables situations, les femmes, retournées dans la maison, en fermèrent la porte, et observèrent par une fenêtre, le comportement de l'animal. Celui-ci revenait prendre position à courte distance de l'entrée, puis, sans une pause, relançait vers le ciel ses imprécations lugubres. - Peut-être est-il blessé ? avança Panchika. Munie d'une laisse et d'un collier, Franchita retourna vers Ukiok, en usant de démonstrations amicales. Mais refluant obstinément vers la forêt au fur et à mesure que la femme se portait vers lui, le chien paraissait avoir tout oublié de sa bourgeoise condition.

Alors, Panchika appela sa mère, referma la porte comme si elles abandonnaient la bête à son sort, et émit une hypothèse.

- Il ne veut pas rentrer. Mais il ne veut pas partir. Il se plaint, et apparemment, tente de fixer notre attention. Si cela signifiait qu'il veut qu'on le suive, parce que... Léonard est immobilisé quelque part ?

- Grand dieu, que nous sommes sottes, convint Franchita. Mais où va-t-il nous emmener ? iÀ quelle distance ? Et qu'y pourrons-nous faire ? Et avec qui ? Et avec quels moyens ?

Une vaine et désordonnée agitation lançait les deux femmes à travers la demeure, sans leur inspirer de décisions utiles, tandis qu'à l'extérieur, Ukiok poursuivait son déchirant soliloque. Puis Franchita parvint à coordonner des pensées prévoyant des gestes efficaces dans une chronologie déterminée. D'abord il s'affirmait inutile de s'obstiner à capturer Ukiok qui se refuserait à réintégrer la demeure tant que Léonard n'y serait de retour. On pouvait supposer que si l'on ne tardait point trop à emboîter le pas du chien, celui-ci attendrait que l'on s'intéressât à nouveau à son manège, pour retourner vers le compagnon provisoirement abandonné. Il convenait donc que l'on alertât un maximum de gens susceptibles d'apporter aide et matériel éventuel, afin de se porter, par le chemin que leur ouvrirait Ukiok, vers un Léonard vraisemblablement en difficulté. Ure seule personne, dans la pensée de Franchita, pouvait organiser le déplacement après avoir recruté et réuni les concours indispensables : Oyérégui. Et elle téléphona elle-même au receveur, sidéré d'apprendre que Léonard eût décidé si légèrement de s'engager dans de telles conditions. Mais il ne servait à rien de juger ou soupeser ses raisons. De quelle nature pouvait être l'immobilisation de Léonard ? Une chute dans un ravin ? Un membre cassé en heurtant une souche enneigée ? Un ensevelissement par avalanche ? Écrasé sous un arbre s'abattant sous le poids de la neige ? Un infarctus consécutif à l'attaque crapuleuse menée par Janzé-Cardroc ? Et de quel lieu, de quelle distance, devrait-on le ramener ? Le trouverait-on encore animé, conscient ? N'osant évoquer plus grave cas, Oyérégui pensa d'abord occuper l'esprit des femmes en leur recommandant de ne pas perdre de vue le chien, sans la participation, capitale, duquel, les meilleures intentions et les plus diligentes dispositions, se réduiraient à néant.

- Si vous pouviez vous en saisir, et le garder dans la maison jusqu'à notre arrivée, vous prendriez, et nous également, une assurance sur la réussite de notre expédition... Mais dites-moi, sincèrement, Franchita, comment se comportait notre touriste, dans les heures écoulées ?

La gouvernante exposa que l'attitude de Léonard laissait augurer d'excellentes heures, lors du dîner de la veille, particulièrement gai, après que l'effondrement passager dû aux informations venues de Paris, se fût dissipé. A son avis, affirmait la gouvernante, la décision de Léonard de se livrer à un exploit sportif, correspondait à une revanche psychologique en même temps qu'à une preuve qu'il tenait à s'administrer, quant à son ressort devant une épreuve presque aussi cruelle que l'avait été la disparition de Skania. Le receveur conclut qu'il ne fallait pas perdre de temps, qu'il alertait dans l'instant le fidèle Urtuz, le non moins fidèle José Guerro, et l'homme de toutes les corvées, son facteur Idusquerrenea. Puis il recruterait encore Lissarague, qui, jeune, parcourait la montagne en tous sens et par tous temps. Quant aux Sorhainde d'Ascain, Jaurechte d'Espelette, Salvar de Lahetjuzar d'Itxassou, ils ne pouvaient être de l'affaire. Les prévenir et les attendre ôterait tout sens à ce qu'il fallait réussir dans le minimum de délai. En admettant que ce minimum ne fût pas encore trop long pour que l'on parvînt où il fallait en temps opportun. Recommandant de nouveau à Franchita de tenter de ramener le chien dans la demeure, il lui dit espérer qu'elle se joignît à eux. Recommandation superflue. Franchita n'imaginait pas qu'en cet instant elle pût rester étrangère à ce qui concernait Léonard.

Puis, pour l'accroissement de leur inquiétude, et en dépit des tentatives variées effectuées par les femmes afin de se saisir d'Ukiok, les lamentations se poursuivirent autour de l'Irrintzina, jusqu'à la nuit enserrant doublement une nature déja emprisonnée par un premier voile de neige, en même temps que bottés et chargés de cordes, d'un bard et de couvertures, cinq hommes se groupaient devant l'Irrintzina. Et le receveur prit une décision.

- Nous ne pouvons, avec la nuit, prendre le risque de courir derrière un chien qui trottera toujours plus rapidement que nous, et avec d'autant moins de retenue qu'il sait où il va. Ce qui n'est pas notre cas. Il faut que nous réussissions à l'attraper afin de lui passer un collier et de le tenir en laisse devant nous. Hors de cette condition, il serait presque inutile de partir ? Nous allons, avec les dames Iruroz, déambuler négligemment autour de la maison, séparément, et tenter de rabattre le chien vers l'un d'entre nous, qui devra l'agripper et le maintenir jusqu'à ce que l'on lui ait passé un collier et fixé une laisse. Que personne n'ait peur ! Je le connais. Il est inoffensif.

Ce fut l'agile Idusquerrenea, qui, dans ses tournées quotidiennes retrouvait des chiens de ferme, dont certains, redoutables, devaient être neutralisés par des astuces propres au facteur, oui, moins confiant que son chef en la débonnaireté d'Ukiok en proie, comme tout le monde, à l'affliction, avait enfilé d'épais gants et d'un noeud de cuir coulant, capturé le chien comme une bête inconnue et dangereuse. Et de fait, le Husky s'était débattu, avait tenté de mordre, de se délivrer. Guéro se précipitait en renfort et maintenant Ukiok entre ses genoux, permettait à Idusquerrenea de passer le collier déja relié à une sangle. Mais on rendit bientôt une relative autonomie à l'animal en lui permettant de précéder la cordée, des cinq à six mètres que mesurait la laisse de toile, afin que le guide reconnût sa piste, et peut-être des odeurs, à lui seul perceptibles.

Au groupe hétéroclite de pélerins involontaires que réunissait l'amitié de chacun d'eux pour le même homme, se joignit Franchita, comme le lui avait demandé le receveur. Mais elle ne put convaincre Panchika de rester à l'Irrintzina, à l'intérieur de laquelle, prétendit la jeune fille, elle eût eu plus peur, en sa solitude, qu'en s'enfonçant hasardeusement en cette nuit fantômatique semblant tomber d'un autre monde. Puisque d'évidence Ukiok préférait la compagnie de Panchika à toute autre, la jeune fille marchait en tête de la colonne, halée par un chef de file dont l'impatience n'avait d'égale que l'anxiété régnant secrètement dans l'esprit de chacun des secouristes improvisés.

Parfois Ukiok s'immobilisait, et ses sept suivants avec lui. Tous ignoraient s'il écoutait le froissement, par lui seul perçu, que, sous la neige, provoquait la fuite des bêtes dérangées, ou s'il contrôlait olfactivement la direction empruntée. Les oreilles noires ourlées de blanc, constamment dressées, le fouet de renard argenté invariablement circinal, le ventre d'hermine au ras de la neige, on ne pouvait vérifier sa présence que par les ondulations de l'épine dorsale prolongeant sa noirceur mouvante jusqu'à casquer le crâne et lunetter les orbites où logeaient les globes oculaires dont la transparence céruléenne reflétait ce monde glacé et bleu où vivaient ses ancêtres. Ceux qui lui avaient légué ces intangibles sens supplémentaires, lui permettant, cette nuit, d'être promu guide et boussole de compagnons, sans lui, démunis, et derrière lui zigzaguant dans ces tunnels aux parois mouvantes semblant accéder à des antres spéléologiques que dessinaient les lanternes d'écurie.

Questionnant l'un et l'autre, Franchita constata que personne ne s'était muni, dans la précipitation obligée, d'un quelconque en-cas. Seul, le médecin, dans une trousse qu'il portait comme une gibecière d'écolier, disposait de médicaments et de rhum. Et la gouvernante imaginait ce qu'elle offrirait de reconstituant à cette troupe sans doute épuisée, mais à coup sûr affamée, lorsqu'elle réintégrerait l'lrrintzina. À côté de Franchita, Guéro, approchant de sa lanterne une montre-oignon tirée de sous sa houppelande dit laconiquement :

- Nous marchons depuis une heure et demie. Et le chien tire toujours...

La progression, lente à cause de la profondeur de la neige dans laquelle tous enfonçaient jusqu'aux genoux, se ralentit, lorsque Ukiok, immobilisé et humant autour de lui, s'introduisit sous une voûte basse et feuillue surportant une telle masse de neige qu'ils en furent tous refroidis et aveugles. Le chien lui-même ne progressait que par bonds successifs l'extirpant d'une masse enlisante exigeant le renouvellement de l'effort. Quiconque n'eût su dire quelle distance ils venaient de parcourir dans de si pénibles conditions lorsque débouchant imprévisiblement du couvert, ils perçurent la vague clarté d'un ciel tourmenté s'agitant au-dessus de leur tête. La neige ne tombait plus. Un vent inégal véhiculait des masses nuageuses. Emettant de brefs grognements plaintifs, Ukiok, rampant telle une bête inquiète ou malade, se dirigeait vers une masse sombre qu'un pin en forme de parasol avait protégé de la neige. Cela ressemblait à un énorme éclat de roche, et toutes les lanternes s'en approchèrent jusqu'à ce que Panchika, projetée près de la masse par un bond dernier et irrésistible du chien, s'écria - ... Monsieur Darius !...

À l'extérieur de l'imparfaite circonférence restée exempte de neige, que dessinait le puissant pin, les arrivants relevèrent un écrasement du sol prouvant que la masse sombre du corps de Darius avait raclé neige, cailloux, végétaux, jusqu'à ce précaire abri. La brisée s'étendait sur environ cinq mètres. L'accident, si accident il y avait, s'était donc produit à cinq mètres du lieu où venait d'être découvert le corps de l'écrivain. Mais il serait temps de rechercher une explication lorsque l'on se serait inquiété de l'état de celui sur lequel se penchait le docteur Urtuz, et contre lequel appuyée, Franchita retirait une des moufles de Léonard et palpait la main.

- Docteur. Il n'est pas froid. Vite, vite, écoutez le cœur ?

Déboutonnant hâtivement l'épaisse et longue canadienne enveloppant le buste de Léonard, Urtuz plaqua son stéthoscope sur l'endroit dénudé par un fébrile arrachement des vêtements. Et Urtuz cria presque pour dire - Le coeur bat...

Puis il pria Franchita de vérifier l'état de chaleur des pieds. Et la gouvernante arracha les bottes feutrées dans lesquelles plongeaient les jambes d'un pantalon de velours gris. Sous la chaussette de laine, le coup de pied se révéla plus chaud que la main débarrassée de sa moufle. Et l'on réenveloppa nerveusement le pied dénudé. À croupetons ou penchés, mains appuyées sur les genoux, tous observaient les gestes du médecin, puis le visage aux paupières closes, de Léonard. Et Urtuz les ayant soulevées, Léonard aperçut ses amis, Franchita agenouillée tout près de son visage, à sa droite. Et sur son bras gauche, les deux pattes d'Ukiok, en sphynx, museau plaqué. Tandis qu'à l'aide d'un compte-gouttes, Urtuz introduisait entre les lèvres du blessé un filet de rhum, il demanda à Léonard s'il entendait et voyait ce qui se déroulait autour de lui. Un double battement des paupières réchauffa le coeur du médecin, qui parut réfléchir, hésiter à l'accomplissement d'un acte déterminant. Puis il posa de nouveau son stéthoscope sur la poitrine du patient. Régulier, mais faible, le rythme cardiaque appelait une stimulation. La seringue injectant l'huile camphrée ne provoqua même pas une crispation. Et l'on enveloppa Léonard dans deux couvertures superposées, les bras restant à l'extérieur afin de contrôler le pouls. En dépit des précautions de manipulation prescrites par Urtuz, pour envelopper le patient. Ce dernier exhala deux clameurs prolongées trahissant une douleur aigu  et provoquèrent la contraction des maxillaires du médecin : une avarie interne existait, qu'il faudrait localiser, déterminer. Et dont dépendrait la décision relative au transport. Mais avant d'ausculter Léonard, il fallait le réchauffer et le réanimer. Urtuz, pour occuper son impatience et ne pas spéculer sur ses craintes, demanda à Lissarague s'il se reconnaissait, en ce décor hivernal travestisseur et trompeur. Lissarague, familier à divers titres, et à divers âges, des chemins de sa montagne, et qui revenait précisément d'une inspection sommaire des environs immédiats, opina du chef en concluant : ... Soigne toujours. Nous parlerons plus tard... Et le regard du libraire alla à la rencontre du regard de Guéro dans lequel Urtuz perçut une réponse positive à l'adresse du libraire.

Afin de procéder à l'auscultation inéluctable, le docteur tenta d'éloigner Ukiok, plus pressé encore contre Léonard, que précédemment. Le chien grogna fermement, et sur son dos l'arête présageant la mauvaise humeur s'éploya en lame de scie. Nerveusement dressé, Urtuz appelait le facteur avec sa laisse. Imprévisiblement, Léonard, bredouillant, intervint :

- Toubib... laissez-le... c'est son droit... laissez-le.

Penché de nouveau sur son ami, Urtuz amorçait son questionnaire.

- Léonard, tous vos amis sont là. Mais il faut que nous vous ramenions chez vous. Et ce n'est possible que si je sais où vous êtes blessé, et de quelle nature de blessure il s'agit. Je vais vous examiner, rapidement, et par gestes vous essaierez de m'informer de l'intensité et du lieu de vos douleurs ? Vous êtes prêt ?

Parvenant à ébaucher un sourire, abandonnant sa main gauche à Ukiok qui la bousculait de sa truffe solliciteuse, Léonard fit descendre sa main droite jusqu'à sa hanche.

- Là-dedans, toubib...

Genoux en terre durant que l'ondéveloppait Léonard, Urtuz, frictionnant ses doigts dégantés, entendit un han ! déchirant émis par la bouche du patient tandis que pâlissait son visage. Et le visage du médecin se crispa comme sous la même morsure. Alors il déboutonna la canadienne, déboucla la large ceinture de cuir serrant le pantalon de velours gris, qu'il rabattait, découvrant un épiderme blanc. Eloignées, les femmes se tenaient embrassées, la figure de Franchita reposant sur l'épaule de Panchika, plus grande que sa mère, qu'elle enveloppait avec elle de son vaste capuchon de pénitente.

Parfois crispés comme des serres de rapace, parfois posés à plat sur l'épiderme laiteux, les doigts d'Urtuz voyageaient, investigateurs et sondeurs. Léonard hurla, une fois, deux fois, sous la palpation insistance et cruelle. À pression mesurée et prudente Urtuz réitéra son examen. Aidé par Oyérégui et Guéro, il fit rouler précautionneusement le patient sur le ventre, non sans déclencher un nouveau hurlement de Léonard qui confirma un diagnostic que le médecin eût désiré moins clairement formulable : victime d'une rupture du rein droit, Léonard pouvait à tout moment succomber à une hémorragie interne, si la capsule surrénale se remplissait rapidement d'un sang n'ayant rien à y faire. En cet état, le transport devenait impossible. Il eût fallu pour conserver quelque perspective de traitement, acheminer le patient sur une civière hissée sans heurt dans un véhicule roulant à faible allure et sans cahot jusqu'à un établissement adéquat. Toutes éventualités inenvisageables en l'occurrence.

Urtuz, au comble de la désolation et de l'impuissance, sursauta lorsque le receveur lui posa la main sur l'épaule. Ils ne pouvaient converser : Léonard entendait parfaitement. Raccourcie par la souffrance issue de l'auscultation, la respiration revenait au rythme normal, et le corps retrouvait ses réflexes nerveux. Les perceptions visuelle et motrice, encore intactes, contraignaient à informer cruellement, intégralement, et immédiatement, de son état interne, un patient inquiétant.

Par contenance, Urtuz déclara à Léonard qu'il devait reposer encore quelques instants avant une nouvelle et indispensable auscultation. Après quoi il livrerait le diagnostic. Puis le médecin rejoignit le groupe de ses aides, laissant le patient à la seule mais incorruptible vigilance du Husky.

Il fallut parler, avouer, blesser, meurtrir. Les longues années de vie sociale partagée par tous ces gens qu'une catastrophe réunissait en ce lieu et en cette nuit, ainsi que la connaissance que chacun d'eux possédait de la vie familiale de son concitoyen, interdisaient tout travestissement ou dissimulation de la vérité des faits et des attitudes. Et ce avec d'autant plus de rigueur que l'on ne pouvait permettre que s'amplifiassent les vergibérations ayant accompagné la disparition de l'épouse de celui qui, de toute certitude, la rejoindrait dans quelques heures.

Guéro, Lissarague, Idusquerrenea, moins introduits dans la familIarité des occupants de l'lrrintzina que le docteur et le receveur, saisirent qu'il convenait qu'ils s'éloignassent à propos, durant les délibérations entre le docteur, le receveur, et les deux femmes. Mais alors qu'ils pivotaient pour retourner auprès de Léonard, Urtuz les retint.

- Toi, Guéro, vous Lissarague, en toute franchise, que vouliez-vous dire, allusivement, tout à l'heure ?

Le même regard que celui que le restaurateur et le libraire avaient échangé trente minutes plus tôt, précéda les paroles de Lissarague.

- Toubib : se poser la question ou résoudre l'énigme qui nous agace tous, ne changera sans doute rien au sort de cet homme. Aussi, puis-je, sans risque de peser sur son sort, émettre une hypohèse, quant à l'apparente invraisemblance d'une situation qui nous intrigue tous ?? Si Mesdames Iruroz m'en accordent la permission...

Le visage raviné et contracté de Franchita reléguait à Panchika l'autorité de sa mère.

- Parlez, Monsieur Lissarague.

- Vous êtes, je suppose, docteur, d'accord avec moi, si j'affirme ne rien comprendre à la gravité de l'état physique de Monsieur Darius, qui semble ne s'être traîné que quelques mètres pour s'écrouler là où nous l'avons trouvé ?

- Je ne suis pas seulement d'accord. Cela constitue une obscurité qui va jusqu'à nuire à mon diagnostic, tant que je ne pourrai -et nous savons que je ne le pourrai sans doute pas- radiographier l'intéressé. Et je voudrais cependant être éclairé avant que ne s'éteigne cet ami...

Sans en être prié, Guéro prit délibérément la parole.

- Urtuz, demandez à Oyérégui ce qu'il pense de ma version des faits... Pour venir de l'Irrintzina jusqu'ici, Darius n'avait pas besoin, marchant au pas de son chien, de plus d'une heure. Or, lorsque le chien est arrivé seul à l'Irrintzina, il y avait au moins trois heures, m'a dit Madame Iruroz, que l'homme et le chien avaient quitté la maison. Ils étaient donc ailleurs qu'ici, tous les deux, une heure après leur départ de l'Atchuria. De plus, toubib, de plus, jamais le chien ne serait retourné seul à la maison, si l'homme n'avait été en difficulté.

Urtuz tirait sur sa moustache.

- Jusque là, je ne saurais rien reprendre. Mais après ? J'ai discrètement inventorié les poches des vêtements. Aucune arme. Et il ne porte aucune trace d'arme blanche. Juste une égratignure au visage !

- Bien, fit Lissarague. Guéro et moi développons notre thèse. Venez.

Le groupe suivit le libraire jusqu'à la bande plus claire, que dans la pénombre glauque, formait une lisière le long de laquelle, semblable à d'autres faits, s'élevait le pin parasol abritant Léonard, Puis Lissarague alla se poster à l'amorce de la trace supposée être celle inscrite sur le sol par un homme se déplaçant par reptations successives, à la façon d'un militaire progressant vers un objectif. La proximité du blessé les empêchant de s'exprimer, Lissarague attira de chacune de ses mains, d'une part Urtuz, d'autre part Oyérégui. Puis levant à la fois le visage et l'un de ses bras vers le ciel, il dit à voix sourde aux deux hommes approchant leur tête de celle du libraire.

- À douze ou quinze mètres au-dessus de nous, le sommet du mur rocheux contre lequel nous sommes presque accotés, est accessible par une pente à cinquante pour cent, qu'un piéton décidé peut gravir. C'est le premier élément de ma démonstration. Le second est à côté de nous...

Et Lissarague désigna, ventru, épais, bossué comme un monstre préhistorique, un quartier de roche érodée, dont le sommet semblait avoir été déblayé avant que la neige ne s'y accumulât de nouveau. À la lueur de leurs chétives lumières, les conciliabuleurs constatèrent que l'entassement désordonné de la neige, prouvait qu'une perturbation avait balayé ce sommet avant l'arrivée du groupe.

Silencieux, méticuleux comme un arpenteur, comptant ses pas, revenant sur ses foulées, Urtuz allait conclure. Il n'en eut le loisir. Emis par Léonard, un râle profond les rassemblait précipitamment autour de lui. Lentement, mais perceptiblement, le blessé parla.

- Ne cherchez pas, Urtuz. Nos amis ont raison. Les choses sont ce que vous savez maintenant. Ne perdez plus de temps. Je souffre. Si vous déteniez de quoi me soulager, je pourrais parler plus longuement. J'ai des choses à dire à Franchita. Mais restez tous là. Vous pouvez et devez, entendre.

Léonard referma les paupières, enserra de sa main gauche le museau d'Ukiok dont la tête reposait maintenant sur la poitrine de l'homme. Figés, tous les témoins échangeaient des regards atterrés. Les paroles de Léonard renversaient des convictions intimes, saccageaient des morales, troublaient des pensées. Et cependant, elles grandissaient le gisant aux yeux de tous. Quiconque n'eût jamais pensé que... Aucun des témoins, sinon peut-être Franchita, de tous, maintenant, paradoxalement la plus maîtresse d'elle-même, et bien qu'elle larmoyât sans honte entre les bras de sa fille, n'admettait, n'apportait, de justification à la détermination d'un être parvenu à l'éminence de sa célébrité, à la possession d'une intimidante possession pécuniaire, ainsi qu'à la veille d'une consécration le promouvant champion dans sa discipline. Quant à Franchita, et en fonction de cette soif d'absolu qui l'avait animée toute son existence, cette distinction internationale échappant à ce maître innocemment tyranique doublait sa navrance, en ce qu'elle les frustrait, elle, la simple, et lui le maître, de la vengeance qu'eût été, sur Janzé-Cardroc, reptile et scorpion, l'internationale solennité.

Urtuz ayant rouvert sa trousse, conservait ses deux mains immobilisées sur la ferrure de cuivre. Et sous ses épais sourcils, le regard biaisant en direction de Franchita, semblait en attendre un ordre.

- Fais ce qu'il nous demande, toubib...

Oyérégui ordonnait, appuyant sur le "nous", afin que le médecin ne se sentît point isolé dans une décision impliquant une responsabilité dont quelque quidam, un jour, eût pu négligemment l'entretenir. Et aussi afin que ce geste ne laissât subsister aucun doute quant au consensus tacitement exprimé à l'issue de ce dantesque et vésanique colloque se déroulant sur un théâtre digne des catacombes.

Et Urtuz s'éxécuta. Dès qu'il fut relevé et éloigné de Léonard, Franchita se détacha de sa fille, et à genoux, de l'autre côté d'Ukiok, saisit à deux mains la main droite de Léonard. Elle n'avait plus rien à céler, plus de réputation à défendre. Et elle porta à ses lèvres le poignet du blessé, qui ne le retira pas, mais au contraire, le visage orienté vers elle lui sourit et attira à son tour les mains de la gouvernante qu'il conserva un temps appuyées à sa bouche. Puis il parla de nouveau.

- Franchita, je ne vais philosopher à cette heure, et ici. Mais le temps ne m'est pas accordé de tout expliquer. Tout juste celui d'annoncer des décisions. Vous me comprendrez, vous, seule, si je vous demande pardon, vingt ans après mon forfait. Le mal que je vous ai fait et celui que j'ai fait à une autre femme, méritaient punition. Je me la suis infligée. Ce sera le seul acte de courage que je pourrai revendiquer... s'il y a un tribunal ailleurs qu'ici. Avant de prendre la décision de l'acte qui nous rassemble, j'ai visité maître Jorun, le notaire d'Espelette, Il possède l'intégralité des documents vous instituant ma légataire universelle...

Une sorte d'affinement du silence, et de pétrification accrue, des corps, dans le froid maintenant mordant, figeaient un tableau auquel la papillotante lueur des lanternes prêtait une sépulcrale perspective. Et tous les hommes considérèrent les femmes les plus riches qu'ils aient jamais fréquentées ! Mais expulsés de leur torpeur par des plaintes du condamné : - ... J'ai froid, docteur... Tous s'activèrent pour l'envelopper d'une troisième couverture. L'apaisement engendré par la dose de morphine que le docteur n'avait pas ménagé permit à Léonard de se reconcentrer sur les propos de son monologue. Mais, dans ce qu'il lui restait de perception, le blessé imagina que s'il se plaignait bruyamment, un complément d'anesthésique pourrait lui être administré. Et il hurla positivement alors que l'on le réinstallait sur le dos, après avoir fixé la troisième couverture. Puis redoutant que le temps lui soit tout de même compté, il décida, à voix plus basse, d'expédier ce qu'il tenait à faire savoir. A Franchita, restée tout contre lui, il demanda que Panchika vînt l'écouter à coté d'Ukiok.

- Panchika, mon hiérogrammate. Je vous ai appréciée, et aimée comme ma fille. Oui, déjà. Faites, avec votre mère, de l'Irrintzina, ce que vous désirerez. Tout cela est à vous deux. Mais, par-dessus tout, travaillez comme vous l'avez fait jusqu'ici, et dans le sens par moi indiqué. Pour l'heure, ne publiez rien de philosophique. Ce serait incomplet, téméraire, prématuré. Les jaloux vous massacreraient. Votre don est de conter. Cultivez-le. Vos nouvelles vont paraître incessamment à Paris, où je les ai acheminées. Vous vous ferez un nom : Iruroz...

La pause qu'il observait, nécéssitée par le besoin de reprendre quelque souffle, fut mise à profit par Urtuz qui lui dit affectueusement qu'il devrait se taire.

- Il me reste peu de choses à dire. Laissez-moi aller au terme de mon testament.

En vérité, tant le médecin que le receveur étaient subjugués par le stoïcisme extemporané d'un homme ayant paru l'ignorer tout au long de sa vie. Et ses concitoyens, déroutés y découvraient un mérite et une dignité rédempteurs pour Léonard, et incapacitants pour eux-mêmes, tandis que la voix poursuivait.

- J'ai consulté les règlements administratifs. Il est interdit de disposer plus d'un cadavre dans un cercueil. Pourtant, Urtuz, vous sauriez, vous, tromper l'administration en introduisant subrepticement le cadavre d'Ukiok dans mon cercueil. Si toutefois, mon cadavre parvient à atteindre un cercueil...

Il sembla que les deux femmes exhalaient un soupir d'horreur et les hommes un mâchonnement d'indignation.

- Oh ! Pharisiens, qui répugneriez à partager le néant avec un animal, mais accepteriez de partager le repas et la richesse d'un malversateur, pour peu qu'il fût ami d'un prince ? Un homme mort ne vaut pas un chien vivant. Et un homme mort plus un chien mort ne font que deux cadavres, ne se différenciant que par la forme. Et si endormir Ukiok d'une piqûre quasi-indolore vous rebute, pensez qu'il mourra cependant - je le sais- d'ici quelques jours, de refus de nourriture et de désolation. Personne ne pourrait, en ce moment le retirer de moi sans le martyriser. J'ai dit ce que je voulais. Le reste vous appartiendra ?

Un malaise indicible étreignait les sept personnages plantés dans l'irréel décor. Et certains se surprirent à se demander ce que signifiait leur présence en ce lieu, en cet équipage, à ouïr des propos qu'ils se garderaient de rapporter au village. Abruptement, afin de dissiper l'oppressante, désobligeante et incongrue tirade Dariusienne, Oyérégui, réajustant son capuchon, s'agenouilla près de Léonard.

- Olivier -puisque je vous ai connu sous ce nom- Olivier, je vous ai toujours estimé, admiré dans vos écrits, et défendu, même lorsque je vous lisais sans vous comprendre. Et parfois c'est près d'Urtuz que j'allais chercher les lumières qui me faisaient défaut. Et je suis meilleur, et fier, de ce que j'ai appris de vous. Et je ne vous renierais pas plus en ce moment que par le passé, que je ne vous renierai dans l'avenir si quelqu'un me parle mal de vous. Je vous découvre courageux comme je ne vous supposais pas. Comme personne, ici, supposait que vous puissiez l'être. Alors, il faut que vous sachiez que si savant, si intelligent que vous vous êtes montré, et que tous vous connaissent, vos yeux ne voyaient pas tout... Votre intelligence ne devinait pas tout...

Léonard porta son regard sur Oyérégui. Un regard incrédule, soucieux, dubitatif, puis interrogatif. Et comme si ce regard constituait une question, le receveur en dit plus long.

- Depuis des semaines, chaque jour, pour vous, aurait pu être un jour de fête, si vous étiez descendu de vos nuages, afin de regarder autour de vous, écouter ce que disaient ceux qui vous entouraient, et qui vous sont restés indéfectiblement fidèles.

Léonard concentrait sur le visage d'Oyérégui, ce qu'il lui restait de lucidité sans en percer l'allusive prétérition. Alors, Oyérégui, derechef, se fit itératif.

- Je vous l'avais dit, Olivier, Franchita n'a jamais connu d'homme, après vous...

Et Oyérégui se relevait alors que Franchita, lancée contre lui, le frappait de ses poings en pleine poitrine.

- Il ne fallait pas, Oyérégui !... Il-ne-fal-lait-pas !? J'avais dit que je ne voulais pas !

Au sol, Léonard vagissait, décrivait des signes, laissant échapper des mots : Urtuz... maire... état-civil... butor... crétin ... débile... bourrique. De quatre grands pas, Urtuz resurgissait au côté de Léonard.

- Léonard, tout mouvement de cette nature vous fait courir de terribles risques...

Le blessé souffla courtement, réunit suffisamment de forces pour regimber :

- Courir des risques... En ce moment ?

Puis il prononça le nom d'Oyérégui et faisant rouler sa tête sur l'oreiller improvisé chercha Franchita du regard. La gouvernante s'agenouilla à nouveau, fouaillée par les sanglots. Et sans souci du reste du monde, appuya son front contre la poitrine de l'homme. Qui l'y maintint quelques instants de tout ce qu'il subsistait d'énergie physique dans un corps déjà froidissant. À l'oreille de Franchita, le socratisme flamboyant substitué à son orgueil terrestre lui autorisait des conclusions qui ne risquaient plus de la froisser.

- Penser que je n'avais pas vu ce que Ukiok savait depuis longtemps... Je donnerais tout l'argent que nous possédons à quiconque me tirerait de là, afin de vivre seulement vingt quatre heures avec vous, et Panchika, à l'Irrintzina.

Il se déplaça légèrement en ahanant, et Franchita s'écarta. Mais il lui ressaisit le poignet.

- Encore quelques mots. Bientôt je ne pourrai plus parler. Appelez Urtuz...

Et à Urtuz présent, il dit :

- En tant que maire, vous pouvez recevoir ma déclaration de reconnaissance de paternité, mais pour la signature, je...

Entre ses dents le médecin fit tsst' tsst' et de la main incita Léonard à se taire, tandis qu'il appelait Oyérégui, et reprenait la parole :

- Devant Oyérégui je déclare, Olivier Lutaire, que votre fille se serait appelée Panchika Lutaire. Même si vous n'y aviez pourvu. Urtuz et moi nous étions fait le serment de légitimer votre fille. Je rédigeais la fausse déclaration par vous supposée établie, puis, imitais votre signature, et Oyérégui signait en tant que témoin. Nous savons que le code pénal punit un tel délit. Mais nous étions les seuls à savoir. Et à nous taire. Maintenant Franchita ne redoutera plus personne. Tous ceux qui nous entourent vont le savoir...

Il semblait que Léonard n'écoutât plus. Le médecin effectua une nouvelle auscultation cardiaque et digitale. Le coeur tenait. Mais le rythme s'en écourtait et la respiration devenait sibilante. Sans autre moyen que ceux dont disposait le médecin, l'hémorragie restait indétectable. Le patient allait s'endormir, épuisé. Cependant dans un bredouillement, qu'interrompit Urtuz celui-ci crut saisir le sens des mots que son patient énonçait avec difficulté... : Tous deux ? Oréréguy ? Vous ? Franchita ? Seule ? Famille...

S'extirpant par un effort physique et de conscience professionnelle, du repliement des muscles et des membres, provoqué par le froid, Urtuz convint qu'il serait salutaire d'administrer une seconde dose de morphine au patient. En effet, s'il partait maintenant pour réunir à Berissparen dans les meilleurs délais du monde et du matériel adéquat permettant de revenir quérir son patient, il ne pourrait effectuer cette mission en moins de cinq à six heures. Et d'ici là, l'irrémédiable pouvait advenir. Autant que Léonard mourût dans l'inconscience que dans les affres. Puisqu'il mourrait, si les soins qu'appelait son cas ne pouvaient lui être prodigués en un délai déterminé. Mais qui poster auprès de Léonard pour le veiller jusqu'à l'arrivée des vrais secours ? Certes, les deux femmes s'offriraient en excipant de leurs droits tout neufs. Mais Urtuz repousserait ce concours insupportable à assumer par deux individus déja excessivement éprouvés en si peu de temps. D'autre part, le médecin ne pouvait rester éloigné plus longtemps du village sans provoquer davantage d'incommodités que sa présence ne revêtirait d'utilité auprès du gisant. Pour sa part, et dans sa fonction, Oyérégui, requis par de non moins rigides responsabilités incluant la présence d'Idusquerrenea le facteur, se devait de retrouver ses guichets et son télégraphe, qui déborderaient vite Madame Oyérégui. Seules, les dames Guéro et Lissarague pourraient sans dommage, se substituer à leur époux. Et le docteur sollicita ces deux compagnons qui ne considérèrent pas la proposition comme une faveur insigne, mais ne se récusèrent pas par respect humain. Et immobilisant une dernière fois son regard sur le patient apparemment endormi, la main toujours refermée sur le col du chien immobile depuis maintenant trois heures consécutives, dans la neige, les trois partants invitèrent les femmes à marcher derrière eux. Ils retrouveraient bien les brisées de l'aller. Mais en une protestation simultanément spontanée, Franchita et Panchika refusèrent. Et Franchita démontra une argumentation, que les évènements capitaux advenus depuis leur départ de l'Irrintzina, leur commandaient d'en assumer les conséquences. Panchika et elle, veilleraient. Sous l'intraitable surveillance d'Ukiok !

Et les hommes, intimidés sinon convaincus, improvisèrent à l'aide de couvertures, une manière de tente nomade enclosant Léonard, les deux femmes et Ukiok. Inquiétant et hallucinant quatuor abandonné aux rafales de vent brisant des branches de sapin surchargées de neige ainsi qu'aux ombres sinistrement mouvantes engendrées par des lueurs noctiluques de fumeuses lanternes, et aux froissements insolites de cet appareillage de fortune.

Dans la solitude hivernale emprisonnant celles que cette nuit même la mort feraient riches, respectables et malheureuses, Panchika murmura à l'oreille de sa mère :

- J'étais sourde, hier soir, entre Empédocle et l'Etna... Pourquoi maman, ne m'avoir jamais parlé ? Il va mourir ; ignorant ce que nous pensions de lui. Et en croyant que seul, Ukiok l'aimait...



46


Ce fut en guise de bonjour, que pénétrant à cinq heures du matin dans la chambre conjugale, le libraire Lissarague annonça à son épouse tricotant à la lueur de la lampe de chevet, qu'il désirait "manger un morceau et repartir en forêt". Chemin faisant, sur le retour, en compagnie d'Oyérégui et d'Idusquerrenéa, le libraire concluait sincèrement qu'il lui revenait, eu égard aux servitudes professionnelles de ses compagnons, de ne pas laisser les dames Iruroz à la neige, au froid, et à la seule société d'un agonisant et d'un chien. Ce que confessant au docteur Urtuz chez lequel Lissarague venait se remettre à disposition, il s'entendit condamner a posteriori, parce que, lui dit le médecin :

- Je ne voulais vous désigner autoritairement, mais je vous blâmais secrètement. N'en parlons plus. Je vous offre l'occasion de vous refaire une bonne conscience. Vous serez de l'expédition qui ramènera Monsieur Darius au village.

Deux mulets attelés à une plateforme de bois sur quatre roues, disponibles à cette heure dans une ferme où Urtuz traitait un homme immobilisé par les suites d'une chute due à une échelle délabrée, furent loués au fermier. Le médecin chargea Idusquerrenea d'habiller le véhicule d'une bâche permettant d'y abriter le bard sur lequel Léonard attendait -mais attendait-il encore ?- que l'on vînt le chercher. L'ambulance automobile de la clinique de Cambo stationnerait à Berissparen, au débouché de la route par laquelle devait revenir le convoi.

Premier des quatre êtres animés réunis sous la tente nomade déjà reteinte par la neige, Ukiok perçut le gémissement sec du bois et le grincement des moyeux médiocrement lubrifiés du véhicule muletier, progressant sur la sente contournant le contrefort qui surplombait le bivouac improvisé. Mais s'il signalait les approchants, le chien n'abandonnait pas son poste, tant il craignait qu'en s'en éloignant un instant, il en fût chassé.

Panchika sortit, et dans la lividité déliquescente du petit jour, distingua l'équipage obliquant, déviant, sorte de court et bas fardier sur lequel, inintentionnellement, le facteur avait prêté à l'abri une silhouette de cénotaphe. La jeune fille en fut à ce point affectée, qu'elle souhaita que sa mère ne l'aperçût point. Souhait sans objet, puisque déjà Franchita rejoignait Panchika, et exhalait un oh ! qui mourait comme s'immobilisait l'attelage.

Coiffé d'une bouffante casquette empêchant que les femmes le reconnussent, Urtuz sautait du siège comme un authentique haquetier, et se portait déja vers Léonard, qui, absolument immobile, mais respirant, vivait toujours.

Les femmes avaient aperçu Idusquerrenea assis à côté du docteur, mais point Lissarague, ni l'aîné des Oyérégui dépêché par son père, et qui tous deux avaient voyagé à l'intérieur du sinistre abri. Mimant les gestes à accomplir, ceux à proscrire, Urtuz instruisait ses trois aides de la façon dont ils devraient, à quatre, soulever le bard contenant, comme une vaste gouttière, le corps de Léonard, et le faire progresser sans heurt, jusqu'à l'emplacement ménagé. Si le blessé parvenait à cette position sans aggravation de son état, le plus périlleux serait accompli. Mais personne ne comptait avec Ukiok. Et lui soustraire son dieu déclencha de nouvelles hostilités. Aussi, le facteur, qui, avisé, ne s'était démuni de son piège de cuir, approcha-t-il du chien avec la défiance d'un rétiaire. Et tous purent deviner que cette fois, le Husky ne se laisserait pas réduire sans combattre. En position agenouillée, à deux mètres de l'animal, le facteur assurait son équilibre et balançait le piège de cuir comme une corde de potence lorsque survint Panchika.

- Idusse... Que ferez-vous après l'avoir capturé ?

- Il faudra que vous le teniez jusqu'à ce que Monsieur Darius soit placé où il faut. Et j'attacherai le chien à un essieu sous le char, assez courtement pour qu'il n'essaie pas de ressauter sur la plateforme...

Panchika se tourna vers sa mère.

- Crois-tu que Monsieur Léonard, conscient, laisserait traiter Ukiok comme un chien de romanichels ?

L'esprit ailleurs et les paupières noyées, elle répondit évasivement.

Agacé jusqu'à l'indignation, et désirant des ordres du médecin, Idusquerrenea redressé, faisait face à Urtuz qui déclara s'en remettre à la décision des dames Iruroz. Alors, Panchika alla se saisir du collier, de la laisse de sangle, et marcha résolument vers Ukiok. Grondant, mais soumis, il se laissa attacher, après avoir de ses yeux de glace, destiné à la jeune fille, un regard de détresse. Puis résigné il lui emboîta le pas pour s'écarter de la manœuvre de hissage. Et sous la froide contention que s'imposait Franchita en proie à une lacérante souffrance, le blessé fut élevé par huit bras, sans un heurt, sans un flottement, sans un cahot, jusque sous le dais improvisé.

Le bivouac rapidement démonté, deux hommes s'enveloppèrent dans les couvertures redevenues disponibles, et les deux autres réintégrèrent le siège charretier. Panchika rejoignit sa mère se hissant sous le dais, tandis que percevant l'instant d'inattention de Panchika, Ukiok sautait sur la plateforme, s'introduisait sous le dais, et reprenait sa veille auprès du gisant.

Il fallait progresser avec mille précautions sur un sol inégal dont le relief dissimulé par la neige tendait cent pièges aux sabots habiles des mulets, et à la rigidité du char sommaire. Le tressautement de l'axe des roues ferrées, répercuté dans les membrures du véhicule, alarmaient les femmes. Cependant, chaque coup de collier réduisait la durée d'un parcours énervant, sans qu'apparemment, le blessé ne s'éveillât. Et tout mécréant qu'il se déclarât, le docteur-maire Urtuz eût volontiers promis d'assister à la prochaine messe, si Léonard parvenait vivant aux mains des infirmiers postés à l'entrée de Berissparen. Le docteur pivota du buste pour s'adresser, sans élever la voix, aux deux passagères en proie à la même désolation que celle qui s'exprimait par les deux prunelles transparentes revendiquant le privilège humain de s'accoler à qui l'on aime.

- C'est bon. Dans quinze à vingt minutes, nous apercevrons l'ambulance ?

Franchita osa questionner.

- Pensez-vous qu'il supportera le transport jusqu'à Cambo ?

- Étant donné qu'il aura déjà supporté celui-ci...

- Vous êtes brave, Urtuz. Panchika et moi saurons nous en souvenir.

Et les étranges nomades, en non moins étrange appareil, accomplirent encore quelques centaines de mètres avant que bouté hors du cénotaphe par quelque ténébreuse et inidentifiable puissance, Ukiok, posté à l'arrière du plateau, hurlât sa prière sélénique. Les mulets s'immobilisaient sans commandement. Les femmes se jetèrent dans les bras l'une de l'autre. Tous les hommes attendirent d'Urtuz, déjà au sol, qu'il parlât ou agissse. Mais, opposée aux arguments de l'animal, la parole devenait dérisoire et le médecin le pressentit sans irrésolution, qui se hissait précipitamment sur la plateforme, convaincu que si Franchita n'oublierait jamais ce qu'il faisait en ce moment, elle n'oublierait davantage ce cheminement vers l'enfer dans ce décor lugubre.

Tenant de la main gauche le poignet de Darius et de la main droite lui relevant les paupières, Urtuz inclina seulement le chef en direction des femmes... Tandis qu'excédé des manifestations, pour lui, intolérables, de la bête esquimaude, et armé d'une perche ramassée au sol, Idusquerrenea, tel un belluaire, repoussait Ukiok afin qu'il regagnât le sol ou y tombât, D'abord combattif, le chien rompit brusquement, et d'une détente de lièvre se réintroduisit sous le cénotaphe devenu catafalque. S'allongeant à plat ventre le long du cadavre, les pattes antérieures sur l'épaule qui, vivante, recevait souvent sa truffe, il se prit à gémir par plaintes courtes, aigrement stridulantes, semblables à celles d'un enfant terrorisé par un rêve infernal. Sous la vigueur d'une exaspération de bonne foi, le facteur poursuivant l'animal jusqu'auprès du mort, se statufiait subitement devant l'immesurable détresse de son adversaire, qui, le premier, avait détecté la présence de l'inexpulsable visiteuse. Désencoléré, muet, décontenancé, le facteur ôta son bonnet devant le gisant, prononçant, par devers lui, l'oeil fixé sur Ukiok.

- J'aurais jamais cru que ça pouvait exister...

Urtuz ne pouvait prêter attention à ce qui n'était pas l'essentiel. Ce transport, cet équipage, cette compagnie sinistrement extravagante, organisés autour d'un personnage qui bien que n'étant plus rien, risquait de devenir plus encombrant, et de lui attirer, par tout ce qui était susceptible de surgir autour des circonstances de sa mort, davantage de tablature qu'aucun autre client jamais traité dans le passé, s'ouvrit immédiatement aux deux femmes, de ses intentions.

- Franchita, Panchika, bien que plus rien ne pressât, celui qui est là et qui désormais vous appartient, doit cependant atteindre le village dans des conditions, qui ni pour vous ni pour moi, ne soient désobligeantes. Je connais la nature des honnêtes citoyens : elle est... franchement douteuse. Si nous affirmons qu'il est mort alors que nous l'avions en charge, nous deviendrons ses bourreaux. Aussi vais-je vous proposer, non un mensonge, mais une omission. Comme il est toujours sous narcose, je prends place à côté de lui dans l'ambulance. Et il ne décédera légalement que pendant le trajet Berissparen-Cambo. Voici ma question : êtes-vous toutes deux d'accord ? Ou l'avis de l'une de vous s'oppose t-il à l'avis de l'autre ?

Franchita pressa le poignet du docteur, qui, tourné vers Panchika, ne perçut qu'un infime exhaussement d'épaules, signifiant qu'elle eût été en peine de disputer du propos.

La muletière et macabre verdine s'immobilisa tout contre l'ambulance, qui, tous feux allumés dans le brouillard, stationnait à hauteur d'une basse demeure basque à toit pentu. Et, bien qu'ébahis de prendre possession d'un patient semblablement véhiculé, les ambulanciers furent pressés par le médecin qui les aida lui-même à introduire le bard dans l'automobi1e où il s'installa en rappelant au conducteur qu'il transportait un enfant adoptif du pays qu'il entendait bien sauver avec le concours de son collègue de Cambo. Mais l'ardeur du chauffeur fut atténuée lorsqu'à l'entrée de Louhossoa, Urtuz fit glisser l'opercule de communication entre la cabine de pilotage et la cabine sanitaire pour annoncer à ses aides que l'écrivain Léonard Darius venait de succomber à l'hémorragie interne redoutée depuis environ sept heures. Et tout en satisfaisant maintenant, dans la clinique de Gambe, aux formalités après l'expédition desquelles il pourrait regagner Berissparen, Urtuz, qui jusqu'à cette minute avait mâté l'adversité en manœuvrant comme un capitaine au long cours à sa passerelle, perçut, en une seule réflexion, qu'il repartait amputé d'une amitié incommode, qu'il condamnait beaucoup moins pour ses foucades, qu'il ne la révérait pour son enseignement, et sa séditieuse effervescence.

Dès l'ambulance avalée par la route sinueuse, Oyérégui avait dit aux femmes, comme si la chose était convenue depuis des jours :

- Il faut maintenant faire honneur à la collation que ma femme nous a préparée. Vous en avez grand besoin. Ensuite, je vous ferai reconduire par Idusse.

Et pivotant brusquement sur lui-même, comme cherchant un participant eclipsé, le receveur s'adressa à Panchika :

- Mais... qu'avez-vous fait de Ukiok ?

Malmenées et désorientées par des heures de démentes conjonctures, Franchita et sa fille descendant du véhicule comme des réfugiés fuyant devant une invasion, avaient observé le chien, qui également intimidé par l'agitation, gagnait le sol, flairait, queue basse, autour du char et de l'ambulance. Sollicitées par de plus immédiates préoccupations, les femmes relâchaient leur surveillance. C'est alors que le receveur se livra à des appels et investigations qui restant sans résultat, l'obligèrent à conclure que l'on ne reverrait le chien qu'à l'Irrintzina. Le Husky savait descendre seul au village et regagner l'Atchuria par un parcours à son humeur de bête itinérante. Aucune inquiétude ne devait s'ajouter à l'infortune de l'instant. Puisque le compagnon de Léonard acceptait la subite absence de son ami, l'heure critique entrait dans le passé. Mais tout de même, et bien que désirant ne pas manifester plus d'attention qu'il ne convenait, à un fait accessoire, les femmes dissimulaient ce surcroît d'accablement, non point tant lié à la possession du chien qu'au fait que celui-ci, s'attachant à Léonard avec une aussi subite que ferme fidélité, en avait obtenu en retour, cette touchante et inlassable complicité ayant matériellement et affectivement transféré la propriété de la bête, à l'écrivain. Et c'était en raison de la brisure brutale de ce compagnonnage que les occupantes de l'Irrintzina redoutaient un changement de comportement de l'animal, qui, par définition indressable, inasservissable autant qu'éperdument indifférent aux coups d'un éventuel bourreau, possédait les moyens psychiques d'abandonner sur le champ et sans retour, tous ceux et ce, qui ne lui restitueraient pas ses habitudes, ses attentes de caresses et la participation à son inextinguible besoin de pérégrinations.

On ne pouvait, à cette heure, dire et faire davantage à propos d'Ukiok. Et avant que les dames Iruroz ne remercient la famille Oyérégui, le receveur les retint un court instant afin de leur transmettre des suggestions qu'il tenait du maire. En premier lieu, Panchika devait se maintenir en rapport avec la clinique de Cambo, afin de régler dans les meilleurs délais, l'inhumation de son père, qui, sauf testament en possession de Maître Corun, d'Espelette, n'avait pas fait connaître ses volontés ultimes. Il existait bien, dans la région parisienne, un cousin Lutaire, dont la personne paraissait avoir été oubliée d'Olivier. En revanche, il devenait prévisible que ledit parent ne laisserait pas sans écho la disparition d'Olivier. Il convenait par ailleurs que les formalités de reconnaissance en paternité ne fussent officialisées qu'après l'inhumation de l'écrivain, afin de ne pas alimenter d'explétifs commentaires. Tout en abandonnant la décision ultime à la discrétion de Franchita, Urtuz désirait qu'aucune des femmes n'assistât à l'inhumation, qu'il ferait en sorte, formalités et mise en terre confondues, de réduire en durée et en importance. La mise en ordre, traditionnelle, de la sépulture s'effectuerait routinièrement. L'important restant que la présence inopinée de journalistes ne vînt provoquer le développement d'une énigme inexistante. Et productrice de cette nature de copie émouvante à destination des coeurs sensibles et des consciences pures, auxquelles on vendit du feuilleton à rebondissement. On descendrait donc, en fosse, dans l'immédiat, la dépouille d'Olivier Lutaire. Et seulement un peu plus tard, par discours et fastes divers le philosophe Léonard Darius, dont lesavatars de plumitifs avaient un temps, défrayé la chronique. On restait donc immuablement d'accord, en cet instant même, sur les dispositions, instructions et déclarations émanant d'Urtuz-médecin, à destination d'Urtuz-maire. Puis tout étant fixé, calé, scellé, on allait se séparer tandis que s'adressant à son épouse, le receveur concluait :

- Songes-tu que tu as devant toi Panchika Darius ?

L'heure n'étant ni aux louanges ni aux congratulations, on n'échangea que des sourires et des poignées de mains, jusqu'à l'instant où le téléphone sévit dans l'appartement du receveur. Une voix de femme, lorsqu'assurée de son destinataire, entretint longuement Oyérégui, qui afin de dissimuler la contraction de ses traits, pivota négligemment afin de n'offrir que son dos à l'assistance. Puis, remerciant la correspondante dont il nota l'adresse, le receveur entraîna ses visiteuses qu'il prévoyait de reconduire chez elles en voiture, lorsque brûlant visiblement de poser à Panchika une question dont la réponse la tourmenterait, Madame Oyérégui, doigts entrecroisés, parla comme en confession.

- Ne m'en veuillez pas, Panchika, mais ce que m'a dit mon mari me semble à ce point inimaginable, que je voudrais savoir ce qui a poussé votre père à prononcer de telles paroles ?

Panchika ne saisissait pas davantage que Franchita, le sous-entendu de leur hôtesse, qui comprit la nécessité de préciser.

- Je veux dire, à propos du chien dans le cercueil ?

La désolation s'inscrivit sur les traits du receveur, qui apostropha son épouse :

- C'est bien le moment...

Et d'autorité il entraîna Panchika vers l'extérieur, lorsque se dégageant amicalement, celle-ci revint vers Madame Oyérégui.

- Je sais ce que peut susciter d'horreur, une telle revendication. Mais malgré les apparences, il n'y a là ni intention scandalisatrice, ni provocation. Il m'avait, en travaillant, entretenue, à plusieurs reprises, de cette intention. Considérant que tenter d'agir dans le sens d'une amélioration, pour lui impossible en raison de la nature humaine, du sort des animaux, mieux valait, comme pour des enfants, en prendre en charge. Et il envisageait cette action jusqu'à son extrême logique : être inhumé avec un animal affectionné. Enfant, vers l'âge de dix ans, mon père avait tenté de se suicider en ouvrant à vide, le bec de gaz éclairant sa chambre d'écolier, parce que ses parents lui avaient retiré, sans l'en informer, et fait piquer par un vétérinaire, le chat ramené chez lui depuis la rentrée, et dont il refusait de se séparer. Et il ne dissimulait pas que depuis cette époque, s'était développée la fétide atmosphère qui le détacha de ses parents. Jusqu'aux conséquences que nous connaissons.

Incrédules et outrés, à l'exception du receveur lui-même, les membres de la famille Oyérégui entendirent Panchika comme un conteur d'horreurs fantastiques. Et cette fois, Oyérégui poussa autoritairement les visiteuses vers l'extérieur. Puis Franchita observant que l'enneigement persistant du chemin de l'Atchuria risquait de provoquer des complications sur une trajectoire qui depuis quelques heures en accumulait passablement, elles accompliraient pédestrement un trajet qui en accroissant leur fatigue physique leur assurerait un plus brutal sommeil. Pour l'heure, seul refuge et remède à leur convenance. C'est en leur serrant une dernière fois la main que le receveur se résolut à les molester à nouveau. Il fallait dire peu et vite afin de réduire les conséquences d'une neuve malfaisance du sort : la personne avec laquelle le receveur s'était quasi-confidentiellement entretenu durant la collation, était une couturière artisanale habitant seule une maison sur la route de Louhossoa. Elle téléphonait de chez l'un de ses voisins, à cinq cents mètres de son domicile, afin d'exposer que voici quinze minutes environ, elle avait vu passer l'ambulance transportant Monsieur Darius à l'hôpital. Se penchant à sa fenêtre pour accompagner le véhicule du regard, elle apercevait, courant derrière dans un effort de rapidité si épuisant qu'elle en avait éprouvé un malaise, un chien blanc et noir qui ne pouvait qu'être distancé et tomberait, s'il poursuivait, frappé d'épuisement. De nouveau assise devant sa machine à coudre, elle percevait une clameur éloignée, indistincte, qui par subite association avec l'image affligeante du chien exténué, la jetait hors de chez elle. Remontant dans la direction suivie par le véhicule, elle rejoignait, deux cents mètres plus loin, quelques villageois rassemblés à un carrefour, autour du corps du chien blanc et noir, dont la tête, plus qu'à demi arrachée, et le ventre blanc comme l'hermine déjà ensanglanté par le flux giclant de l'aorte, évoquaient ces moutons égorgés en plein air sur la place de villages africains. Arrivant perpendiculairement à 1'ambulance, une puissante automobile percutait l'animal déjà fort éloigné du cadavre qu'il ne voulait abandonner. Après un retard jeté sur le cadavre d'Ukiok, un homme passant à bicyclette avait tout uniment déclaré... Je sais à qui est ce chien. Il n'y en qu'un dans le pays. Il vient de l'Irrintzina. Quelqu'un apportait un sac de jute, et proposait que l'on dissimulât immédiatement cette dépouille. Mais qui se chargerait de la faire disparaître ? Moi ! avait lancé la couturière. Qui déposait le sac s'ensanglantant déjà, dans sa cave.

Comme sa fille, Franchita avait entendu la narration heurtée d'Oyérégui. Comme Panchika, Franchita estima que l'adversité cumulait férocement et inconsidérément ses exploits. Et elle fut sur le point, tant la faiblesse la gagnait, d'accepter la proposition de transport du receveur. Mais Panchika tint fermement contre. Elle sollicitait d'Oyérégui un autre service : qu'il aille immédiatement prendre possession d'Ukiok afin que son ancien adversaire, Idusquerrenea, l'enfermât sans délai dans une bière à sa mesure. Et le montât à l'Irrintzina où il creuserait une fosse pour qu'y dormît le Husky. Après quoi, et le facteur généreusement rémunéré, Panchika rendrait visite à la couturière dont il serait vraisemblablement aisé de ménager la dignité et la sensibilité en lui commandant quelque vêtement.

Alourdie du poids de Franchita agrippée à son bras, lasse et défaite à tomber, Panchika entraînait sa mère vers une demeure non seulement tragiquement vidée de son maître, mais encore de l'animation familière assurée jusqu'à ce jour par ce regard canin dont Léonard disait "qu'il voyait jusqu'à l'autre monde". En gravissant ce qui ce soir devenait un Golgotha, la descendante du philosophe tentait d'apporter une explication -qu'elle devinait n'être pas à proximité de son entendement- à ce refus de la séparation, à la porte d'un autre monde, entre un bipède supérieurement évolué et un inférieur vertébré digitigrade dont le seul et déchirant hurlement constituait l'unique moyen d'expression audible.

Franchita interrompit la méditation de Panchika en déclarant que si elle ne voyait, quant à elle, aucun inconvénient à une mise en bière du cadavre d'Ukiok, le fait lui en apparaissait néanmoins superflu. Désinvoltement, presque comme par paresse d'esprit, la jeune fille laissa échapper.

- Peut-être pas si superflu que tu le penses...

Brusquement ancrée au sol, et laissant Panchika la devancer, Franchita, d'une voix redevenue appréhensivement ferme, se révoltait :

- Tu ne projettes tout de même pas.... Panchika ! C'est de la démence. Comment songer à réussir une telle opération...

Franchita n'osait en évoquer davantage, sans redouter d'entendre blasphémer Panchika, qui cependant, ne perdait ni sang-froid, ni contenance :

- Urtuz ne peut le laisser dire, mais si je l'exigeais, il ferait en sorte que, nuitamment, et avec le consentement du fossoyeur, évidemment largement dédommagé, le cercueil d'Ukiok soit introduit dans la terre avant que ne soit posée la pierre tombale. Et il était même disposé, Urtuz, à endormir Ukiok ? Ce qui est malheureusement déjà fait.

En dépit de son abattement et de sa désespérance, Franchita retrouvait quelque vigueur soutenant son indignation, humaine et religieuse.

Un acte comme celui-là serait puni. Dieu ne permettrait pas. Tout le village serait contre nous. Même nos meilleurs amis. On nous chasserait d'ici...

Panchika attendit que sa mère l'eût rattrapée et lui passant un bras sur les épaules, lui parla affectueusement :

- Ma petite mère, si ton Dieu permet qu'un animal s'attache à un être humain, et réciproquement, c'est qu'il accorde à chacun d'eux les mêmes facultés, le même amour, et les mêmes droits. Alors, pourquoi le courroux l'embraserait-il de voir irrémissiblement unis deux êtres qui ont vécu heureux, ensemble ?

C'en était trop pour Franchita, qui déjà éprouvée par les irrégularités d'humeur de Darius, devait aujourd'hui s'avouer incapable de tenir tête à une descendance ajoutant à son savoir, une détermination raisonneuse. Privée de la force physique de répondre, autant que convaincue de l'inutilité de sa démarche, Franchita poursuivit son cheminement, et récapitulant les événements qui en quelques heures disloquaient sa vie domestique et délitaient ses principes et ses croyances, elle ne pouvait plus que se résigner à s'en remettre à une fille que l'argent n'intimidait pas davantage que les hommes.

Couleur de feuille morte, l'Irrintzina, engoncée dans une neige que dorait un melliflu soleil d'hiver, accueillit avec sa froidure et une sinistre résonance les femmes esseulées dont le premier regard fut pour la niche improvisée d'Ukiok, et si inutilement vaste que Franchita eut pour premier souci, avant même que d'ôter ses lourds vêtements, d'aller la dissimuler dans la resserre à bois de chauffage. Mais l'accumulation d'émotions ne leur permit pas d'échanger davantage de mots que nécessaires pour se confier leur mortelle lassitude et céder chacune aux sollicitations d'un sommeil seul capable de les isoler momentanément d'épreuves à elles dévolues depuis vingt quatre heures et comme elles n'en avaient jamais traversées.

C'est dans l'agitation d'un cauchemar animé par Léonard allongé dans son cercueil et acharné à maintenir un Ukiok désireux de s'en échapper, que s'éveilla Franchita. Elle dut attendre le retour de ses esprits et se remémorer les faits de la veille, afin de retrouver l'usage de son raisonnement et la justification du silence l'enveloppant. L'horloge se prenant à bruire, l'instruisit qu'elle reposait depuis douze heures consécutives. II fallait éveiller Panchika, se préparer à de nouvelles audiences, d'autres formalités, prendre sans doute des décisions.

Ce fut inutile. Récemment introduit en intrus dans cette demeure jadis vouée à l'isolement et au silence, ce supposé auxiliaire qu'était le téléphone ne cessait d'imposer, et depuis quelques heures plus que jamais, ses impérieuses exigences. Il éveilla Panchika qui titubante et pieds nus n'eut rien à dire, mais seulement à ouïr que "... le clerc de maître Corun, d'Espelette, désirait recevoir la visite de Madame Iruroz afin qu'elle entendît lecture d'un testament qu'il fallait ouvrir d'urgence, pour connaître les éventuelles dernières volontés de Monsieur Olivier Lutaire-Darius, dont le corps séjournait en clinique en instance d'inhumation".

Constaté, déclaré, consigné par le docteur Urtuz, et entériné par son confrère de la clinique chirurgicale, le décès de l'écrivain engendrait les actes traditionnels que le maire désirait voir diligemment éxécutés. Comme il ne pouvait encore être fait état du changement d'état-civil de Panchika, le maire de Berissparen proposait que la gouvernante assistât à l'ouverture du testament. Et c'est ainsi, qu'assise auprès de sa mère, Panchika apprit que son père, désireux de ne laisser subsister d'autre trace de son errance terrestre, que son œuvre, optait pour la destruction de sa dépouille par incinération. Le notaire était chargé de l'éxécution de cette exigence, dont il assurerait le coût par prélèvement sur ses avoirs, avant que de remettre ceux-ci en la possession de Madame Iruroz, sa légataire universelle. Ainsi que, et sauf désir contraire exprimé par l'intéressée, l'urne contenant les cendres qu'elle répandrait dans le jardin de l'Irrintzina. Cette nature de pratique n'ayant jamais nourri ses méditations, Franchita percevait une altération de son souffle systolique en même temps que la nécessité de déglutitions réitérées. Ce que détecta Panchika qui l'invita à laisser parler le notaire, et prit le relais de l'entretien en déclarant que Madame Iruroz ferait ainsi que le désirait feu Monsieur Darius.

Alors, maître Corun, non sans réserve, mais non sans agacement demanda à quel titre Mademoiselle Iruroz se substituait à sa mère. Et la jeune fille répondit avec une doucereuse assurance... - Mais à titre filial, maître... Le notaire soupçonna son interlocutrice de rechercher ici un scandale, qui en attirant l'attention des gens de presse, forgerait une agitation publicitaire relançant les œuvres de l'écrivain, et partant, profitait à la légataire universelle. Et il se prépara à formuler une semonce qui bien que d'apparence paternelle, rétablirait la déférence due à sa condition et à son office. Mais Franchita, redoutant à la fois la combativité d'une Panchika qu'elle ne maîtrisait plus et découvrait avec confusion plus métaboliquement descendante de Léonard que d'elle-même, confirmait la déclaration de sa fille. - C'est la vérité, maître... avec une telle bénigne sincérité, que rencontrant là les deux femmes où il ne les attendait point, le notaire restait coi, faisant voyager son regard de l'une à l'autre, et attendant que l'une d'elles avouât qu'elle tentait d'influencer l'officier public.

Estimant suffisant le délai que sa mère et elle venaient d'accorder à maître Corun pour reprendre son assiette, Panchika désirait faire avancer le débat.

- Si vous faites téléphoner à la mairie de Berissparen, vous obtiendrez confirmation de ma déclaration.

Dubitatif, mais ne disposant que de ce mode de liquidation de l'imbroglio, le notaire appela son clerc, qui, dès l'ordre a lui donné, de vérifier les déclarations de Mademoiselle Iruroz, se confondit en regrets pour avoir omis de joindre au dossier de cette succession, des documents déposés ce matin même à l'étude. Il fallut encore un temps afin que le tabellion assimilât l'événement. Puis, cette évidence ayant transité par ses canaux cérébraux, l'homme se dressa, tendit la main à "Mademoiselle Lutaire" en lui offrant ses compliments, et lui précisa tout aussitôt que les dispositions légales lui dévoluaient une part immédiatement disponible de l'intégralité des biens laissés par son père. C'était là une contingence à laquelle Panchika n'eût jamais songé, si spécification ne lui en avait été faite. Et elle fût morte sans en subodorer la virtualité. Pour sans doute encore bien du temps, elle s'en remettrait à l'administration maternelle. Elle aviserait plus tard, lorsque la nuée dispensatrice de blessures affectives et de dévolution de valeurs matérielles, alternée, étant apaisée, sa mère et elle, jouiraient de la faculté de penser logiquement et matériellement.

Cependant, dans son navrement, Franchita, en sortant de l'étude de maître Corun, ressentit une joie coupable et secrète, lorsqu'elle lut dans la pupille du notaire les saluant sur le seuil de son cabinet, qu'ayant convoqué la servante-maîtresse d'un personnage extravagant, le dataire s'inclinait à l'instant devant la génitrice de l'héritière biologique, intellectuelle, et financière, d'un illustre défunt.

Quels que fussent les sentiments ayant endolori le cœur des deux femmes et l'intensité de leur déréliction depuis le trépas de Léonard. entre deux mulets et un chien, Franchita et sa fille considéraient d'un même esprit de résistance à l'adversité, que les peines à elles présentement infligées, ressortissaient à l'ordre des choses naturelles. Et qu'elles devaient être subies dans la patience qu'alimente la certitude qu'un sort funeste connaîtra un jour son arvers. Et toutes deux faisaient le gros dos, réorganisant déja leur existence domestique en se réfugiant dens la même chambre, fermant le salon inutile, et en prenant maintenant tous leurs repas dans la cuisine ajoutée par Andure sur la prescription de Léonard.

La résolution dernière de l'écrivain ayant éliminé toute perspective de viol de sépulture permettant à Ukiok de rejoindre son dieu dans la tombe, la dépouille enterrée par Idusquerrenea sur la face antérieure de l'Irrintzina, était maintenant surmontée d'une pièce de bois à profil de Husky. Que le talent secret du facteur et sa stupéfaction de voir "un chien malheureux comme une personne", avait produit en quelques heures, et auquel, en déposant matutinalement le courrier, le facteur adressait un muet et déférent salut. Ce courrier dont le flux répandu sur le vaste bureau de Léonard allait obliger Panchika à reprendre le dépouillement, la rédaction des réponses, la destruction des billevesées, l'examen des demandes d'articles, et incessamment nécessiter l'expédition d'accusés de réception aux doléances. Dans cette perspective administrative, et afin de se constituer une précision quant à la matérialité de ce que leur léguait le disparu, il allait falloir examiner les bordereaux périodiquement adressés par la Banque Privée Parisienne, à Darius. Ne possédant d'autre bien immobilier que l'Irrintzina, ne s'étant jamais penché sur un journal financier, ignorant délibérément l'existence des valeurs minérales, l'écrivain, sachant depuis un certain temps que ses dépenses restaient en tout état de cause, inférieures à ses recettes, entassait dans un tiroir les documents bancaires, sans même en vérifier le solde ni la scrupuleuse addition. Et tous comptes établis la veuve in partibus et l'orpheline légale découvrirent qu'elles étaient millionnaires ! A la vérité, le chiffre que Panchika répétait à sa mère eût-il été divisé par quatre ou multiplié par trois, que l'oppressante sensation par elles deux, éprouvée, n'en eût été amoindrie ou accrue. Pour Franchita, se savoir fortunée à ce point, offrait quelque similitude avec l'appartenance à la rade d'une autre planète. Pour Panchika, une telle disponibilité confluait à une indignité, à un bien immérité, et en tous cas superflu. Et l'un des premiers actes relatifs à la découverte de cette situation, consisterait, et dès que les formalités paperassières entre notaires parisien et basque seraient accomplies, à se rendre auprès du maire, et de lui remettre une part importante de son propre capital. A charge pour le maire de consacrer cette somme à l'éxécution de ce qu'il estimerait le plus utile à ses administrés. Afin que quiconque ne se crût obligé d'employer les mots de reconnaissance, de gratitude, ou de recourir à l'obséquiosité, le maire devrait répandre que c'était là le fruit d'une disposition testamentaire de Darius, en faveur de sa patrie d'adoption. Puis, déja soulagée, Panchika se mettrait en veille d'une future casualité.

Le choix de son père en faveur de l'incinération, dont ne parlait plus Franchita, satisfaisait intimement Panchika, en tant que conforme à sa notion du respect de la terre sur laquelle vivent les êtres animés, et que la désagrégation corruptrice infeste souvent dommageablement. De plus, elle inférait qu'en exemptant l'exigu cimetière du village de quelque monument immortalisant son père, elle écartait cérémonies, assemblées, commémorations, certes, toutes respectables, mais à son sens plus ou moins idolâtriques, et donc, pour elles, philosophiquement inadmissibles.

À ce lever de soleil, cinq journées seulement séparaient la veuve et l'orpheline du surgissement d'événements et de sensations plus ou moins douloureuses. Et ce matin même, elles rétablissaient la connexion avec la nature environnante et un retour au calme permettant à Panchika de se remémorer les paroles de son père l'incitant à cultiver ses penchants à l'écriture de préférence à ceux la portant à philosopher. Et elle prit la résolution de résister à toute tentation, ou invitation venue d'autrui, de gloser en cette matière. Quant à l'écriture elle attendrait de connaître l'effet produit sur les gens des "Nouvelles de Paris", par la lecture des contes que leur avait expédiés Léonard. Et tentant d'imaginer ce que pouvaient représenter pour des journalistes parisiens, les narrations d'une paysanne penchée sur la vie quotidienne de ses ancêtres, Panchika sentit se dissiper ses élucubrations lorsque lui parvint, résonnant comme dans une cathédrale, "la Citation de l'écrivain-philosophe Léonard Darius", émanant d'un haut-parleur du volumineux poste radiophonique à accumulateur que son père avait acquis quelques mois auparavant. Désireuse d'apprendre ce qui avait pu se dérouler dans le monde depuis leur absorption par une tornade d'avanies, Franchita manipulant l'énorme condensateur déclenchait la garrulité d'un journaliste politique traitant des débats parlementaires à la chambre des députés. Hermétique à ces activités, elle se transportait sur un autre réseau rappelant brutalement aux recluses volontaires qu'elles n'étaient pas encore quittes de relations avec la déesse aux cent bouches... Une voix de femme lisant la revue de presse matinale de la station, citait : " Les "Nouvelles de Paris" à propos "de l'écrivain-philosophe Léonard Darius, dont certaines indiscrétions circulant dans le "monde de la presse, autorisaient à supposer, qu'à l'instar de son épouse et "collaboratrice, la traductrice danoise Skania Hottenborg, le philosophe disparaissait "victime d'une fatalité dramatiquement et inexplicablement répétitive". La lectrice du bulletin concluait en soulignant que le mieux informé jusqu'à ce jour des contingences du décès de l'écrivain, les "Nouvelles de Paris", publiait en exclusivité le testament philosophique de leur ex-collaborateur.

Les femmes échangèrent dans un va et vient de regards soupçonneux et exprimant la désolation, leur mutuelle et trouble prémonition d'imminentes et toujours plus inopportunes perturbations. Et toujours par implicite décision, réduisirent au silence le moulin à paroles. L'évidence de sa négligence ramenant Panchika au sens des choses, autant pour elle-même que pour sa mère :

- Depuis que cette maison est vide, je n'ai pas rompu une enveloppe, ni une bande d'imprimé.

Elle s'élança vers le bureau dans une précipitation qui la faisant donner du pied contre le nez de la dernière marche, l'allongea accessoirement sur le palier dans une clameur douloureuse. Relevée dans la hargne, les paupières humides, poursuivant sa course vers la vaste table de travail, elle fondit sur l'amoncellement de plis de toutes formes, de toutes dimensions et de toutes couleurs, accumulé depuis la mort de Léonard, et se saisit de tous les exemplaires des "Nouvelles de Paris" découverts. Aucun de ces derniers ne portait mention de l'événement. Penchée sur un calendrier afin de se remémorer le quantième du mois, elle saisit que les deux derniers numéros du quotidien n'étaient pas encore parvenus. Et elle téléphona au receveur. Particulièrement chargé pour l'Irrintzina, ce matin, Idusquerrenea y toucherait d'ici une heure. Comme Panchika allait reposer, le récepteur Oyérégui lança un haletant allo !...

- Panchika, ma petite fille, je dois vous dire qu'il se passe de curieuses choses dans le bourg, en ce moment. Notre ami Guéro n'a jamais vu, même au mois d'août, autant de touristes. Les six chambres sont occupées. Il envoie des clients jusqu'à Espelette, Ainhoa, Lixassou, Bidaray. Ils vont, viennent, manifestent beaucoup de curiosité et interrogent instamment les commerçants. Même dans le bureau de poste, j'ai dû en repousser jusqu'à la porte, manu-militari. Ni Guéro ni moi n'avouons connaître votre domicile. Nous répondons : c'est là-bas, dans la montagne, et les chemins pour y aller ne sont pas carrossables... Ils ne sont pas dupes et dans vingt quatre heures, ils camperont devant chez vous. S'ils ne forcent pas la porte. Dommage que vous n'ayez plus Ukiok....

Le receveur observa un silence.

- Pardonnez-moi, Panchika. Je suis tout à l'agitation qui nous arrive. Mais sincèrement, vous devriez reprendre un chien qui tienne assez à sa maison pour en interdire l'accès au premier venu. Vous en aurez besoin.

- Nous n'avons pas besoin de gendarme, ici, Oyérégui. Il n'y a rien à voler. Quant à Ukiok, il n'avait de sens de la propriété qu'à propos de mon père...

Le receveur proposa alors à Panchika, et afin qu'elle et sa mère fuient la vague prévisible d'importuns qui trouveraient incessamment le chemin de l'Irrintzina, d'aller quelques jours se réfugier dans la petite ferme que Madame Oyérégui possédait aux environs de Dancharinés, et présentement inoccupée.

- Vous n'y pensez pas ? Vous connaissez comme moi le volume du courrier que vous m'envoyez ! Alors, qui le lira ? Qui y répondra ?

Le receveur soupira, se déclara prêt à tous les services dont les femmes voudraient le charger, et résuma ses prévisions :

- Vous n'êtes pas à la veille de retrouver le sommeil de Sainte Engrâce, Panchika. On va vous traquer, vous faire dire plus que vous ne le voudrez. Et bien entendu, déformer vos paroles. Votre père était devenu invincible, là-dedans, avec le temps. Mais vous, débutante, vous risquez gros...

Seule à son bureau et attendant l'arrivée d'Idusquerrenea, Panchika en fut émue. Elle descendit afin de prendre la masse de papier des mains du facteur. Mais il était passé durant la conversation, et l'un des deux sacs de toile par lesquels se transmettaient les courriers montant et descendant, déposés à l'extrémité de la grande table de ferme, se profilait telle une gigantesque poire.

Les deux derniers numéros des "Nouvelles de Paris" entre les mains, Panchika Darius les dépliait d'une secousse. Et l'un des numéros du quotidien parisien apparut telle une affiche. Un immense cadre noir imité du style des faire-part de deuil, courait parallèlement aux quatre bords de la page une, et enveloppait un titre en caractères exceptionnellement gras.



Exclusif !

LE TESTAMENT PHILOSOPHIQUE de Léonard DARIUS


Notre regretté collaborateur et ami, l'écrivain Léonard Darius, dont l'œuvre philosophique est depuis quelque temps l'objet des analyses des meilleurs éxégètes internationaux, en la matière, vient de rencontrer la mort dans des conditions qui prêteront à controverses. A-t-il, à l'instar de son épouse et collaboratrice, été la victime expiatoire, accidentelle, fataliste, ou... "définitiviste", d'une montagne qu'il connaissait aussi parfaitement qu'un enfant de son pays adoptif ! A-t-il voulu rejoindre celle dont le savoir-faire et la compétence techniques, consacrés à la mise en valeur de l'œuvre magistrale, sont considérés comme déterminants, dans une ascension singulièrement exceptionnelle, au cours du demi-siècle écoulé ? Il ne nous appartient pas d'en débattre. Encore moins d'émettre une hypothèse. D'autres auront à le faire. N'empiétons pas sur leurs travaux. Notre tâche, aux "Nouvelles" est déja tracée : Assurer la perdurance d'une œuvre, ainsi que le développement de celle-ci, par notre contribution à une meilleure connaissance de sa substance, par le grand public. Et lorsque nous parlons du développement de ladite œuvre, nous savons avancer sur du roc : Léonard Darius aura un successeur : Mademoiselle Panchika Léonard-Darius, fille du Maître, et sa continuatrice, déjà initiée aux arcanes de la pensée philosophique et doctrinale de son père. En même temps qu'insoupçonné écrivain, dont les "Nouvelles" publieront incessamment les premiers et prometteurs travaux. En ce qui concerne le dernier texte composé par Léonard Darius, et publié ici intégralement, nous rappellerons qu'un tesstament ne devant porter aucune modification issue d'une autre main que celle de son auteur, nous ne nous sommes permis aucune rectification... alors que nous supposons aisément que cette lecture offensera, blessera, agacera, ou scandalisera, certains de nos lecteurs. Cette publication n'implique pas notre adhésion aux opinions exprimées. Elle n'est qu'une manifestation de fidélité à celui qui a durant quelque temps, assuré l'audience littéraire des "Nouvelles", à leur fondation. Mais nous sommes persuadés que si le caractère pyrotique de ce message d'outre-tombe venait à en indisposer quelques-uns, ces derniers trouveront un commencement d'élucidation dans ce que les jours à venir nous apprendront des conditions d'un trépas qui ne peut être indigne d'une exceptionnelle personnalité qui perpétuera dans sa descendance, et que, déjà, nous accueillons dans l'équipe des "Nouvelles", avec la déférence, l'amitié, et la confraternité qu'y avait conquises son père, avant que d'entrer dans l'immortalité (n.d.l.r.)

Puis suivait le texte que Léonard Darius avait rédigé et posté à Berissparen la veille de sa disparition, à destination des "Nouvelles de Paris", en l'accompagnant de trois contes écrits par Panchika :


SAUVER L'HUMANITÉ ?
Pourquoi faire ?
par Léonard Darius.


46


"Il n'existe pas de grand homme ; mais des schizophrènes projetant leurs phantasmes sur l'un d'entre eux. Il n'existe pas de saint ; mais des apparitions exceptionnelles d'êtres désintéressés et moins affligés de besoins que la plupart d'entre nous. Il n'existe pas de thaumaturge, mais seulement des illusionnistes. Il n'existe pas de faits surnaturels, mais des phénomènes physiques, chimiques, élémentiels, astronomiques, encore inexplorés. Il n'existe pas de dignité humaine, mais un orgueil viscéral suggérant au descendant de protozoaire flagellé qu'est chacun d'entre nous, qu'il est un occupant universellement unique, privilégié et biologiquement supérieur, de la planète qu'il foule, et convaincu que tout ce qui l'entoure -minéral, végétal, animal, et accessoirement certains représentants de sa propre espèce- est dévolu à sa souveraineté. Et que sa condescendance, son mépris, sa désinvolture à l'égard de ce qui ne revêt pas sa morphologie, ou ne s'exprime pas avec ses moyens oraux, constituent sa dignité. Il peut donc déplacer, déporter, détruire, torturer, ce qu'il estime avoir été mis à sa disposition. Et c'est dans la démonstration de la preuve qu'il veut s'administrer à lui-même, que l'homme se ruine moralement. Mais encore matériellement, en concourant à la destruction de ce qu'il devrait transmettre à ses descendants.

"Il n'existe pas d'espèce humaine, dont, en prélevant quelques échantillons parmi les têtes les plus sensées, les plus sagaces, les plus lourdes de science, les plus prudentes, vous puissiez infailliblement attendre d'exemples édifiants. Car rassemblés en familles, en églises, en partis, en phalanstères ou en bandes armées, l'homo sapiens devient l'homo homini lupus. Et afin de n'apparaître tel, il se travestit de loques lui prêtant la dignité dont il est démuni.

"Évoquée, invoquée, décrite, appelée en renfort, en caution, en faux témoignage, la dignité n'est qu'une entité exploitée, violée, prostituée, flouée, resurgissant selon les opportunités. Que la religion, la science, la morale, la philosophie, la politique, protestassent de leur asservissement à cette notion, n'est qu'une clause de style. Car, au sein de la religion, de la morale, de la science, de la philosophie et de la politique, il est des notables qui ont troqué leur dignité contre la notabilité. En tous temps, tous lieux, toutes occurrences.

"Si l'homme possédait de la dignité une conception tangible, il n'agirait pas en démontrant que l'âme de sa machinerie psychique est l'orgueil. Qu'il légifère, se batte, moralise, endoctrine, enseigne, parle, écrive, il projette sa nature incorporelle vers ceux qu'il entend captiver.

"Depuis l'apparition du raisonnement chez l'homo erectus, que peut inscrire ce dernier au bénéfice de sa dignité humaine ? Guerres, saccages, assassinats politiques, oppression, coercition, vandalisme, dénis de justice, sévices de toute nature, prévarication éventuelle chez l'adversaire, trahison, félonie, forfaiture, arbitraire, dans le plus bénin des cas : abus de pouvoir. De ce pouvoir qui rend fou. Assimiler à un effet du progrès humain, l'instauration de systèmes démocratiques n'est que billevesées ou illusions d'optique, si, à l'intérieur de ces apparences libérales, le fait du prince, la raison d'état, le népotisme, sévissent honteusement et discrètement. Dénoncer vertueusement le scandale que constitue l'existence, à ses frontières d'un régime dictatorial, ne permet pas d'oublier qu'un tel régime résiste, sévit, gouverne, parce que sa police, son appareil politique, et ses fonctionnaires, accomplissent des tâches pour lesquelles ils sont rémunérés. Et que nous sachions, les pénuries de ce type de personnels n'ont jamais été la cause de l'écroulement d'un régime. Pas davantage que l'église n'a manqué d'éxécutants inquisitoriaux sous Innocent III ou Grégoire X, à l'intérieur de la maison des humbles et des déshérités. Et lorsque j'entends un être humain déplorer la brièveté de la vie, je me félicite de cette disposition sans laquelle certains de nos génies politiques eussent déja désertifié la planète. Parmi ces stratèges promettant toujours davantage, pour plus tard, combien, convaincus de leurs erreurs ou de leurs carences ont-ils abandonné le poste suprême après aveu de leur incompétence ? Qui, dans l'univers, est prêt à demander pardon à son prochain, des torts qu'il lui a causés ? Et à l'en dédommager sans y être contraint ? Qui, parmi ceux qui me lisent à l'instant, a jamais reconnu, motu proprio, sa responsabilité, sa mauvaise foi, ses errements, son ignorance, en des affaires dommageables pour d'autres que pour lui-même ? Le roseau pensant n'est pénétré de sa dignité que lorsqu'il se sait épié, ou tire avantage d'exciper de cette dignité. Mais supprimer les interdictions, Ies lois, et leurs conséquences répressives, c'est informer une armée en campagne que viols et rapines suivront l'investissement de la place. Et la plus idéaliste des révolutions ne peut se priver de la loi martiale afin de n'être pas déconsidérée par les brigandages.

"Vingt cinq siècles de moralisme philosophique, de diémurgie, de promesses d'accès au royaume des cieux, et de foi en la suprématie agissante de la raison pure, n'ont pas convaincu l'homme de sa transcendance, et de la nécessité du respect physique inhérent, entraînant l'intégration de cette nécessaire notion au mécanisme métaphysique d'un esprit apte à gérer l'incommensurable abondance à lui dévolue. À la condition qu'aucune pléthore démographique n'en bouleversât l'équilibre. Paradoxe ou dérision, il semble que seules, les espèces animales fussent parvenues à ce à quoi l'homme répugne, au prétexte d'une supériorité justifiant l'infinie multiplication de son espèce.

"L'outrecuidante et viscérale superbe de l'homme à l'égard de ce qui ne le conforte pas dans ses certitudes de précellence, me conduit aujourd'hui à anticiper sur le retour au néant, cette faculté unique dont dispose l'homme, et à laquelle je me résouds en formulant un souhait : Que cette planète qui portait, à destination d'un occupant erronément prévu raisonnable, tout ce qui pouvait satisfaire et embellir ses jours, soit pulvérisée par un apocalyptique séïsme qui distribuera ses cendres à travers l'univers sidéral, afin que resurgisse, dans un ou dix milliards d'années, la mise sur orbite d'un satellite neuf, et riche comme l'était celui-ci, mais porteur d'une espèce capable d'atteindre à cet eudémonisme épicurien auquel était destinée notre race perverse.


Le menton sur ses poings, Panchika énumérait par devers elle et par anticipation, les avanies résultant d'un tel factum. Sa surprise première tenait en ce que le coriace directeur des "Nouvelles", après avoir appliqué le franc-jeu en publiant le texte de son collaborateur, envisageât de publier des textes de la fille, inconnue autant que peut l'être le premier quidam circulant dans la rue. Sans doute la nature des compositions différait-elle. Mais l'ire que déclencherait chez nombre de lecteurs l'ultime et insultante mercuriale de feu le philosophe, ne disposerait nullement les représentants de la "race perverse", à un favorable préjugé à l'égard de la descendante de l'imprécateur. Et Panchika s'attendit à voir s'amplifier le volume du courrier parvenant à l'Irrintzina, simultanément à l'intensité et à la fréquence des acerbités bilieuses Depuis le rez-de-chaussée, Franchita s'inquiétait : Avait-elle trouvé l'article ? Celui-ci était-il provocateur, injurieux, méprisant, diffamatoire ? Attaquait-il des hommes, des principes, des institutions ? Les fâcherait-il avec des gens de Paris, qui, déjà, par messages ou téléphone, exprimaient leur compassion ? Et Panchika résolut de faire lire à sa mère, le "testament philosophique" de Léonard. Et d'en attendre les conséquences en l'esprit d'une femme qui bien que dépassée par la dimension intellectuelle de l'homme qui avait gâté sa vie, lui gardait visiblement son amour, son respect, et jusqu'à l'admiration, pour la part étrangère à son entendement, mais qui décélerait avec une inerrante prescience la faiblesse d'une décision, ou d'une prétention, irraisonnée.

Tandis que le journal déplié devant elle sur la grande table de la salle basse, Franchita lisait avec un imperceptible frémissement de ses lèvres joliment dessinées et fermes comme du temps de sa jeunesse, Panchika la surveillait, épiant du regard et de l'ouïe, l'interjection horrifiée ou contemptrice, qui diagnostiquerait ce qu'il conviendrait d'attendre, en choc en retour, de cette excommunication ex cathedra prononcée par le pape temporaire, d'une théodicée qui ne l'était pas moins. Ayant terminé sa lecture, Franchita éleva le visage, et regarda droit devant elle, au-delà des murs de la pièce, et monologua.

- S'il avait raisonné comme cela avant de mourir, il n'aurait plus eu de raison de disparaître. Pourquoi a-t-il rencontré la vérité à l'instant de sa mort ? S'il m'avait dit sa déception, je l'aurais écouté, compris. Et je crois que j'aurais pu le convaincre qu'entre nous deux, ici, il aurait connu ce qu'il appelle la dignité humaine...

Panchika fut parcourue d'un frisson qui la contraignit à monter à l'étage se munir d'un vêtement de laine. Mais elle s'y rendit également pour se remettre du trouble que lui causaient les paroles d'un être simple sachant résumer en mots également simples, les conclusions résultant de la lecture d'une épître, verveuse sans doute, mais plus chargée de désespérances que de certitudes. Panchika fut sur le point d'objecter à sa mère que si celle-ci avait parlé en temps utile à Léonard, le cours des choses en eût été modifié. Mais on ne pouvait plus rien contre ce qui était accompli. Et lui faire reproche de son silence risquait d'introduire un remords faisant de Franchita une coupable battant sa coulpe jusques à la fin de ses jours.

- Tu ne crois pas, maman, que quantité de gens vont se fâcher d'être considérés comme appartenant à une race perverse ?

- Mais c'est la vérité ! Nous sommes tous de cette race. Et que ton père le claironne n'est qu'un acte de justice et de vérité. Mais comme l'on ne sait entendre que les compliments, cette volée de bois vert peut apparaître comme une nouveauté enthousiasmante. Suis bien ton courrier, ces jours prochains. Tu seras peut-être surprise d'y trouver autre chose que ce que tu redoutes...

Ne voilà-t-il pas que Franchita s'intéressait aux textes quotidiennement véhiculés par Idusquerrenea ? Qu'elle se préparait à porter des appréciations sur les... appréciations des lecteurs de Léonard ? Qu'elle allait suivre les fluctuations des sentiments et des opinions d'individus qui sous le prétexte qu'ils estimaient convenables les propositions de quelqu'un pensant en lieu et place, se rebelleraient peut-être contre l'autorité exercée par leur enseignant ! Si la pesanteur des événements récents n'eût imprégné ces heures et habité cette demeure, Panchika se fût précipitée vers sa mère et l'eût véhémentement congratulée. Mais elle ne pourrait même pas s'adonner à la mélancolique satisfaction d'élucubrer sur ce qu'eût été l'existence à l'Irrintzina, entre sa mère et un père jailli de l'infini, parce que l'intrusion, par le canal téléphonique, et sans dérobade possible, de solliciteurs d'interviouves, d'entretiens divers, d'éclaircissements superflus, de reportages et d'une manière générale, d'amateurs de rébus insinuants et pervers, accaparait son temps, sa personne, ses pensées. Et Franchita qui jusqu'à ces événements se tenait prudemment et dédaigneusement éloignée des contacts douteux, proposait à sa fille de lui laisser recevoir ceux des visiteurs qu'elle désirait décourager.

Les représentants de différents et importants quotidiens depuis déjà plusieurs journées présents dans les environs ne pouvaient être refoulés sans formes. D'autres, dont l'effronterie intentionnellement intimidante, appelaient une leçon ou une fin de non-recevoir, se présenteraient fortuitement devant l'Irrintzina, dont ils tenteraient de forcer l'entrée à l'aide de palabres ou d'allégations abusivement inquiétantes. Entre le douzième et treizième appel de la journée -elle n'eût pu le préciser- Panchika hésitait entre la tenue improvisée d'une conférence de presse dans la salle basse, ou un communiqué remis à Urtuz, qui par voie administrative et par tambourineur, ferait savoir que Mademoiselle Darius avait dû être transportée en clinique. Alors que nuitamment les deux femmes auraient gagné la modeste ferme dancharinéenne proposée à leur réclusion momentanée par le receveur. Le receveur, qui en cet instant même, et après d'insistantes réitérations, obtenait Panchika à l'écouteur du téléphone.

- C'est Oyérégui, ici, petite. Quelle semaine vous vous préparez ! Mais si vous devez vous éclipser, c'est l'extrême limite. Ily a bien vingt à trente bonshommes dans le bourg, qui se proposent d'aller vous voir. Aucun n'a encore osé. Mais s'il s'en risque un seul, ce sera une chenille vers l'Atchuria. J'attends vos instructions. Ça presse. Ce sera ce soir ou plus jamais. Je vous propose de ne porter qu'une valise à main, à la nuit tombée, le long de la Vorane. Je vous attendrai au pont de bois, avec Idusse. Il portera vos bagages et nous descendrons par le nord du village. Mon auto sera garée le long du jardin public. Mais pour prendre mes dispositions, il me faut votre réponse sur le champ...

À cet instant la voix de Franchita s'éleva dans l'escalier, pressant sa fille de venir la tirer d'une situation exigeant la présence des deux femmes. Ayant jeté trois mots au receveur -je vous rappellerai- Panchika, soudainement ulcérée qu'un étranger fût déjà dans la maison, parut au sommet des degrés luisants. Grand, mince, paré d'une élégance sévère et sûre, un appendice eyranien chaussant des lunettes professorales, gants, canne et feutre à la main, l'intrus se présentait :

- Albert Korbin, secrétaire personnel et envoyé particulier de monsieur Croc, président-directeur-général des "Nouvelles de Paris"...

Franchita disparut tandis que Panchika enserrait la ronde rampe de bois dur d'une poigne soudain hésitante et moite, et cherchait de la pointe du pied la première des marches qu'elle se préparait à descendre. Inlassablement vigilante, zélée, méfiante, avisée, Franchita revint au bas de l'escalier, et informait cérémonieusement le visiteur, que :

- S'il voulait bien attendre, là-haut, quelques instants, dans le bureau, elle y déposerait bientôt quelque pâtisserie et du thé...

Panchika comprit qu'il convenait en effet de recevoir Korbin dans le bureau et non dans une pièce à tous usages. Et elle invita le visiteur à pénétrer dans la chambre-bureau.

Manifestant immédiatement une cordiale curiosité pour le lieu où l'on l'accueillait, l'éminence grise de M.Croc se repaissait du décor, des livres, de la perspective visible par-delà les fenêtres. Puis, de feintes et réitérées distractions dispersant l'attention de son interlocutrice, il se livra à une inspection physique et psychologique en chambellan camerlingue investi de pouvoirs discrétionnaires. L'expérience, le tact, la pénétration issus de quarante années de pratiques journalistiques, et incidemment politiques, eurent en peu de temps raison de la défensive méfiance de Panchika, flattée par la considération que cet homme manifestait pour Léonard Darius, avec lequel il avait travaillé quelques mois, et dont il "admirait l'œuvre monumentale" jusqu'à la "sorte d'autodestruction que constituait le testament" fièrement publié par les "Nouvelles" sans "souci de retour de bâton ?" Et comme Panchika exprimait ses craintes quant aux inconvénients de cette impromptue décision de chanter pouilles post-mortem à une humanité déja censurée par cent philosophes et mille prophètes avalés par les siècles, Albert Korbin officia comme il en avait reçu mission.

- Mademoiselle Darius, l'homme est ainsi fait que selon la formule ? "Oignez vilain, il vous poindra ; poignez vilain, il vous oindra", s'entendre jeter à pelletées des vérités aux oreilles fait trépigner le molesté, et louer le molesteur. Votre père n'en était malheureusement plus à rechercher les effets. Mais il les a obtenus dans des conditions qui me contraignent à débattre de prosaïques sujets.

Bien que sous le charme d'une voix barytonnant dans le masque, Panchika sentit s'éveiller une inquiétude. Qu'entendait, par "prosaïques sujets", cet affriandeur prévaricateur ?

- L'impact, même pour nous, imprévisible du "testament" de Monsieur Darius, nous incite à envisager de publier, sous votre signature...

Panchika lui coupa la parole :

- Pardon. Un instant. Vous parlez de testament. Sincèrement, mon père a-t-il, dans la correspondance accompagnant ce texte, utilisé ce terme ?

Korbin eût souhaité que Panchika en dît davantage. Afin qu'il pût brouiller le sens de la conversation. Mais la jeune fille, chez laquelle s'effectuait une réaction colérique, entendait que son interlocuteur répondît à sa question sans circonlocution.

- Expressément, non. Mais implicitement, par les termes de sa lettre à Monsieur Croc, nous nous sentons en mesure de...

- Monsieur, puisque vous me confirmez que le mot testament ne figurait pas dans les commentaires écrits de mon père, j'en déduis que vous avez estimé journalistiquement convenable d'utiliser ce terme. Un testament servant à souligner des volontés, je constate que le texte de mon père n'exprime aucune volonté. Sinon le souhait, conjectural, et même aléatoire, que l'humanité assiste à sa fin par consumation volcanique. Je ne vois là aucune relation avec des intentions testamentaires. Donc, imaginer que sous ma signature, vous projetiez...

L'expert soudainement contré sur son terrain, dévoila ses batteries... Il reprit la direction de l'entretien, décontenançant l'adversaire par une charge, toutes réserves confondues, prouvant à Mademoiselle Darius que la considération que les "Nouvelles de Paris" attachaient à son nom, et à ce que ce dernier figurât périodiquement dans les feuilles littéraires du quotidien, n'étaient pas un appât, mais une consistante matérialité capable de résister à la critique, à la diffamation, et même à qui entendrait devancer le représentant des "Nouvelles", dans la révélation d'un affleurant talent dans sa primeur. Et Albert Korbin déposa devant Franchita, qui perçut un décrochement dans le dédoublement systolique de son deuxième bruit, un chèque prérédigé à son nom, de dix mille francs.

- Ce sont les honoraires des trois premières nouvelles que nous a adressées votre père. Bien entendu, nous en espérons d'autres, sur lesquelles je suis autorisé à vous remettre un à-valoir, en plus de ce chèque, et à condition que vous me fassiez connaître, même imprécisément, le nombre de contes que vous estimez pouvoir nous faire tenir, d'ici la fin de l'année.

Et Albert Korbin serrant le carnet de chèques dans la serviette d'où il l'avait tiré, extirpa d'une poche intérieure de sa veste de complet, un second carnet de chèques, de format plus réduit que le précédent, au papier plus sombre, à l'impression plus discrète.

- C'est là un compte spécial sur une banque anglaise, dans laquelle nous sommes titulaires de crédits concernant une entreprise d'éditions fonctionnant en Grande-Bretagne, et qui publiera en langue anglaise, sous le contrat que nous vous établirons incessamment, les commentaires que je vous achète sur le champ et avant la première ligne lue, que vous rédigerez sur l'œuvre de votre père.

Albert Korbin signa un troisième chèque qu'il laissa sans date ni indication de valeur, et qu'il poussa vers Panchika.

- Vous voudrez bien nous préciser, dans les huit jours, pour la bonne règle et la tenue des comptes, le chiffre que vous y aurez porté et que nous laissons à votre entière discrétion.

En limitant le montant global de ce troisième chèque au montant des deux premiers, Panchika accumulait en quelques minutes, une somme d'argent jamais venue à la disposition de son père durant les dix premières années de sa vie d'écrivain. Mais elle ne voulut se laisser impressionner ni par les chiffres ni par 1a moralité à tirer des faits présents, et se saisissant des trois chèques les disposa l'un sur l'autre sur son sous-main... Croisant les doigts et se penchant comme le ferait une élève rétive sur un devoir abhorré et assommant, elle projeta dans les lunettes de son vis à vis une œillade complice, avant que de se saisir des deux premiers chèques, et d'en découper aux ciseaux les paraphes qu'elle rendit à Korbin avec la placidité d'une irresponsable.

- Je conserve ces deux documents pour être certaine, demain matin, à mon réveil, et en les examinant, que je n'ai pas rêvé. Je vous rends le troisième afin que vous le remplissiez avec le chiffre global, que je fixe à cinquante mille francs, pour mes trois premiers contes, et un nombre encore imprécisable, de futures nouvelles. À l'exclusion, je le spécifie, de tout texte philosophique. Il vous est encore loisible de reprendre votre parole. Et votre chèque. Je ne m'en formaliserais aucunement, Et n'en nourrirait nul grief. Tenez-moi informée de l'accueil réservé par vos lecteurs à mes contes. Leurs observations seront précieuses pour mes futurs essais.

Elle se leva, et dans sa vêture d'écolière têtue, laborieuse, presque renfrognée, et désireuse de quitter la classe afin de s'adonner au jeu de marelle, signifia que l'entretien prenait fin. Korbin reprit sans hâte ses paraphes, libella le troisième chèque sur la banque anglaise en y portant le chiffre énoncé par Panchika, prit le temps et la précaution d'en remplir le talon, et ayant serré le tout, anima son imposante corpulence. Il souriait sans paraître grincer des dents, exposant que ce n'était là qu'un premier traité dont il enverrait le formulaire à Panchika incontinent, et qui en précédait d'autres. Il repartait avec beaucoup plus de certitude qu'il n'en possédait en arrivant, sur l'avenir de leurs relations.

Panchika s'inquiéta de connaître par quel moyen Albert Korbin était parvenu jusqu'à l'Irrintzina. Désirait-il qu'elle demandât un taxi ? Du tout. Ayant gravi à pied le chemin de l'Atchuria, il le descendrait semblablement. Exercice salutaire. Il possédait du souffle et de la pratique. Chaque matin, à Paris, il accomplissait au pas de course, entre sept et dix kilomètres. Franchissant le portail le livrant au sentier forestier, Korbin vit venir vers lui deux hommes ayant, depuis Paris, voyagé dans le même wagon que le sien. Affichant une profonde satisfaction, et saluant les piétons d'une ample courbe de son feutre, il leur destina ces paroles :

- Je vous préviens c'est très, très, cher. Mais j'ai signé. Et payé...

Dans son bureau, en hâte, Panchika téléphonait à Paris, chez Cauche et Noredet. Et leur narrait l'entrevue. Et Noredet apprit à Mademoiselle Darius, que tout était à "retraiter" avec les "Nouvelles de Paris", parce que, dans son agitation ultime, Léonard songeait que si elle s'adonnait au vice de l'écriture, Panchika devrait être conseillée,et protégée. Et à cet effet, l'écrivain faisait tenir à ses éditeurs des volontés testamentaires spécifiant que les deux associés étaient par lui désignés pour lire, étudier, et modifier éventuellement les contrats pouvant être proposés à la débutante. Et elle affirma à Noredet, que par là, elle était contrainte de rendre à Korbin le chèque qu'elle détenait. Mais l'éditeur ne s'alarmait pas. Les "Nouvelles" étaient riches. Elles attendraient seulement que l'auteur leur en donnât pour une partie de leur débours. Correctement, mais point trop. Afin que lui fût conservée la considération dont le visiteur avait amplement témoigné. Et longtemps après le départ de la séduisante éminence grise du p.d.g. des "Nouvelles", Panchika ne s'expliquait pas comment elle s'était sans vergogne emparée de cinquante mille francs... Mais du pied de l'escalier, Franchita annonçait de nouveaux visteurs. Dissimulée par les doubles-rideaux de la fenêtre principale du bureau, Panchika les examina, hocha le chef, et rejoignit sa mère au rez-de-chaussée.

- Maman. Condamnerais-tu quelqu'un qui spéculerait à la fois sur la mort de Skania, celle de mon père, et sur l'étrangeté de ma condition à tes côtés ?

- Veux-tu dire que ce serait une action malhonnête ?... Presque crapuleuse, pour moi...

- Sans aller jusqu'à ce mot, nous pouvons en parler. J'ai besoin de ton aide.

Ignorante encore de la nature de la collaboration sollicitée par Panchika, Franchita, soupçonneuse, mais solidaire de sa fille, ôtait son tablier.

- Tu vas me demander de recevoir le prochain visiteur. Mais comment imagine-tu que je puisse discuter avec lui ?

Panchika apaisa cette inquiétude en exposant à sa mère qu'il suffirait de demander à son interlocuteur quelle était la raison de sa visite. Selon toute vraisemblance, on lui répondrait désirer obtenir de mademoiselle Darius, une interviouve relative au décès de Darius. A ce moment Franchita devrait obtenir de son interlocuteur de quel montant le journal que représentait le correspondant était disposé à honorer les trente minutes d'entretien que mademoiselle Darius accorderait au journaliste. Il fallut que Panchika expliquât à sa mère que l'accroissement du tirage résultant de la publication de l'interviouve, justifiait que l'on sollicitât un dédommagement. Il était probable que déconfit, le reporter se dégagerait en alléguant la nécessité de consulter sa direction avant toute décision. Jusqu'à nouvel ordre, tout nouveau solliciteur serait traité de la sorte. Ayant décidé de négocier avec quiconque, ce qu'en faisait Panchika n'était destiné qu'à connaître le chiffre le plus élevé auquel pouvait atteindre la réputation de son père.

Le "qu'en dira-t-on" circulant parmi les journalistes présents à Berissparen dès le lendemain de la première tentative d'approche, la famille de l'écrivain disparu clairsema les candidats. Mais ne les éloigna ni ne les découragea point. Cinq d'entre eux, réfractaires aux insinuations des confrères, et décidés à obtenir ce qu'ils désiraient si le prix n'en dépassait pas les moyens de leur direction, se présentèrent à l'Irrintzina. Par téléphone, une dizaine d'autres appelant de différents points du territoire avant de s'aventurer, reçurent la même formulation. Ils se signaleraient de nouveau après consultation de leur hiérarchie. A la même importunité, Panchika opposait la même contrepartie. Ces négociations sans aboutissement permirent à Panchika d'œuvrer à la liquidation d'un courrier, qui, comme elle le prévoyait, croissait en poids, en nombre, en doléances, et en fulminations nourries des matières explosives transportées par le "testament philosophique". Mais parmi ces enveloppes, une longue, émanant de la firme Cauche et Noredet, apportait un chèque inattendu représentant les droits de traduction nouvellement acquis par trois nations étrangères pour l'ensemble de l'œuvre -romans et philosophie- de Darius. Ajoutée à la réserve, cette fortune agita Franchita - Que va-t-on faire de tout cela ?

- De tout cela et du reste, maman. Car il en arrivera d'autres. Ne serait-ce que ce que les fouilleurs de journalistes qui hantent le pays m'apporteront pour m'entendre parler de toi et de papa...

Franchita bondit :

- Vas-tu raconter notre vie au monde entier ?

- Eh ! oui, maman. Puisque le monde entier est friand de ce qui nous concerne. Comme si tous les enfants ne se concevaient pas par les mêmes procédés.

- Tu ne parles pas sérieusement ?? C'est une horreur.

- Non. Ceux qui liront notre histoire l'oublieront aussitôt. Mais l'argent nous restera.

- Tu n'en as pas suffisamment ? Que feras-tu de cette montagne d'or ?

- C'est mon affaire. J'ai besoin de beaucoup, beaucoup d'or... Je t'expliquerai. Veux-tu m'accompagner demain à Bayonne ?

- Qu'as-tu à y faire ?

- Je te le dirai dans le taxi qui nous transportera.

Déposées à Bayonne en cours de matinée, par un taxi de Berissparen que pratiquait un débitant du village, les deux femmes effectuèrent dans un grand magasin, des achats ultérieurement livrés jusqu'à l'Irrintzina. Puis à pied se dirigeant vers le quartier dit du petit-Bayonne, où, entre l'Adour et la Nive, Panchika s'immobilisa devant un hôtel particulier, qui, au onze ter de la rue des Tonneliers, évoquait, en admettant qu'elle n'en fût point une, une demeure de corsaire du grand siècle, qui, comme à Dunkerque, Dieppe, Saint Malo ou la Rochelle, enrichissaient leur roi, leur ville, et bien entendu eux-mêmes, par de hardies, dangereuses, mais profuses et fructueuses rapines. Vissée dans le mur gris et épais comme celui d'une poterne, une plaque de dimensions modestes, et de couleur noire, portait - gravés en creux doré, les mots : École Supérieure Privée Pedro de Axular (1643). Le poète basque de Axular était censé avoir habité cette maison du dix septième siècle et depuis la mort de son constructeur, vouée à la pédagogie, et dont, en ces jours, la réputation s'étendait jusqu'en Espagne dont provenaient certains de ses élèves, venus y préparer des examens français.

Panchika et sa mère furent reçus par un homme de taille exceptionnellement médiocre, mais dont la barbe noire rejoignait une chevelure généreuse sous laquelle, telles des pierres sombrement miroitantes, luisaient des yeux irradiant intelligence, bienveillance et sensibilité, avec une telle force, que l'on entrait en état d'infériorité devant cet être qu'il fallait regarder tête baissée. Et l'on se fût sans préambule confié à cette émanation prophétique, si, baignant dans une sombre déréliction, on l'avait rencontré sur son chemin.

Face à l'homme qui depuis son fauteuil cependant réhaussé, devait lever le visage pour s'entretenir avec ses interlocutrices, Panchika lui présenta sa mère, que l'homme salua avec un discret mais évident respect.

- Quelle vie que la vôtre, madame. Mais quelle revanche en votre fille...

La surprise benoîte de Franchita, fit sourire à la fois l'homme et la jeune fille.

- Je ne t'en avais pas parlé, maman. Mais monsieur Issamburu, qui est à la fois directeur de ce collège, et accessoirement professeur de philosophie, et qui m'a enseignée les années passées, a suivi papa par ses travaux, et notre existence, par mon intermédiaire.

Mais Panchika, désireuse d'écourter un échange de propos dont elle ne doutait pas qu'ils gênassent sa mère, précipita le mouvement.

- Nous ne sommes pas venues pour parler "explication de textes", monsieur Issamburu, mais de mon projet. L'avez-vous étudié, soumis à des experts, tant en construction qu'en pégagogie, et en tenant compte de mes spécifications, de mes intentions, de mon but ?

Issamburu se saisit d'un dossier séjournant sur un angle de son bureau, l'ouvrit et déclara d'une voix de cours magistral que les ambitions et spécifications de mademoiselle Darius, éminemment légitimes, et novatrices, pouvaient être satisfaites. - Mais à quel prix ! conclut dans l'accablement, le directeur de l'école Axular.

- C'est-à-dire ? insistait, agacée, Panchika.

Monsieur Issamburu amena sur son sous-main un feuillet extrait du dossier, et comme il semblait hésiter à en énoncer le texte, Panchika se levant, prit elle-même le document, et tandis que son regard voyageait à travers les chiffres dansant sur la page, le petit homme pinçait les lèvres, abaissait les paupières, et se prit à faire craquer ses phalanges en pressant puissamment ses doigts les uns contre les autres.

Reposant le document sur le sous-main, Panchika, austère et réservée, émettait une locution qui fit se redresser monsieur Issamburu.

- Comme c'est moins élevé que je le redoutais, nous pourrons prendre plus de monde que prévu...

- Mais mademoiselle, avez-vous vu qu'il convient d'additionner les deux chiffres principaux, dont le total est...

Panchika confirma avoir parfaitement pris la mesure de ce que traduisait l'étude chiffrée de son projet. Elle s'engageait à l'instant à signer les ordres de travaux qui devraient être terminés pour la rentrée scolaire prochaine.

- La somme que j'ai immobilisée permet, sans que rentrât entre temps, aucun nouveau subside, de conserver durant trois années complètes, le nombre d'étudiants, prévu. Les fonds vont être versés à votre compte bancaire, dans les quatre à cinq jours qui suivent. Par conséquent vous pouvez alerter l'entreprise de bâtiment pour laquelle je vous remets le montant intégral des travaux, sur le champ.

Issamburu protesta. Il n'était pas convenu avec l'entrepreneur, d'une telle pratique. Et les choses suivraient leur cours lorsque la trésorerie de l'établissement serait approvisionnée. Ce que venait d'envoyer Noredet, ce qu'elle avait reçu de Korbin, ce qu'elle tirerait des journalistes acceptant ses conditons venait déja en sus des besoins immédiats, assurés par le legs de Léonard. Et le temps amasserait d'autres moyens. Ne serait-ce que ceux auxquels pouvait s'attendre Panchika Darius, conteuse régionaliste... Dans l'immédiat, ordre serait adressé à la banque privée parisienne, afin qu'elle virât à la banque bayonnaise de l'Ecole Privée Pedro de Axular, la somme dont le montant figurait sur le devis tourmentant le petit homme barbu à visage de prophète.

Lorsque Franchita fut rendue aux rues de la ville et que sa fille lui offrit une collation dans une pâtisserie des quais de l'Adour, elle estima être en droit d'être renseignée.

- Que vas-tu faire dans ce collège, avec ce qui est tout de même presque tout mon argent ?

Panchika éclata d'un rire discret, embrassa sa mère, convint qu'il s'agissait bien de l'argent à elle légué par Léonard, mais qu'elle, Panchika, avait pris toute mesure pour que l'on ne manquât de rien à l'Irrintzina, ce qui était le maximum souhaité par les deux femmes. Quant à la signification de cette entrevue, et de la participation du savant et respectable monsieur Issamburu, dont les compétences pédagogiques faisaient de son établissement le plus réputé de tous lesdépartements limitrophes, et toujours à court de places disponibles, bien que fort chères, elles s'éclaireraient incessamment. Deux ou trois jours, tout au plus.

Afin de se ressaisir, Panchika décrétait une pleine journée de fermeture de l'Irrintzina, et quelques piétons aventureux durent descendre après avoir vainement déambulé autour de la résidence abandonnée. La veille, tardivement, Oyérégui venu en voiture avait transporté les deux femmes jusque dans son appartement, où elles attendaient le retour de l'obscurité pour réintégrer l'Atchuria.

Puis la jeune fille retrouva son courrier, dans lequel trois des journalistes colloqués, transmettaient le refus de leur direction d'acheter l'interviouve sollicitée. Trois autres l'acceptaient et remettraient le chèque qu'ils étaient autorisés à tirer, au terme de l'entretien. Trois autres déposaient sous cette même enveloppe une somme déterminée par leur rédaction, et attendaient chez Guéro, que rendez-vous leur soit fixé. Et sur un livre de comptes, Panchika ajouta à ses disponibilités, le montant des trois chèques trouvés dans le courrier. Ainsi que le montant prévu de ceux restant à toucher. Ce qu'acccompli, elle téléphona à Guéro, afin de connaître les conditions de location, pour environ trois heures consécutives, de sa grande salle principale dont elle aurait besoin un matin prochain.

- Ce serait-il que vous projetez de venir écrire chez moi ?

- Mais non, mon ami. Je veux seulement parler à tous ces touristes qui se promènent depuis une semaine dans nos villages, avec des mines de conspirateurs.

- Je ne peux rien vous demander, Panchika. J'aurais honte.

- N'ayez pas de scrupule. Il y a des gens qui m'ont déjà remis de l'argent pour m'entendre leur raconter ce qu'ils savent déjà.

- Faites votre causerie. On verra ensuite.

Panchika rédigea un brouillon de texte, puis appela Albert Korbin aux "Nouvelles de Paris". Dès que prononcé le nom de mademoiselle Darius, celle-ci entendit la voix de baryton du secrétaire particulier.

- Puis-je quelque chose pour vous, mademoiselle ?

- Vous pouvez. À condition que vous le vouliez bien...

- Après la conclusion de nos accords, dits "de Berissparen", que pourraient vous refuser les "Nouvelles" ?

- Leur autorisation de m'entretenir avec d'autres journalistes...

- Nous sommes des démocrates militants. Et nos traités ne sont pas des baillons...

Entendant le mot traité, Panchika demanda si ses éditeurs avaient pris langue avec les "Nouvelles". Ce fut en faisant précéder sa réponse positive, d'un hélas ! que Korbin confirma l'entretien. S'il avait connu l'existence de la lettre ultime de Darius, il n'aurait pas accédé aux conditions de mademoiselle Darius. Panchika, après une pause, expliqua que les "Nouvelles" n'auraient pas à se plaindre de leur générosité, mais encore se réservait le droit de leur remettre, lorsque terminé serait le volume qu'elle projetait d'écrire -une biographie de son père- les bonnes feuilles de l'ouvrage, avant leur sortie en librairie. De toute évidence alléché, et déjà rasséréné, Korbin voulait en connaître davantage sur le projet. Mais Panchika ne céda rien, affirmant que la déclaration de ce jour valait signature. Et elle en vint au propos motivant son appel : elle désirait que les "Nouvelles de Paris", sous forme d'écho ou de supposée indiscrétion, répandissent que mademoiselle Panchika Léonard-Darius, tiendrait, en son village basque de Berissparen, tel jour à telle heure, une conférence de presse. Rien ne s'opposant à la diffusion d'une telle information, Korbin proposa de passer "le tuyau" à une ou deux stations radiophoniques au sein desquelles il possédait quelque intelligence reconnaissante et accessoirement quelques intérêts. Reconnaissante, Panchika pria Albert Korbin qu'il recommandât à l'envoyé qu'il délèguerait ou qui était peut-être déjà sur place depuis... - de se faire reconnaître auprès d'elle. II rentrerait à Paris avec un excellent papier. Plutôt satisfait de la tournure de ses relations avec la continuatrice de Léonard Darius, Korbin ne manqua pas de s'en ouvrir auprès de son patron, auquel, en conclusion de son rapport, il fit observer que :

- Si nous introduisons un jour cette fille dans la maison, nous la retrouverons dans l'un de nos fauteuils...

Et le P.D.G. Croc, qui paraissait spéculer sur l'humour de son secrétaire, lui fit écho.

- Ce ne serait peut-être pas dommageable pour les "Nouvelles"...

La veille de la conférence de presse dont le quotidien parisien s'était fait le héraut, Berissparen fourmillait de touristes descendus du car-omnibus reliant Berissparen à Cambo, où le train déposait les voyageurs ayant changé de convoi à Bayonne. Et Panchika, qui escomptait cinquante auditeurs, constatât qu'il en restait un certain nombre ne pouvant trouver place dans la grande salle de l'auberge Guéro, pleine avec deux cents personnes assises sur des chaises pliantes. À leur apparence, bien des étrangers figuraient parmi les auditeurs, échangeant en anglais, en allemand, en espagnol, des considérations et des salutations. Il s'en présenta même un qui avec une sorte de complicité, déclara venir du Danemark. Panchika lui dénicha une place assise proche d'elle. Il y eut encore un journaliste américain informant la conférencière, sans paraître apprécier l'intérêt qu'elle apportait à son audition, qu'il était là sur la prescription impérative d'une nommée Kitt Betwey, à laquelle il devait câbler le contenu de ses notes dès après la conférence. Comment est-elle, quant à sa santé ? demanda Panchika. - Une vieille chose, rétorqua le correspondant. Un peu toquée mais on la garde parce qu'elle est drôle... Par détestation de la multitude, par timidité, par crainte de ne pas supporter une éventuelle mise en difficulté de sa fille, Franchita n'assistait pas à la réunion. Afin de n'être pas seule sur le court et étroit podium, Panchika avait sollicité la présence de son ami inconditionnel, le conteur Salvar de Lahetjuzan, dont la stature ogrienne et les cordes vocales de bronze composaient un pittoresque et suffisant accessoire à une mise en condition de folliculaires arrivés porteurs, pour la majorité d'entre eux, d'intentions ambigus, sinon suspectes.

Salvar ouvrit la conférence avec une allocution que lui avait composée Panchika :

- Messieurs de la Presse. La petite mais vaillante commune de Berissparen ainsi que le pays basque, vous saluent par la voix de l'humble aborigène que je suis. Si nous avons retenu ici la fille adoptive de ces montagnes, si nous l'avons suppliée de ne pas se rendre à Paris, ni même à Bordeaux, pour y prononcer les paroles qu'elle vous destine, c'est afin que ceux qui ne connaissent pas encore le décor unique dans lequel nous vivons, le découvrent. Et y reviennent un autre jour. En famille. Détendus et libérés de toute mission. Léonard Darius, notre enfant prodige, qui avait ici élevé l'autel à ses dieux lares, et dont l'œuvre a internationalement répandu le nom, laisse un successeur : sa fille, ici présente, qui conformément à la volonté du philosophe disparu, va vous instruire du sens et du prolongement qu'en tant que conservatrice et continuatrice de l'œuvre paternelle elle entend apporter à la pensée de son père. Si vous disposez de quelques heures de plus que celle que vous consacrez à cette réunion, rendez-vous, avant votre départ, dans les villages environnants. Nous sommes en période de festivités populaires et traditionnelles et vous emporterez de votre séjour parmi nous davantage que ce que vous êtes venu y chercher.

Salvar descendit du podium et alla prendre place au premier rang de l'assistance. Avant que Panchika ne s'installât, seule devant l'étroite recouverte d'un tapis cramoisi, quelques voix troublèrent la bienséance complice instaurée par le conteur.

- On n'est pas en vacances !... On veut bien visiter, mais en autocar... Pourquoi pas un concours de pelote basque ?... On demande un taureau !... On veut entendre parler de Skania Hottenborg...

- C'est par là que nous débuterons, prononça haut et calmement Panchika Darius, balayant du regard une assemblée que cinquante mots lancés comme des pierres, privaient déjà de sa bénévolence. Le silence s'établit comme l'oratrice informait les auditeurs de l'arrivée d'un personnage aussi important. Et de la façon dont elle attaquait un cours une année auparavant, devant les élèves de Sainte-Engrâce, Panchika, bien que nantie d'un texte, parla sans angoisse décelable, sans effort de mémoire, sans raideur, sans perturbation systolique.

- Mesdames, (quinze à vingt femmes figuraient dans l'assistance) Messieurs, lorsque la rumeur publique s'empare d'un personnage, et en dessine plus sûrement une caricature qu'une photographie. Lorsque la rumeur s'empare d'un fait, elle suggère plus aisément le pire que la répétitive routine. C'est ainsi que naissent les légendes. C'est-à-dire des fabulations qui ne seront jamais que des contes pour enfants. Et qui éloigneront les êtres à la recherche de faits ou de documents sensés et raisonnablement construits. C'est-à-dire banalement humain. Et si madame Darius-Hottenborg, feu l'épouse de feu Léonard Darius, a trouvé dans ce pays une fin imprévisible et sans témoin, je suis non seulement toute disposée, moi qui ai appris sa disparition avant de savoir qu'elle existait, à recueillir des éléments détenus par des gens de bonne foi susceptibles de me fournir le charpentage du récit vraisemblable de cette mort, et qui s'intégreraient dans la matière utile à l'élaboration de la biographie de madame Hottenborg. Je dois remettre à un éditeur danois, qui publiera en cette langue, et avant l'édition française, l'histoire de cette créature effacée dont l'apport, dans l'œuvre de son époux, est considéré comme constituant, selon la critique européenne, la moitié de la substance de l'œuvre complète. Non seulement par l'influence intellectuelle exercée sur le philosophe, mais encore par les astreintes pratiques auxquelles avait consenti Skania en sériant, préparant, traduisant, avec une immarcescible et religieuse pertinacité, l'œuvre de son époux.

Primum vivere, deinde philosophari, affirmaient les Anciens, et répéterai-je avec eux. Car il est plus difficile de gloser que de tirer des moyens d'existence d'un métier honnête. Et c'est cependant parce que mon père a tiré ses moyens d'existence de ses spéculations philosophiques que j'entends donner à son œuvre une résonance matérielle. Pour ce faire, j'ai besoin de vous, Messieurs de la Presse. Et c'est parce que j'ai besoin de vous que je vous ai réunis. Je ne vous entretiendrai que de ce que j'entends fonder et voir fonctionner dans quelques mois seulement. Si l'on en croit ses biographes, Jean-Jacques Rousseau, qui était l'auteur "d' Emile ou de l'Education", et incidemment auteur des cinq enfants que lui donna Thérèse Levasseur, sa compagne, et qu'il alla derechef porter l'un après l'autre au tourniquet de l'Assistance Publique, illustre la thèse et l'antithèse entre lesquelles se débat l'homme. C'est afin de m'écarter de la tentation de jouer au magister sous les lauriers accumulés par mon père que j'ai pris la décision de tenter une expérience éducative dont la matérialisation sera assurée par les moyens que m'a laissés le disparu. Je n'attends de mon choix point davantage de louanges, que d'imitation, que de condamnation. Je ne peux que fébrilement en attendre les résultats, qui ne seront évidents que dans plusieurs années ! Mais de vous j'attends une action immédiate. Laquelle ? Lorsque chacun de vous aura rejoint sa ville, ses habitudes, et surtout, son journal, qu'il veuille bien diffuser par le truchement de celui-ci un avis destiné à tous les adolescents studieux de notre pays. Je veux dire que je m'adresse exclusivement aux familles modestes parmi les modestes afin qu'elles me fassent adresser par les instituteurs et tous enseignants concernés, un succinct dossier de chaque enfant doué d'aptitudes exceptionnellement insignes, dont on saurait dès maintenant que faute de moyens pécuniaires de la famille, il ne poursuivrait pas des études brillamment entamées. Chaque dossier devra être adressé à mon nom à l'institution dont le siège est à Bayonne. L'adresse de l'établissement est portée sur les documents mis à votre disposition à la sortie de la salle. Il est évident que toutes les candidatures seront examinées. Mais comme elles seront vraisemblablement plus nombreuses que nous ne disposons de places et d'espace, la sélection sera inexorable. Que ferons-nous de cette gerbe de supposés génies ? Voici : chaque étudiant sélectionné sera intégralement pris en charge, pour la durée des études de son choix. Notre effort ne se poursuivra qu'autant que la progression annuelle maintiendra un rythme en rapport avec la singularité de ses facultés. Tout déclin excédant deux années consécutives provoquera le retour dans la famille. Dans l'institution dont j'assume l'entretien et le fonctionnement, l'arrivant disposera d'un éventail de disciplines lui permettant de se constituer, en fonction de son âge, des opinions sur les religions, les philosophies, l'histoire antique, la mythologie, l'évolution physique et intellectuelle de l'homme depuis l'origine de l'humanité, la nature et les phénomènes concernant la planète ainsi que la composition de l'univers et la science sidérale. Bien que travaillant en vue des examens classiques conduisant aux Facultés, il restera le maître de son orientation. Qu'il désirât se consacrer à la composition musicale, aux arts picturaux, à la littérature, à la médecine, aux mathématiques ou aux langues orientales, voire à la religion. Il lui sera seulement interdit de mollir, de ralentir, mais toute latitude de confondre deux années d'études en une seule, de mener de front la linguistique ou la botanique lui sera offerte. Si pour des raisons d'hygiène mentale l'étude nocturne sera prohibée, les jours de repos traditionnels ou la période des vacances pourront être employés à l'avancement du savoir, au gré de l'étudiant. Si pour des motifs d'ordre intérieur, une surveillance sera exercée sur le comportement de l'individu et ses sorties à l'extérieur de l'établissement, il ne lui sera imposé aucune autre discipline que celle relevant de sa dignité et du respect de celle de ses condisciples, et de ses professeurs. Et là, nous observerons dans quelle mesure la manifestation et de cette dignité et l'acquisition du savoir, chez une intelligence extraordinaire, peuvent être corrélatives. Ou éventuellement rigoureusement étrangères l'une à l'autre...

Les mains jointes sur des papiers qu'elle n'avait pas consultés, Panchika, dont le regard balayait la salle, marqua une pause. Puis elle invita les auditeurs désireux de la questionner à se manifester. Des bras se levèrent.

- Qu'entendez-vous prouver par cette charité facile ?

- Rien. Je me bornerai, je l'ai dit, à attendre, et constater les résultats que produira la possibilité offerte à un esprit supérieur, de s'enrichir simultanément en savoir pur et en philosophie, et d'aller jusqu'à la limite de ses moyens. Ayant la faculté de se développer dans les meilleures conditions matérielles, un génie, s'ils'en trouve, pourra-t-il en dire autant qu'un autre génie, brimé pécuniairement ou empêché de s'épanouir par des soucis domestiques ? Ces étudiants recherchés seront des cobayes. Quant à cette charité dite facile, expliquez-moi ce que vous entendriez par charité "difficile" ?

- Celle qui ruinerait le personnage charitable !

- Panchika hésita longuement.

- Vous avez raison. Ce n'est pas moi qui l'ai dit : on n'a rien donné lorsque l'on n'a pas tout donné. En ce qui me concerne, j'ai porté sur un compte spécial ce qui assurera ma subsistance et celle de ma mère, durant une année. J'ai remis le reste de mes disponibilités au comité de gestion de l'organisation pédagogique adéquate.

Un ah ! d'ébahissement se répandit dans la salle. Panchika poursuivit :

- Une année après l'entrée de la première promotion, nous préparerons, possibilités pécuniaires en mains, l'arrivée d'une seconde...

Un sourire distendit les lèvres de l'oratrice :

- Je serais incomplète, si je ne disais pas que certains d'entre vous, messieurs les journalistes, ont déja apporté leur concours financier à mon initiative, par les honoraires remis en contrepartie de l'interviouve que je leur ai promise, et pour laquelle je leur fixerai rendez-vous, à mon domicile, en fin de cette réunion..

Un silence de stupéfaction figea l'assemblée. Mais Panchika n'allait pas les laisser élucubrer sur ce propos et invitait de nouveaux interpellateurs à se manifester.

- Votre procédé est un procédé élitiste, donc dégradant pour les individus moins doués côtoyant les premiers...

- Vraiment ? Fournir l'opportunité de s'épanouir à l'intelligence et aux dons brimés par l'indigence des parents, serait donc favoriser une élite ? Le dégradant pour une sociéte est justement d'interdire à ses élites... potentielles, de se faire connaître. C'est le moyen de détecter l'exceptionnel, qui importe et non pas de soumettre l'ensemble des individus à une formation pêle-mêle qui ne créerait que confusion, désordre, et une classe innombrable de métis intellectuels inemployables.

Une autre intervention contraignait Panchika à abandonner le propos.

- Si votre expérience était concluante et incitât les instances dirigeantes à généraliser votre méthode, les intelligences ordinaires, c'est-à-dire tout simplement normales, n'auraient plus d'avenir...

- D'abord, monsieur, les êtres exceptionnels, du fait déjà qu'ils sont exceptionnels, n'encombrent pas la planète. Nous ne pouvons que le constater (des rires fusèrent). Ensuite, le fait, qu'après quelques millénaires, aient surgi des génies, que nous classons aujourd'hui, en génies littéraires, poétiques, picturaux, scientifiques, mathématiques ou autres, a-t-il réduit l'utilité des intelligences que vous nommez ordinaires ?

Un brouhaha rapidement étouffé précéda une nouvelle intervention :

- Quels rapports entre votre initiative pédagogique et le Définitivisme ?

Panchika abaissa le visage comme si elle consultait son dossiers. Mais les pièces en étaient réunies en sa mémoire, et elle n'eut besoin d'aucun repère afin de parer une botte qu'elle attendait depuis le début des interpellations. Le buste de nouveau droit, les mains à plat sur la table, le regard projeté au fond de la salle enfumée, et aux prises avec un public de folliculaires déterminés à la retourner sur le grill, cette héritière ostentatoirement méprisante à l'égard d'une fortune accumulée par un père dont l'existence agitée évoquait maints désordres, se heurtait aux lieux et place de son géniteur, à un achoppement majeur.

- Puis-je savoir quel organe vous représentez ?

- Antoine Croc, directeur de la revue "Burdigalia".

Panchika travestit par un décroisement des jambes et un réajustement de sa position, le sursaut né de la déclaration d'identité de l'intervenant.

Antoine Croc, neveu du Président-Directeur-Général des "Nouvelles de Paris", était un jeune, brillant et combatif journaliste-écrivain, qui, fixé à Bordeaux où il avait effectué ses études, s'y était fait connaître dans la presse locale et avait depuis deux années fondé une revue hebdomadaire d'arts, de littérature et de disputes philosophiques, réputée être maintenant la meilleure existant entre la Loire et les Pyrénées. Léonard la lisait avec intérêt, et sollicité d'y collaborer, y avait publié quelques chroniques. Mais il savait, et en avait avisé Panchika, être moins prisé de ce Croc là que du Croc de Paris. Certains papiers signés d'Antoine Croc, et relatifs au Définitivisme, en faisaient foi. À l'égard des conceptions Dariusiennes, Croc le bordelais soutenait que les Fondements du Définitivisme présentaient quelques failles d'ordre épistémologique, et que, partant, une partie de la construction du système appelait des correctifs. Il importait donc, pour la fille de Darius, de répondre à celui-ci, sans pirouette.

- Monsieur, comme vous ne l'ignorez pas, je ne suis pas philosophe, mais seulement institutrice. Par ailleurs, je ne suis ni journaliste ni écrivain...et...

- Sans doute point les trois, mademoiselle. Mais écrivain vous l'êtes virtuellement puisque déjà honorée par anticipation, de nouvelles devant être incessamment publiées à Paris !

Comme s'il l'atteignait à la poitrine, le choc la contraignit une nouvelle fois à dissimuler son trouble dans une gesticulation adventice qui n'échappa pas à son interlocuteur, qui, sans doute afin d'atténuer la vigueur de sa pointe, ajouta d'une voix adoucie :

Sans préjudice de ce que la revue "Burdigalia" aurait le droit de vous demander, puisque vous êtes dans sa juridiction géographique...

La salle réagit aimablement, plaisamment, par un bourdonnement exorable qui permit à Panchika d'enrayer une déstabilisation perceptible. Mais revenant promptement au propos qui ne la laissait pas sans argument, elle n'attendit ni nouvelle invite ni nouvelle question.

- Monsieur, je réponds à votre curiosité sous-jacente : il n'y a aucun rarport entre les conclusions de mon père et mon initiative. Sinon qu'ayant constaté que les gestes d'un philosophe pouvaient rester étrangement... étrangers à ses pensées et à ses écrits, le meilleur prolongement que je puisse assurer à l'œuvre de mon père consisterait, sans m'attacher à de vaines questions de théorie, à utiliser au profit d'individus virtuellement porteurs de cette dignité humaine qui nous préoccupent tous, l'argent produit par ses travaux. Parce que quand bien même saurions-nous un jour nous propulser vers d'autres planètes ou réciter sans faute la trajectoire de l'évolution humaine enfin clairement établie, depuis la première évanescence aquatique, que nous n'aurions atténué l'angoisse de l'homme moderne devant les ratés biologiques qui frappent son espèce.

- Et quelle sera votre conclusion si un, deux, ou trois de vos "cobayes", s'avérant des génies, l'un de ceux-ci se conduisait dans sa vie privée, ou civique, comme... comme...

L'homme cherchait un comparatif.

- ... Comme une bête...

À la surprise de son interlocuteur, Panchika ne parut pas décontenancée. Elle semblait même complaisamment sûre d'elle.

- C'est impossible, monsieur !

- Comment cela ? Vous n'avez jamais vu des hommes se conduire comme des bêtes ?

- Jamais, monsieur. Mais j'ai vu des bêtes dont le comportement restait supérieur à celui de certains hommes.

Antoine Croc ne l'entendait pas ainsi.

- Mademoiselle Darius, ne lantiponnons pas ! des hommes se conduisant comme des bêtes, j'ai vu cela...

Elle coupa court :

- Je ne lantiponne pas ! Je veux dire que votre comparaison est impropre, en ce sens que jamais une bête ne se comportera aussi stupidement qu'un homme peut y parvenir. Hormis le cas d'espèce qu'est l'éthylisme, et qui ne peut concerner aucun animal, la fureur hystérique de peuples obéissant aux ordres de tyrans, n'est pas constatable dans le genre animal. La cruauté d'un fauve dévorant sa proie est une question de vie ou de mort pour le fauve. La cruauté gratuite, allant jusqu'à la spécificité psychiatrique, n'est pas une rareté, dans le genre humain. Les sévices éventuels que l'homme peut infliger à ses petits, n'existent pas chez l'animal. Sauf s'il y a surnombre ou anomalie. Ce qui devient empiriquement salutaire, tant à l'espèce qu'à l'individu supprimé. Les animaux règlent généralement leurs comptes en combat singulier, sans réunir de hordes meurtrières. À l'inverse de l'homme, peu d'animaux chassent pour leur plaisir. De toutes les épithètes péjoratives applicables aux animaux, le terme "barbare" n'en concerne aucun... Croc observait Panchika d'un regard narquois. Elle ne voulait le laisser parler de nouveau.

- Concluons. En ce qui concerne le jugement qu'il restera à porter sur les extravagances d'un génie universel émanant de mes méthodes, je peux le formuler sur le champ : ce ne sera jamais qu'un homme, constitué des mêmes composants chimiques que ceux des milliards d'individus défunts, et des milliards à naître. Mais si ce génie nous a laissé une musique céleste, des vers homériques, des toiles ensoleillant notre demeure aux jours les plus sombres, ou s'il n'a même apporté qu'un peu plus d'espoir qu'auparavant dans le coeur des intelligences ordinaires, il aura introduit la notion de dignité humaine dans la tête de quelques irréductibies s'obstinant à chercher le sens de notre présence sur la planète.

Passif, flegmatique, expectatif, longanime (mais pourquoi ?), Antoine Croc se rassit discrètement. La salle attendait on ne savait quel événement illustrant la conclusion de Panchika. Puis, imprévisiblement, sur on n'eût su quel signal, quelle impulsion, par le jeu de quelque secret détonateur, la salle éclata en applaudissements. Et Antoine Croc lui-même fut surpris heurtant l'une contre l'autre, ses mains d'intellectuel, blanches, manucurées, devant aussi aisément maîtriser une plume qu'un clavier de piano.

Comme éveillée, Panchika sursauta.

Les auditeurs se levaient, apparemment satisfaits. Pour certains, comblés, rassurés. Pour d'autres, dubitatifs ou résignés, mais ne doutant pas de la bonne foi et du désintéressement de l'ancienne institutrice, s'engageant hardiment dans une entreprise hasardeuse. Mais tout n'avait pas été dit, et nombre de ceux qui sortaient approbatifs sur un point, demeuraient soupçonneux ou tout simplement professionnellement curieux quant à ce qu'ils étaient venus chercher dans ce cul-de-sac montagneux : des révélations ou des éléments de spéculation sur la fin du couple Darius-Hottenborg.

Une si dense assemblée ne pouvait se disséminer sans quelques libations dont José Guéro et son épouse assuraient la distribution dans un tohu-bohu d'entr'acte théâtral. Réunis dans une arrière petite salle, Panchika et les journalistes ayant souscrit à ses conditions, réglaient leurs comptes.

Seul, marchant à l'extérieur de l'auberge, et guettant les allées et venues des gens entrant ou sortant, Antoine Croc consultait impatiemment son bracelet-montre. Puis il tira un bristol de son portefeuille, y écrivit nerveusement recto et verso et retournant dans l'auberge, remit le message à José Guéro, en le priant de le faire tenir à mademoiselle Darius. Et toute assurance lui ayant été fournie sur la bonne fin de cette mission, le journaliste bordelais regagna sa voiture et disparut en direction de Hasparren.

Maintenant qu'ils connaissaient la destination des sommes soutirées à leur trésorerie, les cinq correspondants de presse dont chacun habitait et officiait dans une région distincte de celle des confrères, acceptèrent la nouvelle conférence de presse que Panchika leur proposait pour le lendemain à l'Irrintzina, où elle les conviait d'abord pour... un repas, durant lequels'éxécuterait ce pour quoi il avaient payé. Et lorsqu'il n'y eut plus, dans la salle désertée que la présence d'Oyérégui, de Guéro, et de Panchika flanquée de sa mère venue la rejoindre et s'informer du déroulement de la réunion, l'aubergiste remit à Panchika le bristol à lui confié par le journaliste bordelais.


                                               Antoine C R O C

                        Directeur de l'hebdomadaire "BURDIGALIA"

souhaite vivement que mademoiselle Léonard Darius lui téléphone à Bordeaux, pour partager avec lui un repas basque, et participer à la conférence hebdomadaire préparatoire d'un numéro de "Burdigalia". Et visiter les bureaux où pourraient lui être ménagées une fonction et une rubrique lui permettant de nous tenir informés des effets de la méthode pédagogique Iruroz-Darius à laquelle j'apporterais volontiers mon appui, et le concours de quelques notabilités locales.

Sur l'instant, Panchika n'imaginait pas pour quelle raison elle eût préféré Bordeaux à l'Irrintzina. Fût-ce contre une notoriété immédiatement accrue et profitable au développement de son initiative. Mais elle saisit que l'invite à elle formulée lui offrait des opportunités incidentes, et la tribune de "Burdigalia" ne devait pas être dédaignée. Encore qu'en cas de rapports s'établissant entre Panchika et Antoine Croc, le Croc parisien eût pu estimer expédient de brouiller les cartes. L'audience, les honoraires, et le tirage de "Burdigalia" ne sauraient équivaloir les "Nouvelles de Paris". Mais en ce qui concernait l'institution Pedro de Axular, Bordeaux devait pouvoir davantage que Paris. Pour l'instant, Panchika se laissait bercer par les paroles d'Oyérégui, de Guéro, de Lissarague accouru dès la fin de la réunion, lui affirmant que selon un terme cher à madame Guéro, elle s'était montrée "supercoquentieuse" ? Puis ayant été quérir Urtuz à la mairie, Guéro réunit tout le monde pour fêter ce qui était devenu un triomphe après que les amis de Panchika aient sincèrement attendu, dès les premières interpellations, une débâcle.

Il fallait rejoindre l'Irrintzina. Demain, Panchika et Franchita recevraient les journalistes invités à la résidence. Et Franchita devrait se lever tôt. Mais toujours parée, disponible, prévoyante, madame Guéro priait Franchita de ne rien presser : elle, professionnelle de la cuisine serait dès dix heures du matin à l'Irrintzina, transportée par son mari, et porteuse de tout ce qu'il fallait pour régaler cinq étrangers circonvenus par la mangeaille et le vin d'Irouléguy. Bien que la jeune fille eût construit sa narration sur un canevas précis, il restait présumable que l'essentiel de la conversation se déroulerait à table et que ce qui se dirait après le café, et la liqueur de Franchita, ne serait plus que civilités verbeuses. Et qu'il n'y aurait donc pas lieu de se réunir dans le bureau. Cependant, Panchika se prit à tenir à ce que des étrangers voient le "camée Skania". Et elle en remplacerait les fleurs religieusement et ponctuellement déposées par Franchita.

Levées aux aurores, les deux femmes bousculèrent meubles, tapis, objets décoratifs, et la vaste table basque était dressée comme pour une importante cérémonie familiale dès dix heures du matin, lorsqu'arriva madame Guéro, suivie de son intendance portant marmites, casseroles, faitouts, poêlons, terrines et autres coquemars qu'elle fit disposer dans la cuisine où elle demanda que l'on la laissât seule avec une marmitonne jusqu à l'arrivée des convives.

Afin de ne laisser échapper quelque information utile à son entretien avec les correspondants de presse, Panchika examina le courrier que madame Guéro avait transporté avec ses impedimenta, et y trouva une lettre de Cauche et Noredet, l'informant que s'étant, comme prévu, manifestés auprès de la direction des "Nouvelles de Paris" avec la lettre testamentaire de Darius, ils s'étaient tout d'abord heurtés à une mauvaise volonté les portant à envisager un procès. Le patron du quotidien entendait promouvoir seul l'héritière Darius, et recueillir les fruits de cette gageure Puis après un entretien en aparté avec leur conseil, Croc et Korbin consentaient à signer l'accord proposé par les éditeurs. Il suffirait dès ce jour à Panchika, qu'elle leur adressât copie de tout ce qu'elle publierait dans les "Nouvelles de Paris", qu'il en controlassent la diffusion, la rémunération, et la reproduction éventuelle en d'autres journaux relevant du groupe Croc. Et tout d'un coup, Panchika estima qu'au lieu de se battre les flancs pour construire des contes que, pour sa part, elle estimait puérils, elle pourrait, lentement, studieusement, tous documents en mains, écrire une biographie de Léonard Darius. Enthousiasmée par son propre projet, elle rédigea sur le champ un court message à destination des éditeurs, les avisant qu'ils se préparent à recevoir - oh ! dans quelques semaines, seulement ? - une trentaine de pages constituant les premières d'un ouvrage simplement intitulé "Léonard Darius, mon père" par Panchika Léonard-Darius. Et avec sympathie, considération et respect sincères pour Skania, elle y ménagerait, loyalement, équitablement, et à l'aide de la correspondance, des brouillons, des notes, trouvés ici, le rôle de celle qui avait, comme Franchita, voulu que l'écrivain devînt un "grand homme". Il serait alors surprenant que quelque part au Danemark, un traducteur ne se présentât point pour que Skania Hottenborg occupât dans la bibliographie philosophique, le rayon qui lui revenait. D'ailleurs, il suffirait que l'on envoyât à l'Université de Copenhague un exemplaire de l'ouvrage, à sa parution, pour que la proposition de traduction en vînt incontinent. L'ouvrage n'allait pas manquer à l'héritière millionnaire ! Bientôt, il faudrait se pencher avec les professeurs de l'institution Pedro de Axular, sur les dossiers des futurs étudiants bayonnais. Puis les rencontrer. Engager les futurs enseignants des matières complémentaires : religions, mythologie, histoire de l'humanité, etc... Engager et surveiller les travaux de transformation et d'agrandissement de l'hôtel historique. Définir les modalités de l'organisation particulière réservée à ces séminaristes laïcs, précocement et volontairement cloîtrés en vue de l'acquisition des instruments de leur vocation. Ou pour attendre que celle-ci s'imposât comme une foi.

Accaparée, investie par la variété et le nombre des tâches à assumer, l'expédition toujours pesante du courrier appelant réponse, Panchika envisageait d'établir un graphique-calendrier-plan de travail sans lequel elle négligerait quelque partie de ses obligations. Elle en dresserait sur le champ, une esquisse. Mais sa main n'alla pas jusqu'aux crayons de couleur plantés dans un pot. La voix de Franchita montait, inquiète, interrogative.

- L'heure du rendez-vous est dépassée de trois quarts d'heure, et personne n'est en vue...

Panchika fut au rez-de-chaussée devant une cuisinière en effervescence parlant de viandes asséchées, de sauces épaisssies, de beurre brûlé. Elle désirait téléphoner à son époux qui possédait peut-être des idées sur cette anomalie. Mais bien sûr qu'il avait vu les journalistes ! Ils s'étaient même succédé dans la cabine postale d'Oyérégui pour téléphoner de ci, de là, jusqu'à l'étranger, affirmait le receveur qui n'avait cependant pu suivre des conversations menées en anglais. Puis un certain nombre partaient brusquement pour Bayonne. Dont apparemment, aucun n'était encore revenu à Berissparen.

Alors, Panchika tenta d'imaginer quelle nouvelle calamité approchant de l'Irrintzina, l'allait foudroyer. La Conférence de presse tenue hier à l'auberge Guéro, s'était close de telle sorte que l'on ne pût en redouter, sauf événement particulier survenu ce matin, de navrantes subséquences. Les manœuvres de l'association Ayherro-Janzé-Cardroc, avortées dès leur déclenchement, n'eussent pu reprendre sans, tant que de la part de Noredet, que du secrétariat du Congrès de Philosophie, fût parvenu quelque écho avant-coureur. Puis, de la pensée associant le congrès de philosophie aux initiatives du "Comité pour la déontologie", Panchika chemina jusqu'au prix Kierkegaard. La discrétion dont les dispensateurs de distinctions faisaient preuve depuis la mort de Darius, s'expliquait. Mais Panchika eût apprécié que cette réserve dans l'abstention respectueuse, s'accommodât d'un message privé exprimant les doléances d'un jury, ayant, avant l'heure, dévoilé ses préférences. À propos -et Panchika consulta son agenda- l'attribution du prix aurait lieu dans une dizaine de jours. Dans l'agitation créée par la disparition de son père, la jeune fille avait perdu de vue un événement qui, dans une autre conjoncture, eût fait de Berissparen, une place névralgique. Et elle adressa un sourire empreint de morosité dépitée au profil de Skania, qui, clair-obscur créé par l'éclairage diffus, semblait déplorer que son époux n'ait su attendre l'instant lui apportant une ultime consécration d'orgueil. Mais il ne seyait pas que Panchika s'abandonnât à une stérile et détruisante nostalgie. Devant l'Irrintzina, trois berlines soufflantes déposaient une troupe d'hommes et de femmes semblant investir la résidence. Non seulement, au nombre des envahisseurs figuraient les cinq convives attendus, mais encore d'autres confrères, et sans qu'elle s'expliquât pourquoi, mesdames Urtuz, Oyérégui, Lissarague, Et encore l'humble et effacée couturière de la route de Louhossoa. À quelle manifestation venait se livrer cette troupe, qui bien qu'apparemment exempte d'intentions hostiles, débattait de la façon dont elle allait forcer l'entrée de l'Irrintzina ! Bouleversée, Franchita observait cette agitation, immobilisée, comme madame Guéro pressée contre elle, derrière une fenêtre, toutes deux ne sachant que déclencher pour protéger Panchika d'éventuelles exactions de cette troupe intruse à la hardiesse bavarde.

Panchika résolut d'attaquer. Et descendue dans la salle basse, ouvrit à deux battants la double porte. Alors, le plus âgé des hommes présents se détacha du groupe, aborda Panchika, et se décoiffant d'une main saisit de l'autre une volumineuse gerbe de roses incarnadines que tenait, dissimulée dans son dos, madame Lissarague, et la remit à Panchika, à ce point troublée par une telle confusion, que le présent lui échappa, et que le papier et son lien, rompus, les roses s'égaillèrent au sol. Trois ou quatre personnes se précipitèrent pour corriger le contretemps, mais en tentant de regrouper les fleurs se piquèrent les doigts, se bousculèrent,ajoutant à un désordre si fortuitement cocasse, que Panchika dut se couvrir le visage de ses deux mains ouvertes pour contenir et dissimuler le fou-rire dont elle pensa soudain qu'il était le premier rire spontané auquel elle se livrait depuis la mort de son père. Lorsqu'elle retira ses doigts de sur ses paupières, le doyen des journalistes présents, envoyé et "grand reporter" du quotidien bordelais "La Gironde" déplia un papier bleu pâle, dont il entreprit la lente lecture, pour l'édification, la surprise, l'abasourdissement le désarroi, l'embrouillement de l'esprit, et brusquement le jaillissement des larmes libérées comme par un vaisseau capillaire se rompant... de Panchika.

"Réunis en session extraordinaire au siège de l'Académie Danoise, le 19 mars 19.., les membres du Jury du Prix Kierkegaard, après examen des dossiers déposés jusqu'à la date de clôture du délai de réception des candidatures, et estimant que les mérites d'aucun des postulants ne justifie un examen comp1émentaire ont voté ce jour à l'unanimité, l'attribution à titre posthume, du prix Kierkegaard, au philosophe français Léonard Darius et à son épouse d'origine danoise Christina Skania Hottenborg-Darius. Les avantages, pécune et privilèges s'attachant à ladite distinction, seront incessamment remis à la descendante du défunt, et poursuivante de son œuvre, au cours d'une cérémonie organisée à l'ambassade du Danemark à Paris".

Tandis que le "grand reporter" Girondin embrassait Panchika, aveugle, sourde, muette, Franchita se précipitait vers sa fille, et pleurant avec elle, la ramenait lentement à l'intérieur de la maison, où mesdames Oyérégui et Lissarague disposaient les vingt quatre roses incarnadines dans tous les vases qu'elles découvraient. La horde envahissait la maison. Désireux d'enregistrer quelques mots de Panchika à l'occasion de l'événement, les journalistes s'inquiétaient de leur retour vers Berissparen, d'où ils téléphoneraient leurs notes à leur feuille respective. Mais ils devraient se hâter, car les confrères restés au village n'allaient pas tarder à frêter à leur tour quelque véhicule les transportant vers l'Irrintzina, Alerte, avisée, conséquente, cordialement pragmatique, madame Lissarague disposait autour de la vaste table, chaises et fauteuils rencontrés autour d'elle, mais alla quérir le fauteuil personnel de Panchika dans le bureau du premier étage, et la fit asseoir en sollicitant des journalistes une pause permettant à la jeune fille de reprendre son contrôle. Et ce ne fut qu'à l'instant où mademoiselle Darius allait inviter les correspondants à poser leurs questions que l'humble couturière l'approcha et lui parla à l'oreille comme sollicitant quelque faveur.

- Mais où est-il ? demandait Panchika, encore essoufflée et le visage rougeaud.

La couturière sortit, gagna l'un des véhicules, et en revint portant un panier d'osier comme ceux dans lesquels on transporte les chats. Elle le posa sur les genoux de la jeune fille. Dressant sa tête qui dépassait à peine le rebord du panier, un chiot Husky, la face boursouflée, l'oeil bleu glacier enchassé comme une calcédoine dans une pelote de laine blanche et rousse, découvrait, intimidé, l'assemblée. Panchika le sortit du panier et le déposa sur le carrelage vernissé. Le chiot s'éloigna en titubant, décrivant une trajectoire en ligne brisée passant à la tangente des chaussures et des pieds de meubles. Déjà droites et duveteuses telles celles d'un Husky adulte, ses oreilles, comme l'arête dorsale, comme le fouet déjà au standard, comme les lunettes cernant ses orbites, étaient couleur de miel luisant. L'assemblée le suivait, extasiée, attendrie, déjà désireuse de se le passer de mains en mains.

- Où l'avez-vous trouvé ? demanda Panchika.

- Tout de suite après la mort d'Ukiok, j'ai eu envie de vous en offrir un autre. Par le mari de l'une de mes clientes, marin au long cours sur une ligne qui depuis Bordeaux fait le Canada, j'ai reçu cette peluche hier ?

Tous les regards fixés sur lui, l'animal s'accroupit et pissa sans vergogne. La couturière se récria, les autres rirent et Franchita se précipita vers la cuisine d'où elle rapporta une serpillière. Le chiot s'enfuyait, décontenancé par les rires et les exclamations. Puis, courant autour de la pièce en croisant ses épaisses et courtes pattes de chiffon, il s'immobilisa devant la vaste et vide niche en carton enveloppée de cretonne, refuge affectionné de feu Ukiok.

Humant, reniflant, inspectant, plus curieux encore que circonspect, l'enfant husky empatta le rebord de carton épais, aventura sa truffe couleur de chocolat au lait dans l'obscurité de l'habitacle, l'arrière-train prudemment maintenu à l'extérieur. Il flaira longuement la couverture dont le pliage défectueux, formait dans un angle, une bosse molle. Le chiot mordit la bosse dans un grougnochement d'humeur, tourna deux fois sur lui-même, jeta un regard négligent vers l'assemblée qui l'observait, et se lovant comme pour échapper aux bourrasques neigeuses, montra qu'il désirait dormir.

Le successeur d'Ukiok venait d'élire ses maîtresses, sa maison, et demain, découvrirait la vie, la forêt, depuis l'Irrintzina.


FIN

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