L'IRRINTZINA





Raymond Jacquette

1
Du seuil de son auberge, José laissait son regard errer sur la montagne, lorsqu'il aperçut l'homme qui habitait l'ancienne ferme des Béharia. José Guéro ne distinguait pas nettement les mouvements de la silhouette. Mais il vit se clore les contrevents bruns. Puis le piéton dévala la prairie, disparut derrière un rideau d'arbres s'abreuvant à l'eau glacée de la Vorane. L'aubergiste fit volte-face et lança dans l'estaminet :

- Kattaline !... prépare le souper du parisien. Il descend tôt ce soir.

Seul dans le restaurant, le jeune homme prenait maintenant hâtivement son repas. De temps à autre, il portait une main prudente à sa paupière tuméfiée, virant du brun roux au mauve. Comme menaçait de le devenir sa lèvre supérieure gonflée. Puis Guéro remarqua que son client ne mouvait que malaisément son bras gauche.

Oyérégui, le receveur des Postes, pénétrait chez l'aubergiste comme le parisien en sortait pour regagner sa demeure. Les deux hommes se saluèrent d'une voix grave. Puis Oyérégui s'immobilisa sur le seuil de l'auberge, et observa le jersey clair s'évanouissant déjà dans la pénombre. Le receveur s'inquiéta :

- Que lui est-il arrivé ?

L'aubergiste laissa désirer sa réponse.

- Tu sais... lorsque l'on prend l'habitude de se promener la nuit, on fait de mauvaises rencontres.

Assis de guingois sur l'angle d'une table, les jambes pendantes, Oyérégui amorça la confection d'une cigarette.

- Tu ne vas pas me dire qu'il fait de la contrebande !

- Je ne dis pas cela. Certains lui reprochent seulement de s'intéresser à ceux qui en font...

- Alors... l'œil au beurre noir, c'est un coup d'Andure et de ses gars ?

José Guéro ne répondit pas. Oyérégui sut qu'il avait pensé juste.

- Vous avez tort...

Guéro ne résista pas à la tentation de parler.

- Nous avons tort... Nous avons tort... Pour les beaux yeux de qui crois-tu que ce gars-là se promène entre trois et cinq heures du matin, aux environs de l'Atchuria ?... Andure, Cambino et Iturey se sont jetés dans le fossé lorsqu'ils l'ont rencontré. Le type est resté au moins quinze minutes, sans bouger, à quelques mètres d'eux. Il leur fallait bien passer. Ils lui ont fait comprendre que sa place n'était pas là...

José s'affairait derrière son comptoir. Le temps se mit à couler dans le silence du vent doux et du mugissement étouffé de la Vorane. José ne paraissait pas absolument certain du bon droit de ses amis.

- Tu crois qu'il a un nom français ?

La question ne se justifiait pas. Oyérégui connaissait le nom de tous les gens de Berissparen. Mais en parlant de cette manière, José ne se montrait pas indiscret.

- Tu le croyais étranger ?

- Je ne crois rien. C'est Kattaline qui m'a dit ce matin : ... Si c'était un agent politique ou de la douane ?

Le receveur sourit. Et cela irrita Guéro.

- Si c'est un ermite, il existe d'autres lieux pour s'isoler... Vivre en célibataire, passer soi-même sa maison à la chaux et payer au fur et à mesure, ses repas, c'est de quelqu'un qui tient à la discrétion... Ou à pouvoir partir rapidement sans laisser de mauvaises opinions derrière soi. En cas de besoin...

Le receveur souriait toujours. Largement, pleinement, ironiquement, moqueusement, comme un persiflage. L'aubergiste voulut contraindre le receveur à davantage de confidences.

- Je sais même que le facteur des hauts ne va jamais jusqu'à la ferme des Béharia. Le gars descend chercher son courrier à la poste tous les deux jours. Je le vois passer et lire, tout en marchant, les journaux et les papiers qu'il remonte. Résigné, paterne, Oyérégui résolut d'apporter un terme à l'inquiétude de son ami.

- Vous n'êtes pas forcés de connaître le passé de tous les gens qui habitent ici. C'est entendu... Mais dis quand même à Andure, Cambino et Iturey, que s'ils le rossent à chaque fois qu'ils le rencontreront la nuit sur leur chemin, ils le tueront avant longtemps, ce qui n'arrangera pas leurs affaires...

- Enfin trouves-tu normal l'attitude de ce bonhomme ?

Oyérégui haussa les épaules et s'exclama :

- Trouves-tu anormal que ce type ait envie de goûter la sérénité de ce paysage ?... Il peut vivre suffisamment heureux là-haut pour n'y tolérer aucun intrus. Quant à se promener la nuit, la loi ne l'interdit pas. C'est sans doute qu'il n'a pas les mêmes raisons que vous, de redouter les rencontres...

Il n'entra que peu de monde chez l'aubergiste après le départ d'Oyérégui. José se disposait à clore l'estaminet lorsque sur le seuil apparut Andure. Court, maigre, noir, Andure ne variait que rarement sa tenue : béret, chamarra noire sur la chemise, pantalon de toile bleu marine, sandales de toile et de corde. Une épaisse moustache brune barrait son visage poupin. Qui observait Andure sans le connaître pouvait croire qu'il souriait. Il n'en était rien. Il ne s'agissait que d'une grimace chronique. Guéro accrochait les volets de bois, puis comme il refermait la porte, Andure l'arrêta. En langue euske, il lui fournit une brève explication. José retourna derrière le comptoir. Cambino arriva peu après. Ce fut Andure qui ôta le bec de cane et repoussa le volet. Cambino se prit à parler, mais Andure décrivait un geste... L'aubergiste le rassura. Ce soir on ne logeait personne. La conversation reprit en basque.

- Oui... Il est venu souper.

- Blessé ?

- Il boitille... A un œil bleu... Bientôt la lèvre... Un bras ankylosé...

Andure s'approcha du comptoir auquel il s'accouda. Et José sut que l'on le questionnait :

- Il est venu souper sans chercher à dissimuler son état. Tandis que je le servais, il m'a regardé à deux ou trois reprises, durement, dans les yeux. Il m'a ainsi fait comprendre qu'il savait d'où venait le coup. Plus tard, j'en ai parlé avec Oyérégui, qui sait, évidemment, qui est ce type. Mais ne m'en a pas dit suffisamment pour que moi je le sache. Il se pourrait seulement que ce soit quelqu'un de plus haut placé que vous le supposez....

Andure jeta un regard vers Cambino, qui, les bras croisés sur une table, comme un écolier, écoutait l'aubergiste avec attention. Tous trois réfléchissaient en silence lorsque l'on heurta de l'extérieur. Des quatre hommes ainsi réunis, Iturey, le plus âgé, gagna le centre de l'estaminet, et sans son béret on l'eût pris pour un bourgeois de village. Les informations recueillies sur le compte du parisien furent portées à sa connaissance, et il secoua sa grosse tête.

- Il faut y aller voir...

À l'entendement des quatre hommes, l'affirmation était précise. Elle signifiait que l'un d'entre eux allait incessamment, cette nuit peut-être, se rendre jusqu'à la ferme des Béharia. Elle signifiait encore qu'Iturey se désignait lui-même. Et c'est sans surprise ni commentaire que les trois compagnons d'Iturey le virent se fondre dans la nuit.

En se rendant chez l'aubergiste, Iturey mûrissait son plan. Si l'étranger restait douteux, on sévirait. Si l'avertissement constituait une erreur, on le dédommagerait. Si la vérité ne se distinguait, on la solliciterait par tous moyens. Les déclarations d'Oyérégui, enfant du pays, du village et depuis toujours respecté des cinq cents habitants de Berissparen ébranlait les convictions premières des contrebandiers. Tant pour la netteté de leurs intentions que pour leur sécurité, les quatre hommes devaient savoir.

Une légère échelle sur l'épaule, Iturey cheminait lentement. Il possédait un pâturage et un abri à matériel à courte distance de la ferme des Béharia. Et le rencontrer sur ce sentier n'eût surpris quiconque. Sachant ce qu'il voulait, où il allait, et pourquoi le solitaire piéton pouvait répondre à toute situation ou personne surgie de l'obscurité. La pratique de la contrebande maintenait son esprit de décision aiguisé et inventif. Et puis, se colleter avec un autre homme constituait pour lui une telle banalité qu'il pouvait en sortir sans même se faire reconnaître. Il ignorait sous quelle fenêtre de la ferme il devrait dresser l'échelle. Mais à toute heure de la nuit, une lueur perceptible depuis Berissparen papillotait comme une lointaine étoile au sommet de l'Otxogorrigagna (le mont du loup rouge). Gravés dans la pierre du linteau quatre chiffres, 1733, portaient mention de la date de fondation de la modeste bâtisse. Dont, depuis ce temps jusqu'à voici peu, tous les habitants successifs s'appelèrent Béharia. Mais les deux derniers, décédés après la disparition de leurs enfants dans les tranchées de Champagne durant la première grande guerre, y vivaient retirés du monde, en cultivant leur chagrin dans la solitude de l'Atchuria.

Bien que sa sociabilité fût contestée, on respectait ce vieux couple soudainement détruit par la mort du mari, après soixante trois années de mariage. La veuve ne résista que trois semaines au départ de son homme. La maison restait deux années vide et abandonnée. Bien que don en eût été fait à la commune, aucun acquéreur ne se présenta pour succéder aux derniers Béharia. Isolée et d'accès difficile par temps de neige, elle ne tentait quiconque. Le prix demandé tombait si bas qu'un jeune homme de passage à Berissparen et ayant lu l'offre écrite au volet de l'étude du notaire acquit l'ermitage une heure après l'avoir visité.

Aucun passant égaré n'eût deviné Iturey assis dans la nuit profonde à dix pas de la demeure. Laissant l'échelle au sol, il s'approcha, colla son oreille aux persiennes, revint se saisir de l'engin sous une porte de grenier transformée en fenêtre dont la vitre masquée intérieurement d'un mince rideau laissait filtrer une clarté orangée. Là se tenait l'occupant. Et cela le satisfit. Il n'aurait à pousser plus loin ses investigations ni à courir le risque de faire crisser le sable frais épandu alentour depuis peu. Plaqué contre son échelle, les yeux au niveau du solin, le basque examina, nez écrasé contre la vitre, l'intérieur de la pièce. À l'angle d'une vaste table de campagne autour de laquelle eussent pu s'asseoir douze convives, luisait une pansue lampe à pétrole. Du bois clair et des poutres cirées transformaient ce grenier en une confortable bibliothèque. Depuis les solives, des tiges de fer forgé descendaient, supportant les multiples étagères chargées de livres de tous formats. Sur la table, sur un bureau voisin, au sol, empilés sur des tabourets, des livres, encore des livres, s'égaillaient, jonchaient le sol, glissaient sous des sièges. Sur la vaste table, à portée de main, un amas de papier de couleur, une bouteille d'encre, pansue et mauve. Désordonnément entassées, des chemises cartonnées laissaient échapper des notes manuscrites, des coupures de presse barrées de bleu et de rouge. À l'une des extrémités du grenier-bureau, Iturey aperçut les pieds d'un sommier étroit, recouvert d'une housse de même teinte que les rideaux des fenêtres. Allongé sur le dos, le solitaire lisait un journal grand ouvert qu'il tendait devant lui. À sa droite, sur une étroite table à pattes courtes, dormait, sous sa housse de toile cirée, une machine à écrire.

Le contrebandier s'avoua ne rien trouver là qui justifiât l'hostilité dont ses amis et lui-même avaient fait preuve à l'endroit de l'étranger, la nuit précédente. Pour mieux réfléchir, Iturey fit un mouvement assurant son aplomb. En se déplaçant légèrement, l'échelle provoqua l'entrechoquement de deux tuiles. Iturey se tendit, ému et figé...

L'occupant du grenier leva son regard vers la lucarne. Le basque se sentit fixé droit dans les yeux. Contrebandier il se réclamait, mais point malfaiteur. Et cependant, en cet instant, il éprouvait un malaise. La fixité du regard qu'il voyait accroché au sien, et le sourcil arqué, l'émurent davantage qu'un coup ou une chute. Le basque connaissait le poids d'une poigne de douanier sur l'épaule... Il s'était souvent jeté dans les jambes de ceux-ci, en abandonnant la charge qu'il transportait. Mais il éprouvait de cela moins de malaise qu'en cette attitude, à cette heure, en ce lieu. L'étranger se leva, fit volte-face, étendit les bras, aspira profondément, rejeta lentement le buste en arrière. Puis son expression s'adoucit, et son regard exprima une rêverie naissante.

Iturey revint prestement au sol, saisit l'échelle avec précaution, et d'un pas élastique, disparut. Quarante minutes plus tard, à la lueur de l'âtre de la maison d'Andure, Iturey confiait à ce dernier...

- Nous nous sommes tous trompés... Il faudra que tu ailles le dire à Oyérégui dès demain matin, pour qu'il le dise aussitôt à Guéro, afin que quand l'étranger viendra souper, José lui assure que personne ne lui veut du mal... Qu'il lui propose même de l'aider s'il a besoin de quelque chose pour sa maison... On le lui offrirait si possible. Mais qu'il n'oublie pas d'ajouter qu'il se garde d'approcher, de nuit, la frontière...


2


Au-dessus de la porte d'entrée de l'auberge Guéro, un linteau de pierre portait, gravée, la suscription suivante :



l'An 1767, Maria DECHARA et Pierre GUERO

ont bâti cette maison


ORHOIT HILCIA


Cette lecture fixa l'attention de l'inconnue d'âge mûr, qu'une automobile déposa ce soir-là devant l'auberge Guéro. Ce fut José qui interrompit la méditation de la voyageuse, en se saisissant des deux valises que le chauffeur avaient ôtées du toit de la voiture.

Bien que ne se souciant pas outre mesure de la clientèle susceptible de loger dans son établissement, Guéro n'était pas pris au dépourvu par cette arrivée inopinée. Celle que José montra à sa cliente, des cinq chambres fraîches, sombres, et méticuleusement propres, qu'il offrit à son choix, plut immédiatement à l'inconnue. Après avoir attiré l'attention de sa cliente sur les dangers du parquet encaustiqué, le restaurateur ouvrit la fenêtre. Et l'arrivante se plongea dans la contemplation.

- Est-ce la première fois que Madame vient dans le pays ?

Sur la réponse affirmative, José poursuivit :

- En ce cas, je vais vous orienter... En face, légèrement à gauche, le col de Lizarietta, sur l'Espagne. Devant vous, masqué par l'Otxogorrigagna, le pic d'Ibantelly. À gauche, en vous penchant beaucoup, vous apercevrez le pic Sayberry, dominé dans le lointain, par l'Atchuria.

Il se tut, mais elle rompit le silence la première :

- Il est beau votre pays, Monsieur...

José sourit :

- On le dit, Madame... Nous autres, qui y sommes nés, trouvons tout cela naturel, et peu de gens, parmi nous, y pensent.

José se fût volontiers laissé entraîner dans un lyrique et dithyrambique monologue, si tout à trac la voyageuse n'avait lancé :

- À quelle heure dîne-t-on ?

- Quand il vous plaira, Madame...
Elle consulta sa montre-bracelet, porta son regard vers le panorama, et interrogea encore :

- Le village n'est pas loin. Peut-être savez-vous où habite Monsieur Lutaire ?

- Monsieur Lutaire ?

- Oui... L -u - t - a - i - r - e -...

- Je ne crois pas connaître, Madame...

Elle accusa une vive surprise :

- Curieux... Mais, est-ce que le nom de Darius, vous dit quelque chose ?

- Pas davantage, Madame...

Elle sourit, porta une main à sa bouche, puis s'efforça de faire la clarté.

- Voyons... Je suis bien à Berissparen ?

Guéro s'avança jusqu'à la balustre de fer forgé de la fenêtre, et tendant le bras vers la droite, dit en souriant :

- La plaque indicatrice est là, à cent mètres... Il ne peut y avoir d'erreur... À moins que ce ne soit le village qui est en Espagne, que vous recherchiez...

Le bras de l'aubergiste se tendit en direction du col de Lizarietta, mais il ne tira rien de plus de son interlocutrice, qui, muette, parut désireuse d'abandonner là le dialogue. L'aubergiste se retirait lorsque réapparaissant dès après son esquive, il questionna :

- Pour quelle heure dois-je préparer le souper ?

Elle hésitait :

- À quelle heure la nuit tombe-t-elle ?

- Pas avant vingt heures...

- Alors... Vingt heures...

Très peu de temps après, Guéro vit sa cliente nouvelle, et vêtue d'une autre robe, d'autres chaussures, partir vers le centre du village, puis repasser presqu'aussitôt devant l'auberge. Mais José ne dut qu'au hasard d'apercevoir, vers dix neuf heures, la silhouette de l'arrivante déambulant alentour de l'Otxogorrigagna, se déplaçant autour de la ferme des Béharia, heurtant à la porte, appelant, se lassant de ne recevoir de réponse, et prenant place sur le banc fait d'un fût d'arbre. José exhala un grognement de satisfaction rauque et prolongé. Il se précipita vers la cuisine, appela Kattaline, recula vers le fond de l'estaminet et y attendit son épouse, plus petite que lui.

- D'où vient cette femme, José ?

- C'est notre cliente...

Tandis que de l'index levé, José désignait la chambre du premier étage, Kattaline essuyait ses mains à son tablier, en parlant bas.

- On finira peut-être par savoir qui est ce sauvage ?

- ... Il s'appelle monsieur Lutaire...

- Tu le tiens d'Oyérégui ?

- Non... De cette femme...

L'étrangère prit place à la table du dîner à "heure prévue". Sur le bois brun, José avait tendu une nappe blanche. Et remplacé le siège de châtaignier par une chaise cannée. La mine sombre, le mutisme, la lassitude des gestes, trahissaient une profonde contrariété. José effectua le service avec discrétion. Bien que sa curiosité naturelle l'incitât à provoquer la conversation, il s'en gardait, retenu par une certaine révérence envers cette femme grave, et sans doute, moralement souffrante. C'est alors que l'étranger pénétra. La femme se leva avec précipitation et maladresse. L'homme, aussi surpris qu'elle, parla le premier, avec lenteur, et dureté.

- Toi ! ... ici ?

Le visage que l'œil tuméfié et la lèvre boursouflée rendaient ridicule, s'étira pour un sourire crispé. Mais madame Lutaire ne vit que la trace des coups.

- Olivier... qu'est ce que cela ?

Tourné vers Guéro, Olivier observa un silence avant d'aller vers sa mère et de la prendre dans ses bras.

- J'ai fait une chute... dans la montagne...

Sans que l'ordre lui en eût été donné, José dressait un second couvert à la table de l'étrangère.

Madame Lutaire parlait seule, maintenant, dévidant des questions auxquelles elle n'attendait point de réponse. Le jeune homme la laissait s'épuiser, sachant qu'il fallait qu'elle eût tout dit pour écouter à son tour. D'ailleurs, il déplaisait à Olivier de répondre à sa mère en présence de l'aubergiste. Celui-ci le devina et se confina a la cuisine en attendant d'être appelé.

- As-tu reçu toutes mes lettres ?

- Toutes, en effet...

- Alors, pourquoi ce silence ?

- Tu me poses toujours les mêmes questions ! Je t'y ai répondu une fois pour toutes, maman. Et puis, j'ai beaucoup, beaucoup travaillé. J'avais besoin de rompre les contacts pour m'isoler intellectuellement...

- Ce n'est pas une réponse d'un fils à sa mère. As-tu compté depuis combien de temps nous ne nous sommes pas vus ?

Avec beaucoup de gravité, Olivier précisa :

- Dix sept mois... et trois semaines...

Elle sursauta :

- Tu comptes jour à jour ?

- C'est inutile. Je me souviens toujours sans avoir besoin de gratter le fond de ma mémoire. Parlons utilement : quelle raison particulière te fait tomber ici, comme cela, sans prévenir ?... Il est heureux pour toi que tu ne m'aies pas attendu davantage... Il m'advient de rester en montagne trois jours de suite...

- Tout seul ?

- Avec qui vois-tu que je puisse voyager, ou vivre ici ?

- Quelle nécessité de t'absenter, et de vivre hors de ta maison ?

- La nécessité de recharger mes accumulateurs...

- Que cela veut-il dire ?

- M'isoler pour reprendre des forces, du courage, renouveler mes idées...

- Tu ne te sens pas suffisamment isolé, là-haut, dans cette baraque où tu mourrais sans que personne n'en sache rien ?

- Oh ! Que si... on s'en apercevrait... Il y a des gens qui s'intéressent à ma personne, ici...

Et portant à sa bouche le verre de vin d'Irouléguy, Olivier coula vers la porte entr'ouverte de la cuisine, un regard appuyé d'un sourire.

- Comment cela, des gens qui s'intéressent à toi ?

Sans atténuer l'ampleur de son verbe, mais en y ajoutant une outrance intentionnellement comique, il pencha le visage vers la table pour prononcer sourdement :

- ... Des contrebandiers...

Édith Lutaire ne répondit rien. Elle regardait son fils, ne le remettait pas, ne le retrouvait pas :

- Tu fréquentes ces gens-là ?

- Ces gens-là ?... Mais ils sont très bien ! L'important, c'est d'être dans leurs bonnes grâces. Mais ce sont des gens sûrs !

Cela aussi était énoncé à dessein. Et Olivier eût juré que la porte de la cuisine venait de battre légèrement. D'une voix faible, Édith s'autorisa une observation :

- Cette chute, en montagne, ne serait-ce pas plutôt une aventure avec ces gens ?

Olivier rit franchement :

- Tu brûles...

Mais Édith manifesta de l'alarme. Avec véhémence et indignation.

- Puis-je savoir quel genre d'existence tu mènes ?... et surtout quelle en est l'utilité ?

D'un geste agacé, il lui signifia de modérer son verbe. Elle se tut. Il mit à profit cette pause pour mander Guéro, afin que l'on apportât la suite. Mais l'aubergiste s'affairait maintenant derrière son comptoir.

- Tu es descendue ici, je suppose ?

- Je n'avais pas le choix. à moins que ta résidence comprenne une pièce, et un matelas, pour moi...

Dans cette phrase, Olivier perçut une tendresse qui ne pouvait plus longtemps se dissimuler. Après un instant d'indignation, les yeux d'Édith riaient, exprimant une joie encore inespérée, mais irrépressible.

- Il ne manque ni matelas, ni chambre... Mais je te préviens... Je m'éclaire au pétrole... On peut y faire la cuisine, dans la cheminée, ou sur un grand réchaud...

- Tu sais, pour moi qui ne l'ai jamais pratiqué, le feu de cheminée...

Elle convint que pour l'heure, elle serait momentanément mieux à l'auberge Guéro. Plus tard, on aviserait.

Le repas terminé, et Guéro ayant tenu à offrir la bouteille de vin d'Irouléguy en signe de bienvenue, Édith et Olivier Lutaire reprirent immédiatement le chemin de la ferme des Béharia, Édith tenant le bras de son fils. Tous deux parlaient maintenant lentement. La blancheur de la maison lointaine trouait la claire pénombre enveloppant l'Otxogorrigagna, les massifs de chênes et de châtaigniers. Les semelles de cuir des chaussures de madame Lutaire écrasaient le gravier à cadence régulière, contrairement aux pas feutrés des sandales de corde d'Olivier. À courte distance de la demeure la conversation cessa. Édith se retourna et contemplative, s'immobilisa, dominant la Vorane, le village de Berissparen, les rotondités montagneuses des lointains. Olivier, qui n'avait jamais suspecté sa mère d'alanguissement devant la bucolique des heures vespérales, ironisa :

- Ça vaut les Champs Élysées, même un matin de quinze août.

Le "oui" d'Édith ne fut qu'un souffle, mais il le perçut sincère. Ils atteignirent la maison. Bien qu'Olivier eût ouvert lentement la porte, enflammé la mèche de la lampe à pétrole à ventre jaune, il vit sa mère de nouveau immobilisée sur le chemin. Édith écoutait la sourde clameur des eaux torrentueuses de la Vorane et observait les clignotantes lueurs du village aux maisons déjà confondues dans la nuit humide et odorante. Olivier ordonnait :

- Maman... Je connais l'endroit. Entre ! Ou tu vas, à coup certain, prendre froid...

Édith pénétrait. Derrière elle, Olivier referma la porte en laissant claquer le pêne d'un gros verrou dont la gâche rouillée semblait du même ton brun que les poutres.

À l'intérieur de l'Irrintzina, Édith frissonna. Mais point seulement de froid. L'aspect de la salle basse l'indisposait. Une table épaisse occupait le centre. Quatre chaises cannées, une banquette constituée d'un coffre à haut dossier, et deux huches, représentaient l'essentiel du mobilier. À gauche de l'entrée, naissait l'escalier accédant au grenier. Sur le tablier de la cheminée, reposaient quelques objets de cuivre, d'étain, et de porcelaine. L'âtre, noirci, dénué de chenets, ne possédait plus que sa crémaillère dentelée pendant contre les briques carbonisées. Au-dessus de la hotte de la cheminée, les montants d'un râtelier d'armes à feu, vide, rejoignaient la poutre maîtresse, équarrie et brune. Dans le mur soutenant l'escalier, on avait ménagé une niche en ogive, dont les tablettes supportaient des récipients de grès, une ronde cafetière émaillée, quelques gobelets. Édith se dirigea vers une porte à l'extrémité de la salle, en demandant à quel lieu accédait ce passage.

- À ta chambre... Momentanément, j'y ai remisé les malles et objets inutilisés. Je la débarrasserai demain. Suivant la façon dont on la meublerait, ce pourrait être une salle à manger, ou un salon.

Édith regarda vers le plafond.

- Mais alors, tu loges là-haut ?

Il l'invita à la suivre, après avoir saisi la lampe à pétrole. Il se réjouissait par anticipation de la surprise qu'il réservait à sa mère, et apportait à son invitée un plaisir sûrement éprouvé et lui faisant un hommage dont personne encore n'avait été jugé digne, depuis la transformation de la ferme des Béharia en retraite érémitique.

Le parquet de ce grenier, ciré comme les poutres qui en supportaient la toiture, fit accomplir au regard de madame Lutaire une inspection circulaire et renouvelée sur un spectacle hétéroclite dans lequel les raphias tenaient lieu de carpette et de stores vénitiens. Au faîte du toit, sous l'angle droit des deux versants de tuile, une sorte de plâtrage grumeleux constituait un semblant de plafond.

- C'est pour cela que tu nous as quittés ?

- Ah ! Non... c'est pour cela...

Il désigna sa table, ses livres et ses dossiers entassés, les documents manuscrits éparpillés sur le vaste bureau.

- C'est encore pour ce que tu verras, demain matin, au petit jour, si tu passes la nuit ici. Tu comprendras alors que dans ce pays, l'ameublement est une superfluité... Tout se passe à l'extérieur.

Édith s'assit. Muette, interdite, elle considérait son fils. Il saisit qu'elle le blâmait davantage qu'elle s'y était préparée. Qu'elle réprouvait cette existence, cette carrière, cette paradoxale ambition, démesurée au regard de moyens si réduits. Il lui montra son lit.

- Alors, je t'installe là-dessus ?

- Et toi ?

- Il y a la chambre du bas...

Elle prit rapidement sa décision.

- Non... merci... Je suis lasse. J'aimerais rester longtemps couchée demain matin. D'ailleurs, je ne suis pas venue ici pour jouir du pittoresque, mais pour te voir...

- Et me dire de revenir à Paris... De m'y ramener, même, si possible...

- Tu n'en doutes pas...

Le soleil ayant lui toute la journée, la pièce lambrissée conservait une chaleur contraignant Édith à ôter son manteau. Olivier ouvrit l'étroite fenêtre et en souleva le rideau de velours. Sourde et puissante, la voix du torrent pénétra.

- Oh ! je t'en supplie... Ce bruit me rendrait folle... Referme ! Veux-tu ?

Il obéit, mais alla ouvrir une baie qu'il avait fait ménager dès son installation. La voix mugissante revint, plus sourde et plus lointaine.

- Tu peux dormir avec cela ?

- Je ne pourrais plus dormir sans l'entendre... Tu disais ?

- Je disais que je suis ici sur l'ordre de ton père...

Grave, mais calme par égard pour sa mère, se contrôlant, mais non disposé à ménager son père, Olivier saisit le sujet proposé :

- Allons-y... Que désire le père ?

- Il attend que tu te montres un homme...

- Tu emploies des mots, maman ! Toi, tu n'aurais pas ainsi amorcé la discussion. Tu récites la leçon qu'il t'a apprise. Donc, pour lui, la preuve en question, que je ne lui administrerais sans doute qu'en rentrant sans délai à Paris, et en me laissant intégrer à la société qu'il projette de constituer : Lutaire Père et Fils s.a.r.l., produc...

Édith l'interrompit :

- Assez, Olivier !... Je regrette que ton isolement ne t'ait pas fait perdre l'habitude de persifler. Je saurais au moins qu'il t'eût profité. Je suis ici parce que ton père est souffrant, éventualité sur laquelle tu ne t'es apparemment jamais penché...

Assis à son bureau, renfrogné, Olivier écoutait, sans exprimer d'autre sentiment que la résignation.

- Voici un mois, Papa a été très mal... J'ai eu plus que peur... Lui également. Il m'a interdit de t'adresser un télégramme, contrairement à mes intentions. Il s'est remis, mais reste inquiet. Il pense à toi davantage que tu penses à lui. C'est une mission qu'il m'a chargée d'accomplir, en m'envoyant ici. Car c'est lui qui m'envoie...

Édith dut se ressaisir, s'assurer de nouveau, retrouver le souffle que ses déclarations pénibles précipitaient.

- Voilà : il te laisse dès maintenant, à toi seul, la maison en l'état où elle est. Et dont l'importance croissante agace bien des concurrents, crois-moi. Il se retire, mais reste en silence ton guide et ton conseiller. Il te laisse également l'importante trésorerie, ne conservant qu'une discrète gratification pour les fonctions qu'il se réserve. Il va jusques à admettre que tu n'y consacres pas l'intégralité de ton temps, et que tu rémunères quelqu'un de compétent pour pallier tes éventuelles absences. Toi qui as si vaniteusement parlé de capitulation, en un temps, je crois qu'en voilà une de taille, et qui ne vient pas de qui on l'attendait...

Comme si elle pressentait que son homélie corrodait l'irréfragable opposition jusqu'ici observée par son fils, Édith crut pouvoir exploiter l'espace conquis.

- J'ai pour ultime instruction de rapporter ta réponse. Quelle qu'elle soit. Si tu ne m'en rends pas, ou que tu refuses catégoriquement, ton père passera des actes notariés avec son frère, ton oncle Paul et son fils. À propos : celui-ci vient de sortir numéro trois, de Centrale...

- Tu le féliciteras de ma part ! Un pareil nigaud qui possède le talent d'un Turner ! et se prépare à fabriquer des luminaires...

- Moi, Olivier, je pense qu'il est heureux qu'il nous en reste au moins un comme cela... Il te rachètera peut-être... Personne ne s'étonnerait d'ailleurs que tu aies besoin de lui plus tard...

Olivier regarda évoluer sa mère, qui, debout devant la baie qu'elle avait elle-même ouverte, respirait un vent encore tiède montant avec le mugissement de la Vorane, qui ne semblait plus gêner la femme dont les larmes troublèrent Olivier, ravalant les paroles hostiles inspirées par les exigences paternelles. L'arrivée impromptue d'un papillon velouté aux dimensions de pipistrelle la fit reculer jusqu'au pied du lit. Chacun observait un silence qu'il eût désiré entendre rompre par l'autre. Olivier se refusait aux débats. Et sa mère perçut que par là, il refusait de répondre à son père. En fait, il refusait tout : le dialogue, son éventuelle justification, l'héritage. Édith supposa qu'en ultime manœuvre l'évocation des liens familiaux rétablirait au moins la conversation.

- La santé de ton père te laisse-t-elle indifférent ?

- Sa santé, non... Si ma présence à Paris lui est une nécessité, j'y serai demain soir... Mais pour lui dire en même temps qu'il peut immédiatement convoquer l'oncle Paul chez le notaire. Et que je peux même y ajouter une renonciation écrite... Et si ma présence ne lui est pas indispensable, tu lui diras ceci : ... J'abandonne tous mes droits à la succession et il disposera comme il l'entendra de l'intégralité des biens qui sont les vôtres... Je sais ce que tu représentes pour lui et que quelque soit l'arrangement conclu, tu ne seras pas lésée. Donc, je ne nourris aucune inquiétude pour toi. En ce qui me concerne, dis-lui que je suis heureux parce que j'aime ce que je fais, et que je ne désire rien d'autre. Que je travaille aussi fermement qu'il a travaillé lui-même au cours de sa vie. Et tu peux ajouter que je lui demande pardon de la peine éventuelle que je lui cause...

Maintenant, Édith dissimulait son visage entre ses deux mains, et Olivier ne pouvait ne pas percevoir ses sanglots. Mais il décida de n'en pas tenir compte.

- Je ne te dis pas de lui parler de vocation, d'amour d'un métier qui pour lui n'en est pas un, puisqu'à son regard, je ne suis qu'un saltimbanque, donc un raté. Mais cela est sans importance. Ce qui l'est, c'est que tu ne manques pas de lui dire, de lui recommander, que s'il délaissait, dans son cas, et pour son bien, quelques jours, ses affaires, pour me rendre visite ici, cela lui serait salutaire, édifiant, et peut-être éclairerait sa religion... On arrangerait les deux pièces du bas. On trouverait des meubles, à peu de frais, dans les environs. Nous aurions le loisir d'accomplir ce que nous n'avons jamais fait : nous regarder et nous entendre vivre l'un l'autre. Il me découvrirait sans avoir à me questionner. Tu resterais bien entendu avec nous et tu te ferais accompagner de la vieille Bérangère, qui serait ici, à son affaire avec la cheminée, la pompe et les légumes des gens du village. Et papa s'apercevrait ainsi qu'il n'y a pas que les industriels à la tête de masses laborieuses, pour s'asseoir à leur bureau à six heures du matin... Non plus que pour se coucher à minuit. Ou plus tard...

Édith voulut livrer un baroud d'honneur.

- Ton père n'a rien à connaître de toi qu'il ne sache déjà. Il ne s'agit pas de louer ses mérites ou les tiens, mais de laisser entre les mains de ceux qui en sont les propriétaires prioritaires une valeur cultivée par et pour eux... et je...

- Assez, Maman !... Assez !... Ce sont les mots du père que tu répètes ici. Papa n'a rien construit spécialement pour moi. Vous vous êtes mariés jeunes et je suis venu au monde alors que l'entreprise était déjà florissante et que vous ne m'attendiez plus... Si jamais vous m'avez attendu autrement que par occasion. Ce n'est pas un reproche, mais une évidence qui n'ôte pas un iota à la valeur des propositions de papa... Je veux seulement dire que si je n'existais pas, l'entreprise Lutaire et compagnie serait dans le même état que ce qu'elle est à cette heure. Je conçois les scrupules du père qui veut agir dans la légalité, mais je lui déclare que je ne suis pas le successeur idoine, et que je ne jalouserai jamais celui ou ceux dont la compétence -la mienne étant en l'espèce, aussi nulle que chacun sait- justifie que l'on les intronisât au poste suprême. On ne peut être moins anarchiste que moi...

L'abattement, l'écœurement, la nullité de son combat, annihilait Édith qui perdit pied, et, vaincue, s'allongea sur le lit d'Olivier.

Il prit place à côté d'elle, et lui saisissait les mains lorsqu'elle se redressa brutalement :

- Mais quelle vie désires-tu mener ?... Quel but poursuis-tu ? À quoi tends-tu pour repousser avec tant de stupide arrogance ce que nous t'offrons ?

En trois grands pas, Olivier fut devant une étagère sur laquelle il saisit des livres. Trois autres pas le ramenèrent vers sa mère. Sa main gauche exhibait deux volumes reliés de basane marron.

- Voila l'ouvrage fait à Paris.

Du menton il désigna quatre volumes pareillement reliés.

- Voilà le travail exécuté ici en dix sept mois. Plus un autre en instance de parution. Un autre ici, mi-achevé, sur mon bureau. Des nouvelles et des articles périodiquement publiés. L'étude permanente d'ouvrages encyclopédiques dont le profit ne se fera sentir que dans fort longtemps, lorsque mon labeur bibliographique sera terminé. Pour l'œuvre que je considère comme devant se situer au-dessus de tout ce que j'ai fait jusqu'ici et pour laquelle je vis : une œuvre, une somme philosophique dont il est inutile que je t'entretienne, mais qui justifiera tous les sacrifices présents, et sans doute, ultérieurs... Voilà mes raisons, à moi ! Et je ne demande à personne de les comprendre, ni même de les partager. Pas même à toi...

Vaincue ou lasse, faisant effort pour comprendre ou s'accordant répit avant un nouvel assaut, Édith reprit le dialogue :

- Es-tu convaincu que le chemin du bonheur est bien celui que tu empruntes ?

Agacé, il haussa le ton :

- Mais bon dieu... Qu'est-ce que le bonheur pour vous ? Êtes-vous convaincus tous les deux, que c'est ce que vous voulez m'offrir à tout prix ?... Pour le père le bonheur ne peut être le même que pour moi... Nous n'avons tort ni l'un ni l'autre... Mais convaincs-toi, Maman, que je suis aussi heureux en faisant ce que je fais que le père en fabriquant ses luminaires.

Il retourna ranger ses livres, prit place à son bureau, un sourire amer distendant ses lèvres. Il agita quelques papiers, déplaça des objets, et envoya son regard droit dans celui de sa mère. Édith pleurait, silencieusement, désespérément. Alors, Olivier reçut un coup plus douloureux que celui asséné par les contrebandiers. Aux genoux de sa mère, il ne raisonnait plus.

- Maman, je t'en supplie... ce n'est pas pour pleurer que Papa t'a envoyée. Et moi je n' ai jamais eu l'intention de te blesser... J'aurais dû te laisser parler sans te répondre... Je suis stupide...

Il alla chercher un verre d'eau, et muni d'une serviette imbibée lui tamponna les paupières, les tempes, le front.

- Il ne faut pas prendre argent comptant ce que je dis... Ce ne sont pas des sentiments, mais seulement des points de vue, des raisons qui ne valent que ce que tu leur accordes...

Édith redressa sa taille, regarda son fils, et sourit. Ils s'enlacèrent silencieusement, ragaillardis tous les deux de la perdurance de cette faiblesse que restait leur tendresse. Les mains sur la chevelure de son fils comme le ferait une amoureuse, elle parlait à mi-voix.

- Il ne faut pas en vouloir à ton père, Olivier. Il est parti de loin, a tellement travaillé. Il ne te prend pas pour un incapable, tout au plus un... illuminé. Il ne méprise pas ce que tu fais, mais comme il considère qu'il faut être encore plus fort pour réussir dans ce que tu fais que dans ce qu'il a fait, il est sceptique...

Elle se leva, défripa ses vêtements, chercha son sac à main pour réparer son visage.

- Tu ne restes pas ?

- Je suis rompue... J'ai besoin de rester couchée un peu tard demain matin.

- Mais ici, tu le pourras, maman... Je te monterai ton petit déjeuner.

- Merci mon chéri... Mais ce bruit de cascade m'anéantirait...

Il n'insista pas, se saisit de la lampe, précéda sa mère jusqu'au rez-de-chaussée, souffla la flamme, claqua la porte pour enclencher le loquet et passa son bras sous celui d'Édith, qui déjà s'immobilisait.

- Mais tu ne fermes pas ta porte ?

- Il n'y a pas de voleur ici... De plus, je n'ai rien à voler...

Elle soupira, saisit par-dessous le bras, le poignet d'Olivier, et tous deux partirent d'un pas rapide vers Berissparen.

Olivier ne rejoignit l'Irrintzina qu'aux environs de deux heures du matin. Le chemin du retour l'avait conduit le long de la Vorane, jusqu'aux abords des grottes de Sare.


3


À dix heures du matin, et encore en état de somnolence, Édith Lutaire répondit "entrez" après que deux coups rapides et légers eussent été frappés à sa porte de chambre. Olivier pénétra et avant toute salutation, présenta ses excuses :

- Pardon, maman ! Je te croyais levée. J'ai supposé que les volets fermés te protégeaient du soleil...

- Mais entre ! Ouvre les persiennes...

Une lumière dorée s'introduisit par chacune des deux fenêtres entre lesquelles était disposé le lit. Puis il alla lui-même prendre à la cuisine de l'auberge le petit déjeuner qu'il revint offrir à sa mère. Accoudée à une fenêtre, les cheveux brossés, elle contemplait les montagnes.

- Maman, je te laisse le temps de te restaurer, de te préparer, durant que je fais une course dans le bourg, et je reviens te prendre. Nous irons vers le pic d'Ibantelly... C'est une magnifique marche en forêt. Là-bas, je t'offrirai une piperade chez une vieille basquaise de ma connaissance, et puis nous...

- Certainement pas aujourd'hui. J'ai beaucoup plus important à faire...

- Quoi donc ?

- Mes bagages...je m'en vais d'ici...

Olivier s'approcha d'Édith, mais comme elle lui tournait le dos, il ne saisit son regard que dans la glace, en même temps que ses mains se posaient sur les épaules :

- Tu ne m'accordes même pas une journée ?

Elle fit volte-face :

- Même pas, en effet. Tout juste une heure pour que tu me trouves une voiture, et que tu me fasses transporter jusques à l'Irrintzina...

Le regard de la femme vrillait celui du fils. Elle guettait la réponse muette qu'il lui fallait trouver tout au fond de l'œil sombre. Elle tressaillit de plaisir, toute rassérénée de percevoir qu'elle venait, cette fois, de le troubler pour de bon, de lui causer une authentique joie. Cela était si vrai qu'elle n'osa le fixer davantage, par crainte de voir tarir par l'orgueil la perle humide que l'émotion boutait hors les paupières. Olivier consentit cependant à un effort, en prenant la taille de sa mère.

- Il y a longtemps que tu ne m'as pas donné autant...

Elle avait redouté qu'il feignît. Maintenant, elle était certaine.

À douze heures, un panier de provisions ajouté aux bagages de madame Lutaire, celle-ci et Olivier atteignaient l'Irrintzina. Dans le cours de l'après-midi, Édith et Olivier déplacèrent de la poussière, des meubles et des ustensiles. Bientôt la chambre du rez-de-chaussée fut habitable, à ceci près qu'il fallait emplir la cuvette de marbre roux de la branlante table de toilette à l'aide de seaux d'eau puisée à courte distance de la maison, à la pompe même d'un puits profond comme un gouffre. Mais Olivier constituait bientôt une réserve par l'emploi d'un monstrueux chaudron déposé dans la salle principale et dans lequel on puiserait jusqu'au tarissement. Édith ne parlait plus de l'insupportable mugissement de la Vorane. Bien que de pratique empirique, la cuisine ne lui parut pas davantage étrangère que celle du modeste appartement qu'Olivier avait connu dans sa prime jeunesse, avant que l'aisance les conduisît vers un appartement bourgeois. Le jeune homme considérait avec crainte les efforts physiques et les pas que devait accomplir sa mère dont il se rappelait les plaintes durant la dernière année passée avec ses parents, et alors que des rhumatismes gonflaient les mains d'Édith. Croyant être le premier levé, il entendait Édith s'activer dans la salle basse dès six heures du matin, et trouvait déjà les pots de lait et de café sur la grande table. Et puis ayant paru expédier les travaux courants avec l'habitude d'une indigène, Édith s'installait au soleil, sur une chaise longue, au bord du chemin dont les principaux familiers restaient les lapins, les blaireaux, parfois, des biches, et la nuit, des renards. Les loups ne se rencontraient plus qu'en Espagne, Et encore, durant les hivers les plus rigoureux. Quant aux ours, Oyérégui assurait en avoir aperçu un aux environs de l'ltchuria, voici environ deux ans. Ces évocations ne parurent nullement inquiéter madame Lutaire dont les facultés d'adaptation ébahirent à ce point Olivier qu'il ne se réintéressa à ses travaux qu'environ une semaine après le début de leur cohabitation. Il était si heureux qu'il se sentit capable non seulement de rattraper les heures perdues, mais encore de faire bien plus que son plan le prévoyait.

Édith s'installait chez son fils avec un but rigoureusement déterminé : lui faire reprendre contact avec elle-même, raviver son goût pour la vie de famille qu'elle lui avait connu au cours de son enfance, et par ces moyens, recréer une atmosphère propice à des conversations intimes dont monsieur Lutaire resterait le propos privilégié. Et au terme desquelles madame Lutaire regagnerait Paris au bras de son fils. Ce n'était point là improvisation. Après qu'Olivier eût ramené sa mère à l'auberge, le jour même de son arrivée, Édith avait téléphoné à Francis Lutaire, son époux, lui faisant rapport de l'état de choses, des dispositions morales et professionnelles d'Olivier, et de son ardent désir, à elle-même, de revivre quelques jours aux côtés de son fils. Francis Lutaire avait alors abondé dans le sens des désirs de sa femme, lui conseillant même de ne point compter son temps, mais d'user de la conjoncture pour tenter d'obtenir ce que les injonctions premières n'avaient pu produire. Puisque Berissparen séduisait Édith par un pittoresque grandiose, et que pour précaire que fût le confort à la ferme des Béharia, elle s'y sentait autant à l'aise que dans ses huit pièces parisiennes, autant user de tout cela pour livrer et gagner un combat que le coriace Francis Lutaire n'estimait point perdu.

Pour sa part Édith restait stupéfaite du pouvoir d'isolement d'Olivier, de sa faculté de concentration, de son besoin de solitude, de ses rigoureux horaires, de sa puissance de travail. Elle savait, pour l'avoir vu préparer ses examens classiques, que sa détermination guidait ses résolutions, quelle froide et parfois, inquiétante et délibérée dureté à l'égard de ses camarades, le conduisait à les éloigner, les rabrouer, pour travailler plusieurs journées consécutives, sans autre contact avec les siens que les repas, et les indispensables paroles issues des indispensables contacts. Se priver de réjouissances, de la compagnie de camarades intelligents ou d'une jeune fille captivante, ne constituait pas vertu, chez Olivier. Il pouvait partager des agapes, des rires, un chahut d'étudiants, des opinions, sans y participer autrement que sur et pour l'instant. De plus, s'il tâchait courageusement, cela tenait à ce qu'il savait qu'il lui fallait consentir plus d'effort dans la mesure où il devait plus approfondir et répéter que les autres, pour retenir et mémoriser. Et son père, enchanté des singuliers moyens de son fils, entrevoyait en ce dernier le digne successeur du créateur que lui-même, Francis Lutaire se savait être devenu, et considéré comme tel. Mais un cancer sourdait au nombril même de l'élaboration mentale de monsieur Lutaire : il ignorait que son fils ne courait point vers le même but. L'ayant appris, enfin, il entendait infléchir le sens des choses.

À l'occasion des achats du matin, Olivier relevait le courrier auprès de son ami Oyérégui, au bureau de poste. Confiant au receveur que madame Lutaire écoulait ici quelques jours de vacances, il l'informait qu'il fallait s'attendre à une légère -oh ! très légère- augmentation du volume de la correspondance à lui adresser. En l'occurrence, Oyérégui proposait de faire monter tous les deux jours par le facteur, les plis destinés à l'Irrintzina. Olivier s'y était opposé, puisque l'obligation de venir à Berissparen pour les nécessités domestiques incluait le passage à la poste.

Le resserrement des liens entre Édith et son fils créait une allégresse à la fois chaleureuse et pudique dans laquelle tous deux baignaient de telle manière que les jours leur échappant, le temps se consumait comme un ruban de magnésium, et que sans aucun regret, Olivier offrait à sa mère des heures de lecture de ses œuvres, qu'il n'eût à quiconque proposées.

Et ce fut dans une ambiance de philosophique euphorie que, comme une lame de fond apportant une sinistre épave sur une plage ensoleillée, chut un message de Francis Lutaire. Olivier n'ouvrait jamais une lettre adressée par son père à sa mère. Celle-ci en lisait toujours de longs extraits à Olivier, qui ne se formalisait pas de ce qu'Édith en sautât parfois des passages composés vraisemblablement de commentaires sévères à l'égard d'Olivier. Qui en souriait discrètement, plus gêné pour sa mère que pour lui. Mais aujourd'hui, madame Lutaire pâlissait en parcourant le texte venu de Paris. Autant par tact que pour n'exercer aucune pression, Olivier l'avait laissée seule. Et quelques instants plus tard Édith était venue poser sur le bureau d'Olivier, et sans commentaire, la lettre de Francis. Puis elle s'éclipsait, marchant seule autour de l'Irrintzina.
"Tu m'as affirmé accomplir ce voyage à contre-cœur. Or voici cinq semaines que tu séjournes à Berissparen ! Je te charge d'une mission aussi importante qu'urgente, et tu me dis froidement comprendre que ton fils se plût dans un aussi joli lieu convenant à un labeur aussi accaparant. Je relève d'une attaque préoccupante et tu prends des vacances ! Ne polémiquons pas : Fais moi connaître la décision d'Olivier. Après quoi, et dans le cas où il s'imbécilliserait davantage, mère et fils pourraient s'acheter une concession à perpétuité dans un pays si attachant. Quant à l'invitation, je me garderai bien d'y déférer, suffisamment désolé que je suis par deux fous qui croient que l'argent se puise dans les torrents et les forêts grandioses"...

Pour injustes et vexatoires que fussent les observations de Francis, Édith n'en tenait pas rigueur à un homme qu'elle connaissait colérique, mais revenant toujours à la mesure lorsque son épouse décidait de l'y ramener. Elle estimait d'autre part que Francis ne pouvait juger en connaissance de cause, et regrettait qu'il n'acceptât même pas de venir la chercher à Berissparen pour y constater de quelle rigueur était la discipline d'Olivier. Mais toutes ces considérations, frappées d'inutilité, n'empêchèrent pas madame Lutaire d'écrire à son mari qu'elle aurait des choses importantes à lui communiquer par prochain courrier. Elle alla elle-même poster sa réponse. Puis elle s'accorda quelques journées de réflexion avant que de réentreprendre Olivier, par l'effet d'une nouvelle stratégie.

Ce matin-là, Olivier éveilla involontairement sa mère à cinq heures. Elle entr'ouvrit discrètement la porte de sa chambre et aperçut son fils chaussé de brodequins, coiffé d'un béret, et ayant passé une blouse épaisse ceinturée à la taille. Un pantalon de velours noir introduit dans des leggings lacées, le transformait en colporteur des temps passés allant vendre mercerie et romans dans les villages de montagne. Sur son côté gauche pendait une musette qu'il s'efforçait de gonfler d'un énorme quignon de pain enfermant de la viande froide, en plus de livres préalablement introduits. À pas longs et intentionnellement silencieux, il gagna la porte derrière laquelle il saisit sa makhila de néflier à bride de cuir sans laquelle il ne fût jamais allé en course longue. Dans sa déconvenue, Édith ne songea même point à l'empêcher de partir. Lorsqu'elle n'entendit plus son pas sur le chemin, elle se rendit à la fenêtre et aperçut à ce moment le message posé sur la table.

"Petite mère. Ne t'inquiète pas. J'ai besoin de vagabonder un peu. C'est rédhibitoire et spécifiquement utile à mes cogitations. Quelques idées à éclaircir. Je serai de retour demain pour le souper. Tendrement à toi. OL."

Après la satisfaction, lâche, qu'éprouva Édith de n'avoir pas à parlementer avec son fils, succéda la crainte de rester seule dans cette maison isolée, deux pleines journées et une nuit. Pour dissiper ce malaise, elle décida de se rendre à Berissparen. L'après-midi qui suivit et la journée du lendemain lui permirent de penser longuement aux raisons de l'un et de l'autre des deux hommes peuplant son univers. De se sentir seule dans ce décor sylvestre aussi captivant sous le soleil qu'il devenait menaçant aux heures nocturnes du mugissement de la Vorane, inspira à Édith de considérer comme anormale l'existence, au sein d'un tel site, d'un être humain normalement constitué, et travaillant dans un érémitisme dont l'étrangeté justifiait, sans que Francis s'en doutât, les objurgations de l'industriel. Alors, sans émotion et sans même un doute, Édith, avec l'énergie et la foi de l'illumination, se promit qu'elle serait accompagnée de son fils lorsqu'elle regagnerait Paris. Et quels que fussent le temps et les arguments employés.

À l'heure fixée par lui, Olivier réapparut dans l'encadrement de l'étroite porte de la ferme des Béharia. Les stigmates d'une fatigue profonde et une barbe apparente n'éteignaient cependant pas l'ardeur d'un regard intérieur. En recevant les baisers de son fils, Édith crut qu'il lui livrerait une nouvelle extraordinaire. Mais s'il l'embrassa tendrement, longuement, il s'éloigna sans mot dire. À l'extrémité gauche de la demeure, à proximité du puits, une sorte de resserre en planches de sapin servait au rangement de quelques instruments aratoires et de bûches de chauffage. En cette saison, Olivier s'y enfermait parfois quelques instants pour y prendre une ablution froide dans un tub de zinc. Après qu'il se fût lavé, il regagna sa chambre-bureau comme s'il était seul. Déroutée par ce retour sans parole qui s'additionnait d'une immédiate claustration, Édith gravit silencieusement les degrés, et se prépara à exiger quelque explication. Elle resta figée devant l'entrée du bureau. Épinglée au panneau de la porte, elle lut la réponse à sa curiosité...

"Sois sans inquiétude. J'ai besoin de mettre immédiatement au net le résultat de mes réflexions. Ma santé morale est complète, en dépit des apparences. Ce soir et demain matin, dépose pain, lait et confiture devant la porte. Je serai à toi, demain en fin d'après-midi, pour au moins vingt quatre heures. Et tu pourras me poser toutes les questions que tu retiens en ce moment. D'ici là, je t'embrasse comme lorsque j'avais dix ans : ma tête sur tes genoux."

Déboussolée, interdite, madame Lutaire tourna sans pouvoir fixer ses réflexions, jusqu'à l'heure du dîner, constitué d'un œuf et d'un fruit. Puis dans une nuit transparente et tiède, elle alla voir papilloter les lueurs villageoises sur fond de ciel rubescent. Autant la vastitude du décor l'émouvait, autant l'éloignement dans lequel la tenait son fils la blessait, la pénétrant d'un sentiment d'inutilité de sa personne, et la poussant, sans l'oser, à enfreindre l'interdit. De l'extérieur elle levait le regard vers la fenêtre derrière laquelle travaillait Olivier. De l'intérieur elle fixait le plafond de la salle basse. Les vingt quatre heures de claustration annoncées, devenues quarante huit heures, Édith observait, tacitement, le renouvellement des aliments déposés à l'entrée du bureau. Malgré sa vigilance, elle ne parvint jamais à assister à l'échange des couverts. Au terme du troisième jour, Édith sut qu'elle ne pourrait pousser plus avant l'abnégation, supporter le silence, et ce qu'elle se prenait à considérer comme du mépris. Alors qu'elle se préparait à gravir l'escalier, Olivier déboula, vêtu d'une minable robe de chambre sur un pyjama chiffonné, les pieds dans des sandales de bain trouées.

Hirsute, plus rongé par la barbe que jamais, son visage exprimait une fatigue à peine démentie par un sourire large, si sincère, si destiné à elle-même, si satisfait, qu'il en parut inextinguible, et qu'il fit fondre le ressentiment d'Édith. Et bien qu'il s'en défendît et lui demandât de lui accorder trente minutes pour se doucher et se raser, il dut céder aux embrassements de sa mère qui tint à lui préparer elle-même un tub chaud dans le "gourbi", comme elle avait dénommé la resserre extérieure. Durant ce temps, elle s'employa à la préparation d'un repas substantiel.

Ayant recouvré la parole, Olivier décrivit son périple, sa rencontre de bergers de lui connus, et du cayolar dans lequel il avait passé sa nuit de pérégrin.

Il se racontait en riant. En riant comme s'il s'agissait d'une partie de plaisir. De ce voyage il rapportait ce qu'il était allé quérir. C'est-à-dire le mûrissement d'une idée, des perspectives, des clartés irréelles, imperceptibles à autrui, et qui pour lui l'étaient encore au moment de son départ. Depuis son retour, il s'était appliqué à écouter les mots que lui dictaient les souvenirs, à cerner ses acquisitions, à éprouver leur résistance et leur résonance. Aux formes aptères emportées à l'heure de son départ il substituait depuis deux jours des formules encore abstruses que les heures futures allégeraient, décanteraient, éthérifieraient, dès après la fécondation du rêve.

Alors Édith se sentit comme gagnée par les mêmes notions et les sublimations verbales d'Olivier. Et elle craignit brusquement de faillir, d'être captive des pièges tendus par les mots, et de prendre parti pour le choix de son fils ! Pour s'extraire de cet ensablement, elle passa à des déclarations extrêmes qu'elle jeta comme pour jalonner un chemin impraticable.

- Je vais m'en aller, sais-tu, mon grand...

- Pourquoi faire ?... Tu viens à peine de t'installer...

- Presque deux mois... Tu as lu la lettre de ton père ?... Heureusement que je le connais. Sinon, on redouterait le fusil derrière la porte... Songe à sa santé.

- Écris-lui de venir te rejoindre. Je sais qu'il possède des collaborateurs capables de le suppléer quelque temps. Si l'Irrintzina ne lui suffit pas, on trouvera rapidement une confortable maison dans les environs, et je vous promets d'y aller prendre au moins un repas chaque jour entre vous deux. Pour le contraindre, annonce-lui que tu as résolu de résider ici jusqu'à l'entrée de l'hiver.

- Égoïste... Tu veux me garder parce que je te suis pratique... Que tu n'as à t'occuper de rien. Que tu n'es plus dans la nécessité de prendre tes repas chez Guéro. Que tu peux te cloîtrer sans préoccupation matérielle.

Ils rirent ensemble. Madame Lutaire crut favorable l'instant pour imposer ses propos, revenir à son but, à sa mission. Mais dès l'amorce d'une allusion aux instructions paternelles, Olivier se leva, fit quelques pas dans la salle, et s'exprima avec une dureté contenue qui détruisit toute l'euphorie accumulée depuis sa descente du bureau.

- Maman... ma petite maman, je n'en entendrai pas davantage sur le sujet qui te préoccupe. Que cela concernât mon père, toi ou les cousins associés. La question a été tranchée depuis mes paroles de renoncement aux avantages matériels de la situation proposée. Nous ne pouvons plus en parler. Ou je resterai muet. Si tu insistais, je partirais de plus en plus souvent, et je resterais de plus en plus longtemps. Ce sera la dernière allusion à ta mission. Ne compromets pas un séjour, qui, je le vois, t'est déjà physiquement profitable... Chausse-toi. Nous ferons une promenade bourgeoise de l'autre côté de Berissparen, dans le col que font les deux petites montagnes. Nous serons revenus pour dîner chez Guéro, ce qui lui fera plaisir. Et je te présenterai officiellement à Oyérégui, le receveur, qui sous ses allures de berger devenu facteur, sait beaucoup de choses, est plus fin que la moyenne de ses compatriotes, et lit davantage qu'un parisien ordinaire. Je mets de l'ordre là-haut. Nous partirons dans vingt minutes.

Sans manifester opposition ni enthousiasme, madame Lutaire obéit. Elle déambulait avec aisance et plaisir, et durant le repas chez Guéro, Olivier faisant à dessein pérorer José, la vit avec joie se détendre aux histoires locales racontées avec l'accent et ponctuées de locutions dialectales euskes. Puis Oyérégui, discrètement prévenu par José, était apparu. Et sans s'en rendre compte, Édith, vidant plusieurs verres de vin d'Irouléguy, répondait cordialement aux amis d'Olivier, qui avait dû insister résolument pour rompre la réunion à laquelle les dames Guéro et Oyérégui participèrent quelques instants avant la séparation, en faisant promettre à Édith d'être leur invitée dans quelques jours.

Olivier percevait que sa mère subissait le "charme" des gens et du lieu, qu'elle perdait partie de ses préoccupations, et qu'il était en droit de supposer qu'il menait pour son compte le combat psychologique imaginé et ordonné par le père. Au bras de son fils et gravissant la sente conduisant à l'Irrintzina, Édith baignait dans une délicieuse lassitude après avoir parcouru quatorze kilomètres d'une seule traite. Elle se remémorait, avec tendresse, les traversées de torrents, portée comme une épousée, par cette irréductible inassujetti.

- Dis-moi, que signifient les deux mots gravés sous l'année de construction inscrite dans le linteau des portes d'entrée ? ... Orhoit Hilcia...

- C'est une sentence, et un conseil de philosophie suprême... Cela signifie : pensez à la mort...

Édith lâcha le bras d'Olivier, s'immobilisa, inspira profondément.

- Singulier accueil... Et tu as emménagé dans une maison qui porte cette épigraphe ?... Sans que cela t'assombrisse ?

- Inscrite ou pas, cette sentence est une vérité valable pour tout ce qui vit dans le monde... La mort doit rester aussi acceptable que la vie, puisque l'apparition de la première implique l'accomplissement de la seconde... Mourir jeune ou vieux ne comporte aucune signification, aucune injustice, contrairement aux criailleries de l'humanité, puisque mort signifie cessation des tourments, de la souffrance, du sort contraire...
Édith posait ses poings sur ses hanches.

- Parce que, tu admettrais, à ton âge, et pour ton âge, la cessation de la vie ?

- Sans aucune révolte, mais seulement avec la peur, si telle était l'éventualité, de la souffrance... Je dois être lâche... vois-tu, maman...

- T'entendre parler pareillement... Et moi qui croyais te connaître !

- Qui connaît l'autre ?... Et qui se connaît lui-même ?

Édith posa une main sur le bras d'Olivier.

- La vérité, Olivier... c'est de cela qu'il est question dans tes travaux ?

- Pas de cela spécifiquement, mais du moyen d'y parvenir en ayant éliminé cette lâcheté... dont je viens de parler.

Le regard au sol, plongée dans une réflexion silencieuse et grave, Édith marchait à cinq pas devant Olivier. Elle fit brusquement volte-face.

- Tu sais, mon grand... Moi, je puis te comprendre. Mais ton père, jamais...

Les mains dans les poches, Olivier souriait sceptiquement.

- Je le sais depuis longtemps. C'est bien pourquoi je ne vois pas d'arrangement possible.

- Et tu penses gagner ta vie en traitant de tout cela ?

- Vous ai-je demandé de l'argent depuis que j'ai quitté la maison ?

- Parce que, sincèrement, tu considères que tu gagnes ta vie dans ton actuelle position ?

- Il y a deux façons de subsister : d'abord, gagner plus d'argent que ce dont on a besoin, en faisant n'importe quoi. Ensuite, faire ce que l'on désire et que l'on aime faire, en subsistant. Le temps s'écoulant, on améliorera son état matériel. Mais n'essaie pas d'expliquer cela au père, il te répondra -il l'a fait- qu'il ne nous reste plus qu'à nous acheter une concession au cimetière d'ici...

- Mais, quelle clientèle peut aimer cette littérature ?

- Je vais te faire saisir, maman, ce que tu ne résoudras pas par un raisonnement classique. Je travaille depuis plusieurs années sur l'élaboration d'une théorie philosophique que je matérialiserai lorsque je serai en possession des éléments originaux issus de mes études et de mes réflexions personnelles. Mais cela demandera sans doute encore quelques années. Car outre ma propre inspiration, ma propre opinion des hommes et des travaux existants, je dois lire, analyser tout ce qui a été écrit avant moi sur le même thème ; c'est ce que l'on appelle constituer une bibliographie. Comme tu me l'as fait remarquer, cela ne rapporte pas d'argent. Alors, je prélève quelques mois sur l'année pour écrire un roman ordinaire, des articles de journaux, qui, étant pour moi de nécessité alimentaire, assurent mes frais. Lorsqu'il ne me reste plus que quelques semaines de réserve pécuniaire, je reconstitue ma réserve par ce moyen, après quoi je me remets au travail principal, ainsi je...

Édith ne pouvait en écouter davantage. Elle vint se poster tout contre Olivier, agrippa les revers de son vêtement, et lui coupa la parole :

- Maintenant, je sais... Je sais tout ce que je n'avais pas encore compris. J'ignore si tu as tort ou raison, si tu réussiras ou non, mais je sais que ton père perd son temps...

Olivier persifla :

- Toi également, sans doute...

- Je n'ai rien dit de tel, il me semble... Mais je peux affirmer que si ce n'était la crainte de lui déplaire, je serais restée ici plusieurs mois avec toi, sans exigences et sans te poser de questions. Allez, rentrons.... Il est tard...

Elle l'entraîna vers la maison, se confectionna une tisane dont elle lui servit une tasse sans le consulter, et sans pousser plus avant un débat dont il sembla à Olivier qu'elle s'appliquait à éloigner l'objet.

Puisqu'ils étaient convenus de se lever tard, Olivier ne descendit pas avant huit heures à la salle basse, pour y partager le petit déjeuner. Mais seul son couvert restait dressé. Et un message planté dans la grande tasse l'informait que : "... Ayant à réfléchir, et désireuse de mieux connaître ce pays, je suis descendue, seule, et tôt, au village, pour y acheter quelques souvenirs. Puisque je t'ai fait perdre du temps et que tu as à travailler, j'ai décidé de déambuler en touriste, et ne rentrerai qu'en fin d'après-midi. Crois que mon moral est aussi serein qu'est vive ma tendresse pour toi. Mam."

En se servant de tout ce qu'Édith avait préparé pour lui, Olivier conclut que sa mère se disposait à regagner Paris, après avoir renoncé à convaincre son fils et a satisfaire son mari. S'il n'avait su convertir sa mère à sa cause, il ne s'en était pas moins fait une alliée. Et cela devenait pour lui, à la fois un apaisement et un encouragement.

Dix sept heures sonnaient à l'église de Berissparen, lorsqu'Édith talonna dans la salle basse. Olivier descendit l'accueillir et la questionner. Mais, tout en restant enjouée et tendrement mystérieuse, elle exigea que ne lui soit posée aucune question. Elle devait, dès demain après le petit déjeuner, redescendre au village, faire des courses avec madame Oyérégui. Olivier plaisanta en agitant l'argument selon lequel il ne manquait plus que sa mère connût l'épouse du notaire pour devenir, déjà, une notabilité locale. Si le père apprenait cela...

Cherchant alentour, Olivier ne vit trace d'emplette quelconque. Ces itinérances insolites le firent sourire et il eut scrupule de n'en point taquiner sa mère, qui, derechef, le lendemain matin, s'éloigna à l'heure prévue. Édith avait annoncé son retour pour seize heures, et d'apercevoir sa mère en compagnie d'une autre femme, gravissant la sente accédant à l'Irrintzina dès quatorze heures, intrigua Olivier. Depuis sa fenêtre, il observa le cheminement des deux silhouettes, mais ne reconnut dans l'étrangère ni madame Oyérégui ni madame Guéro. Il cessa d'écrire, et, debout, suffisamment en retrait pour n'être pas aperçu, tenta d'identifier la nouvelle visiteuse. Il dut convenir ne l'avoir jamais vue. Elle avançait à pas plus longs et plus lents que ceux d'Édith, et portait un sac de cuir brun au bout d'un bras. Pour autant qu'il put en juger, elle écoutait attentivement les paroles de madame Lutaire. À n'en pas douter il ne pouvait s'agir que d'une basquaise, grande, vêtue d'une robe noire qui en raison de son ampleur était ramenée sur le côté droit en un drapé doublé également d'une jupe noire. Un court et étroit tablier de soie également lié à la taille et ovale dans sa partie inférieure, constituait tout le luxe de la vêture. Pliée sur le même bras, se devinait une cape à capuchon comme les habitantes de Berissparen s'en jettent, l'hiver, sur les épaules. Lorsque la femme abaissait son visage pour mieux entendre madame Lutaire, sensiblement plus petite, Olivier distinguait le burucoa, cette sorte de pelote noire, qui maintenait comme en un champignon, l'extrémité des cheveux soigneusement tirés. La femme chaussait des sandales. Mais sans doute le sac qu'elle transportait devait-il contenir des sabots. Car Olivier saisissait soudainement...

Les absences de sa mère et les rencontres de celle-ci avec madame Oyérégui prenaient un sens : Édith accompagnait jusqu'à l'Irrintzina une domestique trouvée et recommandée par les épouses du receveur et du restaurateur. Visiblement debout à sa fenêtre, Olivier souriait, hochait le chef, et regardait avancer les deux femmes. Comme il s'y préparait, sa mère vint heurter à sa porte, et avant que d'entrer lança :

- Je t'ai fait une surprise... Devine...

Il décida de jouer le jeu, feignit l'amusement, la curiosité.

- Tu m'as acheté un cheval pour l'écurie inoccupée ?... une vache pour n'avoir pas à aller quérir le lait chez Urrutu ?

Madame Lutaire, debout sur le seuil de la chambre, agitait la tête en dénégations répétées. Olivier énonça diverses éventualités : une voiture... le plombier pour établir un devis de salle de bains... un chien... un électricien pour réformer les lampes à pétrole... Il fit durer la plaisanterie jusqu'à la niaiserie, puis sans changer de ton, déclara lentement :

- À moins qu'il ne s'agisse d'une servante accorte, grande, tout de noir vêtue, avec un visage sévère de nonne, un burucoa sur l'arrière de la tête, des espadrilles aux pieds, une grande cape sur le bras, et un sac de linge à la main...

Édith exprima un Ah ! de stupéfaction qui fit rire Olivier mais ne dérida point l'étrangère restée à l'entrée de la demeure. Invité par sa mère à descendre pour que lui soit présentée la basquaise, Olivier lui serra la main et constata qu'elle était plus grande encore qu'elle le paraissait vue du premier étage. Quoique triste et dur, le visage était beau, sévère, quasi hiératique. Quarante ans, peut-être. Un imperceptible duvet ourlait la lèvre supérieure, et des cheveux follets retombaient autour des tempes. L'épiderme de la main, rêche et ferme, trahissait les contacts fréquents avec les travaux des champs, le cuir des bêtes. Avec beaucoup de vanité, et comme elle l'eût fait à Paris, Édith avait présenté Olivier :

- Mon fils, Olivier Lutaire, écrivain.

Respectueuse, silencieuse, apparemment imperméable à la qualité énoncée, la basquaise avait incliné la tête. Mais Olivier saisit dans le regard une fierté secrète que ne devaient point entamer les titres, la notoriété, ni peut-être même la possession de richesses matérielles. Puis il apparut à Olivier qu'il s'était suffisamment exhibé. II alla boire un verre de lait au pot de grès déposé sur la huche, et délibérément gagna l'extérieur. Édith comprit que son fils désirait lui parler mais elle accompagna d'abord la femme dans la chambre du fond, conversa quelques instants avec elle, et du seuil, demanda à Olivier s'il permettait que l'on visitât son bureau. Elles n'en redescendirent que longtemps après, et ceci agaça Olivier. Bien que n'entrant pas en fonction sur le champ, la servante fut priée de partager une collation qu'elle décida de préparer elle-même, durant qu'Édith rejoignait son fils. Ils déambulaient autour de la maison, mais madame Lutaire avait résolument pris la parole et l'étrangère pouvait entendre certaines des paroles prononcées.

- Cela n'a pas à te sembler drôle. Que tu en conviennes ou non, tu as besoin de quelqu'un... ça ne bouleversera pas ton budget. Je t'ai dit les conditions : c'est moi qui règlerai le salaire de cette personne. Tu gagneras un temps considérable puisque tu n'auras pas à prendre tes repas chez Guéro. Lorsque tu te rendras en montagne, il y aura quelqu'un dans la maison.

- C'est un point de vue. Ma tranquillité, mon isolement, seront compromis. Je devrai prendre mes repas à heure fixe. Je devrai...

- Tu ne devras rien du tout ! Je l'ai prévenue. Elle sait comment tu désires vivre, travailler, et elle est toute disposée à s'organiser en fonction de tes manies ou de ta méthode de travail. Elle sait que tu peux rester huit jours sans parler, et ne s'en formalisera pas. Pour tout te dire, c'est par mesdames Guéro et Oyérégui que je l'ai rencontrée : elle sait tout de toi... Elle acceptera même de s'en retourner si après quelques semaines d'essai elle te devenait insupportable. Ne sois donc pas insupportable le premier, et pour me faire plaisir, permets-moi de rejoindre ton père en te sachant en de meilleures conditions matérielles que celles dans lesquelles je t'ai trouvé. D'ailleurs, si ce n'était que je ne veuille laisser ton père seul, après l'accident passé, je me serais imposée ici ; même contre ton gré...

Olivier estima inutile de débattre plus longuement. Il agréerait l'intruse un temps convenable, par déférence pour sa mère. Plus tard, il aviserait.

- C'est parfait, maman, mais comme je suppose que tu ne vas pas me laisser l'instruire du détail de ses fonctions, où la coucheras-tu, dans l'immédiat ?

- Pour le temps que je compte encore écouler ici, elle viendra chaque matin, et retournera chez elle le soir. Je lui préparerai sa chambre, qui est présentement la mienne, afin qu'elle s'y trouve le mieux possible. Elle est la seule qui ait accepté de venir travailler jusqu'ici. Sur la prière des dames Oyérégui et Guéro, d'ailleurs. Parce que les autres n'étaient nullement intéressées. C'est pour cela qu'il m'a fallu plusieurs jours et me résigner à solliciter l'aide de tes amis. Parce que tu passes pour un citoyen plutôt bizarre, dans le pays, avec tes balades nocturnes, et ta solitude. Je t'informe, occasionnellement, que tu possèdes un sacré partisan en la personne du receveur. Si tu ne disposes que d'un admirateur, c'est celui-là. Ne lui réserve jamais de vilenie. Cela lui ferait autant de mal que si sa femme le trompait... Pour en revenir à Franchita -c'est son nom- elle est veuve depuis quelques mois, et ne veut plus vivre dans la maison où elle résidait avec son mari, dans un village voisin. Elle recherchait précisément ce que je lui ai proposé : la paix, l'ordre, le silence, et le travail dans un nouveau lieu, et une seule personne pour la commander.

Un sourire incertain sur les lèvres, Olivier s'approcha de l'oreille d'Édith pour dire :

- Tu l'as choisie, quand même, avoue...

- Je ne te suis pas...

- Tu ne t'es pas risquée à en engager une plus jeune, veux-je dire !

- Mais mon pauvre ami, il n'existait pas de choix. Aucune des précédentes n'a même accepté de débattre des conditions lorsque j'ai nommé le lieu... et le bonhomme. Et puis, dis-donc, elle a à peine quarante ans...

- Et une approche de mère supérieure...

- Olivier ! Si tu en trouves une qui accepte d'être ta maîtresse en même temps que ta cuisinière et ta gouvernante, je donne ma bénédiction. Mais je me déplacerai de Paris pour voir comment elle sera faite !

Cet échange de paroles dissipa tout nuage entre eux deux, et rires et taquineries se prolongèrent jusques à ce que la basquaise vînt les informer que la collation était prête. Sans autre connaissance des lieux que ce que madame Lutaire lui avait superficiellement indiqué, la servante avait dressé le couvert sur une nappe de couleurs encore jamais aperçue d'Olivier. Dans la cheminée, le feu de bois crépitait. Poêles et pots autour d'elle, la femme semblait à l'aise. Ayant cuisiné des œufs, puis composé quelque simple biscuit, mélangé des compotes diverses apportées dans ses bagages, elle offrait déjà "aux maîtres", son savoir faire et son sérieux. Édith dut insister pour qu'elle s'asseye à leur côté et partageât le repas. Mais Olivier, à la réflexion, se demanda de qui venait la condescendance.

Le repas plus copieux qu'il eût convenu, la chaleur dégagée par l'âtre, empêchèrent Olivier de retourner à sa table de travail. Il résolut d'interroger l'arrivante, qui ne laissait pas de l'intriguer.

- Comment vous appelez-vous ?

- Franchita Iruroz.

- Êtes-vous de Berissparen ?

- J'habitais Iholdy, Monsieur, où mon père était sabotier.

- Ma mère m'a dit que vous étiez veuve. Depuis combien de temps ? Et que faisait votre mari ?

- Mon mari est mort depuis dix sept mois, d'un chaud et froid, pris dans la montagne, sous la pluie (et de nuit, sans doute, se dit pour lui-même, Olivier)... Il exerçait la profession de charron, avec un associé, à Dancharinéa.

- Et vous ne voulez pas rester à Iholdy ?... C'est agréable, cependant ; j'aime beaucoup ce village.

- Cette maison appartient à sa mère. Nous y étions bien. Mais je ne pourrais y vivre seule, bien qu'elle me l'ait donnée. Je m'y ennuierais.

- Vous n'avez pas d'enfant ?

- Hélas, Monsieur...

- Vous redoutez de vous ennuyer à Iholdy, et vous acceptez de venir ici, où depuis des mois il n'y a eu tant de monde et tant de paroles... C'est le silence, avec moi, savez-vous ?

- On m'a dit. Mais je voulais servir le moins de monde possible. Je ne fais qu'un essai... Je n'ai pas dit encore ma décision à Madame... Seulement dans quinze jours.
Cette dernière précision satisfit Olivier : il savait ne rencontrer aucune difficulté au moment de se séparer de la servante, après le départ de madame Lutaire.

Le déroulement des jours fut tel qu'Édith l'avait organisé, hormis le fait qu'à plusieurs reprises Olivier surprit sa mère en conversation basse avec Franchita. Un soir, en l'absence de celle-ci, il interrogea sa mère.

- Maman... qu'as-tu dit ce matin, à Franchita, lorsque j'arrivais de l'extérieur ?

Édith plissa le front, mordilla l'extrémité de ses doigts.

- Je ne vois pas... Aucune souvenance.. Tu imagines des choses.

- Tu détachais les syllabes pour spécifier : il-ne-fau-dra-ja-mais... Je n'ai pas compris la suite... Je suis monté au bureau, et j'ai entendu, la porte entr'ouverte, Franchita t'assurer : je vous le promets...

Édith tournait le dos comme pour confirmer l'insignifiance du propos. Mais Olivier portait une main sur l'épaule de sa mère.

- Si tu ne me dis pas ce dont il s'agit, je prie cette femme, dès demain matin, de reprendre ses affaires.

- Tu ne vas tout de même pas t'abaisser à te mêler des travaux domestiques...

- On ne demande pas à une femme de charge, encore étrangère, de donner sa parole s'il ne s'agit que de travaux domestiques. Je te prie, sous peine de faire ce que je viens de t'annoncer, et tu sais que je le ferais... de m'éclairer.

- Ça ne te concerne pas...

- Je suis convaincu qu'il ne s'agit que de peu de chose, et que je rirai lorsque tu me le diras. Si tu refuses, je t'en conserverai grief et Franchita partira quand même.

En dépit du ton conciliant d'Olivier, Édith ne souriait pas, affichant une résolution dont son fils ne conservait qu'un lointain souvenir.

- Je suis ta mère, Olivier, et ne me crois pas tenue de te rendre des comptes sur tout. Cette femme restera ici, parce que je le veux !

Olivier recula de deux pas, sourit à sa mère, hocha la tête, et gagna son bureau. Édith lui lança.

- Puisqu'il faut te sauver contre ton gré, je le ferai...

Du premier étage, tomba, sans acrimonie, sans hargne même, la réponse :

- Comme pour la succession du père... C'est pour mon bonheur que vous me l'imposeriez... Un bonheur de couleur choisie par vous.

Madame Lutaire reçut très mal l'écho de son autorité.

- Olivier, dois-je comprendre que tu soulignes ne m'avoir pas demandé de venir jusqu'ici ?

Il dévalait l'escalier, se pressait contre sa mère.

- Si je n'avais été presque bien élevé, je te dirais que tu es une sotte. Mais j'ai le droit de dire, qu'hormis ta présence, et celle de papa, à l'occasion, et selon son bon vouloir, personne ne peut m'être imposé. Dès demain matin, Franchita repartira !

- Dans ce cas : moi avec elle

- Ce n'est pas moi qui t'y convie.

Olivier réintégra son bureau, et la porte en claqua. Il écrivit tard dans la nuit, et s'éveillant tard, descendit tardivement prendre son repas du matin. De sa chambre il entendait talonner depuis longtemps dans la salle basse, et reconnut le pas de sa mère. Avait-elle renvoyé elle-même Franchita ? En souriant il descendit pour n'apercevoir que la basquaise.

- Ma mère est-elle levée ?

- Je n'ai pas encore vue Madame, Monsieur...

Il heurta à la porte de la chambre de madame Lutaire, et sans attendre de réponse, pénétra. Le lit était recouvert, les meubles en ordre, et les affaires personnelles d'Édith retirées de la pièce. Il revint près de Franchita.

- À quelle heure êtes-vous arrivée ?

- À sept heures

Il réfléchit. Le train de Paris passait à neuf heures en gare de St Jean de Luz. La seule voiture que l'on pût trouver à l'improviste dans Berissparen avait vraisemblablement été empruntée par madame Lutaire. Il devenait impossible à Olivier de rattraper sa mère. En robe de chambre usagée, le visage luisant et l'esprit embué, il entendit Franchita l'inviter à prendre le petit déjeuner. Tandis qu'il buvait, il se convainquait devoir prendre une décision à l'égard de la servante. Il crut avoir trouvé le prétexte.

- Puis-je savoir en quelle circonstance vous avez donné votre parole à ma mère, hier soir ?

Face à son interlocuteur et le regard orgueilleusement planté dans celui de l'homme, elle répondit sèchement

- Je ne crois pas, Monsieur...

- Souvenez-vous... Je venais de...

- Oui... J'ai bien compris. Mais je veux dire que je ne crois pas pouvoir dire à Monsieur ce dont il s'agissait...

- Ne me considérez pas comme un maître s'adressant à une domestique. L'époque est passée. Et je ne vous considère pas comme telle. Mais répondez sincèrement à ma question.

- J'ai donné ma parole, Monsieur...

- À ma mère, mais pas à moi. Et vous êtes chez moi. Et ma mère est partie.

- Sans doute, Monsieur. Mais ce n'est pas à Monsieur que j'ai parlé. Mais à Madame. Et c'est à Madame que j'ai fait promesse.

- Vous refusez de me répondre ?

- Oui, Monsieur.

- En ce cas, je ne vous garde pas.

Un imperceptible sourire erra sur le visage triste, beau, franc et austère de la basquaise.

- Comme vous voudrez, Monsieur. Quand devrai-je partir ?

- Tout de suite...

Franchita lava, épousseta, rangea, rassembla ses effets. Sa voix chantante surprit Olivier.

- Je souhaite bonne chance à Monsieur... Adieu, monsieur.

- Une minute, voulez-vous... Combien vous dois-je ?

- Mais je suis payée, Monsieur. Madame m'a réglé un mois d'avance.

Olivier fut mortifié à la fois par la conjoncture et par le calme de la basquaise qu'il percevait sensible au ridicule qu'il créait. Sa mauvaise humeur se gonflait du fait que la paysanne le jugeait, et qu'elle éprouvait même sans doute, un peu de pitié. L'homme tentait de reprendre considération dans l'esprit de l'étrangère dont le sang-froid l'agaçait. Pour sauver la face devant cette inconnue, simple et d'esprit clair, l'intellectuel se mettait en frais. La congédier avec autant de mauvaise foi ne lui parut pas propre à laisser emporter de lui un souvenir digne. D'autant plus qu'elle parlerait sans doute, tout au moins aux Oyérégui, des circonstances de leur séparation. Il trancha pour ne pas prolonger l'entretien.

- Restez... Nous reparlerons calmement de tout cela dans quelques jours.

Sans attendre l'accord de Franchita ou son opposition, Olivier regagna son bureau où il s'enferma.


4


Parvenue devant les locaux de l'entreprise, Édith, lasse et triste, descendit péniblement du taxi, et laissa s'éloigner le véhicule avant que de heurter à la vitre opaque derrière laquelle l'éclairage indiquait que son mari travaillait encore. Souvent, seul et tardivement, Francis œuvrait à quelque tâche de contrôle dans ce bureau de réception. Édith n'ayant point annoncé son retour, son époux s'assura de qui se présentait après les heures légales, et appela aussitôt une personne qui vint prendre les bagages de madame Lutaire tandis que Francis, embrassant sa femme et l'entraînant immédiatement à l'intérieur du bureau, y prit place, croisa ses bras sur la poitrine, et étendit devant lui ses jambes fortes qui tendaient l'étoffe du pantalon découvrant les chevilles enveloppées de soie fine. La mâchoire serrée et la respiration courte, il lança :

- Alors ?

Édith retirait ses gants, son chapeau, et se laissant lourdement tomber dans un profond fauteuil de cuir, ne répondit que par :

- Alors... Rien...

Elle haussait les épaules en offrant à son époux un regard noyé, impuissant, un visage exprimant la défaite. Francis, redressé, déambulait nerveusement. Puis il invita son épouse à gagner l'appartement qu'ils atteignirent par un étroit et raide escalier faisant communiquer les services de l'entreprise avec le privé. Là, dans un immense salon abondamment et somptueusement meublé, Francis éclata, et manquant briser un Murano, hurla que "ce crétin, anormal, débile, ridiculiserait le nom des Lutaire, et laisserait absorber par la concurrence, une entreprise qui dans dix ans, eût mis à genoux ladite concurrence", à condition que le nom du créateur fût pérennisé. Francis s'assit enfin et comme s'il n'avait encore abdiqué interrogea son épouse :

- As-tu bien tout épuisé ?... Penses-tu que si j'y allais ?...

- Mais il fallait venir me rejoindre ! Je te l'ai téléphoné, écrit, répété !

- Tu n'ignores pas que je ne peux m'extraire d'ici sans dommage pour la marche de la maison.

- Bien sûr... Tu es irremplaçable !... Et quand il faudra, de toute évidence, et de toute certitude, te remplacer, alors que tu ne pourras plus rien, admettras-tu que tu aurais pu me rejoindre pour plaider ta cause ?

Recroquevillée dans son fauteuil, Édith avait perdu toute combativité, tout espoir, toute allure, et comme Francis lui reprochait d'avoir sans doute abdiqué sous l'effet -qu'il connaissait bien, lui, Francis- des paroles d'Olivier, elle se dressa, véhémente et implorante...
- Francis, c'est fini. Je ne veux plus, ni parler, ni parlementer, ni discuter en aucune manière de cette affaire. Je ne veux plus entendre évoquer le moindre détail, t'en entendre commenter les possibles ou impossibles solutions. Si tu crois qu'il subsiste une voie non explorée, je t'accompagne à la gare, je porte ta valise jusqu'au quai et tu vas toi-même attaquer Olivier. Que tu réussisses ou que ce soit inutile, peu importe. Mais pour moi c'est la fin...

Elle disparut, sanglotante, broyée entre deux volontés opposées, obstinément irréductibles, paradoxalement acharnées, et dont l'une se refusait à profiter d'une réussite matérielle.

Ému, sans le laisser paraître, par l'effondrement de son épouse, Francis la suivit jusque dans leur chambre, où elle se dévêtait en émettant des reniflements pituiteux, tel un enfant abattu par sa propre colère. Bien que leur soixantaine concomitante ne se prêtât point à l'évocation d'un duo amoureux, Francis s'assit doucement sur le lit, et Édith vint tout naturellement appuyer sa tête sur l'épaule de son époux, afin d'y retrouver tendrement la paix qu'il lui avait retirée depuis plusieurs semaines.

Puis, lorsque Francis crut percevoir, par le retour à une respiration normale, et la disparition des soubresauts, qu'il pouvait réamorcer une conversation raisonnable, il poursuivit son idée, et dans un souffle lui proposa de reprendre avec elle, le chemin de Berissparen.

Équilibre et parole retrouvés, Édith désengagea son visage de l'épaule de Francis, et chercha son regard.

- Écoute-moi en te convainquant que je ne suis que le véhicule de ses paroles, que je ne prends pas parti, que je ne recommande aucune stratégie, et que je ne le défends pas... Olivier renonce, sans contre-partie d'aucune sorte, à te prolonger, parce qu'il s'en estime incapable, d'abord, et qu'il ne se sent aucun attrait pour la fonction de chef d'entreprise, ensuite. Lui assurerais-tu des émoluments dix fois supérieurs, et dusses-tu le menacer de rompre toute relation avec lui...

Tel un individu frappé d'akinésie, Francis abandonna son épouse au pied du lit, et s'éloigna, raide et muet, pour regagner le bureau du rez-de-chaussée. Et son épouse sut que sa colère n'était pas éteinte. En dépit de sa lassitude, elle eût voulu encore protéger Olivier, empêcher qu'il  fût dépouillé, même avec son propre consentement. Mais elle savait aussi que cette velléité n'exprimerait qu'une manifestation d'amour maternel. Sans chance de succès, parce que sans puissance. Bien que se sentant ridicule, en cette tenue et au pied de ce lit, elle porta son regard vers une neufchateloise qui lui apprit qu'elle avait parlé à Olivier pour la dernière fois, il y avait maintenant vingt quatre heures, et qu'elle s'était enfuie voici quinze heures. Que faisait le fils, à cette heure, dans ce pays grondant de vents et de torrents ? Sans doute écrivait-il... Et sans doute Franchita avait-elle regagné Iholdy. Toutefois, dans une ultime tentative, Édith œuvrerait à inquiéter Francis, imparfaitement remis de la récente attaque. Elle savait posséder un allié en le médecin traitant.
Et tous deux convaincraient Francis de la nécessité de s'éloigner quelques semaines de ses affaires. La destination de ce lieu de repos devrait être Berissparen. Ce village aux maisons à structures brunes constituant l'horizon permanent d'Olivier qui supportait avec un apparent plaisir le mugissement perpétuel de la Vorane, comme Édith supportait, en cet instant, mais avec malaise, le grondement du cheminant métropolitain sous l'immeuble.

À Berissparen, et depuis le départ de sa mère, Olivier poursuivait une existence toujours laborieuse, mais matériellement moins quiète qu'en compagnie d'Édith. Bien que celle-ci ait pris en charge les dépenses occasionnées par sa présence, et allât même au-delà, une période exempte de rentrées financières contraignait Olivier à vendre à un bijoutier de Saint Jean de Luz, une énorme montre-oignon, en or, reçue dix ans auparavant en cadeau, de son oncle Paul ; celui-là même que Francis projetait de substituer à son fils à la direction des établissements Lutaire. Olivier n'accordait à cet objet d'autre attention que celle provoquée par son battement aussi puissant que celui d'un réveil, et s'en priver ne lui causait nulle navrance. Édith disparue, Olivier s'était réacharné à son ouvrage jusqu'au jour où Franchita ayant atteint la date limite de son service, l'informait de son imminent départ. Revenant aux contingences par ce rappel brutal, Olivier reconnut apprécier l'utilité de cette présence, qui, par sa discrétion, l'intelligence même de cette discrétion, et celle apportée à parer aux nécessités domestiques quotidiennes, transformait son ordinaire en l'enrichissant d'heures de travail supplémentaires, celles-là mêmes consacrées auparavant aux visites régulières à l'auberge Guéro, et aux indispensables incursions dans le village. Franchita passait même à la poste retirer le courrier d'Olivier, qui, ainsi, parvenait à travailler une pleine semaine, sans sortir de sa chambre-bureau. Il pouvait alors laisser toute liberté à Franchita de déplacer meubles et objets pour procéder aux travaux de propreté, tandis qu'il partait pour une tournée pédestre. Bien que présente pour un temps limité, Franchita s'était intégrée à l'univers de l'écrivain avec une telle souplesse et une telle prescience de ses besoins et intentions, qu'elle n'en sollicitait ni ordre ni instruction. À quelque heure du jour ou de la nuit, qu'il plût à Olivier de travailler, dormir ou se restaurer, chaque élément nécessaire venait à sa disposition, et tant l'absence de bruit, de mouvement, que de signes de vie laissait Olivier souriant, alors qu'il évoquait les trolls nordiques s'affairant dans l'ombre au bien de l'être protégé. En fait, Franchita s'imposait par son indispensabilité.

Il se contraignit à ne pas percevoir avec quelle discrète insolence Franchita répondit à sa question, lorsqu'il lui demanda de quelle somme étaient convenues elle-même et madame Lutaire, quant au salaire à assurer. Bien que le chiffre lui en parût dérisoire, il s'y tint en raison de l'état présent de ses finances, se réservant de le modifier lors des rentrées escomptées. Mais ces détails réglés, il ne put saisir si Franchita restait par raison, par renoncement à chercher une autre place, pour l'appréciation qu'elle portait à un service, pour elle, léger, ou pour rester fidèle à une promesse faite à madame Lutaire et dont Olivier ignorait toujours la nature. Pour l'heure, l'important tenait en ce qu'il pouvait s'attacher Franchita, et consacrer ainsi à sa dévorante ardeur laborieuse, tout le temps que n'appelaient point les nécessités matérielles. Franchita lui proposant de souper, il accepta et la convia à s'asseoir face à lui. Elle refusa sans raison autre que le fait d'y avoir déjà pourvu. Et Olivier tentant de la faire parler, y consacra le temps du repas. La questionnant d'abord sur les éventuels événements du village durant la semaine écoulée, il constata qu'elle ne devait pas manquer à l'occasion de ses allées et venues entre Berissparen et l'Irrintzina, de collecter tous les potins que commerçants ou connaissances, rencontrés, lui livraient. Mais il ne s'en détachait que des faits courants, exempts de critique, de jugement ou de calomnie. Attitude, intention ou particularité du sens moral, Olivier apprécia, sans pouvoir discerner. Il décida de la provoquer.

- Avez-vous entendu parler de moi, dans le village ?... Ne dit-on pas que je suis un fou ?... Vous savez, ma mère vous l'a dit, qu'il m'arrive, après de nombreuses heures de travail, de me libérer les nerfs en chantant à tue-tête, de hurler même, comme si l'on m'arrachait les ongles... Ou d'aller me suspendre par les bras à la branche horizontale du sapin situé derrière le gourbi...

Tout en posant un plat sur la table, la voix égale et lente, la basquaise avoua :

- Je sais, Monsieur. Mais tout le monde le sait. Monsieur Oyérégui en parle ouvertement avec Guéro, et les dames Guéro et Oyérégui en rient entre elles... Mais personne ne dit de mal de vous... Surtout que personne ne se risquerait à parler mal de vous devant le receveur...

- Est-ce ma mère qui vous a dit cela ?

- C'est tout le village qui le dit. Tout le monde sait que vous écrivez dans les journaux. Et que vous faites des livres. Mais peu de gens se préoccupent de ce que vous écrivez. Les seuls qui vous lisent sont Oyérégui, le maire, et le docteur Urtuz. Sauf lorsqu'un article signé de vous passe dans le "Courrier pyrénéen", puisque beaucoup de gens le reçoivent tous les jours. Mais personne ne l'achète spécialement. Le receveur et le médecin achètent les journaux parisiens dans lesquels vous écrivez et les prêtent autour d'eux... C'est comme cela que le village sait tout ce qui vous concerne.

Olivier n'en avait jamais autant entendu sur son compte. Ému de la fidélité d'Oyérégui et d'Urtuz, déçu du peu d'intérêt des villageois pour la lecture en général, sensiblement humilié de ne provoquer davantage de curiosité ou d'intérêt dans sa patrie d'adoption, Olivier prenait la vraie mesure de son importance. Et de celle du métier qu'il exerçait.

Sans en être sollicitée, Franchita concluait :

- Il y a quelques jeunes filles bourgeoises des environs qui achètent des livres et doivent vous connaître, sans même peut-être savoir que vous habitez parmi elles. Mais vous pourriez devenir célèbre sans que cette célébrité remue davantage les gens d'ici.... Ce qui déroute ceux qui essaient de vous suivre, c'est lorsqu'on leur dit que vous écrivez sous plusieurs noms... ça leur paraît bizarre... Et même inquiétant...

Toutes ces appréciations dépassaient en ampleur ce qu'attendait Olivier, de son interrogatoire. Il en éclata de rire. Penchée sur l'âtre, comme étrangère à ce qu'elle venait de dire, Franchita travaillait, simplement, traditionnellement, sans hâte, mais sans supposer qu'il pût en être autrement.

- Je vous remercie de votre sincérité, Franchita.

- Cela est naturel, Monsieur.

Il éprouvait l'impression que la femme l'épiait, guettait une quelconque réaction à ses révélations, et que sous son flegme de surface, fermentait une hostilité dissimulée. Et que peut-être, auprès de ses concitoyens, Franchita le ridiculisait. Mais il perçut tout aussitôt que ce ridicule, si ridicule il y avait, était de son fait, à lui, citadin soudainement aussi bavard que stupide, philosophe de vocation, mais piètre psychologue incapable de s'assimiler à la logique sociale d'une communauté de cinq cents montagnards trop prudents pour prendre au sérieux les manières d'un parisien venu jouer les ermites dans ce qui n'était qu'à peine plus qu'un cayolar. Il se dit que cette conversation ne devrait pas se renouveler, car étant de celles que l'on ne doit tenir avec des serviteurs. L'hypothétique estime que depuis sa présence à la ferme des Béharia eût pu lui porter Franchita, ne pouvait en sortir accrue. Il se surprit contrarié de constater qu'il comptait avec l'opinion de sa servante. Et cette contrariété, née de l'humiliation qu'il s'était si maladroitement infligée, l'empêchait de reprendre sereinement son labeur. Bien qu'opiniâtrement penché sur ses textes, Olivier ne parvenait pas à reprendre intérêt aux péripéties de ses personnages.

- ... Sans que cette célébrité remue davantage les gens d'ici.

Il réentendait les paroles populaires. Quelle notion de l'intelligence habitait donc les gens d'ici ? Que ces ignorants savaient-ils de ses travaux ? Lesquels n'intéressaient d'ailleurs que trois personnes sur cinq cents ! Et si son père raisonnait juste, lui, en affirmant que le rejeton travaillait dans le vide ? L'hostilité ne venait point de Franchita, mais de ceux dont elle traduisait les opinions. Et l'animadversion qu'Olivier se sentait prêt à nourrir pour son père, se reporterait sur cette population qu'il eût cru honorée de sa présence.

Il songea à un titre de roman populaire : Le dément de l'Otxogorrigagna... Il haussa les épaules. Le regard fixe, les doigts crispés sur le gros porte-volume de bois noir que, par fétichisme, il utilisait depuis la période scolaire, Léonard Darius, écrivain-philosophe se perçut victime de ce qu'il croyait pouvoir traiter par le mépris : le qu'en-dira-t-on, la rumeur, l'opinion... Il tenta de se démontrer que les révélations de Franchita devenaient sans valeur, puisqu'émanant d'individus incompétents. Mais l'orgueil ne suivait pas la raison sur la voie ouverte par la dialectique. Un orgueil qu'Olivier jugeait, d'ailleurs, de bien médiocre qualité. Etant cependant parvenu à faire progresser quelques personnages, Lutaire se jeta sur son lit vers quatre heures du matin. Mais il s'endormit en n'ayant pu chasser le sentiment d'un échec. Et d'une fielleuse déception.


5


L'aurore se développait derrière l'Atchuria.

Parti depuis trois jours de l'Otxogorrigagna, Lutaire revenait à l'Irrintzina, en avance d'une demi-journée sur l'horaire prévu. Il gravissait le plan incliné de la crête masquant sa demeure. Puis, immobilisé au bord de la Vorane, sur un faible pont de bois qu'il franchissait en cet instant même, il eut envie de voir ce pont emporté par un orage, une crue. Il en éprouvait une satisfaction anticipée née d'un accroissement de sa solitude.

La pensée qu'il pût n'y avoir plus que la route de Berissparen pour accéder à son ermitage le réjouissait. De cet ensevelissement dans la forêt qu'il prolongeait depuis trois jours, il rapportait la ferme conviction de devoir couper les ponts -ceux de l'esprit et ceux de sa montagne- tant que ce peuple sourd ne serait pas venu de lui-même au solitaire, mû par la conviction de la nécessité de sa fonction. Jusque là il œuvrerait dans le silence et l'isolement, vivant du produit d'œuvres méprisables, mais lui permettant de poursuivre patiemment l'élaboration de celle qu'il livrerait un jour à l'étonnement de qui ne l'aurait encore découvert.

Comme Olivier admirait les luisances mouvantes de la Vorane, ses doigts sentirent le contact d'un papier chiffonné dans l'une des poches de sa blouse de montagne : une lettre de sa mère dont la teneur l'avait lancé vers la nuit des pierres et des arbres.

Madame Lutaire ne demandait-elle pas à son fils, ne l'adjurait-elle pas, quatre mois après son départ de Berissparen, d'adresser au père une lettre affectueuse, par laquelle il le prierait de ne pas tenir compte de ses précédents refus ? Mais à quoi songeait Édith, sans doute bien intentionnée, mais ayant manifestement régressé sur le chemin de la compréhension du raisonnement de Darius ? Qu'elle souffrît, Olivier n'en doutait pas. Mais dût-elle encore en sentir accrue sa douleur, il ne cèderait pas. Et la métaphore des ponts coupés convenait à la conjoncture. Et si ce n'était pour répondre à sa mère -formalité inutile- c'était en revanche pour entretenir son père, et de la meilleure encre, qu'Olivier regagnait plus tôt l'Irrintzina. La résolution lui en était apparue urgente alors qu'il s'éveillait, entre deux chênes soutenant le hamac prêté par Harispuru, le berger de Dancharinéa. Approchant de sa demeure, Olivier vit la lueur de la lampe à pétrole, par la vitre de la chambre de Franchita. Il en fut surpris. Puisque seule, et non pressée par les travaux, que Franchita avait-elle besoin de s'éveiller si matitunalement ? Les clochers ne sonnaient encore point cinq heures. Il hâta le pas, brusquement inquiet... Si Franchita décidait de s'éclipser comme madame Lutaire ? Ne serait-elle donc point la créature franche qu'il croyait ? Ou alors, n'attendant pas Olivier avant le milieu de l'après-midi, aurait-elle reçu en sa chambre quelque galant clandestin ? Olivier fut à portée des persiennes, closes, mais dont les claires-voies exceptionnellement espacées permettaient l'inspection intérieure.

Debout, intégralement nue devant la table de toilette en marbre roux, les pieds sur le carrelage brique, Franchita procédait à ses ablutions. Figé par cet inattendu spectacle, Olivier contempla la femme. Dénoués, ses cheveux flottaient jusque sur les reins. Le visage renversé, la naïade passait une éponge sous le cou, les épaules, la poitrine. Se remémorant l'âge à elle prêté par madame Lutaire -quarante ans, peut-être- Olivier jugea exceptionnellement parfaite et ténue une poitrine plus généreuse que la vêture le trahissait. Pour autant que l'éclairage permettait d'en juger, l'épiderme du corps semblait pétri d'un albâtre crémeux, satiné, enveloppant un corps plein, potelé, dur, dont les épaules, comme les hanches et les cuisses, se mouvaient sans briser l'harmonie des lignes. Insoucieuse des éclaboussures, Franchita s'aspergeait, se caressait d'eau, puis cessant brutalement, s'enveloppa d'une vaste serviette éponge avant que d'essuyer d'une serpillière le carrelage inondé. Olivier l'observait toujours, allant, s'activant, se mouvant pour se vêtir, reconstituer l'ordre de sa chambre. Il pensa d'un coup que depuis environ six mois que Franchita était présente à l'Irrintzina, il ne voyait qu'une cuisinière en robe noire, tablier clair, capuche de laine pour la pluie ou le froid, habillant un individu sans sexe. S'il était vrai que la perfection plastique de mollets dissimulés sous d'épais bas noirs avait une fois arrêté son regard, ça avait été sans résonance. Quant à la chevelure, toujours tirée sous le burucoa, elle ne permettait aucune spéculation.

Olivier s'éloigna en rasant le mur afin de n'être encore vu ou entendu, et pensif, rejoignit le chemin, avant que de revenir lentement, et en faisant résonner aussi lourdement que possible ses brodequins. Il dut frapper pour se signaler, et Franchita venue rapidement ne dissimula pas sa surprise d'un retour anticipé.

- Vous n'êtes pas malade, Monsieur ?

- Du tout. J'ai besoin de prendre des notes pour ne pas oublier tout ce à quoi j'ai pensé...

Mais Franchita perçut sensiblement qu'à travers cette banale explication, Olivier, par l'insistance inaccoutumée de son regard, remuait d'autres préoccupations qu'intellectuelles. Le regard au sol, et se délestant du bissac il ordonna :

- Préparez-moi du thé chaud avec les accompagnements habituels... Je redescends dans un instant. J'ai faim, froid et sommeil...

Bien que s'affairant au-dessus de la paillasse de l'évier, Franchita observait à la dérobée, et elle constata que le regard d'Olivier suivait ses mouvements avec une acuité qui la troubla. Et elle regagna brusquement sa chambre, provoquant chez le jeune homme une inquiétude le portant à se demander s'il interviendrait hypocritement pour la questionner sur la raison de cette éclipse inopinée, ou s'il monterait à son bureau sans autre débat. Mais Franchita, de retour, le visage courroucé, et manifestement prête à prendre la parole la première, se résolut à garder le silence en voyant Olivier se lever calmement, et emprunter avec fatigue l'escalier conduisant à sa chambre.

Dévêtu, enroulé dans une couverture, déjà glissant dans la nuit, Olivier sombrait en tentant confusément mais vainement de trouver les paroles qui retiendraient la basquaise à la ferme des Béharia.

Une semaine durant, les rapports entre l'écrivain et sa gouvernante furent limités aux conversations relatives aux travaux domestiques. Et Olivier pensa qu'en l'occurrence venait de se clore un chapitre important de son labeur principal. Projetant, un matin, de s'absenter pour la journée avant que d'attaquer une nouvelle phase qu'il prévoyait le confiner au moins quinze jours dans son bureau, il informait Franchita d'avoir à s'approvisionner en conséquence tout en pouvant envisager de prendre pour elle une ou deux journées de vacances durant cette quinzaine de claustration. Comme il disait adieu à Franchita, celle-ci l'informa de l'éventualité, sans justification, de son éloignement définitif de l'Irrintzina.

- Pour quelle raison ?

- Depuis quelque temps, Monsieur ne paraît satisfait ni de mon service ni de ma présence...

Immobilisé sur le seuil, Olivier parut réfléchir, fit volte-face et revint à l'intérieur de la salle basse. Il dévisagea la basquaise, et les mains dans les poches, déambula autour de la table. Prête à la semonce ou au renvoi, la femme, les bras orgueilleusement croisés sur la poitrine, n'attendait que les quelques paroles qui lui permettraient de partir sur le champ. Venant alors tout près d'elle, Olivier dit à voix sourde et grave :

- J'ai en effet avec vous une attitude inhabituelle, ces jours-ci, Franchita... Mais ça n'est pas de l'inimitié...

Il porta son regard vers la crémaillère de l'âtre, rétablit sans raison l'équilibre du couvercle d'un chaudron de fonte, et refit face à Franchita.

- C'est cette raison même qui me fait aller dans la montagne, à cette heure. C'est peut-être cette même raison qui vous incite à vous éloigner de cette maison, et qui me fera la retrouver vide, ce soir...

Elle restait impassible, comme attendant que l'on lui en dît davantage, afin qu'elle y puisât le prétexte à colère et à décision. Mais Olivier poursuivait, insoucieux de l'attitude de son interlocutrice.

- Bien que nous ne soyons point du même âge, nous ne sommes ni l'un ni l'autre des vieillards... Lorsque je rentrais, très tôt, ce matin d'il y a huit jours, je vous ai aperçue, depuis l'extérieur, dévêtue, faisant votre toilette. N'importe qui en eût été ému... C'est parce que je l'ai été violemment, que je vous laisse prendre à cet instant la décision qui vous conviendra, en vous priant, tout de suite, de ne rien objecter aux paroles que je prononce. Si vous partez, oubliez cette conversation. Si vous restez -Olivier marqua un très long silence- nous ne pourrons cohabiter dans les conditions passées. Quoi que vous décidiez, ma reconnaissance pour vos soins et votre dévouement, ainsi que mon respect et mon estime, vous sont acquis...

Il sortit à longs et lents pas, sans regarder Franchita qui n'avait bronché. Sur le point de perdre de vue la ferme, il se retourna. La porte restait ouverte. Lui vint le sentiment qu'il se mouvait dans le ridicule. Il se méprisait de manquer du courage d'enfouir ce désir dans les pensées et les actes défunts, avec la masse des idées inutiles qu'il examinait et rejetait après spéculation. Qu'il travaillât davantage durant les semaines à venir et ces misérables préoccupations se dissiperaient. Il pourrait s'ouvrir de ses passagères difficultés à Oyérégui qui lui recommanderait une duègne au profil de servante d'ecclésiastique, et l'écriture redeviendrait son seul souci. D'ailleurs, Franchita disparue, l'ordre reviendrait de lui-même à l'Irrintzina. Il sourit même en évoquant le cas de Jean-Jacques Rousseau intimant à sa concubine servante d'auberge, l'ordre d'aller déposer le fruit de leurs amours à l'œuvre des enfants abandonnés... Et puis, ridicule ou non, il restait persuadé n'avoir point perdu l'estime que Franchita lui portait. Ce qui était bien, pour l'heure, la seule consolation qu'il éprouvât, en se demandant s'il trouverait encore habitée, ou non, la ferme qui n'était plus maintenant, qu'un point brun dans une forêt encore humide de brume. Bien qu'il eût prévu de revenir le soir même, Olivier se rendit jusques au cayolar d'un berger ami, afin d'y passer la nuit, et ne regagner sa demeure qu'une pleine journée après son départ. Il usait ainsi de déférence envers Franchita, et lui laissait, au cas où elle-même se fût accordé un délai de réflexion, une avance généreuse.

Sept heures tintaient à Berissparen, lorsqu'Olivier appuya sur la clenche de l'épaisse porte. Satisfaisant à une coutume basque maintenant abandonnée, Olivier ne fermait plus sa maison lors de ses absences. Et il avait prié Franchita, qui, seule, ou présente dans la ferme, ne manquait de tout verrouiller, d'observer la même pratique. Elle n'avait rien répondu, mais, poursuivi l'application des mesures de sécurité et Olivier ne les lui rappelait pas afin de ne point la contrarier. À cette heure, le fait de trouver la porte battante indiquait donc à Olivier que sa solitude revenait avec sa liberté. Les objets usuels, rangés, les meubles cirés, le carrelage luisant, communiquèrent une déception à l'arrivant. Puis de la mauvaise humeur, un regret fielleux. Et brusquement une satisfaction virile émana de sa raison, de la liberté sauvegardée, des retrouvailles avec l'isolement fécond ayant permis un important labeur. Du trouble passé ne restait qu'une alerte, une fugace brûlure déjà en voie de cicatrisation. Bien qu'il eût un instant considéré avec ravissement la possession de Franchita, il ne se dissimulait pas que c'était contre sa volonté profonde et son éthique. Mais il s'y fût jeté sans réfléchir davantage, avec une fougue ovidienne, et autant passionné pour le pays que la femme qui en était originaire. Afin de parfaire cette notion de victoire sans combat, ce rachat par stoïcisme imposé, il se rendit jusqu'à la chambre de Franchita. Une clarté dorée pénétrait par la fenêtre ouverte, nimbant le christ suspendu au-dessus du lit par la basquaise. Aux patères de bois, pendaient cape, robe, blouse. Les sabots cirés dépassaient à peine du pied du lit étroit. Sur la table de nuit, retourné sur les pages en cours de lecture, un livre contant un voyage. Des fleurs s'ébouriffaient au-dessus du col étroit d'un vase ornant une commode. Ce ne fut qu'à ce moment qu'Olivier aperçut, par la fenêtre, Franchita déambulant lentement dans les hautes fougères, sous les grands arbres protégeant la ferme des vents d'ouest.


6


Par chaque courrier, Olivier attendait un mandat promis par le directeur d'un journal pour lequel il avait cessé d'écrire. À partir de maintenant, seuls les romans d'utilité pécuniaire et son ouvrage philosophique, demeuraient son but. Selon Lutaire, écrire en journaliste constituait une dispersion. Et l'exploitation inutile et superficielle, d'idées dont on pouvait tirer un intérêt supérieur, en approfondissant l'étude et le développement, devenait nuisible à l'œuvre entreprise.

Bien qu'à l'Irrintzina, Franchita fût devenue plus que la gouvernante, un étranger non prévenu ne s'en fût avisé. La basquaise accomplissait les travaux domestiques avec la même humble et scrupuleuse ponctualité qu'auparavant. Dans ses paroles ou ses gestes, rien ne trahissait qu'elle eût pris sur le maître un pouvoir secret. Elle respectait avec discrétion et dévouement, les heures d'isolement d'Olivier, substituant les récipients pleins aux vides, devant la porte du grenier-bureau. À quelque heure du jour et de la nuit, il n'était désir ou lubie inopinée qu'Olivier ne pût satisfaire. Une fois qu'Olivier s'était astreint à n'abandonner l'ouvrage qu'à son achèvement, Franchita avait respecté les trois pleines journées de mutisme, de jeûne et d'enfermement imposées par le travail, sans qu'une différence d'expression dans le visage ou dans le timbre des paroles, ne distinguât la première heure de la soixante douzième. Entre Franchita et l'écrivain, le temps suivait son cours sans qu'intervinssent parole, appel ou question. Et la basquaise restait encore moins visible, moins présente durant que travaillait Olivier, que durant les semaines ayant précédé leur mariage secret. Mais en revanche, l'écrivain entendait parfois chantonner en sourdine, dans la salle basse, ou fuser une exclamation joyeuse, soliloquée, ou adressée au turbulent chiot que la basquaise avait un jour rapporté du bourg, alors que perdu dans les allées du marché hebdomadaire, l'animal s'attachait à ses pas. Il s'agissait d'un chien sans race définie de robe poivre et sel, de taille inférieure à la moyenne, et dont le regard vif, à la fois énamouré et farceur, forçait la tendresse. Issue de croisements éminemment conjecturaux, cette bâtardise constituait une élite de gardiens de troupeaux dont la vivacité de compréhension intégrait la bête dans une famille et lui taillait une place que l'on ne lui contesterait plus. Et bien qu'il eût la tentation de céder à son secret désir de voir le chien couché sous son bureau, Olivier laissa Franchita apprendre doucement à Kiok à ne jamais gagner le premier étage sans y être appelé.

Parfois, dans la journée, la basquaise partait accomplir quelque courte promenade alentour la maison, et Olivier l'entendait parler à l'animal, souriant à la pensée que le soliloque avec Kiok remplaçait le dialogue qu'elle ne pouvait sur l'instant tenir avec lui.

Sans qu'ils en disputassent, mais par entente tacite, et préférence partagée, Franchita et Olivier ne se retrouvaient que nuitamment. Lorsque survenaient la lassitude physique ou les signes d'un tarissement fortuit d'imagination ou de verve stylistique, Olivier marchait quelques instants d'une extrémité à l'autre de son bureau, et descendait rejoindre Franchita dans sa chambre. Car autant celle-ci accueillait, avec une apparente et sincère satisfaction, le jeune homme, chez elle, autant elle n'imaginait point rejoindre Olivier devant son bureau. Si l'écrivain ne désirait formuler aucune observation à cet égard, il ne parvenait pas à comprendre comment il se faisait que quelles que fussent les précautions auxquelles il s'astreignît pour étouffer tout bruit dans la maison et ne pas troubler le sommeil de Franchita, il la trouvât toujours parfaitement éveillée, lorsque se glissant à son côté, il la prenait dans ses bras. Sans doute était-ce là une des composantes du sortilège qui permettait à la basquaise d'être toujours en avance d'un geste, d'une attention, sur le désir de son amant. Celui-ci ne séjournait jamais au-delà du petit jour auprès de sa maîtresse. Avant que le jeune homme éprouvât les réactions de la femme au fur et à mesure que se confortait leur intimité, il imaginait l'envelopper de patientes caresses et se tenir à l'observation de ses pulsions et réflexes pour ne risquer aucune intempestive précipitation qui lui eût paru en contradiction avec cet austère tempérament qui ne devait pécher qu'en acceptant par anticipation le salaire du forfait. Mais ne s'y adonnait qu'à condition que le complice y fût aussi sincère qu'elle-même. Dès les premièrs délices, Olivier découvrit que l'ardeur violente de la basquaise égalait la netteté de son attitude. La chaleur, insoupçonnable, de son abandon, ne se retrouvait, dans la journée, que dans le regard aigu, possessif, profond, et prometteur de rétorsion dans le manquement, tandis que le corps marmoréen dissimulait les incandescences depuis des mois inassouvies. Hormis durant les embrassements, Franchita se refusait à abandonner le voussoiement, affirmant avec une conviction de religionnaire que le tutoiement ne pouvait être, entre deux individus, et en excluant la famille, que le véhicule et le facteur d'expression propre à deux êtres en exceptionnelle symbiose. Bien qu'elle parlât l'euskadi, Franchita n'en maîtrisait pas moins un français qui bien que limité dans son vocabulaire, lui permettait un emploi des mots dont l'adéquation surprenait Olivier. Il advenait qu'alors qu'il la tenait enlacée, il l'incitât à lui conter quelque avatar de son passé. En l'écoutant, il se prenait à penser qu'en une autre conjoncture, il ne se fût pas mésallié en l'épousant. Franchita avait cessé d'étudier alors qu'au sortir d'une institution religieuse qui eût dû la conduire au concours d'entrée à l'école normale d'institutrices de Bordeaux, la disparition de ses parents la plongeait dans la grisaille d'activités manuelles seules propres à assurer sa subsistance. Bien que fort pénétrée de religion, Franchita se colletait avec fermeté aux duretés quotidiennes, et en femme jetée jeune dans la nécessité de décider, émettait souvent des suggestions issues d'un discernement laissant songeur l'écrivain qui employait de nombreuses heures à l'étude rationnelle de principes dont il entretenait, de temps à autre, cette femme qui ne lui répondait qu'après de très prolongés silences. L'intérêt croissant que l'écrivain portait à une femme qu'il n'avait même point vue telle le jour de son arrivée, le conduisait à poser des questions auxquelles Franchita n'apportait qu'une courte réponse.

- Tu voudrais savoir si je m'entendais bien avec mon mari ? Je n'aurais jamais vécu avec un homme que je n'aurais pas estimé, ou que j'aurais jugé m'être inférieur. N'éprouve pas d'orgueil si je te dis que je me sens mieux dans tes bras que dans les siens... Ce ne sont pas les hommes les plus caressants, ai-je appris par les confidences des femmes, qui font les hommes les plus sûrs... Je le supportais sans sacrifice ni regret de m'être mariée. Mais je suis aujourd'hui satisfaite de n'avoir pas d'enfant. Nous disputions, parfois, sur un point qui te semblera ridicule, et resté l'objet d'un différend que nous n'avons jamais aplani. Il était, de par ses parents, et depuis son enfance, carliste. C'est à dire royaliste et partisan du rétablissement, en Espagne, et en tant que basque, d'une monarchie dirigée par le comte de Molina, frère de Ferdinand VII. Je lui présentais souvent, et avec mes moyens, la désuétude de telles opinions. Il se fâchait, et pour ne pas envenimer les choses, je me taisais, ou lui disais de se faire espagnol. Jamais je ne l'ai accompagné, mais chaque année, vêtu comme les partisans carlistes, et portant le béret rouge, il se rendait en Espagne, pour acclamer le prétendant... Et mon chagrin a été longtemps de m'être disputée  avec lui, à ce propos, la veille de sa mort. Tu as deviné, je le sais par une observation le jour où tu m'as interrogée, qu'il avait été tué en contrebande... Voilà. Tu sais tout. Ne me questionne plus là-dessus, je ne te répondrai jamais plus. Je suis ici, avec toi. Tu ne me dois rien. J'ai décidé seule de ce que j'estimais devoir faire. Ton existence et la mienne ne peuvent être que momentanément mêlées. J'y suis préparée...

Et sans un sanglot, sans consentir à débattre davantage, Franchita pleura doucement, silencieusement, sur l'épaule d'Olivier, auquel elle n'avait posé aucune question sur son passé, sa famille, ses projets, n'en connaissant que ce que l'écrivain lui en exposait durant les conversations accidentelles nées des évènements quotidiens. Lorsqu'elle fut apaisée, elle lui parla de Kiok.

- Tu aimes les animaux... Il faudra que tu m'accompagnes en forêt d'Iraty, plus loin qu'Estérencuby... Nous passerons deux ou trois jours chez des parents à moi, et je te montrerai ce que tu n'as sans doute encore jamais vu, et que tu ne reverras sans doute jamais en France... Des ours en liberté...

Un jour qu'il revenait d'une course solitaire de quelques heures en forêt, Olivier découvrit qu'en son absence Franchita avait taillé puis peint une pièce de bois portant, après qu'elle l'ait fait graver chez le sabotier du village, le nom de la ferme : l'Irrintzina... Elle avait composé un dîner sensiblement plus riche et copieux qu'à l'accoutumée, et disposé des fleurs sur la table.

- J'ai aimé que vous nommiez cette maison l'Irrintzina... Mais elle n'a pas été baptisée... Nous la baptiserons aujourd'hui, avec Kiok...

Accusant soudainement dix années de moins que son âge, Franchita, apparemment heureuse, et rajeunie, eût véritablement pu être la femme d'Olivier.

L'enchantement fortuit que composait la nouvelle jeunesse de Franchita, sa psychologie altière mais lucide et sa soumission délibérée à des usages qu'elle eût pu transgresser, n'empêchèrent point que des soucis pécuniaires assombrissent les perspectives de vie commune abritée à l'Irrintzina. Sans doute Franchita avait-elle renoncé, depuis avant sa liaison avec Olivier, aux versements effectués par madame Lutaire. Mais Olivier tenait à se substituer, et plus généreusement encore, à sa mère et il n'y avait failli jusqu'à ce jour, où un courrier d'avocat lui apprenait que le journal dont il attendait des fonds se déclarait en "état de cessation de paiement". Deux cent mille francs -des mois de collaboration- réduits à néant. Pour pallier ce manque, déjà faudrait-il rogner immédiatement et médiocrement. Soutenu par la rigoureuse administration de la basquaise, Olivier ne doutait pas de franchir le mauvais temps prévisible, mais il se devait, même si Franchita s'y refusait, prélever et bloquer au moins les appointements précédemment assurés par madame Lutaire. D'un éditeur pour lequel il composait un texte populaire, il recevait l'avance sollicitée. Mais le courrier lui livrant un chèque l'informait que la publication subirait un retard de quatre mois. En établissant un bilan sincère, Olivier constata qu'il devait traverser les trois mois à venir avec les seules liquidités présentement disponibles. Après en avoir nourri l'intention, il n'informa pas la basquaise de la gravité de la situation. Puis, par un phénomène dont il subissait l'effet sans en analyser le mécanisme, il fut plus pressant, plus loquace, plus tendre, plus confiant, auprès de Franchita qui ne songea à s'en plaindre, accepta avec une ferveur discrète ces attentions et, tout en s'attendant à plus ou moins longue échéance, à des souffrances, se consacra sans réserve à Olivier, qui dans le cours même des jours, l'entretenait de l'état de ses travaux, de ses projets, de son ambition quant à un maître ouvrage qui consommerait peut-être l'énergie de toute son existence.

Les temps amoureux provoquaient des transformations qui eussent fait rire, ou hurler, les protagonistes, quelques mois plus tôt. Au lit étroit dévolu à Franchita s'était substitué celui plus praticable, d'Olivier, passé du premier étage au rez-de-chaussée. Là même, dont un matin, à huit heures sonnées, Olivier fut jeté par un violent heurt à la porte principale. Gagnant vélocement le premier étage, Olivier conseilla à Franchita de répondre par la fenêtre. Revêtue d'une robe de chambre épaisse jetée sur ses épaules, elle se pencha pour apercevoir le visiteur. Il s'agissait du facteur, monsieur Olgueta.

- Eh ! Adieu, Madame Iruroz... Votre patron ne doit pas être là, je vois tout clos... C'est sans dommage. Je vais vous remettre le mandat... Monsieur Oyérégui m'a dit : Olgueta, tu n'attends pas que l'on vienne de l'Irrintzina. Je crois savoir que ce sera une bonne nouvelle pour monsieur Lutaire. Tu lui montes ses sous... Alors voilà...

Sur le rebord de la fenêtre, Franchita signa le document, et toujours jovial, Olgueta s'éloigna. Ce ne fut que lorsque redescendu auprès de Franchita, Olivier aperçut un sien vêtement sur un fauteuil que le couple comprit que quelque fût le temps qu'il faudrait aux paroles pour accomplir le tour de Berissparen, elles frapperaient à chaque demeure.

Assis à sa table de travail, Olivier Lutaire, alias Léonard Darius, œuvrait, ce matin, contre toute attente, à sa tâche suprême, celle qui portait toute sa pensée, sa vocation, son ambition professionnelle, et dont le titre, tracé de sa main, barrait une couverture toilée et blanche : FONDEMENTS d'une PHILOSOPHIE DÉFINITIVISTE. C'était en effet contre toute attente qu'il ajoutait aux premiers et courts chapitres déjà rédigés, un alinéa. Durant un instant d'insomnie et alors que Franchita dormait la tête sur son épaule, Léonard percevait, comme cela lui advenait coutumièrement, la montée d'une idée, le développement d'un concept s'intégrant aux principes conduisant l'ouvrage qu'il lui faudrait vraisemblablement des années pour élaborer, mais à l'achèvement duquel il sacrifierait tout ce qui ne contribuerait pas à sa construction. Lorsqu'il dormait seul dans son grenier-chambre-bureau, Léonard, généralement éveillé par l'émergence d'une spéculation taraudante, se levait sur le champ et se postait devant l'écritoire jusques à l'épuisement du développement dont il éprouvait la nécessité. Mais en l'occurrence, il ne voulait imposer les mêmes pratiques à Franchita, et attendait le matin pour consigner le résultat de ses cogitations nocturnes.

Parfois encore, la presciente créature déroutait l'écrivain auquel dans un demi sommeil, elle disait en sourdine... "N'attends pas... tu as quelque chose à écrire... Va..." Pour ne lui laisser aucun regret, elle s'éloignait de lui, et retournée, recherchait le repos interrompu.

Les chapitres premiers représentaient l'effort de Léonard vers une tentative à la réussite de laquelle il eût donné, lui semblait-il, et par anticipation, ce qu'il lui restait de temps à vivre, si, complète en ses arguments et en sa forme, l'œuvre eût été, à cette heure, livrable au public. Mais en l'état présent des choses et de sa position personnelle, Léonard ne pouvait qu'avancer selon un programme par lui établi et prévoyant d'aussi nombreuses heures de lecture d'ouvrages philosophiques que religieux. Après quoi, ses propres déductions et inductions constituées, il lui faudrait coucher et ordonner les éléments de sa pensée originale. Et justifier celle-ci par des arguments dont il imaginait avec un combatif orgueil le brandissement polémique. En vérité, Léonard Darius ne tendait à rien moins qu'à réunir une somme de principes universels dégagés de l'ivraie des considérations secondaires dont il déplorait, à son entendement, la prolifération, dans les ouvrages spécialisés modernes rencontrés jusqu'à ce jour. En la matière, Darius avait déjà collaboré à quelques revues secondaires, dont l'une, entre autres, accueillait avec cordialité, ses articles modestement mais régulièrement rétribués. Ce qui ne se concrétisait pas en profits pécuniaires l'indemnisait en plaisir orgueilleux puisé dans les lettres de jeunes intellectuels adressées au jeune "maître", ermite et misanthrope, qui, de sa montagne, parlait à qui voulait l'écouter. Pour ceux-là, il était déjà le naissant pape du "définitivisme". Et avant que de conclure avec Franchita de sensuels accords, l'écrivain trouvait consolation de l'ostracisme parental dans les approbations manuscrites apportées au fil des jours, par le courrier que faisait suivre jusqu'à Berissparen, l'hebdomadaire dont il était, pour l'instant, le maître à penser, la référence, la signature singulière. Et pour Darius, les relectures de ces louanges épistolaires répandaient autant de baume dans l'âme du philosophe, qu'un enfouissement prolongé au sein de la sauvage nature choisie pour patrie.

Réunir une communauté de fidèles répandant sa doctrine, restait le but profond de Darius. Lorsqu'il s'y arrêtait, il qualifiait de faiblesse les considérations d'ordre familial, alors qu'un but d'envergure universelle soutenait son ardeur, son opiniâtreté, son intelligence. Le regard sur le titre lourd d'avenir et de travaux restant à exécuter, Darius convenait qu'une perte cumulée, de concentration, de dynamisme et d'heures de travail, résulterait immanquablement de sa liaison avec Franchita. Mais tandis qu'il jugeait préjudiciable l'évènement dont la responsabilité lui incombait, il s'en avouait l'ineffable dilection. Immobile, le regard sur les lointains, l'écrivain imagina l'opinion de ses lecteurs, dévots de ses analyses et affirmations, apprenant qu'il vivait en concubinage avec une paysanne de seize années son aînée. Il imagina encore le lent, souterrain, mais durable cheminement du secret d'alcôve, affirmé par le facteur. Cette population formaliste ne bornerait sa réprobation à des sourires narquois, mais entretiendrait une rumeur dont il ne pourrait ignorer le flux lorsqu'il s'entretiendrait avec des amis du village, où il n'était encore descendu depuis la visite d'Olgueta. Avoir constitué un témoin en ferait surgir cent.

Faute, erreur, ou légèreté, Olivier restait responsable. Franchita supporterait l'opprobre sans plus d'indulgence. Il l'avait placée dans une alternative qui ne laissait que peu de place à la liberté : partir ou se soumettre. Qu'elle en manifestât maintenant satisfaction n'ôtait rien à la nature originelle de l'événement. Et il se jugea odieux, faible, méprisable. Alors que sa philosophie n'attaquait pas les relations entre homme et femme, qu'elle voulait seulement fondées sur l'intelligence et la considération mutuelle avant que d'atteindre les sens, le promoteur en illustrait le reniement.

Incapable de travailler utilement sous une telle hypothèque de contradictions, il décida de passer la nuit prochaine dans la montagne. Il devait en rapporter la réponse. Que ce fût demain, ou après-demain. Comme il lui advenait d'en décider au dernier instant, il informa Franchita qu'il travaillerait toute la nuit. Et durant le sommeil de la femme, il descendrait, silencieusement, et sortirait de même, tenant à la main brodequins, béret, et makhila. Ce qu'il fit à deux heures du matin, pour trouver, réunis à sa disposition, les objets utiles. Avec un message en sus : n'oublie pas que j'ai le devoir de tout... oublier...

Au cas où il n'y eût songé, il sut que quelqu'un partageait son angoisse.

De retour à l'Irrintzina le lendemain peu avant midi, Olivier aperçut Franchita gravissant le chemin du retour, un lourd panier d'osier au bras. Il ne l'attendit pas et se réfugia au premier étage. Il l'entendit s'activer dans la salle basse et ne cherchant pas à le questionner. Mais elle lui demanda s'il descendrait déjeuner. Et face à face, bien que rares fussent les paroles échangées, il lut dans le regard aimant, mais triste et semblant déplorer sa faiblesse, une pitié qui le mortifia jusqu'à lui interdire d'exposer à sa maîtresse les résolutions rapportées d'une nuit de méditation. Il eût dû lui dire qu'il décidait de rétablir les relations d'avant leur liaison. Mais s'en estimant incapable sur le champ, il projeta de s'en ouvrir la nuit prochaine, lorsqu'il tiendrait dans ses bras celle dont sa dignité à lui, le responsable du scandale, exigeait qu'il l'exclût de sa vie privée, de sa conscience, de ses pensées.

Sans s'inquiéter de ses intentions, et sans poser de question à Olivier, Franchita gagna sa chambre dès après le souper. Elle savait qu'il travaillerait avant dans la nuit et le reçut, éveillée, lorsqu'il se coula, froid et silencieux auprès d'elle, aux environs de trois heures. Dans l'euphorie qui naissait habituellement du labeur nocturne, Olivier appréciait la confiance en lui dont il userait pour expliquer, puis justifier, l'indispensable et impérieuse obligation d'en terminer avec leur fausse position. La rigueur morale et la conviction religieuse de la basquaise devenaient un adjuvant qu'il n'aurait même sans doute point à utiliser. L'inopiné surgissement du facteur prenait valeur d'avertissement. De cela même, Franchita conviendrait. Comme la femme l'enveloppait de ses bras, elle émit tendrement...

- Réchauffe-toi, tu parleras plus tard...

Qu'elle parlât la première indisposa Olivier. Ces paroles et ces gestes sans aucune importance contraient son plan, appelaient de sa part une autre interprétation que prévue. Craignant, s'il atermoyait, de perdre l'initiative, il improvisa :

Les doigts de la femme se crispèrent sur la main d'Olivier :

- Nous avons fait une erreur... Dont je suis responsable. Mais bien que j'entende y apporter une solution, je ne voudrais pas que tu en prennes prétexte pour partir de cette maison...

Il crut deviner qu'elle désirait déjà intervenir :

- Non. Ne dis rien. Laisse-moi expliquer pourquoi nous devrons vivre comme avant... Chacun uniquement préoccupé par son travail...

Il perçut une brusque tension des muscles le long du bras qu'il retenait :

- Comprenez (elle sursauta)... Comprends, Franchita... Ce que je veux dire. Plus pour vous, que pour moi. Que l'on me considérât comme une espèce de fou, peu importe. Je ne les ferai pas modifier leur jugement. Mais pour... vous, qui pouvez être, un jour, dans l'obligation de travailler ailleurs, il deviendrait du plus grand dommage que s'amplifie cette histoire...

Avant que d'aller plus avant, Olivier eût aimé que Franchita parlât. Fût-ce pour protester. Prostrée, silencieuse, attentive, elle opposait le silence à la pleutrerie. Perceptiblement agacé, il énonça :

- Alors... Franchita ?

- Je suis de votre avis, Monsieur...

Il s'émut, mesura l'ampleur de sa mauvaise foi, fit un geste vers elle. Mais elle se levait, revêtait l'épaisse robe de chambre, s'asseyait dans un fauteuil. Cette obéissance immédiate le mécontenta. Se débattant dans son paradoxe tel un noyé, il ne put réprimer le désir de prononcer une vilenie :

- Voyez... Il ne nous est pas plus difficile de nous éloigner l'un de l'autre que de nous rapprocher...

Paré à poursuivre, il désirait une riposte sévère. Mais l'intention en resta dans les gestes de Franchita qui ne sut que prononcer :

- La nuit avance, Monsieur... Attention au jour... On pourrait vous surprendre, à travers les vitres...

À l'écoute du persiflage évident, Olivier constata que la domestique restait plus maîtresse d'elle-même que le maître. N'avoir pas même à lutter désorienta Olivier qui ne comprenait pas que Franchita ne défendît l'avantage que constituait, à son entendement d'homme, la position de la basquaise, à ses côtés. Alors, autant par blessure d'amour propre que pour évaluer ce que dans le cœur et dans l'esprit de Franchita, pesait sa personne, en même temps que pour tenter de s'extirper avantageusement de cette inconfortable attitude, il annonça benoîtement :

- Je n'ai voulu que vous alerter. Mais je n'ai pas encore arrêté l'heure à laquelle nous nous éloignerons...

Puis, devant Franchita sidérée, il s'agenouilla pour lui enserrer la taille. Elle en renversa le fauteuil en fuyant vers la salle basse.


7


Il neigeait.

Au-delà des vitres de sa chambre, la neige accumulée durant la nuit apparut à Franchita prête à ensevelir l'Irrintzina. Bien que du clocher de Berissparen montassent les coups de neuf heures, Olivier dormait encore dans son grenier-bureau. Il avait écrit jusqu'au matin, et sachant profond son sommeil, la basquaise pénétra avec précaution dans la chambre pour en clore les volets afin que la réverbération puissante n'en incommodât l'occupant. Puis à l'extérieur, la servante s'appliqua à déblayer les abords de la porte jusqu'au chemin. Mais pour attentive que fût la femme, les raclements de pelle éveillèrent Olivier qui descendit se restaurer, réfugié dans un mutisme observé depuis plusieurs jours et dont Franchita ne tentait même point de l'extraire. Remonté dans sa thébaïde, il en parcourait le plancher craquant sans que Franchita s'en inquiétât, accoutumée qu'elle était à ce péripatétisme méditatif. Elle pensa seulement qu'il ne s'agissait nullement, ce matin, d'un vagabondage destiné à faire accoucher son imagination de l'épithète adéquate, mais plutôt d'une manifestation de mauvaise humeur. Cette humeur même née de l'impassibilité inentamable adoptée depuis trois semaines par la basquaise.

Immobilisé, le visage à la vitre, Lutaire embrassait le panorama immaculé, vide et silencieux des monts enserrant le village blanchi. Aucune vie ne se décelait, aussi loin que portât le regard. Même pas un vol d'oiseau. Le mugissement de la Vorane sourdait comme un écho lointain de nature indéterminée. Le spectacle des forêts endormies satisfit le regard d'Olivier, sans apaiser le mépris de lui-même nourri depuis des jours ; la confusion éprouvée de sa faillite ; la hargne croissante à l'égard de Franchita dont la maîtrise le blessait, alors qu'il désirait, aussi puissamment qu'avant sa théâtrale intervention, la possession de ce corps à l'âme d'airain.

Il ricana, lèvres tordues, lorsque revenant à ses travaux, il feuilleta quelques pages de brouillon de sa "philosophie définitiviste". Des élucubrations ne l'ayant point gardé de retourner "à son ornière"... Il se fût presque découvert des circonstances atténuantes en observant qu'il ne s'agissait pas d'une domestique ordinaire, tant la notion qu'elle possédait de tout ce qui relevait de la dignité humaine, en faisait une figure exceptionnelle. Mais cela ne rehaussait pas d'autant sa propre personne, non  plus que le résultat de l'examen autocritique auquel il se livrait chaque matin, depuis son éloignement d'une femme dont il eût fait son épouse s'il l'avait rencontrée dans son milieu professionnel.

Sachant qu'il ne travaillerait pas correctement de toute cette journée, il résolut d'aller relever son courrier à Berissparen. Des leggings recouvrant ses brodequins, il partit lentement, enfonçant jusqu'aux mollets dans la neige vaporeuse et luisante, qui, tombant toujours, s'accumulait sur son béret, sa pèlerine, ses cils, et sa moustache. Accompagné de Kiok, qui au fil du temps, virait les couleurs de sa robe, Olivier posait ses pas dans les traces du chien  et constata que l'animal se tachetait de noir et de blanc, à l'image des chiens nordiques hâlant les traîneaux. Et l'envie lui vint, de posséder un jour un Husky sibérien. Il croisa quelques visages connus avant que d'atteindre la poste, et les marques de civilité que l'on lui manifesta lui causèrent grand plaisir. Ceux-là, vraisemblablement, n'étaient pas encore atteints par la rumeur... Dans le bureau de monsieur Oyérégui, empli d'un ronflement de foyer attisé et généreusement nourri, Olivier prolongea la conversation tout en décachetant distraitement son courrier. Il se disposait à prendre congé lorsque le receveur lui déclara vouloir le consulter sur un document se trouvant à l'appartement et tous deux gagnèrent l'étage supérieur. Olivier comprit l'intention de son ami, et la seule satisfaction qu'il tira de cette déduction fut de se souvenir que le receveur jouissait d'une réputation de franc-parleur écartant toute ambiguïté ou équivoque. Alors, l'écrivain décida tout à trac de précipiter les choses. Dès que refermée la porte du petit salon familial décoré par madame Oyérégui, Olivier attaqua :

- Avant toute chose, monsieur Oyérégui, il m'importe de savoir ce que l'on pense de moi, dans le pays, et de le savoir par vous, qui, je le sais, vous faites mon défenseur en toute occasion...

Avec le même naturel emprunté par Lutaire, Oyérégui entra dans le jeu de son interlocuteur :

- Je l'ignore. Les gens ne se font pas leurs confidences. Mais moi, votre ami, je m'inquiète pour vous...

Lutaire reçut le coup, mais feignit l'incompréhension :

- Pourquoi ?...Vous connaissez des gens qui me veulent du mal ?

- Non, diable ! mais j'en connais à qui vous en faites...

Olivier sourit de nouveau en continuant de feindre ; mais mal... Oyérégui poursuivait :

- Vous compromettez une honnête, méritante, et intelligente femme, monsieur Léonard Darius... En d'autres circonstances vous vous mériteriez tous les deux. Mais en la circonstance, vous la ridiculisez...

Brutalement assailli, dialectiquement déséquilibré, Olivier se fit sottement arrogant :

- Est-ce que ma vie privée, dont on s'est si peu inquiété jusqu'ici défraierait les salons du village, en ce temps d'hiver où l'on s'ennuie ?

Le percepteur empoigna sa pipe, la boîte métallique conservant son tabac, et proposant un siège à son visiteur, en même temps qu'il s'asseyait lui-même, s'approcha de l'oreille d'Olivier :

- Maître Léonard Darius, dont je lis la prose intelligente, savante, subtile, à chaque fois que je sais trouver votre nom dans un journal, vous qui à n'importe quel moment des jours à venir pouvez prendre le train, la route, l'avion pour aller où bon vous semblera et nous abandonner à nos mesquines occupations, ce que vous faites en ce moment ne vous engage pas beaucoup. Mais les autres, et singulièrement ceux avec lesquels vous vivez.

Olivier interrompit Oyérégui.

- Il a fallu l'indiscrétion pour que vous soyez informé... Je ne me suis affiché avec quiconque, et je ne suis pas responsable de la célérité, nous dirons : malsaine, avec laquelle on s'est mis à cancaner...

Il rit férocement.

- Avoir quitté Paris pour échapper à l'étroitesse des esprits bourgeois, et les retrouver dans un paradisiaque village habité d'une si vaillante population, c'est jouer de malchance ! Il est des instants où les anarchistes deviennent sympathiques.

Oyérégui qui, enflammant longuement sa pipe en tirait des volutes ferroviaires, laissa retomber l'ironie d'Olivier :

- Ce n'est pas à quelqu'un de votre métier que j'apprendrai qu'il ne faut demander aux hommes plus que ce qu'ils sont capables de donner. La sagesse serait plutôt de compter avec leurs carences, leurs faiblesses et leur peccabilité, comme je dirais si j'étais croyant. Aussi, je n'accable personne. Quant à l'anarchie, j'en ai connu des partisans intraitables venus de l'autre côté de la frontière. Tenez, vous en avez entendu parler : Zugerramurdi, Echalar. Leur devise était : la première conviction d'un anarchiste doit être la bonté mise en pratique... Alors, monsieur Darius, même en étant anarchiste, ou plutôt, surtout en étant anarchiste, soyez bon pour mes subordonnés. Et puis, surtout, pour ceux que vous laisserez en ce pays, en partant. Parce que vous par-ti-rez... Et nous resterons entre nous. Et ce que vous appelez l'étroitesse d'esprit n'est souvent que la nécessité de conserver un sentiment de respect et de considération à l'égard de ceux qui attendront leur mort là où ils sont nés...

Lutaire ne répondait pas. Oyérégui poursuivit :

- Rien ne se fait avec légèreté, chez nous. C'est pour cela que les gens prennent leur temps pour agir, pour travailler, se marier. Et même pour haïr. Et c'est ce qui m'autorise à vous dire que moi, j'ai beaucoup, beaucoup de sympathie pour vous et pour ce que vous écrivez... Alors, quand on écrit comme cela, on doit parler pareillement. Et agir semblablement, encore... Surtout avec les humbles...

Olivier ne se sentit pas capable de ferrailler, d'aller contre la philosophie simple, mais résonante, d'Oyérégui. Contre la part de sagesse, surtout, que le basque jetait comme en une contre-attaque, devant les procédés, frelatés, du parisien, qui éluda gauchement. Et s'en alla.

L'orgueil d'Olivier -de Darius, plus précisément- saignait. La débonnaireté, la gravité, d'Oyérégui, s'adressaient davantage à l'écrivain qu'à  la personne. Son métier le sauvait mais la personne demeurait haïssable.

Avant que de peiner à nouveau sur le chemin de l'Irrintzina, il appela Kiok abandonné aux jeux des enfants Oyérégui, et prit connaissance du détail de son courrier, tandis que le chien empruntait déjà, seul, le chemin de la maison. Au terme de la première lettre, Olivier s'immobilisa : monsieur Janzé-Cardroc, directeur de la revue hebdomadaire ALTERNANCES portait à la connaissance de Léonard Darius qu'un certain nombre de lecteurs et abonnés de l'hebdomadaire se plaignaient de ce que l'écrivain-philosophe ne répondît point à leurs communications, demandes de précisions, ou questions d'éxégèse à lui nommément adressées au siège du périodique. S'il ne pouvait y procéder personnellement, il eût été apprécié des intéressés que le signataire des articles philosophiques le fît par le truchement de la publication qui eût pu instituer un courrier des lecteurs dans lequel ceux-ci eussent trouvé écho à leur fidélité, et à l'intérêt porté à la théorie définitiviste. Et le directeur d'ALTERNANCES d'assurer Darius de ses bonnes pensées et de l'espoir qu'il nourrissait de rencontrer son collaborateur, prochainement, à Paris, pour un entretien lui paraissant indispensable. Janzé-Cardroc connaissant l'effort apporté par Darius à la composition de son gros œuvre serait heureux de s'en entretenir avec lui au cours d'un déjeuner dont il ne tenait qu'à Darius de fixer la date. Si Darius désirait disposer d'un moment de répit pour mieux se consacrer à son œuvre, qu'il le dise. Un professeur de lettres, suisse d'origine, proposait une série d'études que le comité de lecture d'ALTERNANCES envisageait d'accueillir. L'aigreur de Lutaire en fut accrue, et c'est en bougonnant qu'il ouvrit le message d'un éditeur auquel, par l'intermédiaire de sa mère, il avait fait remettre un roman "utilitaire", selon son expression. Le manuscrit était retenu. Mais il était parvenu trop tard pour son intégration au programme de fin d'année. Et si Darius acceptait de le laisser aux bons soins des "éditions Folkloriques", il ne serait distribué que dans six mois. Ce qui ne renforçait aucunement les finances de l'écrivain. Olivier déchira la bande du dernier numéro d'ALTERNANCES et chercha sa signature en rez-de-chaussée de la "une". Elle n'y figurait point. Un patronyme inconnu y désignait un obscur rhéteur. Pour que le "Darius" soit différé au profit de cet amphigouri, il fallait que le papier de Darius fût bien médiocre. Ou il s'agissait d'un avertissement accompagnant la lettre du patron.

Lutaire pressentit des catastrophes. Sans être superstitieux l'écrivain croyait aux séries noires, ou bleues, aux périodes stériles en évènements, aux convergences faisant naître dans un court laps de temps et réunis, fastes ou infortunes. Cette chute au terme d'une période d'efforts ne tenait dans l'origine d'aucune négligence, d'aucune carence, mais se rattachait à une période de ratés, de contre-coups spontanément expédiés par le jeu des faits, du sort de la trajectoire aveugle d'une asymptote. Deux phases semblables et d'inégale durée avaient déjà frappé Darius depuis qu'il s'aventurait sur une voie où le raidissement de l'énergie est la condition première, non du succès, mais de la possibilité de sa poursuite. Il récapitula : l'arrivée de madame Lutaire pour une mission avortée et son départ furtif ; le surgissement de Franchita dans son existence et le scandale en naissant; la faillite d'un créancier, sa perte d'influence à ALTERNANCES ; le roman alimentaire de parution retardée. Voilà qui constituait une troisième période noire. Mais il approchait de l'Irrintzina et enfouit la totalité du courrier dans ses poches. L'Irrintzina restait son unique possession, et derrière un rideau, il devina Franchita l'observant. Il pensa que de tous les êtres contre lesquels l'adversité le projetait, cette femme restait la plus redoutable à raison de la place qu'elle occuperait dans sa vie.

Dans la salle basse crépitait un immense feu rougeoyant dont les flammes s'élevaient jusqu'au manteau de la cheminée. De l'âtre jusqu'aux premières marches de l'escalier, s'accumulait une provision de bois fendu par les soins de Franchita y puisant sans parcimonie pour créer une grande quantité de braise qui jusque tard dans la nuit absorberait l'humidité née de la neige. La fragrance sylvestre émanant de ces bûches ligneuses appelait les châtaignes, l'omelette et les champignons dégustés en groupe assis sur des chaises courtes à dossier raide. À Olivier immobilisé devant la flamme, Franchita ôta la pélerine, le béret, et l'ayant fait asseoir, délaça ses leggings et les brodequins, apporta d'épais chaussons. Légèrement en retrait du siège d'Olivier, Kiok, allongé, l'œil clos, offrait sa robe humide de neige fondue.

L'homme scruta le visage de la servante, debout, immobile maintenant, lointaine. Dans le regard où se reflétaient les flammes dansantes, il lut une détresse que la face ne trahissait pas. Et il éprouva qu'en ayant indignement traité Franchita, il s'était durablement exclu d'une existence moralement supportable. Précipitamment levé du fauteuil, il alla d'un pas pesant s'enfermer dans son bureau. La neige tombait derechef. Le ronflement du feu emplissait la maison. L'Atchuria et le pic Sayberry semblaient de gigantesques et menaçantes montgolfières sur le point d'éclater.

Rongeant la défaite qu'elle dissimulait, Franchita imaginait qu'il eût été bon que tous deux, confondus sur un seul siège, épaule contre épaule, Kiok sur leurs pieds, et la collation qu'elle avait préparée à portée de leurs mains, attendissent que le feu s'éteignît, très tard dans la nuit...

Lutaire sait que Franchita n'a pas été dupe, tant elle a apporté de silencieuse soumission à l'exécution de ses ordres. Il lui eût suffi de dire :

- Franchita, j'ai décidé de rejoindre Paris pour quelques semaines..

Et la basquaise eût répondu :

- Bien, Monsieur... Vous me direz ce que vous désirez emporter...

Après quoi valises et caisses de livres se fussent trouvées accumulées et prêtes à porter au chemin de fer. Mais le "maître" a préféré éloigner la servante en lui déclarant qu'il désirait rester à l'Irrintzina, durant trois jours, absolument seul. Sans société, sans bruit, sans Kiok, sans descendre à Berissparen. Il a prié de laisser les provisions nécessaires. Et Franchita, qu'Olivier a intégralement rémunérée, mais à grande peine, est partie en souhaitant beaucoup de courage à "Monsieur", qui a cru faillir devant l'imprévisible pantomime de Kiok qui entre Franchita et Olivier ne savait choisir. Il n'avait jamais envisagé de garder Kiok, mais le trouble de la bête renvoyée intentionnellement par Franchita vers Olivier, et s'immobilisant à mi-distance des deux personnages, la queue basse, les oreilles agitées vivant le drame, remuait l'homme qui ressentit plus douloureusement encore que la veille, l'inconfort de ses décisions. Revenant sur ses pas, la basquaise passa une ficelle au cou du chien, qui la suivit, et comme un enfant, se retourna dix fois avant que de perdre de vue le maître si souvent et silencieusement assisté dans ses travaux.

La nuit tombée, Olivier gagna Berissparen et visita le garagiste. Les deux hommes furent convenus que la fourgonnette serait à six heures du matin devant l'Irrintzina -si la neige avait cessé de tomber- pour enlever les gros bagages immédiatement acheminés sur St Jean de Luz. Il fallait que tout cela s'effectuât très tôt afin que quiconque ne sache que le parisien abandonnait Berissparen. Mais la neige ne permettant pas d'atteindre la ferme des Béharia, les livres et les lourdes valises ne furent enlevés que vingt quatre heures plus tard. Quelques instants après le départ du véhicule, Olivier, un léger bagage à la main et par un chemin écarté, rejoignait Sare, d'où il se ferait conduire à St Jean de Luz.

Seul dans son compartiment, allongé sur la banquette, Lutaire faisait route vers Paris. Pour l'heure, tarie, mais chue en abondance, éclairée par une lune pleine, la neige aluminait par réverbération le visage du voyageur accumulant en sa tête les justifications d'un retour dont il avait si hargneusement nié la nécessité auprès de sa mère. Plus tard, soucieux des propos du directeur d'ALTERNANCES, il en déduisit que sa perte de crédit restait vraisemblablement due aux manques de contacts avec Paris. Le séjour au pays basque, parfait lorsqu'il ne s'agissait que d'études ou de l'élaboration du gros œuvre, devenait nocif en matière de renouvellement intellectuel quant aux chroniques d'actualités - ne se fût-il agi que de chroniques philosophiques - dont les auteurs s'accommodent mal de la claustration. Et il s'estima ridicule d'en avoir, jusque là, jugé différemment. Les quelque vingt mois vécus par l'écrivain sur l'Otxogorrigagna n'ayant ni enrichi ni acéré ses connaissances, il convenait qu'il changeât de méthode, de vie, de fréquentations. Sans adieu à ses amis Oyérégui et Urtuz, il éprouva quelque gêne à les évoquer. Mais après tout, pour amènes qu'ils fussent, ceux-là ne pouvaient rien pour lui, pour son succès. Parmi tous, Franchita s'imposait, toujours belle, mais tout de même fruste, en dépit de son sixième sens. Et trop sûre d'elle, hermétique, infrangible. Agaçante en somme. Il se convainquait n'avoir ressenti pour cette paysanne qu'une tentation sensuelle, un aiguillonnement érotique. Dûs sans doute à un isolement prolongé. Olivier se dressa brusquement et alla marcher dans le couloir. Tout de même, cette fuite devant la femme manquait de panache. Et la blessure venait de ce que rien de cette défaite n'avait échappé à l'acuité psychologique de la servante. Obsédante et délétère, cette autocritique devait être évacuée, repoussée, refusée. Alors Olivier tenta d'imaginer ce qu'il ferait de ce retour à Paris. Une ville qu'il abhorrait encore, qu'il abhorrerait toujours. Il devrait d'abord trouver un logement. Pour débuter il ne pourrait qu'habiter l'hôtel. En fonction de ce que les circonstances lui permettraient d'entrevoir, y compris l'éventuelle mensualité tirée d'un journal ou des piges accumulées en plusieurs rédactions, il aviserait. Il importait encore que ses parents ignorassent son retour à Paris. Sa mère supposerait qu'il se rendait à ses supplications. Son père le croirait à sa main. Olivier entendait ne se rappeler à leur attention, et encore indirectement que par un coup d'éclat professionnel. Pour le courrier adressé par Édith à son fils, Olivier écrirait longuement à Oyérégui pour expliquer sa décision, et lui demanderait de faire  suivre tout ce qui arriverait maintenant à destination de l'Irrintzina.

Dans cette forme de désespoir qu'était l'évasion de Lutaire, n'entrait aucune autre disposition que celles arrêtées depuis qu'il poursuivait le but unique : la publication des FONDEMENTS du DÉFINITIVISME. Réussir ou échouer. Mais ne pas dévier. Durer si la conjoncture restait défavorable, résister aux mauvais jours, mais ne pas déclarer forfait. Il ne ferait pas d'autre métier, ne tenterait même pas, fût-ce provisoirement, d'exercer d'autres activités. Il prévoyait de composer cette somme en deux volumes. Ses recherches bibliographiques actuelles concernaient le second. Le premier, contenant introduction et prémisses pourrait être achevé, le sort aidant, d'ici une année. Et l'amertume éprouvée en cet instant tenait en ce que son rythme laborieux fléchissait, et fléchirait encore quelques semaines, en raison de ce bouleversement incongru dont il rendait madame Lutaire responsable, elle qui avait introduit Franchita à l'Irrintzina, contre son gré à lui, qui se morigénait de n'avoir suffisamment combattu sa mère. Cette maîtresse passagère, élément de désordre dans une activité voici peu, méticuleusement organisée, lui coûtait des mois de travail. Où n'en serait-il à cette heure, sans cette sorcière ?

Il reviendrait à Berissparen. Il affectionnait ce village, ce site. Mais il ne s'y sentirait à sa place que lorsqu'il n'y serait plus connu que sous le nom de Léonard Darius. Si alors elle vivait encore, Franchita comprendrait... Oyérégui regrettera ses apophtegmes paternels, et les gens de la frontière éprouveront de la confusion pour leurs initiatives passées.

Francis Lutaire, père d'une personnalité, battra sa coulpe. Peut-être même éprouvera-t-il une secrète honte pour avoir proposé à son fils un marché de négociant. Sa mère ? Eh bien ! sa mère se satisfera des événements et sera heureuse de décliner :... Léonard Darius, mais c'est mon fils !

On transformera l'Irrintzina. On construira vaste et neuf. Avec la considération et l'honorabilité, le diffus sentiment de pusillanimité emporté de Berissparen, parviendrait bien à se dissoudre.


8


La pendule indiquait onze heures et demie. Depuis neuf heures, à l'ouverture des bureaux d'ALTERNANCES, Léonard fumait. Ce qui dénotait une nervosité exceptionnelle. Il pérégrinait en vase clos, dans l'attente de monsieur Janzé-Cardroc "d'un instant à l'autre". Le directeur de l'hebdomadaire et Darius ne se connaissaient que par truchement. D'abord lecteur du périodique, Darius en était devenu un collaborateur extérieur. Ayant laissé ses bagages à la consigne de la gare d'Austerlitz, Léonard s'était rendu rue Boutebrie, au premier étage d'un immeuble dans lequel ALTERNANCES étendait son administration et sa rédaction sur trois pièces, et quelques réduits où s'entassaient invendus et s'accrochaient les balais. Durant la première heure de son attente, Léonard, conversant avec la secrétaire dactylographe, apprenait que le directeur ne se présentait pas à heure fixe ; que le rédacteur en chef, Jules Barbay, ne venait que l'après-midi. Et que la pratique la plus sûre pour rencontrer le patron consistait... à l'attendre. La société éditrice du journal jugeant inutile d'assumer les frais d'une ligne téléphonique, on ne pouvait même point appeler monsieur Janzé-Cardroc à son appartement. Le seul repère sérieux restait les rendez-vous pris à heure précise avec ce dernier. La secrétaire, jeune personne myope, décolorée de chevelure, aux ongles rongés et aux paupières eczémateuses, s'était dépensée en amabilités aussi réelles que renouvelées en entendant le nom de Darius. Mais une déception stagnait dans le regard féminin. La nuit de chemin de fer, défavorable à la rigueur vestimentaire, classait Darius hors les normes esthétiques des collaborateurs du périodique. Maintenant, Léonard somnolait, las et oublié, dans l'unique fauteuil râpé du vestibule, lorsque peu avant midi, Janzé-Cardroc pénétra. Léonard entendit la voix avant de voir l'homme.

- Qui est ce Monsieur ?

Le dormeur sursauta au ton grave et affecté, s'ébroua, lissa sa chevelure, pétrit ses paupières, pour s'apercevoir que l'homme qui l'observait portait monocle, nœud papillon, feutre à bord roulé, gris, et chaussures de bottier, sur fond de discret complet prince de Galles. Il leva sa canne d'acajou à pommeau d'ivoire.

- Qui êtes-vous, Monsieur ?

Sans préambule, Léonard lança son nom. La secrétaire, qui n'avait pas dû entendre la question posée par le patron se précipitait entre les deux hommes et nommait le visiteur comme Janzé-Cardroc, encore sous l'effet de la surprise, invitait avec un immédiat déploiement de civilités, le jeune homme à le suivre jusqu'à son bureau.

- Vous êtes un curieux homme, mon cher confrère... Tomber de la sorte, sans prévenir, à une telle heure, est téméraire...

Léonard s'expliqua sur les raisons de cette visite inopinée, parla de son voyage décidé au dernier instant, de son intention de se fixer à Paris. L'autre ne lui avait pas encore tendu lamain et s'assit à son bureau sans proposer un siège à son interlocuteur. Léonard prit délibérément place sur l'une des deux chaises à sa portée. Janzé-Cardroc engagea la conversation, tout de suite choisissant ses termes, mesurant ses gestes. Léonard saisit que l'homme tentait de l'intimider, de lui imposer, par une afféterie trop ostensiblement aristocratique. Ils en vinrent à la dernière correspondance reçue par Léonard, qui annonça qu'il disposait de "papiers" immédiatement publiables, et qu'il estimait ce voyage utile puisqu'il désirait, la chose étant possible, être intégré à l'équipe rédactionnelle d'ALTERNANCES. Pour sa déception, il s'entendit répondre que s'il pouvait considérer vraisemblable la poursuite de sa collaboration occasionnelle, la trésorerie de l'hebdomadaire n'assurerait pas un salaire régulier supplémentaire. Lui, directeur, s'entretiendrait de cette éventualité avec le rédacteur en chef, mais estimait pour l'heure, insupportable cette charge nouvelle.

Extrayant de l'une de ses poches un texte dactylographié, Léonard assura que cette copie était de meilleure qualité que les précédentes. Janzé-Cardroc tint à la lire sur le champ et manifesta immédiatement son intérêt, en se déclarant de l'avis de l'auteur. Puis annonçant qu'il publierait cet article dans le prochain numéro, il demanda tout à trac :

- Dites-moi en peu de mots, la raison, si elle peut m'être confiée, de votre installation subite, à Paris ?

- L'appauvrissement, constaté depuis là-bas, de la fonction spéculative, en raison de l'absence de contacts, de renouvellement et de sollicitation intellectuelle...

- Possédez-vous un capital ?... des revenus ?

- C'est bien à cause de cela que j'aurais été très satisfait de travailler directement avec vous... Pour quelque temps, à tout le moins...

Janzé-Cardroc sourit en laissant tomber son monocle pendulant à l'extrémité de son cordon noir. Le buste bombé, les bras écartés, l'extrémité de ses doigts soignés appuyés sur le bord de son bureau, il déclara, sans nuances :

- Vous êtes un illuminé... Dans le genre de discipline que vous avez choisie, c'est un suicide par consomption...

- Je vous l'ai écrit : j'ai mes romans populaires...

- Je préfère cela. À quelle cadence êtes-vous capable d'en produire ?

- Jusqu'ici, deux par an... À compter de maintenant, je sais pouvoir en faire quatre...

- Avez-vous un éditeur attitré ? Un contrat ?

- Deux ou trois maisons, et...

L'autre l'interrompit :

- C'est ce que je redoutais : vous n'en avez aucun... En tout cas, maintenez-vous à la hauteur de ceci (il éleva devant son visage le texte remis par Léonard) et pour ma part je ne vous en demanderai pas davantage... Mais je m'engage, si vous êtes égal à vous-même, à tout publier de votre cru...

Avec une fausse désinvolture, Léonard demanda à Janzé-Cardroc s'il pouvait lui recommander un hôtel modeste, à proximité.

Tandis que, les dents serrées, Léonard prononçait pour lui-même "à nous deux, Paris", Janzé-Cardroc hochait la tête :

- J'avoue n'avoir jamais logé en hôtel, à Paris. Mais ne possédez-vous donc aucune famille ici ?

- Si. Des parents éloignés. Il est inutile que je me soucie d'eux...

- Ils réprouvent vos activités ?

- Ils ne réprouvent pas ce qu'ils ignorent... Je passe seulement auprès d'eux pour un déséquilibré... Un illuminé, comme vous me l'avez dit vous-même...

Jouant avec son monocle, le journaliste daigna rire spontanément. Puis ramassant sa canne et son feutre, il invita Léonard à le précéder. Léonard y déféra, mais avant que d'atteindre le palier, il se retourna :

- Vous serait-il possible de me faire régler le montant du prochain article ?

Immobile, sévère, le directeur d'ALTERNANCES considéra le jeune homme.

- Vous êtes en de bien grandes difficultés, mon jeune ami. Le séjour parisien vous sera pénible. En tout état de cause, je ne possède aucun droit m'autorisant à disposer des fonds du journal, à mon gré...

Il s'inclina légèrement, et prenant congé, conclut :

- Croyez que je le regrette... Je vous salue, en vous invitant, si vous êtes en état d'y satisfaire, à m'apporter régulièrement votre copie...

Il ouvrit la porte, accompagna Léonard jusqu'au rez-de-chaussée et s'éloigna en direction de St Germain des Prés, marchant droit, le chapeau légèrement incliné, déplaçant sa canne avec une régularité de pendule et faisant les femmes se retourner sur sa silhouette. Léonard le regarda se perdre parmi les piétons, soupira puissamment et se dirigea vers la gare Montparnasse, en exhalant par des grognements sa consternation de n'avoir pas même été invité à l'un des prochains repas. Le quartier ne lui était pas inconnu, et il y désirait trouver un abri. Sans être absolument démuni d'argent, ce qu'il en possédait ne lui permettrait de subsister longtemps sans le renouveler. Avant de songer à la poursuite de son œuvre principale, il lui fallait s'assurer d'un emploi fixe ou de l'écoulement permanent des contes, nouvelles ou articles composés chaque jour. Il se retrouvait à Paris sans plaisir. Tout au moins avec beaucoup moins de plaisir que ce qu'il avait imaginé alors que le train pénétrait en gare d'Austerlitz. L'attitude du directeur d'ALTERNANCES n'était sans doute point étrangère à son désenchantement. Et il reconnut aux vallonnements de Berissparen plus de charme qu'au carrefour bruyant du boulevard St Germain et de la rue de Rennes. Il eut envie de pénétrer à l'intérieur du café des "deux magots". Mais il se ravisa à l'instant où son regard accrocha l'éventaire du kiosque à journaux dressé devant la terrasse. ALTERNANCES y était en montre et le dernier article publié expédié de l'Irrintziria occupait la première page. Ce lui fut une chaleur... Si son nom ne voisinait pas, dans la même feuille, avec les plus retentissantes gloires du moment en matière littéraire, il ne figurait qu'à quelques centimètres desdits patronymes, imprimés sur d'autres feuilles. Des intelligences défuntes n'avaient-elles point, en d'autre temps, occupé, par le truchement de l'imprimé, les mêmes lieux, sollicité des regards aussi avides d'idées nouvelles que la curiosité intellectuelle de ceux qui en ce moment même passaient en revue les textes de tous ces papiers diffuseurs de pensée ? Ce carrefour n'était-il point la sécante trigonométrique d'où se propulsaient des courants violents aux prolongements infinis ? Tout de même, lire son nom, en ce lieu public, n'était pas futile satisfaction ! Voilà qui brusquement rejetait vers de lointaines perspectives les vallonnements de Berissparen.

Remontant à pas de flâneur le boulevard Saint Germain, Léonard se refusa à considérer son souci le plus immédiat : la décroissance de ses moyens financiers. Puisqu'il pouvait négliger cette préoccupation durant encore quelques semaines, il aviserait en temps voulu. La vue d'une terrasse de restaurant d'apparence cossue déclencha une envie prosaïque. Il y pénétra et régla une heure plus tard, une addition sans rapport avec l'insipide repas servi. Mais le garçon, débonnaire et bavard lui parut en mesure de l'informer utilement de ce dont il devait d'autant plus s'inquiéter que l'heure avançait : son logement. L'homme lui annonça, qu'à sa satisfaction, il habitait depuis cinq ans un excellent hôtel, modeste d'aspect, correct de confort, et de propreté, ainsi que de conditions pécuniaires. Précisément, il croyait savoir qu'un client dans l'impossibilité de régler plusieurs semaines d'arriéré, allait devoir abandonner sa chambre aujourd'hui ou demain. Il ne fallait pas perdre un instant ! En manière d'adieu Léonard demanda au serveur s'il n'avait jamais eu le désir de vivre dans ses meubles ?

- Pourquoi faire ?... Je dépense mon argent au fur et à mesure que je le gagne... Je vis avec des étudiants, des artistes, des intellectuels très connus, qui m'ont donné des envies de liberté dont je jouis en restant célibataire et en pouvant changer de résidence demain matin, si je veux...Je ne suis pas, et ne peux plus être un bourgeois... Surtout dans ce quartier...

Le service le sollicitait. Il souhaita à Léonard de parvenir assez tôt à l'hôtel, et s'éloigna.

Les mains dans les poches, Léonard inspectait le façade de l'hôtel Européen, 3 bis rue du Dragon, à deux cents pas de l'église St Germain des Prés. Il embouqua l'étroit couloir, gravit les escaliers tapissés d'écarlate pour atteindre le bureau de réception exigu comme un confessionnal, et emprisonnant un effluve alliacé. En vérité, l'ensemble était propre. Il ne barguigna pas, suivit la courte femme qui le conduisit à la chambre dont on venait de lui indiquer l'existence, et s'engagea pour un mois qu'il régla par anticipation.

Le lavabo que pouvaient emplir deux poings, l'armoire sans clef, le lit de fer à boules de cuivre, le porte-manteau de style gargote pour cochers-chauffeurs, la glace déformante, le lustre de fil de fer torsadé comme les cintres de l'armoire, la carpette incolore et la lampe de chevet à ampoule de veilleuse, laissèrent un instant le nouveau locataire sans espoir. Mais il se reconstitua une détermination en constatant que par extraordinaire, la table, vaste et solide lui permettrait de travailler à l'aise. Ajoutées les unes aux autres par des locataires successifs, et bien que manquant d'unité de tons et de dimensions, des étagères fixées dans les murs recevraient les nombreux volumes dont s'entourait Darius, leur épargnant ainsi les instables entassements pyramidaux partant du sol. Combien l'Irrintzina devenait lointaine... Et comme elle le deviendrait davantage lorsque Léonard aurait inséré ici ses objets familiers.

Tandis qu'il retournait vers la gare Montparnasse prendre possession de ses bagages, il reconsidérait sa rencontre récente avec Janzé-Cardroc, dont il supposait qu'en dépit de sa morgue et du ton définitif de ses déclarations, celles-ci n'exprimaient pas la réalité de la situation d'ALTERNANCES. Léonard désirait au plus tôt lier et poursuivre quelque rapport avec Jules Barbay, le rédacteur en chef, dont la signature, comme la sienne, figurait en chacun des numéros de l'hebdomadaire et dont la facture et l'esprit des articles laissaient espérer à Léonard qu'une conversation avec leur auteur, pourrait lui être utile. Par exemple en incitant son confrère à le recommander en quelque rédaction concurrente dont le complément d'honoraires assurerait ainsi sa stricte subsistance sans avoir à épuiser ses réserves.

Bien que se sachant en une période peu favorable à ses intentions, Léonard dut reconnaître que le rédacteur en chef d'ALTERNANCES ne lui mesurait ni sa sympathie, ni ses recommandations auprès de confrères épars dans Paris. Qu'il s'agisse de périodiques ou de quotidiens. De dix années plus âgé que Darius, Jules Barbay se montra accueillant, compatissant, actif. Mais ses efforts n'ayant encore produit aucun effet au terme de la sixième journée de pérégrinations et sollicitations diverses de la part de Darius, Barbay osa une nouvelle démarche auprès de Janzé-Cardroc, en faveur d'une intégration de Darius à l'équipe rédactionnelle d'ALTERNANCES. Le patron l'écouta sans l'interrompre, mais le contraignit à vider les lieux par l'effet d'une attitude marmoréenne dont quiconque ne pût tirer déduction.

- Je crois qu'il faudra que nous renouvelions notre démarche d'ici cinq à six semaines, communiqua Barbay à Darius. Je peux vous affirmer qu'il n'est pas contre ce projet. Confidentiellement,  et alors que je n'y croyais plus, nous attendons des capitaux permettant une relance du titre, et un étoffement de la rédaction. Sans cet apport, le patron n'engagera pas de nouveaux frais. Mais outre que votre article hebdomadaire sera toujours publié, donnez-moi une nouvelle mensuelle, sous pseudonymes variés, je la ferai passer. C'est acquis...

De son chef, Darius avait visité tous les journaux parisiens susceptibles de publier contes ou nouvelles, courts et de facture populaire. Vingt visites lui ayant permis de vendre cinq œuvres, il estima que si ses clients reprenaient régulièrement de la copie, le temps de travail qu'il projetait de consacrer à son œuvre maîtresse serait respecté.

Accoudé à la  fenêtre de sa chambre, il allait s'installer à sa table de travail avant même de prendre son petit déjeuner pour "pisser de la copie" durant une pleine journée, afin de disposer de quelques textes proposables. Il s'amollit à la pensée que réunissant suffisamment de clients, il pourrait tout aussi bien effectuer ce travail à l'Irrintzina... Sur le seuil de laquelle s'encadrait la silencieuse Franchita Iruroz. C'est que pour que le retour à Berissparen prît quelque vraisemblance, il eût fallu que disparût la servante. Il connaissait trop sa faiblesse pour prendre le risque de l'affronter à nouveau. Passagèrement découragé par ces évocations, il s'allongea sur le lit qu'il venait de faire lui-même, lorsque des coups légers mais répétés, furent frappés à la porte. Les yeux au plafond, il questionna :

- Qui est-ce ?... Qu'est ce que c'est ?
- C'est moi...

La voix de femme déclinant son identité derrière le panneau de bois mordit Léonard. Il alla ouvrir, courut jusqu'au lavabo pour s'y rafraîchir le visage, puis fit face brusquement. Édith regardait son fils.

Décontenancé, il ne put parler, ni proposer un siège, ni même souhaiter le bonjour. Alors, il s'ablutionna brutalement avec force éclaboussures, se frictionna la face. Assise au pied du lit, Édith inspectait la chambre. Lorsqu'il l'eût embrassée, il se racla longuement la gorge, mais sa mère ne lui laissa pas le temps d'émettre la première parole :

- C'est cela, l'aboutissement de ta rigueur, de ton isolement et de tes travaux ?

Il réagit avec violence :

- Ce n'est pas un aboutissement, ni un résultat. Seulement une période, un désert à traverser, un mauvais temps à laisser passer...

- Olivier ! Tu te payes, et tu nous payes, de mots. Ton père a raison : j'ai été une sotte de prendre ta défense...

- C'est pour me dire cela que tu es venue ici ?... D'abord, comment possèdes-tu mon adresse ?

- Par Franchita.

- Impossible. Elle ignore cette adresse.

- Il ne lui était pas difficile de supposer que tu venais à Paris. Elle nous a écrit le jour de ton départ. J'ai obtenu cette adresse par l'un de tes éditeurs que tu as sollicité pour une avance.

- Je ne te crois pas. Je le leur ai interdit.

- Allons ! Il ne m'a pas été difficile de prouver que j'étais madame Lutaire, et qu'une raison impérieuse commandait ma démarche.

- Et... cette raison impérieuse ?

- L'état de santé de ton père

Olivier n'attendait pas une réponse de cette nature. Il s'inquiéta sincèrement :

- Une nouvelle crise ?

- Oui... Avec, depuis, deux visites journalières du docteur.

Olivier se contracta, se rendit près de la fenêtre, revint à son point de départ, mais ne parla pas.

- Très touché, ton père reste lucide. Les conditions dans lesquelles toi et moi nous sommes séparés à Berissparen, m'avaient à ce point attristée  que je ne t'aurais pas relancé là-bas. Mais te sachant revenu, j'ai demandé à ton père s'il m'autorisait une ultime démarche.

Sans se retourner, Olivier demanda :

- Il s'agit toujours du même objet ?

- De la maison, en effet. Et j'ajoute que lorsque je lui demandé s'il lui serait agréable que je te rencontre, il m'a répondu : puisqu'il est à Paris, j'aimerais également le voir...

Olivier fit volte-face, et fixa Édith avec intensité. À sa connaissance, jamais sa mère ne lui avait menti. D'apprendre que son père espérait le rencontrer le bouleversa sincèrement. Il en trouva justification dans le regard maternel. Mais il désirait se ressaisir, et créa une diversion pour s'en donner le temps :

- Franchita a-t-elle fermé la maison ?

- Non... J'ai pris un arrangement avec elle. Je lui ai demande de la surveiller en y passant périodiquement, d'y entrer, d'entretenir en état de propreté, moyennant un salaire. L'un de nous peut toujours être dans la nécessité de s'y reposer... Elle m'a d'ailleurs dit que si je n'y voyais aucun inconvénient, elle était disposée à y habiter complètement, sans salaire. Elle en aime la solitude. Cette Franchita, avec vingt ans de moins, une femme pour toi, qui aurait été à ta dévotion et t'aurait obéi sans récrimination. Mais sans être dupe. Je lui ai un jour téléphoné à la poste de Berissparen, et nous avons longuement conversé. Ce n'est peut-être pas fait de la même matière que la tienne, mais elle en a dans la tête...

Lutaire accusa un nouvel accès de nervosité et pivota avec brusquerie. À gifler, ces deux commères ! Elles le ridiculisaient de concert, alors que tout s'entendait depuis la cabine de la poste de Berissparen. Mais Édith parlait avec sérénité, sans arrière-pensée, émettait une manière d'avis, inutile et perdu. Olivier le perçut assez tôt pour ne pas aggraver le caractère de l'entretien. Pressentant le motif des contractions nerveuses d'Olivier, sa mère réagit :

- Quoi ! Ce que je te dis te choque ? Pourtant, avec ton caractère, une femme aussi muette, dévouée, dénuée de besoins artificiels comme tu dénommes les détails du confort, eût été seule capable de te supporter. Avec encore beaucoup de retouches, bien sûr. Mais là n'est pas l'objet de ma visite, Olivier. Alors, pour ton père, que réponds-tu ?

- Quand désire-t-il me voir ?

- Quelle question !... Dans son état, il n'y a pas de calendrier. Le plus tôt sera le mieux. Veux-tu venir dîner à la maison ce soir ? Il ne prend plus que quelques bouchées légères, au lit. Si rien ne te retient, tu nous feras plaisir à tous les deux...

À voix sourde, il donna son accord.

- Le temps de me raser, de passer un autre complet, je serai à la maison dans une heure...

Édith partit non sans avoir procédé à un nouvel examen du décor. Et le jeune homme surprit l'expression de pitié dessinée sur le visage maternel. Puis en se rasant, il imagina le ton de l'entrevue toute proche. Monsieur Francis Lutaire demanderait solennellement, et pour la dernière fois, à son fils, de lui succéder à la direction de l'entreprise. Non moins solennellement, Olivier refuserait. Il refuserait quel que soit l'état du malade. Quelle que soit la raison dernière et supérieure, invoquée. Il refuserait quelles que fussent les expressions désespérées de sa mère, et dût-il en perdre toute la tendresse qu'il la savait lui porter encore. Ce qu'il allait chercher auprès de son père, ce qu'il en attendait et espérait, c'était une absolution, un pardon, auxquels il se prenait soudainement, et sottement, à tenir. Si Francis Lutaire était aussi gravement atteint que le prétendait son épouse, il n'exprimerait sans doute d'autre volonté que celle de se vouloir en paix avec les siens.

L'entreprise Lutaire siégeait rue Olivier de Serres, à peu de distance de la station de métropolitain Convention. Les magasins s'élevaient à l'angle de l'artère et d'une impasse sur laquelle ouvraient les bureaux et ateliers. Par l'impasse, on pouvait accéder directement à l'appartement, à la façon dont l'entrée des artistes d'un théâtre accède aux loges. Édith aurait préparé elle-même le repas en donnant congé aux deux domestiques. Olivier heurta timidement à une porte de service. Édith lui ouvrit et l'entraîna par le poignet jusqu'à la chambre du malade. Mais parvenue là, elle lui fit signe de la rejoindre dans un angle de couloir et énonça, les mains devant la bouche :

- Papa n'est pas en état de converser longuement. Il sait qu'il va te voir, mais m'a demandé de te poser la question qu'il t'eût lui-même posée, et qu'il t'a d'ailleurs déjà posée... Il ne te verra que lorsqu'il saura exactement ce que tu as décidé...

Olivier ricana :

- Intraitable !... Despote... jusqu'à la fin !

Édith sursauta :

- 0-li-vier ! Crois-tu donc qu'il est sur le point de mourir ? Jusqu'à la fin ! ... Quelles paroles ! Songe plutôt que c'est encore lui qui prendra la décision que lui dictera ton attitude. Et qu'il a bien l'intention d'en contrôler l'exécution... Et si Dieu veut, les effets.

Édith fit quelques pas en marquant une pause, et conclut :

- Ton sens familial est perverti. Cet éloignement ne t'a pas amélioré. Je crains que tu ne deviennes totalement amoral à  poursuivre cette existence déréglée.

Elle le laissa seul.

Immobilisé dans un fauteuil de style empire, Olivier observait son père, alité, deux oreillers superposés soutenant son buste en lui laissant l'inclinaison nécessaire à la consultation de registres divers, épars sur le lit. Il déchaussa ses lunettes et sans préambule s'adressa à son fils.

- Ta mère t'a dit ?

- Oui...

- Alors ?

Olivier regarda le sol, la couche du malade, se perdit un instant au-delà de la fenêtre, et revint au visage de son père :

- Je n'ai rien à ajouter à ce que maman t'a rapporté de son séjour au pays basque...

Comme s'il n'avait pas entendu, Francis Lutaire expliqua lentement :

- Tu reprends dès maintenant l'entreprise, ou je la fais passer aux noms de ton oncle et cousin... Qui s'en montreront ravis. Je ne sais pour combien de temps encore je dispose de la parole, mais je peux être empêché à très bref délai. Je le tiens du docteur. Je veux donc sur l'instant, ta réponse définitive, clairement exprimée... Tu ne peux atermoyer. Tu as eu le temps de réfléchir dans ta retraite...

Olivier fut frappé par la modération du ton, sans doute dû à son état, mais émanant d'une entière connaissance. Sans en dénouer la raison, Olivier désirait opérer une diversion, ne pas confirmer sur le champ ce qu'il clamait depuis des mois. La diversion vint du malade :

- Qu'est-ce que cette paysanne, venue ici l'autre jour ?

Olivier ne comprit point.

- Une paysanne ?...

- Oui, une femme venue de ton pays, là-bas, qui a logé ici une nuit et une journée, et avec laquelle ta mère n'a cessé de palabrer...

À voix sourde, Olivier se répéta... Avec laquelle ta mère n'a cessé de palabrer...

- Une femme est venue de Berissparen ?... Pourquoi faire ?

Pour te voir peut-être ! Ta mère et elle ne se sont pas séparées. Elle venait chercher des ordres sur ce qu'il convenait de faire dans la maison que tu venais de quitter. Je crois d'ailleurs que ta mère lui a donné de l'argent pour faire exécuter des travaux... Enfin, je m'en moque, revenons à toi. Cette existence ne t'apportera jamais rien de profitable, de stable, de raisonnable, et surtout... tu manqueras toujours d'argent !

Exalté et agressif, Olivier s'agita en détachant les syllabes.

- Je-me-fous-de-l'argent !... Éperdument... Je désire autre chose que ce qui s'acquière par des spéculations, des relations, des compromissions. Je veux de la considération, le respect des hommes. Je veux des honneurs !.. Je suis plus ambitieux que tu l'imagines. Si je n'étais convaincu que je suis la route au bout de laquelle je trouverai tout cela un jour, je n'aurais même plus envie de vivre... Me comprendras-tu ?

Olivier se démenait, cessa de parler, tandis que Francis soupirait. Et sous une autre forme que celle prévue, mais aussi clairement que son père le souhaitait, l'héritier confirma :

- Tu n'éprouves plus de difficulté à admettre que la succession m'importe peu, je suppose ?

Puis ils restèrent longtemps silencieux. Olivier ne doutait pas que son père eût entendu la réponse attendue. Mais il eût aimé qu'il le lui signifiât. Ce furent d'autres paroles que prononça Francis, et qui désolèrent Olivier :

- Je n'apprécie pas cet orgueil... Surtout en ce moment. Un orgueil n'est qu'un vice, dans ton cas. Si je pense à toi dans les jours qui viennent, et s'il m'en est prêtés, ce sera avec inquiétude. Il est pernicieux que des êtres comme toi éveillent dans l'esprit des autres des préoccupations sans lesquelles ces gens-là vivraient heureux. Parce que, tu sais, j'ai lu, en mon temps, des penseurs professionnels. Et je t'ai lu également, depuis ton départ d'ici...

Olivier fut figé par la surprise. Une telle révélation, à cette heure, en ce lieu, en une telle conjoncture, le désorientait davantage que de lire un éreintement de sa théorie philosophique dans un journal ennemi. Alors, il se jeta vers son père comme si celui-ci venait de lui accorder une concession entamant l'intransigeance jusqu'ici opposée.

- Papa, puisque tu essayes de me lire, essaie de me comprendre !

Le regard fixé sur son fils, la physionomie encore emprunte de l'ironie récente, Francis Lutaire accepta de répondre.

- Oh ! mais, j'ai déjà tenté de te comprendre. Sans y parvenir. J'ai seulement pu constater que l'abstraction m'est étrangère et que les philosophes, depuis toujours, n'ont que rarement réussi à accorder leurs pratiques avec leurs principes. Toi pas plus que les autres. Je ne me pose pas toutes les questions, non pas que tu te poses à toi-même, mais que tu incites les autres à se poser. Et sans approuver cette agitation, sans te comprendre, je reconnais ton droit à penser seul, originalement, autrement, en franc-tireur. Mais je ne peux faire davantage. Je ne méprise pas, mais je désapprouve... Brisons là : pour la question que je pose, moi, qui est la principale et l'urgente... Que dois-je entendre ?

Touché sans le manifester, Olivier louvoya :

- Tu n'es pas mort, que je sache ; nous avons encore du temps ; je veux réfléchir, je...

- Toi peut-être ; moi pas. Si tu ne me réponds avant de sortir de cette pièce, j'en déduis que tu refuses...

- Alors, fais comme tu le désires. Mais je reviendrai pour la seule satisfaction de te voir continuer à vivre. Même si c'est dans une chambre...

Édith devait écouter, le dos courbé, derrière la porte. Elle pénétra dans la chambre sans que l'on l'ait entendue approcher, et sans frapper. Elle ne paraissait autrement soucieuse que de la contemplation de son fils, dont elle s'approcha, puis s'éloigna pour rejoindre son mari, près du lit, et exprimer par sa seule physionomie une désolation infinie. Olivier comprit quelle supplication elle lui adressait : le père n'avait pas rompu.... Il était encore temps et raisonnable, d'espérer mieux. Mais Olivier désirait-il, authentiquement, renouer avec son père ? Le désirait-il devant l'opiniâtre matérialisme paternel ? Et Olivier percevait à l'instant que si son père n'avait insisté sur ce qu'il soupçonnait des rapports entre Franchita et l'obstiné plumitif, c'était pour feindre la faiblesse devant les objurgations de son épouse. Olivier faillit flancher. Si son père s'était intéressé une once de plus à ses travaux philosophiques, le philosophe eût perdu de sa mordacité. Pour résister plus tard, il lui fallait partir maintenant.

- Pour ce soir, nous n'avons plus rien à nous dire... Je reviendrai...

Il embrassa son père redevenu muet, et ne voulut prendre le risque de rester dîner avec sa mère. D'un entretien prolongé avec celle-ci pouvait découler une défaite. Il savait, par là, navrer sa mère intolérablement, mais il se redoutait lui-même bien davantage. Sombre, muet, ulcéré de son douteux combat, insatisfait de ses paroles, il regagna à pied l'hôtel européen. Couché mais insomnieux, il mesura la perte qu'il s'infligeait délibérément, la distance laissée entre ses parents et lui. Livré à sa seule résistance depuis plusieurs heures, il ne retrouvait certitude en sa valeur, en ses principes, en sa réussite abstractions contre lesquelles il troquait sa famille. Il éclata et pleura d'abondance. Avec des soubresauts, des ahanements d'enfant, des gestes de rage, des insultes proférées contre sa personne, et qui l'épuisèrent, l'affaiblirent jusques à l'acmé de son mal. Après deux heures d'agitation, il se releva, se revêtit, gagna le café de Flore, y choisit une table contre la vitre, commanda un quelconque breuvage qu'il dédaigna jusqu'au moment où l'on lui fit savoir que l'établissement fermait. Retraverser le boulevard Saint Germain lui fut aussi pénible qu'à un noctambule épuisé par plusieurs nuits de veille. Il chut bruyamment dans l'escalier de l'hôtel, claqua la porte de sa chambre en la refermant, et se jeta tout vêtu sur le lit défait.


9


La barbe et les cheveux en jachère prêtaient à Léonard un aspect d'anthropoïde. Il estima qu'il devait ne s'être baigné ni rasé depuis environ vingt jours. Un repas de ci de là, un savonnage de mains et un somme, ponctuaient le temps qu'il ne donnait pas à l'écriture. Un regard errant par hasard sur le calendrier publicitaire relégué à l'angle du bureau lui permit de découvrir que ce jour même l'autorisait à célébrer un anniversaire, celui de son emménagement à l'hôtel européen. Il en éclata de rire. Bel anniversaire en vérité. Pourquoi ce "bel"péjoratif ? La conjoncture, restant conforme à ses espérances, et lui ayant assuré, contre toute attente raisonnable, des collaborations diverses, productrices de gains égaux à ses besoins matériels, lui  permettait bientôt de réserver à l'élaboration de ses "Fondements Définitivistes" les heures indispensables. S'y étant consacré avec une opiniâtreté quasi-désespérée, cet anniversaire lui promettait, à condition qu'il tînt encore quelques heures, deux jours, peut-être, de pouvoir remettre à un éditeur le premier tome, achevé, d'une œuvre pour laquelle, jusqu'à cet  instant il avait blessé des consciences et scandalisé sa famille. Il hésitait à seize heures de cet après-midi, entre le désir de se décrasser, rompre avec la tension, réentendre sa propre voix mêlée à d'autres sons humains, et résister au contraire à cette attirance pour se propulser d'un nouvel et ultime effort jusqu'au terme de l'adaction soutenue depuis trois semaines, Comme un vaisseau courant sur son erre, il atteindrait au port sa mission remplie, l'esprit et le cœur orgueilleusement paisibles.

- Monsieur Darius... Pneumatique...

La vulgarité de l'appel répandant son nom dans une cage d'escalier le blessa. Cette tonitruance contrastait avec la réserve des paysans basques. Il réprima l'envie d'une réponse brutale et résolut d'aller ouvrir lui-même le message qu'en raison du silence opposé à l'appel, l'hôtelière déposerait dans le casier de la clef de chambre. Déjà il reprenait la plume lorsqu'il estima distrayant de prendre connaissance d'un message inattendu. La face huileuse et boursouflée, avec des mouvements d'ataxique il gagna le rez-de-chaussée, s'y saisit du papier bleu et remonta en trois sauts jusqu'au palier.

Arrachant le pourtour préalablement perforé de la carte-lettre, il fit tomber un second feuillet, très mince, qui s'ajoutant au texte premier composait une communication dont la longueur intrigua Léonard. Il pensa à sa mère. Mais l'écriture inconnue lui fit écarter cette éventualité.

"Cher confrère et ami, Mr J.C. me prie de vous aviser que vous êtes attendu, ce soir, 20h30/20h45, au restaurant "La Faluche" rue Le Goff. Seront présents : Mr.J.C., vous-même, votre serviteur, et un couple étranger : Mr Nelson Betwey, son épouse, R Kitt Betwey. Mr. Betwey est le directeurpropriétaire du "FUTUR WORLD", l'hebdomadaire littéraire de Philadelphie. Nelson Betwey reçoit chaque numéro d'ALTERNANCES, et s'est intéressé (je vous en informe sans en avoir reçu l'ordre) à vos articles défitinivistes. Lui-même et son équipe américaine en font dans leur feuille, des analyses exégétiques ! En voyage d'affaires à Paris, il s'est fait connaître rue Boutebrie, où notre installation lui a fait une telle pitié qu'il nourrit des intentions charitables... Et a manifesté le désir de vous rencontrer. Son épouse suit elle-même les choses de très près, et notre directeur ne reculant point devant les frais d'un dîner, pense que vous détenez peut-être, allié à lui-même..., les moyens de nourrir leurs intentions... Davantage serait trop... Confraternellement. Jules Barbay. P.S : Ils parlent tous deux français..."

La tonitruance qu'Olivier reprochait quinze minutes plus tôt à son hôtesse, enflait maintenant les paroles qu'il prononçait, soliloquant, les bras vers le plafond, sa face de cynocéphale hilare se reflétant, déformée, dans la glace piquetée de taches rubigineuses, de l'armoire. Puis il se saisit du réveille-matin retourné sur sa table de nuit, y lut seize heures trente, et après avoir marmonné régla la sonnerie sur dix neuf heures. Ayant fermé les volets, les doubles-rideaux, laissé au sol sa pisseuse robe de chambre, il se jeta sous les draps, en rabattit un sur son visage, et dit encore, avant de sombrer :

- Pour un anniversaire, c'est un anniversaire !

Chez Darius, l'inquiétude croissait en proportion inverse de la distance le séparant du restaurant "La Faluche", vers lequel il se dirigeait. La perspective d'écouler quelques heures en compagnie du couple américain ne l'inquiétait pas. Celle de Barbay pas davantage. La présence de Janzé-Cardroc, éminemment indispensable, le séduisait moins. La fréquentation de son patron, depuis plusieurs mois entrevu avec une hebdomadaire régularité, comportait des inconvénients dont Léonard connaissait les caractéristiques : orgueil de caste, intelligence subtile et machiavélique, professionnalisme rompu reconnu par ses plus irréductibles ennemis. Et quand il se décidait à le manifester, un talent sûr, qui, dans la polémique, blessait à la mesure voulue, et délibérément arrêtée. L'énigme, chez cet homme, tenait en ce que l'on ne saisissait pas pourquoi, armé comme il l'était, et après de nombreuses années d'activité, cet original ne présidait aux destinées que d'une feuille secondaire, périodique, sur un terrain disputé, alors qu'il possédait l'envergure d'un patron de presse à multiples ramifications. Barbay, le rédacteur en chef, restait le seul individu avec lequel Léonard eût authentiquement sympathisé depuis sa présence à Paris. Traditionnel dans ses ambitions et ses habitudes, mesuré jusqu'à la prudence dans ses propos, Barbay faisait office d'élément modérateur dans les projets parfois désordonnés qu'il advenait à Léonard de remuer, ou les propos tenus devant J.C.. Qui, au contraire, en dépit d'attitudes et comportements désuets, se révélait hardi, lucide, prévoyant, subtil en matière d'évolution littéraire. Sa vanité, ajoutée au mépris nourri à l'égard de certains confrères ne l'empêchait  pas de posséder du journalisme une conception technique et une optique  supérieures à celles de concurrents plus en vue. Mais Janzé-Cardroc semblait plus spectateur qu'acteur sur cette scène où clowns et dramaturges se disputaient l'attention du public.

- Notre patron est un dilettante, affirmait sentencieusement Barbay, en réponse aux permanentes interrogations de Léonard.

- Pas avec moi, en tout cas ! avait rétorqué une fois le philosophe.

- Si justement !... Son originalité est de réussir à faire vivre des journaux qui dans les mains d'autres individus, mourraient sans avoir même respiré... Et vous vivez avec lui.

- Aux dépens des collaborateurs ! Lorsque j'aurai terminé mon gros œuvre, Barbay, je me lancerai sérieusement à la recherche d'une autre collaboration.

- De la patience, Darius. Le patron apprécie vos papiers, et vous les paie. Moins cher qu'ils vous seraient peut-être payés ailleurs, mais régulièrement. Et en vous assurant que vous pouvez en composer de suivants. Par là, je sais qu'il vous tient en considération. Je ne serais pas surpris qu'un jour il vous lançât ex-abrupto une proposition qui vous surprendra...

Et ce soir, la surprise était à la mesure de l'incertitude connue jusque là. La seconde surprise tenait en ce que Barbay, attendant Léonard devant "la Faluche" l'entraîna aussitôt plus loin.

- Il y a contrordre. Nous ne dînerons pas ici. Je vous attendais. Le vieux yankee désire goûter à la cuisine marocaine. Nous nous retrouvons "aux quat'z'arts", rue du Sommerard...

Ils gagnèrent rapidement le nouveau point de rencontre. La salle, nimbée d'un éclairage diffus et rubescent, tenait, par cet effet, davantage d'un bal à gigolettes que d'un restaurant africain. Au fond, une niche artificiellement ensoleillée, abritait une vénus acéphale. Mais la déesse de plâtre eût-elle possédé un visage qu'elle n'en eût été davantage appréciée, si l'on en jugeait par le rosissement dont se colorait un pubis ayant capté l'attention des fumeurs de cigarettes.

Le couple américain et le directeur d'ALTERNANCES occupaient déjà une table. Madame Betwey et Janzé-Cardroc conversaient à bâtons rompus, devant le sourire de Nelson Betwey, cheveux blancs et visage rose. À sa demande impérieusement enjouée, Kitt Betwey fut installée auprès de Darius, côté chaises, tandis que Nelson, J.C., et Barbay, occupaient la banquette. De la sorte, monsieur Betwey faisait face à Léonard. Dans cette géométrie, Léonard saisit de quel pari son patron l'avait fait l'enjeu.

Empreintes d'une neuve et bruyante cordialité, les présentations trahirent que de nombreux apéritifs avaient meublé l'attente du trio. Monsieur Betwey eût désiré converser sans relâche, mais son vocabulaire limité l'en empêchait. Il jetait, par bribes, à son épouse, des phrases en anglais, que celle-ci traduisait avec volubilité, et non sans un accent acidulé constituant une assurance contre la monotonie. Janzé-Cardroc, qui tenait à satisfaire jusqu'à l'extrême les goûts velléitairement exotiques de l'américain, commanda de la chacascuga, du couscous et du poulet au cari. On répartirait selon les préférences. Il réserva, de plus, des "cornes de gazelle" pour le dessert, sans être certain qu'elles seraient consommées. Afin d'aider au rafraîchissement constant des palais et des papilles échauffés, il demanda la mise au frais de quelques flacons de rosé d'Algérie déjà iridescent dans les verres.

En dépit de l'ambiance précocement désordonnée, Léonard découvrait soudainement en monsieur Betwey, l'écrivain John Burstmouth, connu de lui pour deux volumes sur "l'apport de la philosophie française à la psychologie américaine, depuis La Fayette", déjà en librairie à Paris, et dont les journaux littéraires et les suppléments périodiques des quotidiens, traitaient depuis plusieurs semaines. De nature modeste autant que naïve, Betwey-Burstmouth, perdait pied à entendre commenter son œuvre par un si bruyant aréopage, et d'une émotion renforcée par les libations mais contenue par son épouse, confortée par Barbay, commentée par Léonard, les louanges n'atteignaient l'oreille de Janzé-Cardroc que comme des vergibérations, déjà d'après boire. Mais l'ivresse suprême, pour l'auteur américain intrigué par le flegme de Janzé-Cardroc et que les connaissances de Darius en matière de bibliographie, confondaient, fut de l'entendre dire que l'élaboration d'une étude de la nature de celle signée par Burstmouth, l'eût rendu fier pour le reste de son existence. Et Léonard ne comprit l'importance de sa déclaration que lorsque, levant incidemment le regard vers son patron, il décela l'étincelle de gratitude ardente et furtive, à lui destinée dans une prunelle de strigidé.

Lorsqu'à la chacascuga succéda le couscous, la philosophie perdit de l'intérêt au profit des philosophes. Ce qui permit à Kitt Betwey de faire montre d'une causticité que l'emploi du français n'altérait point. Madame Betwey, qui dépensait autant d'agitation que d'ironie, rejeta systématiquement certains philosophes, qui, selon elle "seraient incapables avant plusieurs générations de traduire les instinctives tendances de l'homme-matière". Cette définition appelant quelques éclaircissements, Léonard chercha à s'en faire préciser, pour lui seul, les prolégomènes, qu'il soupçonnait recéler quelque incongruité calculée. Mais l'esprit de Kitt ayant dû s'embuer au rythme des libations, accents et parlers emmêlés attiraient l'attention des autres convives. Sans se préoccuper d'être écouté, ni même compris, Nelson Betwey pérorait bruyamment, s'adressant tour à tour à chacun de ses commensaux, parmi lesquels, seul, Janzé-Cardroc entendait parfaitement l'anglais, mais se refusait à le faire savoir et à le pratiquer. La bouche de Kitt Betwey secrétant continûment une fumée bleue, opiacée, déversait, maintenant qu'elle avait abandonné sa langue nationale, des formules dites de langue verte, dont elle possédait une surprenante connaissance. Mais le décousu du flux de sa mémoire obérée par le pernicieux rosé, n'en livrait que d'hilarants et inénarrables intermèdes. Gagné d'un tic apparemment héréditaire et qui ne réapparaissait qu'aux heures de tension, Janzé-Cardroc tentait de se défaire d'un enchifrènement factice par de réitérées, messéantes et brusques expulsions d'air qui fixèrent momentanément l'attention de son entourage, tandis qu'il lissait du dos de la main, une barbe imaginaire. Barbay et Léonard échangèrent un regard : le patron, ordinairement vigilant à tout laisser aller devait s'inquiéter autant de la dérive des propos que de celle du but de cette réunion. La monotone répétitivité de ses mouvements n'était rompue que par le circuit du monocle, périodiquement intégré à l'orbite et périodiquement réinséré dans une étroite poche du gilet. Sans doute pour ne pas avoir à imaginer les conséquences de l'agacement de son patron, Barbay ingéra encore quelques gorgées du rosé alliciant avant que de déclarer forfait devant un reliquat de cari proposé par le restaurateur. Maintenant Barbay ne participait plus aux liesses que par l'ouïe, souhaitant intérieurement la fin d'une épreuve qui dégradait son estomac.

Léonard s'était pris d'intérêt pour Kitt Betwey qui jugeait moins pénible le bouche à oreille avec son voisin, que le débat magistral. Pour sa part, Léonard suivait  aussi attentivement ce que lui susurrait madame Betwey, qu'il accusait réception de ses appuis de genou, sous la table.

Pour ouïr une lente litanie de Janzé-Cardroc à destination de Nelson Betwey, ce dernier enveloppait ses oreilles de ses mains ouvertes, tandis que l'aristocrate, étrangement rassuré en même temps que s'évanouissait son tic, s'appliquait à prolonger une conjoncture dont il pouvait logiquement attendre satisfaction.

La porte tournante du restaurant lança son éclat comme une lanterne de phare livrant passage à une forte femme, haute et brune, vulgaire, mais consciente de sa prestance. Elle embrassa l'assemblée du regard, qu'elle immobilisa sur Darius en l'observant de profil, en battant des paupières. Le maître d'hôtel l'aborda et la conduisit vers une table réservée, dressée à deux couverts. Ce fut à ce moment que Léonard tarit l'écoulement de suavités qu'il déversait dans l'oreille de Kitt Betwey. Dans l'ignorance de ce qui captait son attention et le frappait de mutisme, madame Betwey s'impatienta et l'index de sa main droite effleura familièrement le menton de Léonard. Le geste déclencha une crispation sur le visage de l'arrivante, dont la trajectoire du regard coupa celle de Léonard, qui se leva, et sans transition ni excuse se rendit à la table de l'étrangère qu'il connaissait, le reconnaissait, et lui parla jusqu'à ce qu'un homme fortuitement arrivé s'avançât vers eux et sourît à la femme. Dérangé, mécontent, puis troublé, Léonard s'éloigna sans adieu ni parole de congé et revint prendre place auprès de madame Betwey, qui, déplacée sur son siège et ayant repéré l'étrangère, lanca à Léonard :

- Je crois que vous la préférez à moi.....

Puis elle rit, gesticula, et Léonard perçut que cette protestation n'était qu'un jeu. Il se rapprocha de Kitt, cherchant à enchaîner, mais le ton n'y était plus. Là-bas, le couple ne laissait pas de préoccuper Léonard qui le surveillait par intermittence. Non sans évidente humeur de l'homme que sa compagne dut calmer.

Darius entendit alors la voix de Janzé-Cardroc.

- Eh bien ! Monsieur Darius... Vous nous avez abandonnés ?... Par l'esprit tout au moins..

Parmi eux cinq, Janzé-Cardroc est le seul à n'avoir pas perdu le cap. Il sait pourquoi Darius est là, face à lui, exempt d'éthylisme, comme lui-même, mais soudainement captif des lacs charmeurs de l'américaine. Non seulement le directeur d'ALTERNANCES n'en attendait pas tant, mais encore s'en félicitait-il. Toutefois, il ne faut pas borner le phénomène à ses dimensions fortuites, mais bien le prolonger jusques à sa juxtaposition avec les intentions professionnelles de Betwey-Burstmouth. Léonard comprend, et puisqu'il a accepté l'invitation, il doit en accepter le but. La conversation s'annonçant chaotique, il prie son directeur de traduire en anglais ce qu'il énoncera en français. Le procédé est correct. Mais il est d'abord, et surtout, indispensable.

- En somme, le FUTUR WORLD n'est pas tellement distant d'ALTERNANCES, puisque certains de nos articles y sont reproduits, commentés, et accueillis par votre public, avec compréhension. Et j'opine dans le sens des affirmations de monsieur Betwey lorsqu'il dit qu'en consacrant quelques dollars à la transformation de notre journal, nous pourrions prétendre à une place plus importante dans les milieux intellectuels...

Léonard n'a pas ouvert la bouche. Janzé-Cardroc a pris la parole immédiatement, inopinément, disant ce qu'il faut dire, ce qui doit être dit, puisqu'il est le patron du périodique et qu'il sait où il veut en venir. Ce que d'autres feront par ailleurs dans le même sens, constituera des opérations de soutien, des manœuvres logistiques. Mais à lui, reviennent la pensée, la conception, l'initiative. Léonard entend cependant ne pas se laisser déposséder de l'avantage pris par lui auprès de madame Betwey.

- Nous devrions, c'est certain, disposer de locaux plus vastes, et moderniser nos moyens de communication...

Le directeur hausse les épaules.

Je vous entends : vous pensez au téléphone... Détail dérisoire ! Ce ne sera pas le standard téléphonique qui fera notre réputation. Monsieur Betwey qui doit nourrir des idées très précises sur ce qu'il convient de faire viendra nous les exposer au journal, cette semaine...

Il se reprend aussitôt.

- Non pas au journal. Plutôt dans un café littéraire. Au Procope, par exemple. Ou chez Lino. Ou au Flore. Ou aux Deux Magots.

Sans doute d'autres raisons sociales eussent-elles été citées si Betwey n'avait éprouvé l'irrépressible nécessité de parler :

- Je me suis dit que ALTERNANCES, et... mon FUTUR WORLD... comme frère et sœur... Alors...pourquoi pas... les marier ?...

Kitt Betwey explosa de joie :

- Oh ! Nel !.. Les marier ! ! frère et sœur mariés, vous exagérez... C'est un inceste, n'est-ce pas monsieur Darius ? C'est le terme.

Léonard considéra madame Betwey et l'interrogea :

- Connaissez-vous le poète Alfred de Musset ?

- Bien sûr !... Pourquoi ?

- Parce qu'il existe un poème indiscret, et fort édifiant, et que l'on prétend écrit par cet auteur, dans lequel il marie, pour limiter mon expression, un jeune homme et sa sœur... Et croyez-moi, cet inceste semble causer bien des satisfactions à...

Kitt Betwey l'arrêta :

- Oh ! Monsieur Darius !

Les cinq personnes rirent ensemble. Même Barbay que l'on eût pu croire inanimé. À la fois insistante, réservée et curieuse, Kitt voulut se renseigner :

- Peut-on trouver cette histoire prohibée ?

- C'est possible. Mais cela revient très cher.

- Aucune importance.

La cigarette aux lèvres, elle semblait hésiter à prier Léonard de lui procurer "l'histoire prohibée". Durant la diversion issue du dernier propos, Léonard se livra à un examen plus attentif du couple après eux arrivés dont il restait le sujet de conversation. Le regard du journaliste et de la femme se heurtèrent de nouveau. Mais l'homme se levait précipitamment, et avançait résolument vers Léonard.. Sans attendre qu'il fût près de lui, Léonard se dressa et en éprouvant que l'incertitude de son équilibre ne lui permettrait pas une initiative avantageuse, saisit par le dossier une des chaises à sa portée. L'autre n'en eut cure et s'agrippa aux revers de la veste de l'adversaire.

- Je vous somme de m'expliquer les raisons qui vous font vous intéresser à ma femme ?

Pour affermir son équilibre, Léonard lâcha la chaise et s'appuya de l'autre bras à la table.

- Parce que madame, là-bas, est votre femme ?

Avec une rigidité dont ses amis ne l'eussent plus cru capable, il détacha de son vêtement la main de l'étranger et interpella bruyamment sa compagne.

- Dis-moi, Nêne... Tu es l'épouse de Monsieur ?

Sans attendre la réponse de la femme plongée dans l'absolue confusion, Léonard reporta son attention sur l'individu qu'il inspecta, évalua, et se rassit en disant sarcastiquement :

- J'en serais surpris... Car je sais qu'elle possède un goût très sûr...

L'autre ne réagit encore point verbalement, mais contractant ses mâchoires et ses poings, cherche où il va frapper l'impudent. Lequel a trop envie d'attaquer et se projetant avec une fureur animale sur sa cible l'envoie entre deux tables, avant qu'elle s'effondre sur une banquette d'où elle retombe au sol.

Tous se levèrent et se précipitèrent sur Léonard dont ils se saisirent. Nêne criait, tandis que des serveurs du restaurant relevaient l'agressé. Madame Betwey, au comble de l'euphorie, riait et s'agitait, battait des mains en estimant la scène divertissante. À Léonard qui souriait et grimaçait à la fois, elle répétait :

- Parfait... Exquis... Inoubliable... Parfait.

Assise, mais désireuse de ne rien perdre de ce qu'il peut encore se produire, Kitt a orienté son fauteuil pour supprimer les angles morts. Barbay a obtenu de Léonard qu'il se rasseye, tandis que la victime reprend ses sens, et revient déjà vers Léonard. Mais on l'en empêche et Nêne lui lance... - Je m'en vais !... Assisté de Barbay, Janzé-Cardroc entraîne Léonard à l'extérieur, tandis que celui-ci crie à destination de l'homme que le restaurateur et un garçon maintiennent près de la table.

- Si vous voulez me revoir, j'habite 3 bis rue du Dragon...

Entre son directeur et son rédacteur en chef, Darius marche incertainement, répétant avec amertume :

- Pour un anniversaire c'est un sacré anniversaire... Un sacré nom de dieu d'anniversaire...

Le directeur d'ALTERNANCES s'immobilise brusquement, appuie sur le bras de Darius comme s'il désirait le faire pivoter, et déclare :

- Toute réflexion faite, Monsieur le fondateur d'école philosophique, vous n'êtes qu'un imbécile...

Darius considère le patron sans manifester de révolte ou de surprise. Mais il sent s'en développer la velléité. Frapper méchamment ce vieux beau, insultant avec tant de cynisme, le revigorerait. Perdre la fonction qu'il exerce auprès de lui importe peu à cette heure. Mais l'autre a du souffle, de la prestance, une autorité naturelle. Et poursuit :

- Voilà un étranger auquel nous avons suffisamment plu pour que nous puissions en espérer quelque satisfaction professionnelle durable. Et vous le tout premier, Darius. Puisque madame Betwey manifeste à votre endroit un intérêt qui constitue tout simplement la moitié, au moins, de nos chances. Et voilà que votre génie nous rejette dans l'ombre... Ahurissant !

La canne réglée sur le pas, le feutre Eden gris à l'inclinaison calculée posé sur ses cheveux blancs, monocle pendulant, Janzé-Cardoc plantait là ses compagnons, et s'éloignait en répétant, pour lui-même, avec distinction, pondération, accablement :

- Ahurissant... Ahurissant... Ahurissant...

Puis Barbay et Darius le virent rebrousser chemin, faire route vers eux sans plus de hâte qu'il n'en avait usée pour les abandonner.

- Écoutez-moi, Darius : je vais rechercher les Betwey qui sont encore à l'intérieur du restaurant. Soyez dégrisé dans vingt minutes, avec un café renforcé. Rejoignez-moi devant l'établissement. J'ai mon plan. Tentez de reprendre les relations là où elles se sont dégradées. Agissez en fonction de leur état d'esprit et de nos nécessités. Si vous n'obtenez pas un rendez-vous pour discuter à froid de nos projets, je vous en rends responsable. Et il deviendra aussi inutile que nous nous rencontrions à nouveau, que de poursuivre notre collaboration...

Janzé-Cardroc regagnait le restaurant où Kitt et Nelson Betwey devaient s'interroger sur les curieuses manières de leurs hôtes français. En fait, et en leur état euphorique, ils ne se livraient à aucune recherche fondamentale ou analytique relative aux événements des dernières trente minutes. Kitt Betwey remettait au restaurateur un chèque réglant non seulement leurs dépenses, mais insistait pour que le couple dont l'homme restait victime de Léonard, acceptât de leur permettre de régler leurs propres frais. L'invitation étant son fait, Janzé-Cardroc en éprouvait de la gêne, mais il se rattraperait incessamment. L'important tenait en ce qu'il fallait ne pas laisser se briser un contact qui restait chaleureux en dépit d'incidents imprévisibles. Le vieux lion ne manquait pas de maîtrise. Et les choses tournant dans le sens qu'il venait de leur imprimer, tous les cinq furent bientôt réunis dans un taxi se dirigeant vers l'hôtel des Betwey, rue de Montalembert. Kitt avait pris les dispositions nécessaires pour que, le hasard aidant, elle se retrouvât voisine de Léonard. Barbay et Nelson occupaient les deux strapontins. Face à eux, Janzé-Cardroc, Kitt et Léonard pour des raisons différentes, ne regrettaient rien.

Tout le monde descendit devant l'hôtel Montalembert, et Janzé-Cardroc pria le chauffeur de taxi de bien vouloir attendre. La course se poursuivrait.

Avant la séparation, Kitt avait enserré un instant le poignet de Léonard. Les adieux eurent lieu sur le trottoir, chacun se trouvant dans la nécessité de se reposer. Mais accompagnant monsieur Betwey dans le hall de l'hôtel, le directeur d'ALTERNANCES conversait en aparté avec l'américain, visiblement rompu.

À Léonard assis en face de son patron et de Barbay, le directeur se plaignit de nouveau, tandis que le véhicule les emportait vers la rue du Dragon.

- Une gaminerie, monsieur Darius, une sottise insigne cette rixe sans raison.  Nelson ne peut m'accorder de rendez-vous demain... Je me répète mais j'insiste : Vous savez ce que seront les sanctions en cas d'échec...

Léonard bataillait sans conviction.

- Je ne suis responsable ni du choix du restaurant, ni du menu, ni surtout des vins. Nous disposions de deux raisons de ne pas boire. La première : avec la cuisine nord-africaine, on boit du thé. La seconde : si l'on n'aime pas le thé, on ne prend pas de vin aussi dangereux que le rosé... La troisième raison, c'est qu'un entretien philosophique s'accommode mal de galimafrées... Vous n'avez d'ailleurs guère bu moins que moi, mon cher directeur.

- Peut-être... Mais je me suis mieux tenu...

- Écoutez-moi, Monsieur... Que ce soit ce soir ou un autre jour, je ne pourrai plus entendre vos récriminations sans réactions. C'est bien ma personne et non la vôtre, qui intéresse monsieur Betwey...

Le directeur ajusta lentement son monocle :

- Vous intéressez surtout madame Betwey...

- Je reviendrai sur cette observation. Pour l'instant il s'agit du repas que vous avez offert aux Betwey, pour me présenter. Et qu'ils ont payé...

- Pour vous présenter, en effet. Mais, vous vous en êtes chargé. Par ailleurs, vous êtes responsable de l'affront qui m'a été infligé puisque c'est pour m'inquiéter de vous que je ne me suis pas trouvé où j'aurais dû être pour m'acquitter de mon devoir. Si elle se poursuit, cette négociation commence sous d'inquiétants auspices.

Janzé-Cardroc marqua une pause. Un sourire fin détendit son visage :

- Sans les dispositions de madame Betwey à votre égard, il ne nous reste guère d'espoir.

Léonard haussa les épaules. Son patron suivait son idée.

- Nous les réinviterons dès que possible. Mais dans d'autres conditions.

Le taxi ralentissait à hauteur de l'hôtel Européen. Il était tard. Dans la rue vide le véhicule ne gênait pas la circulation. Janzé-Cardroc, les mains croisées sur le pommeau de sa canne, demanda doucement à Léonard déjà hors la voiture.

- En vérité, vous connaissiez cette femme brune ?

Contre toute attente, et sans hargne, Léonard satisfit à la curiosité de son patron.

- Nous nous sommes quittés voici environ trois ans.

Cynique, et en guise de bonsoir, J.C. conclut :

- Si vous êtes résolu à faire carrière, il ne faudra pas regarder de ce côté. Mais vers les gens de ce soir. Vous en tirerez davantage de profits. Chauffeur, à la Bastille...

La portière claqua. J.C. accompagnait Barbay jusqu'à son domicile avant de regagner sa propre demeure.

Une semaine plus tard, avant que de se retrouver attablés au restaurant Ruc, place du théâtre français, les Betwey et l'équipe d'ALTERNANCES convoqués à son propre domicile, rue de Rivoli, par Janzé-Cardroc, y buvaient l'apéritif. En préambule le directeur de l'hebdomadaire priait l'assemblée de vouloir bien excuser son épouse, souffrante depuis plusieurs jours, puis passa aux affaires. Léonard fut déçu. Barbay et la secrétaire d'administration laissaient entendre tellement d'affirmations fantaisistes sur le compte de madame Janzé-Cardroc, que le philosophe restait curieux de la rencontre logiquement prévisible. Il tira de la déclaration de son patron la certitude que son épouse refusait de se montrer, ou que lui-même le lui interdisait. Les Betwey ne semblaient garder aucun souvenir de la soirée marocaine, et Kitt elle-même se montrait d'une déconcertante amnésie. Mais l'étrange tint en ce que Barbay se dépensa aussitôt pour attirer l'attention de l'américaine, et tenta même, au restaurant, d'occuper la place réservée la semaine précédente, à Léonard. La voix de Janzé-Cardroc intervint comme un rappel à l'ordre.

- Mon cher rédacteur en chef, comme il va s'agir de débattre d'affaires graves, j'aimerais vous avoir à mes côtés...

Une nouvelle fois, Nelson Betwey, Janzé-Cardroc et Barbay se retrouvèrent face au couple Kitt-Léonard.

Le repas se déroulait exempt des gaîtés et fantaisies verbales et tapageuses de la précédente réunion. C'était bien là ce que désirait J.C. Tout en regrettant à part lui que Kitt Betwey ne manifestât point à son jeune collaborateur, porte-drapeau philosophique, et appât-gluau, la même chaude et militante sympathie que celle trouvée par l'américaine dans les rubescences alcoolisées algériennes. Toutefois, Nelson Betwey prouvait bientôt qu'il n'oubliait rien, en priant Janzé-Cardroc d'établir le plan d'exploitation d'une nouvelle formule d'ALTERNANCES, pour l'instant sans limitation de moyens, étant entendu qu'en cours d'examen contradictoire, Nelson Betwey proposerait la modification ou le rejet simple de toute innovation estimée superflue. Ou au contraire, en proposerait.

Janzé-Cardroc jugeait l'instant pathétique. Il eût tout de même apprécié que son puissant confrère américain avançât un ordre d'importance, et enrageait que l'on restât en deçà de la ligne théorique, sans jamais utiliser aucun chiffre. Puis il observa sournoisement Kitt et Darius. Calmes, discrets comme des étudiants en famille étrangère, discutant d'auteurs connus et de la stabilité des maisons d'éditions parisiennes. Cela ne satisfit point J.C. À travers la large baie vitrée, l'américaine inspectait distraitement la place du Théâtre français. Des mouvements de la foule et des véhicules ne parvenait qu'un roulement indistinct et sourd, évoquant les phases d'un film muet. Kitt posa inopinément la main sur le poignet de Léonard, tandis que son autre main désignait une masse claire, s'élevant, à l'autre angle du carrefour.

- C'est une statue à la gloire d'Alfred de Musset ?

Madame Betwey éclata de rire. Personne ne savait pourquoi. Nelson considéra son épouse d'un œil inquiet et paterne, à la fois. Janzé-Cardroc sourit sans conviction, et Barbay niaisement. Léonard, flegmatique, attendit que Kitt fournisse l'explication de sa subite hilarité Mais elle se borna à un regard complice, puis sa main saisit le coude du jeune homme. Un joli sourire éclairant alors le visage, elle demanda, presque câline :

- La dame que l'on distingue, à côté de Musset, serait-elle sa sœur ?

Et le rire ironique fusant avant toute réponse, noya le propos, avec le rire des autres, y compris celui de Nelson qui imitait sans chercher à savoir. La complicité alors renaissante entre Darius et madame Betwey réconforta Janzé-Cardroc. Le repas se termina sur la convenance d'un rendez-vous qui se tiendrait chez Janzé-Cardroc, quatre jours plus tard, pour la remise à Nelson Betwey d'un plan d'exploitation purement théorique. Réétudié contradictoirement, ce rien, modifié éventuellement, serait alors expédié à Philadelphie, au conseil d'administration du FUTUR WORLD qui ferait aussi rapidement que possible, connaître ses avis. Momentanément le directeur d'ALTERNANCES n'en pouvait solliciter davantage. Et il enveloppa Léonard d'un regard précatif...

Après le vin de Loupiac dont Janzé-Cardroc tenait toujours à voir les pâtisseries accompagnées, tant il l'appréciait lui-même, Nelson Betwey qui devait encore rencontrer quelque journaliste dans le hall de l'hôtel de Paris boulevard des Capucines, donna le signal du départ. Tout le monde se dirigea vers le vestiaire dont la responsable préparait déjà les vêtements du groupe. Sortant de l'étroit quadrilatère où l'on se lavait les mains, Léonard se trouva seul dans un vestibule accédant à la salle lorsque surgit Kitt Betwey. Elle lui sourit, s'immobilisa contre lui, s'exhaussa sur la pointe des pieds, le baisa à la bouche, puis s'en alla calmement. Figé par la surprise, Léonard passa une main sur son visage, hocha la tête et sortit. Le groupe s'éloignait vers le jardin des Tuileries, lorsque Kitt se laissa distancer et attendant manifestement le jeune homme, lui demanda, le bras tendu vers l'Opéra.

- Si je me rendais d'ici à la Madeleine, quelle direction devrais-je prendre ?

Alors que Léonard n'avait encore prononcé le dernier mot de la réponse appelée, elle l'interrompait :

- C'est parfait. J'ai compris. Comme je prends demain le thé avec une amie américaine, place de la Madeleine, à l'Ixe Royal, vers dix sept heures, vous pourrez m'y rejoindre à partir de dix sept heures trente... J'en serai enchantée !

Kitt  rattrapa le groupe avant que Léonard ait accepté ou commenté l'invitation. Et il devina, au comportement de son patron, que celui-ci venait d'enregistrer la scène avec satisfaction. Il n'en était pas de même de Barbay qui se plaçant au côté de madame Betwey tentait d'engager une conversation. Il n'en eut le temps : ledit patron l'interpellait.

- Dites-donc, mon cher rédacteur en chef, si je ne craignais abuser, je vous demanderais de nous trouver un sapin ? (1)

Docile, Barbay obtempéra, et comme lors de la précédente réunion, le taxi décrivit le parcours : rue de Montalembert, rue du Dragon, Bastille, rue de Rivoli. Peu avant que le véhicule atteignît l'hôtel européen, Janzé-Cardroc commenta la soirée.

- Je dois avouer, mon cher collègue, être bien aise de savoir que la dame s'est souvenue, in extremis, de son inclination première. J'ai redouté, un instant, qu'elle nous fît cela à l'américaine... Mais je crois avoir observé que vous avez obtenu, et enregistré, des avantages...

- Oui, patron... Je prends le thé demain après-midi en sa compagnie... Toutefois, les choses étant ce qu'elles sont...

Et Darius prit un ton sardonique :

- Il conviendrait que la trésorerie d'ALTERNANCES me consentît une avance sur frais...

Le regard perdu au-delà de la silhouette du chauffeur, le directeur d'ALTERNANCES sortit flegmatiquement son portefeuille et en extirpa quelques billets qu'il tendit à Darius.

- Elle vous est déjà accordée, mon cher collègue... Et selon les nécessités, elle peut être renouvelée...

Laconiquement, et après avoir rangé les vignettes dans son portefeuille sans en vérifier le nombre, Léonard émit :

- J'ai le sentiment de n'avoir jamais tant été utile au journal...

Un peu plus tard dans la nuit, alors qu'il travaillait, Léonard sentit l'envahir comme une bouffée de chaleur du pays basque. Son esprit et son regard pénétrèrent à l'intérieur de l'Irrintzina, habitée par Franchita. Puis il évoqua l'Otxogorrigagna, l'Atchuria, Berissparen, Oyérégui. Cette mordante nostalgie n'était-elle pas une semonce morale ? Était-ce pour accomplir des missions du type de celle dont se félicitait Janzé-Cardroc, que Léonard avait fui l'Irrintzina ? Parce que s'il lui advenait de décrire un geste d'agacement lorsque le rapin de l'étage supérieur laissait s'écrouler son chevalet, il lui manquait souvent, pour s'endormir voluptueusement, le ronronnement torpide et voluptueux de la Vorane. Abandonnant l'article en cours de composition, il éprouva cependant une satisfaction à la pensée que le résultat d'une année de complexe travail attendait présentement une sentence entre les mains d'un éditeur. Et puis, ALTERNANCES promettait. Enfin une femme qui ne serait sans doute jamais "sa" femme, mais qui pouvait devenir une maîtresse charmante, si drôle avec son accent, allait vraisemblablement enjoliver Paris.

1) mot ayant cours à Paris, entre 1900 et 1930, pour désigner fiacre et taxi.


10


Voici une semaine que Nelson Betwey avait expédié à Philadelphie le devis d'exploitation établi par Janzé-Cardroc, après l'avoir étudié, annoté, commenté, et... enrichi. Non sans indiquer au directeur d'ALTERNANCES que le surplus délibérément octroyé devait préférentiellement être affecté à l'achat ou à la location d'un immeuble représentatif. Janzé-Cardroc n'attendait pas d'écho à l'étude de ce dossier, portant avis spécialement favorable et prescription de célérité, de la main de Nelson Betwey, avant environ un mois. Mais le mouvement administratif ne constituait qu'une formalité puisque le "big boss" Betwey-Burstmouth, majoritaire au sein du conseil par lui créé et continuellement inspiré, ne sollicitait en fait qu'un entérinement officiel. Et Nelson prescrivait, sans émettre de réserve, d'amorcer les recherches. Ce qu'approuvait le directeur d'ALTERNANCES. Sans pour autant s'y livrer, en déclarant à Barbay, plus impatient :

- L'expérience enseigne que ce qui n'existe pas ne peut devenir dommageable... Si un empêchement surgissait, nous ne serions liés par rien, et à personne... Tant que rien de tangible ne sera venu à ma connaissance à propos de Kitt et Léonard, la circonspection s'impose...

Une investigation exagérément indiscrète auprès de son collaborateur avait provoqué une riposte :

- Si j'emploie sans scrupule les frais de déplacement, c'est parce que j'admets que je peux être utile à un journal qui m'intéresse. Mais convainquez-vous qu'il n'y a là, en dépit des apparences, aucun caractère vénal. Madame Betwey m'eût plu en toute autre contingence. Et je ne me sens pas atteint par le mépris que je vous sais entretenir à mon égard...

Le monocle de J.C. pendulait, puis revenait à son orbite pour penduler de nouveau. Mais l'homme était heureux, puisque ce qu'il apprenait de la bouche de l'intéressé lui confirmait que les choses allaient leur train. Toutefois, il prévoyait que ce Rastignac lui causerait encore bien des soucis. Pour l'instant, il désirait seulement que ce que venait de lui assurer Darius ne fût pas un mensonge. En y réfléchissant, J.C. se prit à supposer que, pour se comporter aussi insolemment, Darius devait en savoir davantage. Par Kitt, évidemment. Ce qui prouverait que Nelson avait décidé avant que de connaître la réponse officielle de son comité d'administration. J.C. fit venir Barbay dans son bureau.

- Barbay, entre nous, "Il" ne vous a rien dit sur le résultat de mon devis ?

Barbay n'était pas homme à contrarier son patron, mais pas davantage celui qu'il sentait devenir, parallèlement, le manipulateur principal de l'entreprise.

- Il ne m'a pas informé d'une décision quelconque. J'ai seulement cru comprendre, par la nature des projets qu'il évoque incidemment, qu'il en sait plus que nous...

- Je vous remercie. Je vous revaudrai cela... Quand nous serons dans la phase de transformation...

Dix neuf heures s'inscrivant à la pendule du vestibule, J.C. saisit canne et chapeau, et pria Barbay de l'accompagner au café le plus proche pour y prendre avec lui le "verre de l'amitié" et de la célébration intime de l'événement officieux, mais certain. Attablé face à son rédacteur en chef, J.C. attaqua sur un terrain où il importait qu'il connût le sentiment de son collaborateur.

- Barbay, dans l'éventualité d'un développement de nos moyens, donc de nos rubriques et des responsabilités, avez-vous déjà envisagé une fonction, qui plus qu'une autre vous agréerait ?

Le regard de Barbay exprima fugacement sa réponse, et son patron ne s'y trompa pas :

- Je pense comme vous, que le poste de rédacteur en chef, élargi aux dimensions d'une nouvelle formule, serait très satisfaisant. Mais si vous le deviez à Darius, et vous êtes trop subtil pour que je commente davantage, vous pourriez éprouver quelque gêne...

Cette gêne, Barbay l'éprouvait depuis le surgissement des Betwey dans la trajectoire d'ALTERNANCES. Mais son ambition et sa témérité se limitaient, conjointement, là où il trouvait des assurances.

- Monsieur le directeur, je n'oublie pas que les Betwey sont venus, non vers nous, mais en ce qui concerne Nelson, vers Darius, dont les travaux les   intéressaient...

- En ce qui concerne Kitt, qui venait sans but, elle s'en est constitué un sur place. Et le hasard veut que ce soit le même que celui de son époux...

Les deux hommes rirent ensemble, et J.C. -ce qu'il ne pratiquait qu'exceptionnellement- posa sa main sur l'épaule de Barbay :

- Concluons : je songe à votre position depuis le début des pourparlers ; je créerai à votre intention un poste de secrétaire général de la rédaction, qui vaudra bien celui de rédacteur en chef qui conviendra parfaitement à l'orgueil de Darius...

Émerveillé par la subtilité des spéculations Janzé-cardrociennes, Barbay regagna son domicile en planant, tandis que le directeur d'ALTERNANCES décidait de traverser à pied le jardin des Tuileries, pour y réfléchir à certain projet.

Bien qu'en puissance d'épouse, Janzé-Cardroc et sa femme occupaient leur chambre respective. Atrabilaire, dyspepsique, envieuse de ce qu'elle ne possédait point mais que sa fortune personnelle lui eût permis d'acquérir, madame Janzé-Cardroc avait dix années durant reproché à son époux, sa stérilité. Y ajoutant des scènes de jalousie, elle épuisa la bonne volonté longtemps manifeste d'un mari qui ne s'en tint bientôt plus qu'à la sauvegarde formelle d'un parallélisme bourgeois et de bon aloi comme en maintiennent les couples produits par les vieilles familles et les principes ancestraux, et qui redoutent plus que tout le qu'en dira-t-on. Puis, à la suite d'une longue maladie pulmonaire l'ayant obligé à occuper seul une chambre de valétudinaire, Janzé-Cardroc s'y jugea à l'aise, en même temps qu'à l'abri des éventuelles bourrasques conjugales. Le calme le plus absolu s'établit alors dans le trop vaste appartement de huit pièces que le couple occupait au troisième étage d'un immeuble datant de la Révolution Française. Appartement entretenu par des domestiques femelles passagères, qui en contre-partie de la vastitude des locaux à dépoussiérer, ne jouissaient, sous les toits, que de mansardes glaciales en décembre, surchauffées en août, inconfortables en toute saison, et où elles devaient s'ablutionner au-dessus d'une cuvette de porcelaine alimentée par un broc de fer blanc. Mais ces disparités n'émouvaient aucunement madame Janzé-Cardroc, préoccupée des plis des housses sur les meubles d'époque venus du château de famille, ni son mari, livré aux spéculations intellectuelles ou aux cuisines de salles de rédaction. De cette époque, J.C. organisa son existence en laissant ignorer à son épouse l'essentiel de ses préoccupations, et en l'écartant systématiquement de ses relations professionnelles. Encore qu'il advint que conviant à leur  domicile, les époux restassent convenus qu'un traiteur assurerait la matérialité des festivités tandis que Madame, excusée pour raisons de santé, se calfeutrerait à l'extrémité de l'appartement. Précisément, il s'agissait d'un projet de cette nature, en cette exceptionnelle soirée, et Bartholomé Janzé-Cardroc de Perrigny, qui avait très tôt décidé de supprimer le début et la fin de son patronyme, arpentait en robe d'appartement flavescente, le couloir étroit conduisant à la chambre de son épouse. Un filet de lumière indiquait que l'occupante ne dormait pas encore. Il heurta un coup léger en même temps qu'il prononçait courtoisement :

- Bérengère ?

- Vous désirez ?

- Vous parler...

- Je vous en prie...

Elle lui avança un fauteuil :

- Quel événement, mon bon... Vous ici !

- J'ai besoin de vous...

- Il y si longtemps que cette opportunité ne s'est présentée. Je vous écoute...

Je vous ai dit quelques mots de ce couple américain qui s'intéresse à ALTERNANCES... Ils viennent de m'aviser qu'ils apportent dix millions à ma trésorerie...

- Sans discuter ?

- J'en aurais demandé la moitié... S'ils n'avaient proposé le double...

- Mais par quel diabolique procédé avez-vous...

Il ne la laissa pas délayer :

- Ma chère, je dispose d'un démarcheur tellement doué qu'il me serait impossible de vous analyser le processus de sa politique non plus que les principes de sa méthode. Il avance quasiment au flair...Mais là n'est pas mon propos de ce soir. J'ai une faveur à solliciter...

- J'ignore de quelle nature, mais voici bien longtemps que vous ne m'avez mise dans cette situation...

- Il s'agit d'un sacrifice... Pour vous, s'entend...

Visage figé dans la surprise inquiète, Bérengère, interdite et soupçonneuse, attendit...

- Éventuellement, accepteriez-vous, et tous frais en étant bien entendu, assurés par la trésorerie d'ALTERNANCES, de présider dans cet appartement qui reste magnifiquement meublé et décoré, un repas d'une dizaine de couverts, dont les mets et les serveurs viendraient de l'extérieur ?

Son hésitation n'était pas de l'espèce supposée par Bartholomé, qui, sans aigreur, se préparait à une fin de non-recevoir.

- Certainement, mais à condition que vous soyez convaincu que j'y puisse honorablement figurer.

- Je ne serais présentement chez vous si je n'y avais déjà répondu...

Son époux parti, Bérengère resta troublée. Une bien particulière opportunité devait s'imposer pour que Bartholomé en vînt à cette démarche. Elle éteignit la lampe à abat-jour éclairant le sous-main sur lequel elle écrivait, et, couchée, songea à ces créatures fabuleuses qui accordent des sommes non moins fabuleuses à d'autres créatures dont ils ne savent si les ancêtres étaient féaux, vassaux ou seigneurs.

Ce fut le lendemain de la convention prise avec son épouse que Janzé-Cardroc entendit Nelson Betwey lui dire, au téléphone...

- Ma femme m'a décidé à... régler avec vous l'affaire... Pour le journal... avant que mes amis à Philadelphie, ils payent...

Janzé-Cardroc ne put réprimer un rire silencieux, dont la raison résidait bien plus dans le fait qu'il était au courant depuis cinq jours de l'information que lui livrait Nelson.... qui la considérant comme une primeur.  Mais avant ce jour, le directeur d'ALTERNANCES avait éprouvé quelque terreur : resté trois journées consécutives sans nouvelle de Darius, il extrapolait jusques à envisager que cet anarchiste-philosophe eût pu prendre le large avec la femme séduite, sans plus de souci d'ALTERNANCES. Tellement profonde se révélait la satisfaction ressentie en écoutant Nelson Betwey que Janzé-Cardroc voulut obtenir, sur le champ, l'accord de l'américain pour qu'accompagné de son épouse, il acceptât dès le lendemain un déjeuner improvisé au restaurant du Palais Royal où s'étaient déroulées les précédentes agapes.

Kitt y parut, plus élégante qu'à l'habitude. Plus distraite également. Plus lointaine. J.C. n'en chercha pas le motif. Il savait maintenant ALTERNANCES en de bonnes mains. L'exactitude de ses pronostics -exactitude avérée à l'instant-  lui permit de connaître qu'il touchait au but lorsque vers quatorze heures trente Kitt déclara avoir rendez-vous dans un grand magasin avec une compatriote retrouvée la veille dans Paris.

Resté seul avec Nelson Betwey, Janzé-Cardroc ne le quitta qu'il n'eût obtenu de précisions sur la date à laquelle il disposerait des fonds prévus. Nelson l'informa alors qu'il devait incessamment regagner Philadelphie pour y régler d'importantes affaires en suspens depuis son départ. Dès son arrivée, il s'inquiéterait de faire verser l'équivalent, en monnaie américaine, des dix millions français prévus, au compte bancaire d'ALTERNANCES. Toutefois, si les litiges l'appelant là-bas trouvaient une solution rapide, Nelson serait de retour en France sous quinzaine, au plus tard, et porteur du chèque destiné à Janzé-Cardroc. À ce moment de la conversation, l'aristocrate, prudent, exposa à Nelson qu'il jugeait utile de surseoir, jusqu'à nouvel ordre à un transfert vers un plus riche immeuble, des bureaux de l'hebdomadaire. Pourquoi ? Mais parce que Nelson Betwey lui-même portait intérêt à une expression intellectuelle représentée par l'équipe d'ALTERNANCES et non à la surface plus ou moins importante occupée par les services de l'organe. Que l'on modifiât d'abord l'aspect de la feuille, son contenu, son esprit éventuellement, et il serait toujours temps de se transporter vers les ascenseurs et les téléphones. Pour l'heure, étoffer la collaboration, rénover la présentation de la page une, épaissir la pagination, rechercher peut-être même, une ou deux signatures célèbres.

À cet instant précis, Nelson réagit :

- Signature célèbre, je veux bien... Mais je veux surtout signature principale Léonard Darius, chaque semaine ! Il est chez vous, locomotive comme vous appelez... Toujours page un Mister Darius...

La tranquille volonté de l'américain ainsi exprimée convainquit aussitôt J.C. que de ce côté il devrait déférer, sous peine de quiproquos. D'autant plus que l'interlocuteur précisait, sur sa lancée, que chaque article signé Darius étant traduit pour le FUTUR WORLD littéraire, il convenait que chacun des numéros d'ALTERNANCES, dès maintenant parvînt en dix exemplaires, aux dix adresses qu'il allait confier à Janzé-Cardroc. Ce départ imprévu de Nelson, ce retour à date incertaine annulaient le projet de réunion inaugurale rue de Rivoli. Encore que l'insistance de l'américain à assurer la position de son protégé au sein de la future équipe fût jugée, mais pour des raisons exclusivement connues de lui, indécente, par Janzé-Cardroc par ailleurs agacé de cette pression indéguisée. Il aviserait... Pour l'heure, il devait prendre connaissance d'un protocole de collaboration établi aux États-Unis dans les bureaux du FUTUR WORLD, et que Nelson lui demandait de réexpédier en l'état, dès que crédité le compte d'ALTERNANCES.

Pour laisser une impression prestigieuse auprès de Betwey, J.C. pensa un moment signer immédiatement le protocole et le remettre à son auteur en déclarant négligemment :

- Je vous fais confiance quant à la régularisation pécuniaire...

Il n'y renonça que parce qu'il supposa que cette manière de faire resterait étrangère à cet américain, philosophe, peut-être, pragmatique, sans doute. Et puis avec cet hurluberlu de Darius, toute péripétie restait vraisemblable.

À l'heure où se séparaient l'américain et le directeur d'ALTERNANCES, Kitt retrouvait Darius dans un salon de thé de la rue Léonard de Vinci, à quelques pas de la place Victor Hugo. Depuis le début de l'intrigue, le couple déplaçait le lieu du rendez-vous à chaque nouvelle rencontre. Kitt ayant habité Paris quelque dix années auparavant risquait d'être rencontrée par quelque connaissance qui n'eût point manqué de dire autour d'elle sa surprise d'avoir vu en compagnie d'un inconnu l'épouse du propriétaire du FUTUR WORLD. Avalant rapidement un thé ou un café, ils se rendaient simultanément et séparément dans une maison meublée de la rue Godot de Mauroy, dont Kitt payait la chambre, tapissée moelleusement, discrète et silencieuse et qu'ils quittaient encore séparément. Bien que madame Betwey eût suggéré à Léonard de le retrouver chez lui, rue du Dragon, il s'y était véhémentement refusé.

- J'habite une vilaine maison du quartier St Germain des Prés où je ne puis vous recevoir. Mais je disposerai incessamment d'un appartement confortable, dans un immeuble en travaux. Dans vingt à trente jours, au plus tard, je vous y accueillerai...

Vers dix huit heures, Kitt sortait la première, avec vigilance et circonspection, et gagnait la rue des Mathurins où elle se mêlait à la foule, derrière l'Opéra. En fumant, Léonard laissait s'écouler vingt minutes avant que de déboucher rue de Sèze.

L'américaine, certaine que son époux, point jaloux, ne se méfiait pas d'elle, reprenait confiance quelques instants après son départ de la maison meublée. Quant à Darius, il ne possédait aucune raison de se plier à tant de précautions, hormis le désir d'accorder cette satisfaction à une maîtresse qui lui en était reconnaissante.

Darius n'aimait pas Kitt. Pas encore, peut-être. Mais de cela il aviserait ultérieurement. Le contact de l'étrangère éveillait en ses sens un désir évident. Dès que reclose la porte de leur chambre de passage, le silence s'établissait entre eux. Bien que les vitres sur lesquelles s'entrecroisaient deux amples rideaux de tulle double, ne pussent être franchies par d'indiscrets vis à vis, Kitt tendait les doubles rideaux de velours marron. Puis, sans émettre une parole, sans permettre à Léonard de lui en adresser, elle attendait qu'il l'approchât, tendue, nerveuse, les paupières closes, toute ramassée dans l'appel muet d'un corps à corps qui lui apporterait l'extinction de son emportement. Le spasme passé, elle s'enroulait autour de son amant et laissait l'apaisement la gagner jusqu'à ce qu'elle éprouvât le besoin de s'agiter, parler à nouveau, débattre d'un projet, de leur avenir, de la différence entre le mode de vie parisien et le philadelphien. Elle ne cherchait jamais à analyser un instant de leurs transports, ni à l'évoquer, ayant seulement exigé de Léonard lors de leur première heure d'intimité qu'il lui jurât qu'il ne fréquentait présentement aucune autre femme. Ce qui eût entraîné, sans explication, mais sans remise en cause de l'intérêt qu'elle portait à ALTERNANCES, une immédiate, totale et irrémissible séparation. Parisienne sur le boulevard des Capucines, Kitt Betwey n'avait jamais cessé d'être américaine.

Ce soir-là, Darius résolut de se rendre à pied de la Madeleine à l'hôtel Européen. Sans fatigue cela représentait trente minutes de marche, par l'Opéra, le Palais Royal, les Tuileries, le pont du Carrousel, le boulevard Saint Germain. Il ne se sentait déjà plus dans les bras de Kitt, mais spéculait sur l'attente impatiente d'une réponse de l'éditeur en possession du texte des "Fondements du Définitivisme". Ce soir commençait une attente qui devrait cesser sous huit jours au plus tard.

Sa chambre baignait dans l'ombre de Novembre, humide et délétère, la moins propice au labeur et à l'espoir. Lorsqu'il ne travaillait pas, il exécrait cet instant de la journée qu'il fuyait souvent en allant se mêler trois quarts d'heure à la masse des piétons descendant la rue de Rennes, ou des rues passantes et commerçantes de Buci, et de Seine. Puis il regagnait l'hôtel Européen. Aujourd'hui, aucun prétexte à cette nostalgie ne pouvait justifier une quelconque humeur. Membre d'une équipe rédactionnelle lui fournissant sa provende, amant d'une richissime femme dont l'influence en son milieu professionnel ne pouvait qu'améliorer sa condition, et attendant de débattre avec un éditeur d'une œuvre pour la publication de laquelle il eût sacrifié tous les autres acquis, il ne parvenait à se convaincre de l'avancement de son état depuis son départ de l'Irrintzina. À propos de l'Irrintzina, il ne guérissait pas  de la lâcheté de sa fuite devant Franchita. Pas davantage qu'il se pouvait convaincre de sincérité à l'égard de Kitt. Quant à ses rapports avec son patron, ils reposaient sur une équivoque, double, dont il risquait, lui l'écrivain-philosophe, d'être expulsé dans le scandale. Mais considérant qu'il n'en devenait pas moins le recours sans lequel Janzé-Cardroc ne pouvait rien, puisque c'était sur son nom que s'effectuaient et la revalorisation intellectuelle d'ALTERNANCES et son renforcement financier, il se convainquit du bien fondé de ses actes passés. Mais s'il n'en sondait pas moins avec lucidité le vide que laissent derrière elles les étreintes imprévues, dissimulées, volées, et le tic-tac du réveil-matin dans la pièce anonyme où ne stagnait même pas le parfum d'un être espéré. Alors, il se dressa un plan : il se coucherait maintenant, dormirait peut-être deux ou trois heures, et rédigerait un article d'avance pour le journal, à la lueur de la lampe de bureau rapportée de l'Irrintzina. Il se recoucherait et se rendrait rue Boutebrie aux environs de midi pour y tenir avec Janzé-Cardroc des propos relatifs à la transformation d'ALTERNANCES. Le réveille-matin réglé pour tinter à vingt deux heures trente, Darius s'allongea tout vêtu sur le lit. Mais ce ne fut pas le mécanisme contenu dans le boîtier de galalite qui tira le dormeur de son repos. On frappait obstinémentt à sa porte.

- Vous êtes là, monsieur Darius ?

Il ne désirait pas répondre. L'appel fut renouvelé. Puis s'adressant à une autre personne qui devait se tenir auprès d'elle, la propriétaire de l'hôtel élevait la voix :

- Je serais étonnée qu'il ne réponde pas, je l'ai vu monter voici à peine une heure.

Il se dressa :

- Je suis là... Que me veut-on ?

L'hôtelière jubilait :

- Je vous le disais... il y a là une dame qui demande à vous parler.

Stupéfait, Léonard s'émut, et songea brusquement à Kitt !... Dans cette maison ! Dans cette chambre. Une circonstance grave devait l'y conduire. Il eût désiré éclairer la pièce, y disposer une carpette neuve, jeter un couvre-lit sur sa couche, modifier de fond en comble cette sordidité qui allait produire le plus désastreux effet sur l'américaine accoutumée à d'autres décors. La voix de l'hôtelière annonça :

- La dame monte...

- Inutile !... Je descends !

Avec des gestes désordonnés, il se peigna, s'essuya le visage d'un gant humide, noua un foulard soyeux autour de son cou, jeta un imperméable neuf en cape, sur ses épaules. Mais ces rétablissements hâtifs devenaient inutiles. Nêne apparaissait sur le seuil de la chambre, à trois pas d'un Léonard figé d'ahurissement. La visiteuse pénétra et referma la porte.

Avec une grande douceur, elle énonça :

- Je m'en doutais, tu sais, Olivier...

Son attitude exprimait la tristesse, la pitié. Elle s'assit à demi sur le pied du lit, les jambes appuyées au sol :

- Oui, je m'en doutais, parce que je me doutais que tu avais refusé la proposition d'association de ton père...

Elle inspecta plus minutieusement le cadre dans lequel vivait Léonard. Résigné, il la laissait faire sans lui répondre ni objecter.

- Ça nourrit, la philosophie...

Elle ne se moquait pas. Et Léonard n'entendait pas autrement ses paroles affectueuses. Il soupira, remit son imperméable au porte-manteau, son foulard dans l'armoire et s'assit à califourchon sur une chaise, face à Nêne. Il attendit qu'elle parlât, qu'elle dise n'importe quoi, mais qu'elle le plaignît, qu'elle s'apitoyât, que sa voix douce et monocorde composât comme un bercement durable.

Hormis madame Lutaire, Nêne était la première femme qui pénétrait dans la chambre de Léonard, depuis son arrivée à l'hôtel Européen.

- Où en es-tu ?... Que fais-tu ?... Avec ces gens apparemment "bien" qui t'accompagnaient l'autre soir ?

- Des confrères étrangers...

- La dame... un confrère... également ?

- Un confrère également... Éméché mais un confrère tout de même... Mais, c'est pour un interrogatoire que tu me rends visite ? Et d'abord, en ce qui te concerne, ce monsieur...

- Un ami

- ... Ou "l'ami"...

- Ce que tu voudras... Je ne vis pas de l'air du temps. Et je suis une bourgeoise rangée. Il est marié, mais j'ai mon appartement, de l'argent disponible, une bonne...

- Tant mieux. En ce qui me concerne, je porte longtemps les mêmes costumes, ceux que tu m'as connus, d'ailleurs..., et les mêmes chaussures. Et me voilà à l'hôtel alors que j'étais chez mes parents. Depuis, j'ai cependant été chez moi, dans mes meubles. Et je vis au jour le jour alors que l'on m'eût ouvert tous les crédits en tant que futur propriétaire-directeur de la firme Lutaire...

- Mais alors, comment as-tu abouti ici ?

- Tu l'as trouvé en entrant : la philosophie...

Il ne la laissa pas commenter. Il raconta sa vie à Berissparen, l'arrivée de sa mère, la présence de Franchita, son retour à Paris, les contacts avec Janzé-Cardroc, ALTERNANCES, la présence du couple américain, la fin de l'élaboration du tome premier de son œuvre principale, la transformation imminente du journal et par voie de conséquence, de son existence matérielle. Nêne écoutait sans lui donner la réplique. À brûle-pourpoint, elle demanda :

- As-tu su que j'avais été mariée ?... Non, tu ne pouvais le savoir. Un brave homme avec lequel je me suis cru casée pour l'éternité. Exportateur, grand voyageur, j'ai fait quelques déplacements avec lui. Puis très rapidement nous en fûmes à nous reprocher, en arguments de conversation, nos défauts mutuels. Éclatement. Divorce. Six mois seule. Interprète pour la correspondance dans une maison concurrente de celle de mon ex-mari, j'y fais la connaissance d'un homme agréable. Et riche... Tu l'as vu l'autre soir. Mais jaloux, tu l'as vu également. Les choses sont ainsi depuis dix huit mois. Mais j'en suis lasse à pleurer. J'ai depuis plusieurs semaines l'intention de briser, mais n'ai pas le courage de le lui annoncer. Puisqu'il le sent, il redoute quelque chose, et tu as été témoin de son irascibilité...

Intentionnellement cynique, Olivier demanda :

- Et tu l'abandonneras pour qui ?

Nêne ne releva pas.

- Pour personne. Je suis lasse... de moi plus que des autres. Tout est vide.

Dans ses pensées, iI remua des mots tendres, puis des blessants, et s'abstint. Il voulut dissiper tout cela.

- Après la narration de tes avatars passés, tu ne vas prétendre être revenue me remonter le moral ?

- Après la narration des tiens, je présume que tu n'as pas besoin de mon aide, si je suppose que la dame américaine est la commanditaire de la nouvelle formule...

Darius n'eût affirmé que ces paroles fussent exemptes de persiflage, mais le relever restant inutile, il voulut satisfaire sa curiosité.

- Qui, ou quoi, t'a poussée jusqu'ici ?... Et qui t'a communiqué mon adresse ?

- Je n'ai jamais acheté aucun de tes livres ni aucun journal contenant tes articles... Je ne savais donc ce que tu devenais...

- Je me doute que tout cela t'importait peu, mais j'aurais aimé que...

Elle l'interrompit, vint près de lui, lui appliqua ses deux mains sur les oreilles :

- Ne te fâche pas. Ne prends pas ce que je viens de dire en mauvaise part : il fallait que je conserve ma sérénité...

Il insista :

- Je ne sais encore pas comment tu as obtenu mon adresse.

- Tu me l'as dite toi-même !

Debout, ayant saisi les poignets de la femme, mi-souriant mi menaçant de se fâcher, il cria presque :

- Tu te payes ma tête !

- Réfléchis : tu l'as lançée au monsieur qui m'accompagnait et que tu avais déjà mis à mal...

Ses deux mains frictionnaient son visage, comme si ce geste excitait sa mémoire :

- C'est pourtant la vérité... Je n'en conservais aucune souvenance.

Nêne haussa les épaules :

- Lui, je n'en sais rien. Mais moi, oui. Je me l'étais cependant interdit. Je suis déjà passée deux fois, le soir, dans la rue. Tu étais absent.

Ils échangèrent un long regard. Une émotion communicative les gagnait, sans qu'aucun d'eux ne fît rien pour y échapper. Mais ils sursautèrent ensemble. Le trouble venait d'être jeté par le réveil, dont le tintement se déclenchait au passage de la grande aiguille sur l'heure pointée. Ils rirent. Nêne était plus grande que Léonard qui s'approchait d'elle. Elle parla la première :

- J'ai été bouleversée, l'autre soir, au restaurant, de m'apercevoir que je t'aime encore...Tu ne saurais mesurer combien j'étais jalouse...

Léonard examinait un bijou d'or pendant sur la robe, puis toucha les perles des oreilles, enserra le bracelet montre attaché au poignet.

- En cas de difficultés, tu aurais le temps de te retourner...

- Tu te trompes. Cela ne me donne aucune joie. Moins encore depuis que je t'ai revu. Quant à permettre de me retourner, comme tu le soulignes, si j'avais à exécuter une volte-face, je laisserais cette quincaillerie à son véritable propriétaire...

Nêne dissimula son visage dans l'épaule de Léonard, et après s'être longuement baisés à la bouche, ils restèrent immobiles, debout, enlacés, muets, jusqu'à ce que Nêne, constatant que les persiennes n'étaient closes, se rendît à la fenêtre pour apercevoir, face à elle, de l'autre côté de la rue, les narines tendres d'une fillette obstinément écrasées contre la vitre de la fenêtre d'un appartement. En tirant à elle la persienne, Nêne sourit à l'enfant. Mais celle-ci lui répondit en tirant la langue. Nêne rit plus largement. Et la fillette fit alors de même. Tournée vers Léonard, elle s'inquiétait :

- Tu n'as pas dîné ?

- Je ne dîne pas.

- Je t'ai dérangé ?

- Ce sont des dérangements que j'aurais souhaités plus tôt !

- Alors, tu m'emmènes dîner ?

- Non.

Interdite, Nêne s'interrogeait.

- Non. Parce que ce soir, qui est l'un des derniers jours d'économie, je ne pourrais t'inviter là où je le désirerais... Mais la semaine prochaine, nous irons dans cette petite boîte située derrière la gare Montparnasse, où nous étions si bien reçus...

Elle éclata d'un rire spontané.

- Sans supposer que tu en étais là, je m'étais déjà organisée.

- Pas de cela, Nêne. Je t'avais habituée à mieux. Accorde-moi quelques jours et nous arrangerons cela d'honnête manière...

- Non, Olivier ! Je ne te lâche pas. Tu paieras ta part et moi la mienne...

Il réfléchit, hésita, palpa son menton râpeux et accepta. Par le boulevard Saint Germain, et l'enchevêtrement des ruelles enserrées par les grandes écoles, ils gagnèrent la rue Thouin dans laquelle un restaurateur annamite servait des merveilles dans une salle minuscule. Nêne et Olivier y jouèrent aux étudiants en dégustant des mets vietnamiens accompagnés de thé. Le dîner expédié, ils descendirent la rue Mouffetard, lorsque parvenue aux Gobelins, Nêne exprima un désir :

- Si nous allions rue de Lappe ?... Te souviens-tu comme tu dansais mal ?... Tout juste la valse et la java...

Se tenant par la main, l'un entraînant l'autre comme de très jeunes gens, ils s'engouffrèrent dans le métropolitain, d'où ils resurgiraient place de la Bastille.

Plaintes d'accordéons, vitrines de bougnats-charcutiers-sabotiers-pâtissiers, échos de rixes, de rires gras fusant des estaminets étriqués et enfumés, composaient l'harmonie traditionnelle de cette ruelle que les aborigènes à casquette plate et foulard rouge avaient abandonnée aux bourgeois badauds et aux filles rémunérées. Plusieurs années après leur dernière heure d'encanaillement, Nêne et Olivier ne reconnaissaient plus les tabagies hurlantes sur le parquet desquelles ils s'étaient livrés jusqu'à l'essoufflement au rythme giratoire, à l'unisson des bonnes en congé et des rouleurs de mécaniques, débutants. Piété sur son balcon accroché à la cloison, comme pour échapper aux toupillements dévastateurs, l'accordéoniste ne lançait plus son répétitif "Passez la monnaie" après lequel tout quidam n'obtempérant pas se faisait jeter à la rue. Nêne et Olivier pénétrèrent "chez Bouscat", une salle aux dimensions de cirque, dans laquelle ils bousculèrent des groupes et s'y firent eux-mêmes bousculer, pour gagner une table, commander une consommation qui ne leur fut pas servie, et lancés sur la piste, s'y firent inutilement et brutalement malmener par des couples soudés par la sueur.

- Écœurant, murmure Nêne, excuse-moi, c'est moi qui l'ai voulu.

Bien que ne lui faisant écho, Olivier, qui appréciait peu ces incursions en public populaire d'où montait toujours quelque féroce ou rigolarde observation relative à leur différence de taille, s'en échappait avec satisfaction. Bras et mains noués, ils déambulèrent sur la place de la Bastille. Elle dit lentement et à voix sourde :

- C'est stupide ce que nous faisons là... Réveiller le passé est toujours une erreur.

Marchant voûtée pour réduire leur différence de taille, Nêne émit le désir d'aller se ressaisir dans un lieu calme, sans foule et sans lumière aveuglante. À l'opposé de leur position, le boulevard Henri IV, sombre, large, désert, les attira. Olivier saisit le bras de Nêne, et lui proposa d'emprunter un taxi pour effectuer une visite nocturne de Paris. Mais Nêne refusa. Elle se sentait maintenant plus à l'aise que dans la salle de bal et affirma son désir de marcher lentement.

- J'ai été victime d'une mauvaise inspiration. Cette foule, cette odeur, le tabac. Et puis, je te le répète, on ne devrait jamais tenter de réveiller le passé. Le décor, comme les individus, se détériore. C'est d'une grande maladresse de ma part...

En la calmant, Olivier se surprit à l'appeler "mon poussin" comme il en avait accoutumée, de leur temps d'amoureux, alors qu'ils croyaient ne pouvoir vivre l'un sans l'autre. D'entendre résonner ce terme aiguillonna Nêne qui tendit ses lèvres à son compagnon.

Nêne comptait cinq années de plus qu'Olivier, ce qui était l'âge même de Kitt Betwey. Ce à quoi songeait le jeune homme en serrant contre lui la femme tourmentée par des reviviscentes réminiscences. Le visage à un souffle du sien, elle demanda à l'homme :

- Que fais-tu de moi, ce soir ?

- Tu as vu mon home... J'ai honte...

Elle se pressa davantage.

- Ça n'a aucune importance. Si je dois te quitter tout de suite, je m'assoirai sur un banc, à proximité de ton hôtel. Jusqu'à demain matin, peut-être.

- Et si l'homme que j'ai malmené ne te trouve pas en rentrant ?

- Tu sais bien qu'il est en puissance d'épouse et de famille...

Dans une obscurité quasi totale, ils poursuivirent leur chemin jusqu'au pont Sully, duquel Olivier observa longuement le quai de la Rapée, le pont d'Austerlitz et l'horloge en lanterne de la gare de Lyon.

- Que vois-tu donc, là-bas ?

- Des gens que je suis seul à connaître.

- Est-ce une histoire stupide comme tu aimais à m'en conter autrefois ?

- Non, c'est la vérité. C'est dans ce quartier que se mouvaient les personnages du premier roman que j'ai publié. C'est dans une petite rue interlope, la rue de Chalon, le long de la gare, que je les ai fait souffrir...

- Personnages inventés, ou réels, tu aimes faire souffrir...

- Tu veux dire que...

- Que tu penses à tes héros, passés, de roman, alors que je suis à ton bras, après une éclipse de plusieurs années. Tu n'as pas dû être encombré par mon souvenir. Je te retrouve Olivier : celle qui te gardera devra s'imposer dans....

- Et elle me lassera... Et je m'en irai...

- Tu ne peux dire cela pour nous ! C'est moi qui suis partie. Et j'ai le courage de dire que je l'ai regretté. Un mois après cette séparation, je savais que je ne serais plus une femme comme avant. Pour n'avoir pas voulu comprendre ta manière de travailler, j'avais été délaissée, négligée. Et cependant, je suis restée incapable de m'intéresser à un autre homme comme je m'étais intéressée à toi. Et j'ai eu envie de te rechercher. Mais j'avais honte de ma faiblesse. Je me suis jetée dans une aventure afin qu'une autre physionomie remplace la tienne...

Il ne répondait pas. Mais Nêne ne désirait aucune réponse.

Se confier la libérait, atténuait sa migraine, sa peine présente et rétrospective. Elle ne demandait qu'à être écoutée d'Olivier. L'air et le calme ambiant lui rendaient la paix. Et elle réussit à faire éclater de rire Olivier, alors qu'en imagination, il préfigurait les difficultés qui ne manqueraient pas de naître, s'il conduisait de front la fréquentation de Kitt et celle de Nêne.


11


Olivier dut déployer de discrets et calculés efforts pour dégager son bras de sous la nuque de Nêne, sans éveiller la jeune femme. Le regard au plafond, l'homme tentait d'estimer l'importance des soucis qu'il venait de se créer, lorsqu'une enveloppe jetée sous la porte et glissant jusqu'à la carpette mit un terme à ses spéculations. D'autant qu'il put en juger, l'enveloppe n'étant pas timbrée, le message venait d'être déposé. Près de la fenêtre, dans le rai de clarté vertical ménagé par le double-rideau, il déchiffra.

"Vous attendons Lundi matin, onze heures trente, au bureau. Bien  vôtre.                         Barbay."

Le réveil tapageur indiquait dix heures. Il ne fallait que dix minutes pour atteindre la rue Boutebrie. Sans doute allait-on conférer de l'emploi de cet argent que l'équipe d'ALTERNANCES recevrait tels des affamés saisissant de la brioche. Mais Léonard se promettait de faire payer cher son triomphe. Janzé-Cardroc réglerait le compte des intérêts de son arrogance. Olivier enveloppa l'ampoule éclairant le lavabo d'une étoffe sombre, afin que la  lueur n'en incommodât pas Nêne. Mais aussi précautionneux qu'il fût, il ne put empêcher que la jeune femme s'éveillât. Elle lui lança une parole charmante, se leva, puis vint frotter son visage à celui, fraîchement rasé, d'Olivier. Mais elle eut froid et réintégra la couche tiède.

- Tu sors tout de suite ?

- Je me rends au journal pour cette affaire de financement...

- Tu penses que vous l'obtiendrez ?

- C'est fait. J'en suis avisé depuis une demi-heure. C'est de l'emploi des fonds et de la distribution des titres et fonctions dont nous débattrons tout à l'heure...

- À propos, cette américaine, quel rôle administratif joue-t-elle ? Administratif, ou autre...

Sans se retourner et tandis qu'il se peignait avec soin, Olivier employa le ton de la résignation.

- Mon petit poussin noir, il faudrait peut-être que tu admettes qu'il est illogique de t'inquiéter d'une femme que tu as vue en ma compagnie, alors que toi et moi ne nous étions pas rencontrés depuis plus de quatre ans. Le désordre ambiant était dû à l'ingestion de liquides accompagnant les mets épicés et aucune déduction tangible ne peut en être tirée. Ceci dit, cette femme et moi nous rencontrions pour la première fois. Elle est mariée, américaine, et regagnera Philadelphie, sa ville résidentielle, dans quelques jours.

Nêne garda le silence. Prêt à partir, auprès d'elle, Olivier la prit par la taille, mi-allongé sur le lit. Elle lui dit désirer lui parler un instant, gravement, avant qu'il s'en aille. Il se redressa, les mains dans les poches de l'imperméable.

- Quel genre de situation te sera assurée, si se développe le journal ?

- Directeur littéraire.

- C'est impressionnant. Mais cela paiera-t-il ?

II énonça un chiffre. Nêne apprécia.

- Je reconnais que c'est acceptable, pour débuter. Et si votre essai devient une réussite ?

- J'aurai, en sus la rémunération de tous les articles et études que je signerai. Puis les romans que je composerai parallèlement, et...

- Si tu en as le temps...

- Je le prendrai ! Et j'aurai encore la préparation du tome second des "fondements définitivistes" que tu connais, et dont le premier est toujours en lecture...

- Je me souviens. Et ce premier tome devrait te rapporter combien ?

- Impossible à évaluer. Pour être franc je ne dois rien en attendre avant au moins deux à trois ans après sa publication. ça ne se vend pas comme un roman. Mais... Mais, à partir du moment où les milieux spécialisés en connaissent l'existence, ça peut se vendre jusqu'à ma mort. Traductions en sus.

- Tous comptes faits, pour vivre, tu n'as que ton journal et tes romans. La fonction de directeur littéraire te prendra tellement de temps que tu n'auras plus celui d'écrire les articles dont tu ajoutes déjà le produit à tes revenus...

- Pour l'instant, ça ne te paraît-il pas suffisant ? C'est une affaire de patience. Dans un an, si le tirage du journal s'accroît, toute l'équipe en profitera. Et les salaires croîtront.

Nêne ne semblait pas convaincue. Elle examinait ses ongles en préparant une réflexion dont Olivier attendait la venue. Mais ne pas l'attendre écarterait pour un temps la poursuite d'une argumentation qui l'indisposait. Il prit congé.

- Écoute...

Olivier eût désiré refuser d'écouter. Mais ne prévoyant aucunement la nature de ce qu'allait dire Nêne, il laissa sa curiosité l'emporter.

- Es-tu romancier ou journaliste ?

- Je suis d'abord écrivain philosophique. Puis romancier... Puis journaliste par nécessité.

- Crois-tu, dans ce cas, que tu ne travaillerais pas plus utilement dans ta maison des Pyrénées, qu'ici ?... Et à moins de frais pour davantage de texte produit ?

Il fut sur le point de s'agiter, de s'insurger, de l'admonester brutalement. Mais toute la tendresse de la nuit écoulée et le visage de Nêne, vainquirent ses velléités belliqueuses.

- J'en reviens, Nêne... J'en reviens, et il n'est rien résulté d'heureux de ce séjour.

Elle l'interrompait avec des arguments.

- Si je m'en tiens à tes propres déclarations, tu n'as jamais écrit si rapidement tes romans alimentaires, et travaillé si régulièrement à ton œuvre principale. Donc, tu assurais ta subsistance...

- Où veux-tu en venir ?

-  J'ai le pressentiment que ce journal ne t'apportera rien d'utile, dans le sens de ton œuvre philosophique... Reprends les choses où tu en étais lors de ton départ de là-bas. Puisque ton premier volume philosophique est sur le point de paraître, achèves cette mise en place, et retourne là-bas...

- Y vivre de quoi ?

Nêne se rapprocha d'Olivier et lui baisa les lèvres.

- Ça me regarde...

Stupéfait, il restait muet. Nêne ne lui laissa pas le temps de modeler une réponse.

- Je romps avec qui tu sais. D'ailleurs, c'est en bonne voie. Je réalise la part d'ameublement dont nous n'avons pas besoin. Ce sera déjà rondelet. Nous nous installons là-bas. Tu travailles autant de jours et de nuits consécutifs qu'il te plaira. Et je tiens l'intendance... Tu ne manqueras de rien. Jamais un homme, je devrais dire : un enfant, comme toi, n'aura été aussi heureux... Mais je te contraindrai à travailler, bouclé dans ta chambre, et tu ne me verras même pas tous les jours...

Éberlué, mais secrètement orgueilleux de ce qu'il inspirait à la jeune femme, il joua avec elle, en sachant qu'il la trompait un peu plus.

- Sais-tu ce qu'est une modeste ferme de montagne ? Une grande salle-cuisine, une chambre. Voilà pour le rez-de-chaussée. Un grenier aménagé en cabinet de travail-chambre : voilà pour les étages supérieurs. Des bois, des prairies, des chemins en pente prononcée, un torrent qui mugit nuit et jour. Et du vent... À l'extérieur de la maison, une souillarde. On se lave dans des cuvettes de faïence avec l'eau chauffée dans la marmite à crémaillère. Le luxe : une vaste cheminée...

Les prunelles luisantes de Nêne suivaient le mouvement des lèvres d'Olivier. Elle exulta :

- C'est là, et par là, que viendra le succès, Olivier... J'en suis convaincue...

- Ouais... Tu en es convaincue. Mais ce n'est, en effet, qu'une conviction. Et non une certitude, une logique accouchant de sa déduction...

Il se souvint des débats interminables nés des soi-disant prémonitions de Nêne, dont certaines, vérifiables, avaient parfois confondu Olivier. Mais à l'instant, et pour de plus incommodes raisons, il n'osait la contrarier, ni exposer les raisons l'empêchant d'envisager, fût-ce à terme, un retour à Berissparen. Et il déclara se promettre d'examiner cela dans les jours à venir, dès qu'aurait été réglée la nouvelle organisation présidant aux destinées d'ALTERNANCES. Ils se dirent adieu. Pour quelques jours. Et un rendez-vous ayant été fixé, Nêne baisa frénétiquement le visage d'Olivier, dont par la fenêtre, elle suivit la silhouette jusqu'à sa disparition.

Tout en approchant de la rue Boutebrie, Léonard convint que sans la présence de Kitt et la perspective de transformation d'ALTERNANCES, il eût discuté d'un éventuel retour à l'Irrintzina en compagnie de Nêne. Il remarqua encore que sans le dîner offert par Janzé-Cardroc afin de réunir les commanditaires et la rédaction du journal, il n'eût pas retrouvé Nêne.

Aux bureaux d'ALTERNANCES, le directeur, le rédacteur en chef et la secrétaire, attendaient Darius. Ce fut J.C. qui accueillit Darius.

- Vous êtes l'incarnation de la fumisterie, monsieur le philosophe. L'heure, les convenances, les conventions, ne vous concernent pas ! Vous nous accablez de visites, de propositions, de projets, puis vous disparaissez de la circulation. Vous maniez avec cynisme le paradoxe, et l'argent des autres. Une nouvelle sensationnelle qui nous intéresse tous, vous est-elle communiquée en primeur, que vous n'éprouvez pas autrement de scrupule à nous la faire tenir, tel un potin, par un ami rencontré par hasard, et que vous chargez, désinvoltement, de prévenir le principal intéressé.

À ce point, Darius coupa la parole au patron :

- Un instant, s'il vous plaît. Je sais qu'entre mon annonce à Barbay, selon laquelle cinq millions étaient parvenus en banque, et l'instant où ils devenaient pratiquement disponibles, la vraisemblance a vacillé. Donc, pour la clarté des choses, je m'explique : madame Betwey savait qu'en dépit des affirmations de son mari, plusieurs semaines seraient nécessaires à l'acheminement des fonds. Et comme elle savait encore que le Comité Administratif du FUTUR WORLD ne s'opposerait pas à l'octroi des dix millions proposés par Nelson, et pour nous prouver sa confiance, elle prélevait elle-même sur un compte personnel, la moitié de la somme prévue, en me disant : - Disposez-en dès maintenant, mais n'en informez pas mon mari, tant que vous ne serez pas en possession de la totalité... C'est tout !

La surprise se lisait sur le visage de la secrétaire, sur celui de Barbay. Mais Janzé-Cardroc restait froidement ironique.

- Et alors, puisque vous en informiez Barbay, ne pouviez-vous m'en informer également afin que je prenne des dispositions ? J'aurais gardé le secret, savez-vous ?

Darius paraissait sûr de lui :

- J'en suis persuadé. Mais supposez, cependant, qu'un refus soit opposé par Philadelphie ! Quel profil prenions-nous tous ? Et si, Philadelphie répondant négativement, madame Betwey et moi-même, nous brouillions ! Et si elle reprenait ipso facto son capital... Parce qu'elle en serait capable, avec ses foucades à l'américaine. Donc, qu'elle reprît ce capital, non seulement après  nos études, ce qui ne serait qu'une péripétie, mais encore, après que nous eussions commandé, et peut-être, déjà reçu, du matériel, voilà des embarras que vous ne souhaitez pas davantage que moi-même...

Hormis le directeur, chacun appréciait la logique de Darius.

- N'étais-je pas digne d'entendre plus tôt l'exposé que vous venez de faire ?

- À quoi bon, puisque vous ne pouviez rien amorcer. Et qu'en tout état de cause, je me fûs opposé à toute initiative prématurée.

Voilà qui agaçait intensément J.C. Ce présomptueux de Darius se considérait déjà comme le patron virtuel. Il fallait le semoncer sur le champ, délimiter dès aujourd'hui les attributions de chacun. D'autant plus que de nouveaux rédacteurs s'intégreraient nécessairement à l'équipe. À ce stade, J.C. ne douta pas d'avoir à subir de Darius, et de les lui rendre, des coups tuméfiants. Il décida donc d'engager le débat crucial :

- Votre flegme repose sans doute sur des certitudes quant à l'importance que vous prendrez dans la maison...

- Du tout, monsieur. Il repose sur le fait que d'un commun accord entre monsieur et madame Betwey, il fallait que l'octroi des fonds vînt officiellement du comité d'administration du FUTUR WORLD. Et j'ai joué le jeu. Bien que sachant que madame Betwey était la propriétaire du FUTUR WORLD, notre projet se réaliserait dès qu'elle en aurait ainsi décidé.

À son tour, Janzé-Cardroc restait muet. Mais par-delà le monocle, la colère consumait la pupille. Darius rompit et posa sur le bureau du directeur la lettre de Barbay convoquant Darius.

- Vous m'avez appelé. De quoi s'agit-il ?

- De ce que vous projetez apporter de transformations au journal. Dès que je serai disposé à signer le premier chèque...

Darius estima le duel inutile. Il s'empara de la maquette déroulée devant J.C., s'enquit des surfaces réservées aux différentes rubriques, du nombre de pages imparti à chacune d'elles, et des prévisions de rentrées publicitaires. Barbay et la secrétaire suivirent le propos avec un évident soulagement. Et J.C. se laissa forcer la main sans résistance. La conférence se termina vers quatorze heures. J.C. prit rapidement congé. Insuffisamment rapidement toutefois pour échapper à Darius.

- Excusez-moi, mais j'ai besoin d'un supplément d'avances...

Janzé-Cardroc déposa, sans observation, deux mille francs devant Darius.

- J'ai parlé d'avance, pas d'aumône. Dans l'ordre des choses dans lequel nous évoluons, il ne saurait s'agir de moins de cinq mille francs...

J.C. cala son monocle dans l'orbite en souriant largement, compléta le versement, puis partit en laissant ses collaborateurs à leurs commentaires sur l'évaluation des recettes publicitaires. Les deux hommes allaient se séparer lorsque Barbay, tout onction, glissa à Darius :

- Bien tapée, la répartie à Janzé... J'en ai éprouvé bien du plaisir... Il a besoin de cela de temps à autre...

Restant muet, Darius fixa son collègue qui perçut combien son effet était malheureux. Il tenta d'y remédier :

- Dites-moi. Il est tard. Voulez-vous venir partager notre familial déjeuner ?

- Merci. J'ai à faire dès maintenant.

Darius franchit la double porte sans attendre que Barbay insistât, et héla un taxi qui le conduisit rue Cambon, devant le salon de thé où l'attendait Kitt, qui, l'y ayant précédé, l'accueillit amoureusement.

- Excellente nouvelle : un télégramme de Philadelphie me permet de vous dire que je suis ici pour encore un mois...

La satisfaction de Darius fut factice et de courte durée, tandis que s'éloignant de Kitt et par un chemin divergent, il la rejoindrait rue Godot de Mauroy. Il ne pouvait rejeter de ses préoccupations le dégoût qu'il s'inspirait à lui-même. Il concevait devoir, à brève échéance, ou se libérer de Kitt ou ne pas laisser Nêne chevaucher des chimères. À cet instant précis, il imagina qu'après avoir, lui, Léonard, conduit l'affaire financière jusqu'à son aboutissement, il passait la main à J.C. afin que celui-ci poursuivît seul, la transformation d'ALTERNANCES. Et la perspective de regagner Berissparen en compagnie de Nêne jouit d'une velléité favorable. Mais lorsque deux heures plus tard, il s'évada des bras de Kitt, il ne se sentait pas plus apte à justifier l'abandon de l'américaine que celui de son ancienne maîtresse. Il se secoua et se refit une conscience conséquente en se répétant que cela ne se résoudrait pas par des spéculations métaphysiques. Le destin ferait un choix plus judicieux que la logique du philosophe n'était capable d'en déterminer un.

Ces conclusions n'empêchèrent point que naquirent des complications renouvelées. Kitt Betwey dont le jour du départ pour les États-Unis approchait, protestait contre la réduction du temps qu'il lui accordait à chacune de leurs rencontres clandestines. Nêne, qui venait parfois rejoindre Léonard rue du Dragon, le devinait préoccupé, en proie à une indéfinissable et permanente inquiétude, mais se gardait de l'en entretenir, se promettant de supprimer de l'existence de l'écrivain, tout ce qui ne lui apparaîtrait pas indispensable à son épanouissement et à son œuvre. Ému jusqu'à lâcheté par la tendresse de Nêne, physiquement aiguillonné par Kitt, et ne voulant compromettre l'avenir d'ALTERNANCES, il s'avouait incapable de trancher stoïquement. Mais ses capacités de travail et de réflexion se gangrenaient de la crainte du scandale pouvant naître d'une hasardeuse et nouvelle rencontre entre Nêne et Kitt. Encore que, si prévisible restait le réflexe de Nêne -l'éloignement délibéré et sans projet de vengeance, mais dans les larmes et la souffrance- le comportement de l'américaine ne pouvait que se singulariser par la violence issue d'une fierté bafouée. Avec des conséquences matérielles qui transformeraient en vendetta l'animadversion accrue de Janzé-Cardroc.

ALTERNANCES avait annoncé à ses lecteurs, transformations et développement. Aux dix exemplaires de ce numéro adressés à Nelson Betwey, a Philadelphie, celui-ci avait répondu par un télégramme ainsi rédigé.

"Toujours d'accord. Mais attendez capital disponible avant démarrage."

Pour affermir ces assurances, Janzé-Cardroc réinvitait Kitt et Léonard, puis, dès la disparition de l'américaine, signifiait à son collaborateur qu'il ne recevrait plus aucune avance, quelle qu'en soit la justification. Darius resta froid et sûr de lui.

- Voyez-vous, je me suis pris au jeu. Et vous ne m'accuserez plus de chantage. Désormais, je demanderai le nécessaire à madame Betwey, en lui signant des reçus indiquant que ce qu'elle me remet viendra en déduction de la somme totale accordée à ALTERNANCES...

Darius crut saisir que quelques épithètes malsonnantes roulaient sous la langue de J.C. qui ne les laissa point échapper. En dépit d'un asservissant et minutieux partage de son temps, Darius parvint à mettre au point ce qu'il considérait comme la première manifestation de son existence de philosophe, et il proposa à Janzé-Cardroc, par feuilleton hebdomadaire, la publication de son "Introduction aux Fondements d'une Philosophie Définitiviste". On l'annoncerait dans chacun des numéros restant à publier d'ici le premier specimen issu de la refonte d'ALTERNANCES, Le premier feuilleton paraîtrait dans le premier numéro de la série nouvelle. Catégoriquement, sans éclat, le directeur refusa. Son aversion à l'égard de Darius atteignait une telle intensité qu'il déclara préférer abandonner le projet de transformation que de publier "ce qu'il n'avait même pas le désir de connaître...". Et appuyant cette affirmation d'une démonstration pratique, il quitta le bureau. Alors, sans plus de préparation, Léonard déclara à Barbay qu'il se pourrait bien que les espoirs de l'équipe eussent trouvé leur tombe aujourd'hui même. Accablé, le regard humide, Barbay prétendit qu'il ne fallait pas entendre les propos de J.C. de cette façon. En effet, un souci secret travaillait l'esprit du patron : il s'essayait personnellement à. l'élaboration d'une somme philosophique, et il estimait que la réorganisation des finances d'ALTERNANCES et l'accroissement de son importance, offraient les conditions adéquates à la divulgation de ses travaux.

Pensant avoir tout prévu, Darius s'avoua n'avoir jamais soupçonné une telle menace. Il lui fallait en savoir davantage. Barbay pensa que l'heure venait de prendre parti. Il s'ouvrit sans réticence à celui qu'il estimait maintenant pouvoir faire davantage pour lui, que le patron actuel.

Cinq éditeurs traditionnels et spécialisés, refusant le texte de Janzé-Cardroc, provoquaient l'humeur peccante du journaliste dont les projets secrets consistaient à attendre le succès de son œuvre pour trouver des capitaux propres à transformer ALTERNANCES devenant ainsi sa propriété intellectuelle et le point de diffusion de ses principes. La survenue de Darius le contraignant à reconsidérer les faits, l'aristocrate parait au plus pressé. Mais Darius identifiait maintenant la nature d'une inimitié que de son temps Zola dénommait déjà "la haine vigilante de la confraternité littéraire !", et dont il serait surprenant qu'elle ne s'amplifiât point. Pour en avoir déjà observé les effets, Léonard savait que les antagonismes confraternels sont sans remède. Il lui fallait connaître ce que, pour sa part, l'examinateur de "l'introduction aux fondements définitivistes", inférait de sa lecture-sentence dont la supériorité, éventuelle, sur celle administrée à Janzé-Cardroc, promouvrait Darius, ou le déclasserait. Sans s'annoncer, il se rendit chez l'éditeur détenant depuis déjà de nombreuses semaines, le manuscrit définitiviste. L'entreprise, modeste, mais connue de longue date pour sa spécialisation, était conduite par un homme que l'on eût pu prendre pour un encyclopédiste attardé, assisté de seulement trois employés de bureau, lisant personnellement tous les textes déposés, refusant le téléphone, et asseyant la matérialité de son commerce sur l'édition de livres de droit maritime, traduits en plusieurs langues, et dont il expédiait depuis des lustres de nombreux exemplaires dans le monde entier. Pour le reste, il inclinait à découvrir des philosophes dont déjà une demi-douzaine atteignaient au niveau international, et auxquels leurs fonctions de professeurs d'université assuraient une audience et une diffusion qui, bien que lentes, se répandaient avec sûreté, et efficacité exponentielle. Wilhem Wetzlaz, descendant d'un soldat Thurgovien au service de Louis XVI, présidait aux destinées de l'établissement dont il était le fondateur et le censeur en tant qu'agrégé de grammaire, en sus de ses capacités reconnues d'alémaniste et germaniste rompu, lisant dans le texte les traductions qu'il n'effectuait pas lui-même. Et Wetzlar reçut Darius avec toute la civilité qu'un humanisme inné lui commandait.

- Monsieur, je vous dois des excuses pour ne vous avoir déjà informé du résultat des examens auxquels j'ai soumis votre composition. Mais après études des cinq rapports sollicités auprès de mes collaborateurs, j'ai tenu à m'imprégner par une nouvelle lecture. Je n'ai terminé celle-ci que voici quarante huit heures. Je vais au but : votre œuvre, n'en serait-ce que la moitié, comme vous me l'affirmez, est considérable, profonde, et digne de la publication. Idées neuves, concepts originaux, et digressions effulgescentes qui feront de vous un précurseur... Je parle au futur, parce que vous ne vous verrez pas en librairie demain, ni après-demain... Trop de tropismes, en faveur de nos jours contrebattront votre pensée. Ce n'est pas l'époque. Et pourtant je voudrais vous voir imprimé. Aussi je vais vous rendre votre texte en vous laissant le choix d'un nouvel examinateur, et si vous n'en trouvez pas, je reste preneur ; mais n'espérez pas d'élection publique vous promouvant, avant... avant... cinq à six ans... Ou alors, le compte d'auteur...

- C'est dégradant...

- C'est un aspect de la question. Dans votre cas, et si vous m'apportiez votre œuvre tout imprimée, je n'éprouverais aucune honte à la diffuser, et à la recommander à mes libraires. La seule raison de mon refus tient en ce que je ne dispose pas de moyens, pour le moment, me permettant de conserver en stock votre livre en attendant qu'il se vende. Si je pouvais le faire, je vous aurais établi un contrat incontinent... Vous êtes donc libre, mais je demeure votre zélateur. Ne l'oubliez pas.

Comme Wilhelm Wetzlar tendait à Darius le texte de son ouvrage, l'écrivain le lui laissa en déclarant qu'il lui fallait réfléchir à la question quelques jours, avant que de prendre la décision de le porter ailleurs. Et il partit, à la fois accablé par l'impossibilité de disposer à brève échéance de son œuvre imprimée, et par les éloges de Wetzlar. Puisqu'il allait rejoindre Kitt aux environs de Paris, il aviserait plus tard.

Kitt et Léonard regagnèrent Paris en fin d'après-midi, et décidèrent d'y dîner ensemble. Conduisant sa voiture aux abords de la rue du Dragon, madame Betwey annonça subitement qu'ils prendraient leur repas dans le quartier. Après quoi elle désirerait visiter la chambre de Léonard. qui n'opposa aucune parole à celles de Kitt jusqu'au moment où, se levant pour quitter le restaurant, Léonard déclara une nouvelle fois que l'extrême simplicité de son logement lui interdisait de laisser la jeune femme approcher de l'hôtel Européen. Sa fermeté décontenança Kitt qui, le visage contracté et le regard dur, laissa Léonard l'embrasser et lui dire qu'il lui téléphonerait demain, peu avant douze heures, après qu'il se fût rendu, assura-t-il, jusqu'à l'appartement en restauration qu'il attendait depuis des semaines...

Enfermé dans sa chambre, agacé par l'insistance de Kitt, il se dévêtait  pour passer les nippes qu'il endossait en vue de ses travaux nocturnes. Ce faisant, il s'interrogeait sur les effets possibles du refus opposé à Kitt. On frappa.

Nêne ? Il n'était pas convenu qu'elle vînt ce soir. Il s'en fallait d'un hasard qu'elle ne se heurtât à Kitt ! Il alla ouvrir. Souriante, Kitt pénétra dans la chambre. Léonard entrevit une cascade de déconvenues. Sans laisser à la visiteuse le temps de s'exprimer, il protesta, gronda, en appela au décor misérable pour justifier de son obstination à lui interdire cette chambre. Mais Kitt riait, primesautière et refusant la colère de son amant.
Elle éteignit la lumière en exigeant qu'il ne la rétablisse avant qu'elle ne l'y eût autorisé. Et elle s'installa dans le lit, toujours narquoise, négligeant ses objurgations et affirmant que "ce serait comme cela", car elle projetait depuis déjà plusieurs jours, que cela "serait..." 0h ! Elle ne passerait pas la nuit, car des observateurs insoupçonnés pourraient avoir constaté qu'elle n'avait pas regagné l'hôtel en temps honnête, et des soucis pourraient en découler. Non. Elle s'en irait un peu plus tard, lorsque saturée de cette sensualité insoupçonnée d'elle-même jusqu'à ce voyage en France, qui la plongeait dans l'adultère.

Lorsque Léonard lut vingt trois heures à son réveil, il en déduisit que Nêne ne viendrait pas ce même soir. Il avait été jusqu'à imaginer ce qu'il eût accompli dans l'éventualité d'une telle irruption : briser l'ampoule électrique, par exemple. Il s'y résolut brusquement, à tout hasard, se leva, et déjà Kitt protestait. Il réussit par un mesquin artifice à détruire la source de lumière, et se préparait à s'agonir d'injures sonores lorsque Kitt éclata de rire dans l'obscurité.

- Je vais passer mes vêtements à l'envers, si tu ne te retrouves pas de lampe... Ils vont dire que je suis folle, à hôtel, en me voyant déguisée en folle. Si l'on envoie un rapport clandestin à mon mari, il va s'inquiéter pour ma santé !

Satisfaite de la surprise réservée à Léonard, de l'ambiance clownesque de leur fin de soirée, madame Betwey franchissait la sortie de l'hôtel Européen à zéro heure trente, alors que Nêne en franchissait l'entrée à zéro heure trente cinq.

Elle gratta comme un chat à la porte d'Olivier, songeur et immobile en travers du lit défait dont il s'expulsa comme mû par une puissante détente, afin d'en réparer partiellement les froissures et les bouchons. Cette situation dont un scandale a failli jaillir, ne pourra s'éterniser, se dit Olivier, qui informait Nêne qu'il vaguait dans l'obscurité, à la recherche d'une source de lumière. Un boîtier électrique à la main, il introduisit  Nêne en se félicitant in petto de son initiative, et sollicita que lui fût laissé le temps de trouver une ampoule qu'il savait être quelque part dans l'armoire.

- Dois-je m'excuser de venir si tard ?... J'ai dîné chez une amie que je n'avais pas vue depuis des lustres...

- Je ne comptais plus sur toi. Je m'étais endormi, et puis réveillé. Et je me préparais à travailler parce que je ne parvenais pas à retrouver le sommeil. Mais je ne regrette rien.

Olivier était cependant satisfait de pouvoir manifester une once de hargne qu'il savait fort bien être dirigée contre lui-même. Il pressait Nêne qu'il embrassait dans le cou. Mais il parut à Nêne que l'entreprise manquait de naturel. Son regard de femme d'expérience inspecta furtivement le lit, et devinant, subodorant, son œil s'embua. Ces larmes devinrent aussitôt pour Olivier une incitation au découragement, qui s'éloigna, soupira, grogna inintelligiblement, inspectant à son tour la chambre pour y déceler les preuves manifestes de sa maladresse, de sa duplicité.

- Olivier, pardonne-moi... Je m'en vais. Je sais que tu dois travailler, mais je suis venue parce que j'en serai sans doute empêchée toute la semaine prochaine.

Voilà qui le rassurait, lui rendait son calme et presque sa quiétude. Et contre sa logique il se prit à jouer de nouveau avec Nêne.

- Mon poussin, tu m'as dit l'autre soir, alors que nous traversions la Seine, que tu n'avais pas compris mon métier, la nécessité du labeur nocturne. Si tu le comprends maintenant, tu peux rester. Tu dormiras, ou non, tandis que je travaillerai à cette table.

Et Nêne pensa qu'elle interprétait mal le spectacle de ce lit défait, de cette agitation désordonnée, mais superficielle et qu'elle devait supporter comme il était, cet original aux réparties aussi insolites que les décisions, et que son rôle auprès de lui impliquait qu'elle insistât, pardonnât, patientât, jusques à la découverte que feraient de son talent et de sa pensée synthétique... dans quelques années, des esprits, des confrères, des foules de gens dont il demeurait pour l'heure ignoré. Nêne le pressentait, le percevait, le savait. Et elle sut de plus qu'il avait, en vérité, le plus grand besoin de la presser contre lui.

Au lieu de se disposer au travail comme il venait de l'annoncer, il entama avec la femme une conversation traitant de son désir d'écouler quelques jours à Berissparen, de se rafraîchir des fréquentations que lui imposait le séjour parisien, dans un bain de sérénité venteuse. Il songea, mais sans l'évoquer, à Franchita. Bah ! Elle devait avoir oublié... Tenaillé subitement et imprévisiblement d'un besoin de solitude avec la même certitude que celle employée dans ses écrits, à affirmer que l'homme ne ressentirait jamais la paix de l'âme, la notion de satisfaction, la plénitude absolue du sens de son existence, tant qu'il ne se résoudrait pas à puiser aux sources de son intelligence, mais après l'avoir débarrassée, évidée, de l'orgueil propre à l'espèce humaine, et qui le conduit à se considérer comme le seul être animé, de qualité, sur la planète. Et à cet instant précis, 0livier-Léonard, entité dédoublée, se méprisait douloureusement, mais sincèrement, et dans une paradoxale impuissance à ne parvenir à éloigner au moins l'une des deux femmes. Chacune d'elles l'asservissant par le lien d'une asthénie différente : l'apitoiement et la concupiscence. Et si en cet instant même, il désirait prendre la décision de fuir Paris précipitamment, il ne s'y résolvait parce qu'il devait en prévenir les deux femmes pesant sur ses décisions, et qu'une au moins, estimerait expédient de l'accompagner. Et que s'ensuivrait la rupture avec la seconde.

Nêne perçut son trouble. Elle y apporta une interprétation l'incitant à se retirer immédiatement, et bien que ce fût contraire à son désir. Olivier fit alors assaut d'arguments tendant à la dissuader de partir. Mais résignée, limitant ses démonstrations d'affection pour ne pas se trahir, elle se dégagea, franchit nerveusement la porte, et gagna d'un pas vif le boulevard Saint Germain pour ne pas être tentée de se retourner vers la fenêtre du premier étage à laquelle, peut-être, Olivier la regardait s'éloigner. Toutefois, celui-ci en était à d'autres spéculations, et il préparait une riposte à destination de sa logeuse qui ne manquerait pas, demain matin, de lui rappeler que l'abus de visites féminines la conduirait à le prier de rechercher un autre lieu de rencontres.

Cependant, il ne parvint pas davantage à construire la phrase adéquate qu'à arrêter une détermination concernant sa vie privée et la meilleure méthode de travail. Il ne put ni travailler, ni dormir avant cinq heures du matin. Et l'hôtelière l'éveilla à huit heures trente par un coup violent à sa porte, et précédant l'introduction d'un pneumatique au ras du parquet. Encore hébété, il se rendit près de la fenêtre et déchira maladroitement le pli.

"Ai retenu, en avisant de ton arrivée ce soir, hôtel de Castille, rue Cambon, chambre-bureau, s de b. Ne te préoccupe pas des frais. Tout est prévu. Me signalerai à ton attention après-demain. Tendresses. Nêne.
P.S. Exécute-toi d'urgence, car en tout état de cause, les frais courent..."

Il n'accepterait jamais cela. Mais il aviserait plus tard. Car il rencontrait Janzé-Cardroc à ALTERNANCES, peu avant midi.

Comme il franchissait le seuil de l'hôtel Européen, il fut hélé par la propriétaire.

- Je suis très ennuyée, monsieur Darius. Vous payez ponctuellement et vous m'êtes personnellement très sympathique. Mais vos voisins de palier se sont plaints. Ils sont trois à m'avoir dit que si vous ne partiez pas, ce sont eux qui s'en iraient. Même le compositeur, vous savez, le vieux à cheveux blancs, qui chante à la terrasse de "la Coupole", il m'a menacé de déposer plainte au commissariat. D'ailleurs, ils disent que la nuit vous déplacez des meubles, que vous faites du bruit d'une manière ou d'une autre...

Par contenance, Léonard laissa croire qu'il réfléchissait. Passant l'ongle de son index droit sous l'ongle de son pouce gauche, il savait qu'il ne fournirait aucune explication. Puisque les faits l'y poussaient, il les subirait.

- Si ces gens devaient véritablement s'en aller, je me demande où ils se réfugieraient. Pour trouver un hôtel comme le vôtre, et aussi tranquille ; même avec moi dedans. Et puis ils ont peut-être raison, après tout ! Préparez-moi donc la note. Je reviendrai ce soir à dix huit heures, vous faire mes adieux et prendre mes affaires...

- Mais je ne vous chasse pas, monsieur Darius ! Ils protestent comme cela pour se rendre intéressants. Mais ce n'est que du vent... Vous pouvez encore rester quelque temps. S'ils renouvellent leurs protestations, je leur répondrai, moi...

Manifestement contrite, affectée, elle eût voulu conserver la clientèle de Darius, après qu'il eût promis de se surveiller. Mais s'il en décidait autrement !

Cette escarmouche aiguillonnant sa combativité, il se sentit paré pour guerroyer avec Janzé-Cardroc. Au cas, certes, où celui-ci l'eût désiré. En tout état de cause, les événements des dernières heures engageaient Darius sur un nouveau chemin dont il ne percevait pas nettement l'aboutissement. Mais il se sentait déchargé d'une responsabilité. Le sort, le hasard, la providence -il n'avait encore dénommé l'imprévisible- lui dictaient son attitude. Deux faits, séparés de quelques heures, le projetaient, à l'exclusion de tout choix, dans une direction. C'était un ordre. Venu des Parques, peut-être ? Et si facile à exécuter.

Barbay, que Léonard vit avant Janzé-Cardroc, prévint son confrère.

- Prudence. Il est en forme, Après avoir reçu des nouvelles de Betwey, qui l'ont rendu pugnace...

- C'est-à-dire ?

- Je ne peux vous dire. J'en ai seulement fait les frais...

Monocle en orbite, port ferme, ironie sous-jacente, Janzé-Cardroc ouvrit la porte de son bureau, et lança :

- Désirez-vous qu'en guise de civilités, je vous avise d'un événement de la plus haute importance ?

Léonard perdit de son assurance. Kitt aurait-elle aperçu Nêne pénétrant à l'hôtel Européen ? Et cela n'aurait-il déjà entraîné des conséquences pour l'équipe d'ALTERNANCES ?

- Voici : le conseil d'administration du FUTUR WORLD envoie son adhésion aux propositions de financement d'ALTERNANCES, et charge monsieur Betwey d'en traiter en toute compétence avec le directeur-fondateur de l'hebdomadaire parisien...

Le regard bleu-vert vif de l'aristocrate tarauda celui du philosophe.

- Comme quoi, jeune homme, la notion de l'indispensabilité est une erreur psychologique, diabolique, et tactique, de laquelle vous pourrez faire état, dans le tome second de vos fondements définitivistes. Si, sur le plan matériel, j'ai déjà suspendu le système des avances que ma bénévolence naturelle me portait à pratiquer, la somme de dix millions devant me revenir incessamment, madame Betwey réglera elle-même avec le conseil d'administration du FUTUR WORLD, les litiges éventuels pouvant survenir à propos du remboursement des prêts, à vous, consentis. Pour être complet, j'ajouterai que le conseil philadelphien n'ayant fait aucune objection à votre promotion au titre et à la fonction de directeur littéraire, je vous félicité déjà de l'événement.

Et Janzé-Cardroc tendait sa main à Darius écoutant avec flegme l'apostrophe de son patron. Un flegme dont ne se départait que rarement l'homme au monocle, et qui paraissait momentanément à Darius comme la seule unité de mesure du temps s'écoulant entre eux deux. Mais en dépit de toute la cauteleuse urbanité sertissant les déclarations du patron, la conclusion valait bien une concession. Et le philosophe amena le drapeau blanc.

- Je suis heureux pour vous, pour nous tous, de ce succès anticipé. Je vous remercie pour les responsabilités que vous me laissez assumer. Et... quand commence-t-on ?

J.C. ne barguignait plus.

- Nous tirerons encore deux numéros ordinaires. Le troisième vous permettra de manifester votre talent. En tant que directeur littéraire, d'abord, et puis en tant que philosophe... ensuite.

- Je règle quelques affaires domestiques dès maintenant, et serai dès demain matin ici.

Le monocle chuta, pendula, réintégra son gousset. Janzé-Cardroc tendit sa main à Darius.

- Au revoir et à demain, mon cher directeur littéraire. Nous aurons beaucoup à dire, à faire, et à penser.

- J'oubliais : je transporte mes pénates dans un autre quartier. Si Martine veut bien noter ma nouvelle adresse...

D'une courtoisie exempte de fiel, le patron conclut, avant de disparaître.

- Promotion oblige...

Puis il fit précipitamment volte-face.

- Je dois avoir sur moi vos adresse et téléphone pour vous appeler à toute heure du jour et de la nuit.

Il tirait un mince agenda à couverture de cuir fin d'une poche de sa veste, et de son énorme stylo nacré notait l'adresse que répétait Darius. Avant de ranger les objets, Janzé-Cardroc commenta :

- Pour vous également, l'accord total s'est effectué tout récemment, semble-t-il...

Il n'attendit pas de réponse et regagna son bureau. L'allusion souffletait Léonard. Le rictus du patron lui coula dans la poitrine comme une médication amère. Il fut sur le point d'effectuer une mise au point à base de vérité. Mais l'erreur et la vanité d'une semblable inconséquente impulsion, et les développements qu'elle eût impliqués, s'imposèrent avec une telle apodictique évidence, qu'il en restait défait, muet et rageur. Aucune improvisation subtile ne surgit qui lui eût permis de briser l'acerbité des propos du patron, sans que le ridicule retombât sur sa tête. D'autant plus que le collègue Barbay virant de bord lof pour lof, se captivait pour une quelconque formule administrative avec une attention soutenue qui en disait long sur le parti qu'il venait de prendre. Qualifiant mentalement Barbay de reptile, Léonard regagna vélocement la rue du Dragon, et en bourrant hâtivement ses valises, se répétait qu'il n'avait encore jamais essuyé un tel affront, qu'il ne s'était jamais senti à ce point, vaincu. Des vaisseaux gonflés bleuissaient ses tempes, ses doigts entassaient fébrilement et pêle-mêle les objets et le linge, tandis qu'il cherchait sur les étagères des livres déjà rangés dans une malle. S'immobilisant soudainement, il alla se pencher sur la barre d'appui et suivit du regard, sans la voir, une vieille pauvresse poussant devant elle un landau ôté aux détritus d'une arrière-cour dépotoir. Et par-delà une image incitant à un lazaréen dénuement, il se vit infliger à Janzé-Cardroc un coup mortel en se retirant inopinément et silencieusement de l'équipe du nouvel ALTERNANCES. À laquelle sa disparition, seulement communiquée à Kitt Betwey, et à toutes fins utiles, soustrairait subsides, espoirs, et gloire éventuelle.


12


Barbay écoutait attentivement Janzé-Cardroc à côté duquel il marchait en direction du pont Saint Michel.

- J'ai hésité avant de vous dire ce que j'ai à vous dire, mon bon Barbay. Mais je suis porteur d'une mauvaise nouvelle pour vous...

Raidi par l'angoisse, Jules Barbay énonça :

- Vous ne me gardez pas à ALTERNANCES...

J.C. qui ne possédait qu'une médiocre considération pour son rédacteur en chef, conservé auprès de lui davantage par pitié que par nécessité, constata que cette pitié décroissait pour laisser l'avantage au mépris. Ne serait-il pas moins cruel de déclarer à ce garçon qu'il se priverait à brève échéance de sa collaboration que de le rétrograder par l'emploi d'un mensonge ? Et puis au diable les cas de conscience : Barbay restait corvéable, après tout, et utile, à condition de le garder à la main. Janzé-Cardroc tira de sa pochette de veston un étroit papier qu'il déplia et lut aussitôt à Barbay.

- Madame Betwey vient de recevoir de son mari le message suivant : monsieur Darius étant Directeur littéraire, monsieur Janzé-Cardroc directeur technique, administratif et financier, monsieur Barbay redevient secrétaire de rédaction, puisque le poste de rédacteur en chef est inclus dans la fonction de Directeur littéraire...

J.C. replaça le papier dans sa pochette.

- Vos appointements ne seront pas abaissés, et j'ai décidé, d'accord avec Darius, de vous attribuer le titre de Secrétaire général de la rédaction...

Toujours immobile, Barbay dit gravement :

- C'est un coup de Darius, monsieur le directeur !... Vous le pensez, n'est-ce pas ?... Et vous, quelle importance revêtent vos trois titres ?

- 0h ! moi, je fixe l'esprit de la rédaction, son orientation, et règle les conflits éventuels, qu'ils soient de personne ou d'idéologie. Mais notre collègue examine tous les articles et a le droit de procéder à des modifications dans "nos" choix...

J.C. avait prononcé "choix" en y pointant un accent fort, et maintenant qu'il jouait avec son monocle, concluait :

- Il ne me pardonnera jamais ma dernière mise au point... Quant à vous, vous passez sous son autorité directe, ce qui veut dire que si vous devenez son bras droit, vous devenez du même coup son souffre-douleur !

Janzé-Cardroc jugeait Darius beaucoup plus apte que Barbay à des fonctions d'autorité, étant entendu qu'en ce qui concernait le talent, sa religion était établie depuis les premiers écrits adressés par Darius, à ALTERNANCES. Mais en réduisant apparemment sa propre autorité au sein de sa nouvelle équipe, accrue de quatre nouveaux rédacteurs, J.C. pouvait rejeter sur Darius la rétrogradation de Barbay, sans encourir son animadversion. De la sorte, le rusé manœuvrier acceptait débonnairement ce que les circonstances imposaient, interdisant de la sorte à Barbay d'être plus exigeant que lui-même. Raisonnement ajusté et avéré, ainsi que trop heureux de rester à ALTERNANCES,  Barbay s'y ferait plus petit, encore, qu'il n'y avait été.

Pour sa part, Darius, que le départ de Kitt pour Philadelphie libérait à la fois d'une contrainte sociale et de soucis sordides, n'avait pas encore communiqué sa nouvelle adresse à l'américaine à laquelle le courrier parvenait en poste restante. Là-dessus, le fringant ALTERNANCES démarrait avec une ample et tapageuse publicité.

Un article de Darius, auquel ce dernier apportait toute sa maîtrise, tenait chaque semaine la page première. Janzé-Cardroc y traitait parfois de quelque œuvre intellectuelle vouée aux succès d'estime, ou analysait doctement les motivations de la nouvelle équipe littéraire dont chacun des membres préparait en silence un ouvrage destiné à la librairie. Il répondait encore -c'était sa discipline d'élection- aux confrères attaquant telle ou telle doctrine, voire ALTERNANCES, en la personne de l'un de ses rédacteurs. Et Darius ne pouvait que convenir que le "monocle" possédait de la patte. Mais J.C. préparait secrètement la publication d'un ouvrage qu'il promouvait par anticipation en d'allusives circonlocutions destinées à l'élite des lecteurs d'ALTERNANCES. Et cette œuvre promise au scalpel des exégètes, aux fureurs de la critique, aux dissections des psychanalystes, c'était la sienne. Quant à Barbay, son ambition limitée lui permettait de retrouver une bourgeoise, étroite et béate satisfaction dans la lecture de la copie fournie par les nouveaux rédacteurs, et de fréquentes séances de correction typographique, au marbre de l'imprimerie d'ALTERNANCES. La mise en page restait la manipulation sacrée de Janzé-Cardroc qui y excellait avec une supériorité étayée par un prote ayant depuis longtemps atteint l'âge de la retraite, mais trop intoxiqué des fragrances d'imprimerie pour désirer mourir du saturnisme ailleurs qu'au milieu des galées et des taquoirs. Et les habillages issus de la collaboration des deux hommes vraisemblablement adversaires politiques, mais moralement "compagnons" de métier, n'étaient pas la moindre attraction ayant fixé l'attention du monde journalistique sur le nouvel ALTERNANCES, dont des messageries confirmées assuraient la distribution. Rue Boutebrie, on consultait fréquemment les états de vente, dans l'attente de se transporter rue de Messine où les aménagements d'un hôtel particulier acquis par vente publique, se prolongeraient quelques semaines encore. Mais les cœurs, en dépit des rancunes et des détestations souterraines, restaient chauds, au vu de la constante progression des ventes et de l'influence d'ALTERNANCES, qui trois mois après sa refonte, pouvait prétendre à être le centre d'observation du monde réputé intellectuel de la capitale.

Sur le compte en banque personnel qu'elle possédait à Paris, Kitt avait remis pouvoir à Darius afin qu'il en usât à son gré. Mais Léonard s'était promis de n'y avoir jamais recours. Le salaire perçu à ALTERNANCES lui permettait cette élégance. Quant à Nêne, dont il n'avait jamais parlé à quiconque, elle travaillait souterrainement à la réussite de son amant. Venue le trouver à l'hôtel de Castille en temps prévu, elle lui exposait son plan :

- J'ai repris ma liberté, Olivier. Je suis seule, à toi, et exclusivement à toi. Pour ne pas que l'homme que tu as vu croie que je l'ai exploité, je lui ai laissé l'appartement. Il a tenu à ce que j'emporte les meubles. J'ai vendu les plus riches, le reste pourra peut-être meubler I'Irrintzina. J'ai un important portefeuille d'actions qu'il m'a offertes et a fait prospérer habilement. Les revenus peuvent nous être utiles... Maintenant, et sachant ce que tu sais, je te demande au nom de notre dignité, à tous les deux, et si un jour tu devais m'éloigner, d'avoir le courage de parler clairement en temps utile. Surtout, que je ne découvre pas des paroles et des gestes doubles. Dans ce cas, je saurais agir froidement, comme tu le désirerais sans doute, le cas échéant. Et contre tout ce que je peux t'offrir et t'assurer aujourd'hui, je prends le droit de venir habiter ici, avec toi...

Et Nêne était venue partager avec Darius-Lutaire, la chambre-bureau de l'hôtel de Castille et les repas qu'il prenait fréquemment dans un restaurant voisin de la Madeleine, en dehors des heures de travail.

Effacée, mais vigilante, Nêne avait un jour posé cette question à Olivier.

- Tes collègues connaissent-ils mon existence ?

- Tu veux dire, par là, que ?

- Je me demande s'il te déplairait que j'aille parfois te surprendre, rue Boutebrie, en fin de soirée...

Après un long regard, un silence et le sourire prolongé qu'elle lui connaissait lorsque l'on lui posait une charade, le jeune homme pontifia en excipant des impératifs corporatifs.

- Mon poussin, un journal vit de l'existence de ceux qui en vivent. C'est-à-dire que nous ne lésinons ni sur notre temps ni sur nos efforts. Je ne sais jamais, une heure avant de sortir de l'imprimerie ou du bureau, quelle sera cette heure. Tu le sais toi-même puisque tu m'attends souvent ici. Et puis, en dépit de nos différends, Janzé-Cardroc, Barbay, les nouveaux et moi-même, sommes indispensables les uns aux autres, et nous travaillons en équipes successives pour un labeur qui n'est jamais terminé, et...

Elle l'interrompit en riant :

- J'ai compris... J'ai compris... Il ne faut pas parler de sa femme !

Il haussait les épaules, heureux de conclure sur cette boutade.

De cela, Nêne ne lui tenait rigueur, tant le voir attaché à son métier la ravissait. Et elle attendait que se développât l'implantation du nouvel ALTERNANCES, pour rappeler à son directeur littéraire, qu'il était également, et surtout, écrivain. Elle accepta enfin, peinée, mais résignée, de ne pas figurer au nombre des invités qui, réunis autour du directeur général, du directeur littéraire et du secrétaire général de la rédaction d'ALTERNANCES, festoyèrent dans un restaurant voisin du siège neuf de l'hebdomadaire, le lendemain de l'installation des services dans l'hôtel particulier de la rue de Messine. Mais Nêne se consola en apprenant que ni madame Janzé-Cardroc ni madame Barbay n'avaient joui de plus de faveur qu'elle-même.

L'hebdomadaire fonctionnait maintenant dans un cadre neuf, vaste, clair, confortable, dans lequel l'équipe produisait ce jour le neuvième numéro de la nouvelle série. Neuf semaines consécutives de tension, d'impatience, de heurts verbaux entre les patrons de rubrique, mais neuf semaines également d'échos élogieux et résonances roboratives venues de l'extérieur. Et surtout de plus anciens occupants du terrain sur lequel labourait Janzé-Cardroc qui offrait là à son équipe l'exemple tonique de la présence, du sang-froid, et d'une ubiquité aux postes de labeur qui tarissaient jusqu'à la bile de Darius. Arrivant à sept heures du matin, prenant un léger repas à treize heures, conférant jusqu'à vingt heures avec ceux qu'il nommait intentionnellement ses "cogitateurs", J.C. ne dédaignait pas se transformer en correcteur, récrire des textes, bousculer une mise en page à l'instant extrême. On pouvait le haïr, s'offusquer de ses a priori, de ses exclusives, grimacer aux férocités veloutées de ses sarcasmes monoclés, il demeurait respectable, averti, supérieur. Et si l'un des membres quelconques de l'équipe était assailli d'une idée profitable au journal, il pouvait prendre le risque d'éveiller téléphoniquement le patron au milieu de la nuit. Fût-elle stérile, l'initiative demeurerait respectable.

Au dixième numéro, un coup de semonce résonna dans les bureaux de la rue de Messine. Le premier numéro, vendu à vingt cinq mille exemplaires, était suivi d'une vente à vingt mille pour le second. Le troisième atteignait trente mille, le quatrième quarante mille. Cinquante mille exemplaires sanctionnaient le savoir-faire des rédacteurs, au cinquième tirage. Les sixième et septième distributions effleurèrent les soixante mille. Le patron augura des cent mille au terme de trois nouvelles semaines. Mais la huitième semaine perdit vingt mille exemplaires, et la neuvième, remontant à plus de trente mille, précéda une neuvième semaine rechutant à vingt cinq mille.

Le patron réunit ses proches collaborateurs ainsi que le prote-metteur en page qui vibrait ou déchantait à l'unisson de ceux qui le considéraient comme un collègue.

Sans jamais lui en avoir touché le moindre mot, Janzé-Cardroc nourrissait la plus absolue considération professionnelle pour Darius. Ce qui ne nuisait en rien à la solide haine jurée qu'il destinait au roturier comme au philosophe. Indéniablement, les théories exposées et développées par le directeur littéraire, cheminaient fermement parmi les lecteurs d'ALTERNANCES. Et le courrier de ces derniers provenait, pour la majorité, des messages de gens intéressés spécifiquement par les articles de Darius. Là, blessait la susceptibilité de Janzé-Cardroc. L'épreuve démontrait l'efficacité des moyens d'expression de l'écriture et la résistance de la texture des principes du définitivisme, que, par comparaison avec ses propres et discrets travaux, le directeur général préjugeait intellectuellement détestables et antithétiques.

Ce que l'on pouvait qualifier d'échec fut douloureusement ressenti par Darius, majoritairement responsable des directives et initiatives ayant présidé à la relance d'ALTERNANCES. Il avait commis une erreur d'estimation en exploitant le principe selon lequel le succès d'une feuille comme celle-ci se fondait sur la multiplication et la variété des points de vue et opinions y exprimés. Sur son insistance, Janzé-Cardroc avait consenti à engager pour la campagne publicitaire des fonds d'abord affectés à la réserve. S'il était certain que jamais le directeur général n'en ferait verbalement reproche à son collaborateur, l'attitude de J.C. durant les débats relatifs à cette partie du plan, équivalait à une condamnation.

À Nêne, confidente intime de ses déconvenues, il avoua que son échec le navrait doublement, eu égard à sa responsabilité personnelle dans l'élaboration de la politique inaugurée avec les fonds de Nelson Betwey.

- Je crois que vous vous alarmez prématurément... On ne peut faire un journal avec seulement dix semaines de diffusion. Tu m'as répété qu'il fallait une année d'efforts soutenus pour savoir si une feuille de cette nature prendrait vie... Pourquoi ce découragement anticipé ?

- Parce que nous avons dépensé plus d'argent qu'il eût fallu pour nous laisser les moyens d'un second souffle... Rien n'est perdu, mais nous devons repartir à pas lents et mesurés, et à moindres frais... Peut-être allons-nous être dans l'obligation de remercier deux ou trois rédacteurs.

Une idée traversa l'esprit de Nêne, Mais elle renonça à l'exprimer, craignant que là également, il fût prématuré de la soumettre à Léonard : exploiter son découragement pour l'inciter à reconsidérer les avantages du séjour à Berissparen. Combien elle saurait le contraindre efficacement au travail, s'il acceptait seulement d'envisager de quitter Paris. Il lui avait si solennellement dit et redit que le journaliste éparpille ses idées sans les exploiter exhaustivement.

Rue de Messine, Janzé-Cardroc se livrait à une même exhaustion quant aux résultats de la dernière campagne, moins glorieusement close qu'ébauchée. Et il énonçait mentalement les noms de ceux dont il allait se priver. Darius ne pouvait être concerné mais Barbay... Cependant, Barbay offrait un recours. Ses exigences réduites, sa répugnance à abandonner des habitudes et ses fréquentations coutumières, sa docilité, et à tout bien considérer, les quelques qualités rédactionnelles dans le tout-venant, ne devaient être négligées ; ce n'était peut-être pas la dernière feuille dépendant de ses initiatives, que publiait Janzé-Cardroc. Et ce Barbay constituait une utilité contingente qu'il plaçait en réserve. Il attendit donc Darius, le lendemain matin suivant le bilan, et sollicita de son bon vouloir et avec une manifeste aménité, une opinion sur les mesures drastiques à arrêter. Darius opina sans querelle. Alors, grave sans affectation, et sans monocle, le directeur général s'adressa à sa rédaction réunie.

- Mes amis, nous avons fait faillite. Pas financièrement, s'entend. Mais professionnellement. Ce qui, si nous poursuivions sur cette lancée, deviendrait pécuniairement concret. Sans doute vous avais-je allusivement informés d'une éventualité de cette nature; mais si je vous engageais, c'est que je la considérais hautement improbable. Elle me paraît aujourd'hui vraisemblable, si nous insistons. Je sais, officieusement, que vous investiguez, chacun pour sa part, sur d'autres lieux. Si l'un de vous rencontre d'infranchissables difficultés de réinsertion, qu'il m'en informe : je suis à même de faciliter une démarche. Connaissant le talent respectif dont vous avez fait preuve ces semaines écoulées, je n'exclus quiconque de mes recommandations...

Propos lénifiants, commentèrent plus tard les quatre intéressés. Mais qui suffirent à franchir l'instant ingrat des remerciements, alors que chacun des partants savait déjà ce qu'il ferait de son involontaire disponibilité.

Bien que restant aux poste et lieu précédemment occupés, Darius se prit à considérer qu'il ne valait plus qu'il se consacrât corps et âme à ALTERNANCES. Bien qu'il n'y offrît aucun écho, il laissait Nêne lui exposer ses intentions d'installation à Berissparen. Elle prendrait les choses en mains, et aucun embarras n'en résulterait...

Obligés, de par leurs fonctions et collaboration, à un permanent contact, Janzé-Cardroc et Darius éliminaient, par tacite accord, tout différend spectaculaire, apportant, par raison, une rapide solution aux divergences secondaires. Ce qui dépitait Barbay, misant alors sur la conjoncture pour dissocier définitivement le directeur général et le directeur littéraire, et lui eût ménagé un possible avancement, par paradoxale conséquence. Mais les deux adversaires ne s'en épiaient pas moins, chacun nourrissant le secret espoir d'administrer, par le truchement d'une casuelle opportunité, sa supériorité. Attente aggravant la déception de Barbay qui eût désiré connaître à quel individu il devenait expédient de s'attacher.

L'opportunité jaillit. Comme toute opportunité, aléatoire. Mais créatrice d'espoir spontané. Alors qu'un matin Barbay arrivait tardivement, comme depuis deux semaines au cours desquelles Janzé-Cardroc ne surgissait plus qu'entre dix et onze heures,  Barbay découvrit son patron déambulant à travers les bureaux. Et il en pressentit quelque événement imminemment probable !

Pour toute formule d'accueil, J.C. tendit à Barbay un télégramme de format et de teinte inusités.

"Nelson Betwey décédé crise cardiaque. Informations épistolaires suivent. Signé : Kitt Betwey."

Janzé-Cardroc ayant reçu le télégramme à son domicile, une heure plus tôt, ne cessait de réfléchir aux conséquences d'un tel fait. Et il se préparait à le commenter avec Barbay lorsque Darius de retour de l'imprimerie, fut accueilli dans les mêmes formes que celles réservées à Barbay.

N'utilisant la cautèle que lorsqu'il l'estimait utile, J.C. pouvait pratiquer la brutalité verbale en substitut au langage nuancé.

- Donc, mon cher directeur littéraire, parlons net, car nous devons gagner du temps. Ce temps devenu soudainement si précieux. Nelson Betwey n'existant plus, madame Kitt Betwey reste seule propriétaire du FUTUR WORLD, et d'ALTERNANCES. Voilà qui accroît son influence, et lui permet d'affirmer -ô combien- ses préférences personnelles. Or, vous êtes une -relation- circonscrivons notre pensée, privilégiée, de notre propriétaire, et nous devenons vos serviteurs. Nous serons suspendus à vos lèvres jusques à ce que vous consentiez à nous faire connaître vos projets. Bien que comprenant qu'il vous faille vous recueillir et méditer... nous appétons à entendre énoncer votre inerrante parabase dans les meilleurs délais.

Darius n'eut point l'esprit d'emprunter le ton persifleur de son patron.

- Traduit en rabelaisien, cela signifie que vous ne demandez qu'à rester les maquereaux du maquereau que vous voulûtes que je fusse, et que vous me suppliez de rester...

Janzé-Cardroc, Barbay, deux rédacteurs présents et la secrétaire principale furent pétrifiés par l'agressivité du ton et l'outrance des paroles. Et tous attendirent la répartie du patron, dont en l'occurrence, l'esprit ne pouvait faillir. Mais déjà considérée dérisoire avant que d'être émise, la flèche fut escamotée. Et monocle pendulant, J.C. glissa le télégramme dans une chemise, inspira profondément, et désinvolte, énonça doucement :

- Messieurs, au travail...

Son regard glissa sur chacun des visages. Ses doigts attaquèrent le dépouillement du courrier. Et l'assistance éprouva que s'affaiblirait le directeur littéraire d'une attaque lancée dans le vide. Mais à la surprise de l'équipe réduite restée à l'ouvrage. J.C. et Darius ne bataillèrent davantage. ALTERNANCES attendrait le retour de sa commanditaire, bien que le courrier d'information, annoncé, n'arrivât pas. Pour sa part, Darius ne trouvait pas narration des circonstances de la mort de Nelson Betwey, en poste restante. Barbay alla même, seul à seul, jusqu'à interroger Léonard, qui le désola en l'assurant que jusqu'à cet instant, il n'était pas plus éclairé que chacun d'eux. Puis il sourit, et changeant de ton, il émit :

- Vous direz à notre patron que les conventions de la mission qu'il m'a confiée en me nommant directeur littéraire, ne prévoient pas que je lui doive communication de ma correspondance privée.

Annihilé, incertain de son avenir comme s'il faisait partie du groupe des licenciés, Barbay balbutia :

- Voyons, monsieur Darius, voulez-vous comprendre ma situation ? Entre les ordres du patron et votre hostilité à mon égard, que puis-je donc faire pour en satisfaire au moins un ?

- Vous taire, mon vieux !... Vous taire. Vous n'étiez pas obligé de me la poser, cette question. Et vous "lui" improvisiez une réponse à votre goût. Ou au sien...

Par sournoise prudence, Olivier tenait Nêne ignorante de la mort de Nelson Betwey, tandis qu'elle l'entretenait quotidiennement de ses perspectives de départ vers les Pyrénées. À cette période, Darius reçut une communication d'un éditeur auquel, après sa conversation avec Wilhelm Wetzlar, il avait remis un exemplaire du tome premier des fondements du définitivisme. Cette œuvre offrant tous les mérites justifiant une publication, on proposait à l'auteur de la lui acheter pour une somme forfaitaire à débattre. Mais ladite publication ne pouvait être envisagée avant un délai de deux années. Nêne projeta de rendre visite à l'éditeur, en se présentant comme la "secrétaire" de monsieur Darius, et nantie des pouvoirs adéquats, de traiter en ses lieu et place. Elle saurait tirer parti de la conjoncture. Olivier redoutait mêler à ce point Nêne à ses activités. Cela pouvait compliquer imprévisiblement sa situation lors du retour de Kitt en France. Mais le désintéressement, le dévouement et les conseils de son égérie présente, ne laissant pas de l'influencer et de l'émouvoir, il la laissa opérer en stipulant le chiffre au-dessous duquel elle ne consentirait aucun droit. Mais la "secrétaire-mandataire" de Darius revint de chez l'éditeur sans avoir pu conclure. Le chiffre proposé n'atteignait que la moitié des prétentions de l'auteur. Et Nêne fut secrètement peinée et blessée de n'être pas parvenue à convaincre Léonard de ses capacités de négociatrice. Par ailleurs, Darius s'inquiétait de la quasi-nullité des efforts déployés à ALTERNANCES par l'équipe réduite qui ne parvenait que laborieusement à accroître le tirage hebdomadaire de trois à quatre mille exemplaires alors qu'il en eût fallu dix mille pour espérer surmonter efficacement les pertes. Unique consolation pour le philosophe : le courrier des lecteurs concernant sa signature croissait en volume, lentement mais régulièrement. Ces informations parvenaient à Léonard par le truchement de Barbay qui dépouillait le courrier et le répartissait pour les suites convenables. En revanche, Janzé-Cardroc observait sur ce sujet le plus absolu mutisme. À la vérité, et en ce moment, Darius se fût bien davantage félicité de la remontée substantielle du tirage d'ALTERNANCES que de l'attention portée à son nom.

Un soir que Nêne le pressait pour le faire parler de l'avenir de son ouvrage philosophique, elle happa au passage une phrase concernant l'édition dite "à compte d'auteur", et s'en fit exposer les particularités.

- Mais ils ne vont tout de même pas lire un pavé de ce poids en huit jours ?

- Inutile de le lire entièrement. Dès que deux ou trois lecteurs constatent que les lacunes orthographiques et syntaxiques ne sont ni trop voyantes ni trop nombreuses, ils "calibrent" le texte. C'est-à-dire qu'ils calculent le nombre de lettres à la ligne, multiplient ce nombre par le nombre de lignes, par le nombre de pages, et ces multiplications produisant le nombre global de "signes et espaces" contenus dans le manuscrit en leur possession, se munissent du barème syndical des ouvriers du livre, du tarif de la tonne de papier à utiliser, y ajoutent les honoraires d'un illustrateur éventuel pour la couverture, et complétant leur addition du coût moyen de distribution pour un nombre déterminé d'exemplaires en librairie, majorent le chiffre obtenu de leur "honnête" rémunération. Il te reste à diviser la somme figurant au bas du devis par le nombre d'exemplaires proposé pour savoir combien il te faudra vendre ton livre à tes amis.

- Comment cela, à "tes amis" ? Et les libraires ?

- Les libraires, qui connaissent les éditeurs dits "à compte d'auteur" n'achètent chez ceux-là que sur commande formelle et réglée d'avance, du client. Or, pour que le client commande, faut-il qu'il soit informé de la parution de l'ouvrage. Et pour qu'il soit informé de la parution de l'ouvrage, il faut lui consacrer un budget publicitaire. Lequel reste, bien entendu à la charge de l'écrivain.

Découvrant une procédure qui jusque-là, et en dépit des conversations tenues avec Olivier depuis qu'elle le connaissait, lui restait étrangère, Nêne exprimait, par un jeu de physionomie allant de la sidération au rire sonore, les notions successives inspirées par les éclaircissements reçus. Puis elle sollicita une dernière information :

- En pratique, tu peux voir imprimer ton œuvre, même si aucun éditeur classique n'en a voulu ?

- C'est en effet possible. Mais il faut ajouter que les auteurs publiés à compte d'auteur ont, par anticipation, très mauvaise réputation.

- Qui le sait ?

- Les milieux de l'édition et de la librairie connaissent les raisons sociales des firmes spécialisées dans le compte d'auteur. Les critiques également. Et quand un ouvrage frappé d'une enseigne douteuse tombe sur la table d'un critique correctement informé, le livre est écarté.

- Mais c'est partial ! Il peut y avoir de bonnes choses dans un texte publié à compte d'auteur !

- Tu es la sagesse même. Des noms de romanciers "arrivés", mais partis de la sorte, meublent aujourd'hui certaines académies. Mais il n'en reste pas moins vrai que si l'on a du talent -et surtout si l'on en a- mieux vaut sortir au plus tôt de ces officines, lorsque l'on a eu la faiblesse d'y entrer.

Tout en retrouvant Nêne chaque soir, et sans déplaisir, Darius s'inquiétait du silence de Kitt, dont il redoutait l'arrivée inopinée et les remous implicites. Il consacrait l'intégralité de son temps disponible à ALTERNANCES où ses articles débutaient immanquablement en page une, comportant son nom en encadré, tandis qu'une nouvelle signée de l'un de ses cinq ou six pseudonymes usités, emplissait au moins une fois mensuellement la dernière page. Quelques moments de détente générale assouplissaient les relations entre J.C. et Darius, lorsqu'un lecteur, mécontent d'un article de fond ou d'éxégèse philosophique signé Darius, exprimait son ressentiment en se déclarant consolé par la facture du texte de la nouvelle de dernière page, et son contenu d'humanisme, dont faisait preuve, à l'inverse de Darius, l'auteur de la fiction. Il advenait que l'inverse se produisît, et la récréation était la même pour tous les journalistes. Mais ces jeux ne divertissaient plus Darius dont la perscrutation percevait l'imminent et fracassant avènement.

Ce soir en retrouvant Nêne, il prit connaissance d'une lettre à lui destinée par un éditeur de seconde renommée lui faisant tenir devis détaillé de l'impression aux fondements d'une "Philosophie Définitiviste", en trois mille exemplaires. Le coût s'en élèverait à trois cent mille francs.

Face à lui, assise sur le bras d'un fauteuil, Nêne, souriante, n'attendit pas d'être questionnée.

- J'ai ouvert le pli parce que la raison sociale, de moi connue, m'indiquait que l'on répondait à la demande que j'ai formulée auprès de cette maison, en leur déposant l'exemplaire de ton ouvrage que tu m'as confié pour que je le lise. Bien que ce soit assez laborieux pour ma part, de m'introduire dans une telle littérature, je n'en ai pas sauté une page, pas une ligne, et convaincue que tout cela méritait d'être connu, je l'ai porté aux "Éditions de l'Ellipse". Voilà le résultat.

- Et tu me vois sortir trois cent mille francs pour le plaisir de stocker les trois mille exemplaires dans un coin de cette chambre ?

- Du tout. Mais je me vois très bien vendre, et facilement, puisque je m'en suis déjà inquiétée, le bijou qui va produire ces trois cent mille francs, plus les frais de publicité, et demander à l'éditeur de conserver ton stock en dépôt, pour y puiser au fur et à mesure de la demande...

Olivier entendit les paroles de Nêne comme il eût entendu la narration d'un phénomène surnaturel. II s'approcha de la femme et son regard, cette fois, juvénile et primesautier dans l'autre regard, dit à voix très douce :

- Tu es une petite fille, toute petite, et qui croit aux contes de fées...

- Mais, toutes les conditions d'une diffusion ne sont-elles pas réunies dès lors que j'aurai accompli tous les actes que tu m'as énumérés ?

Il l'attira à lui, la prit sur ses genoux :

- Nêne, ta bonté, ta générosité, et... ton amour, sont pharamineux. Mais je n'ai pas dit qu'une fois accomplis tous les gestes et actes énumérés l'autre soir, il suffisait d'attendre les commandes. Dans cette sorte de littérature qu'est  la philosophie, et dans ce monde qu'est la librairie, une fortune investie dans l'annonce de la sortie d'une œuvre peut parfaitement ne produire qu'un chiffre d'affaires -je ne dis pas bénéfice, je dis chiffre d'affaires- qui n'atteigne que le dixième de la somme dépensée ! Et c'est précisément ce qui oblige à paraître dans une maison de bonne réputation et spécialisée dans la publication d'ouvrages de cette discipline. Parce que, sans publicité autre que l'annonce dans le catalogue bibliographique périodique et classique, destiné aux libraires, l'éditeur spécialisé vendra sans doute au moins autant d'exemplaires qu'en fera vendre ton budget publicitaire.

Annihilée, défaite, découragée, Nêne enfouit sa tête sous l'oreille de Léonard.

- Écoute, mon poussin : je ne récuse ni ton initiative ni son éventuelle conséquence. Mais j'ai encore quelqu'un à voir à ce propos, et nous reparlerons de tout cela sous quinze jours...

Redressée, heureuse, dévouée, vigilante à ce qu'elle pouvait encore faire pour Olivier, elle allait poursuivre sa tâche. Quant à lui, devant gagner matinalement l'imprimerie où se fabriquait le numéro à paraître d'ALTERNANCES, il décidait d'y être à sept heures du matin, et entraîna Nêne pour un frugal dîner avant la nuit de repos.


13


Janzé-Cardroc aurait eu besoin de Darius pour décider de l'insertion éventuelle d'un compte-rendu de congrès de philosophes, dans la maquette du numéro qui suivrait celui dont son collaborateur surveillait la sortie. Il décida de l'appeler par téléphone à l'imprimerie. Le patron ébauchait la conversation avec Darius lorsque Barbay surgit dans le bureau, sans préambule, et en décrivant une série de gestes sibyllins auxquels J.C. répondit par un haussement d'épaules.

- Mais, Monsieur, c'est Kitt Betwey...

Le patron s'interrompit, éloigna l'appareil de son oreille, répéta le nom de l'américaine, puis avala sa lèvre inférieure. Dans le récepteur, Darius, qui avait entendu Barbay prononcer le nom de la visiteuse, hurlait répétitivement le mot "patron, patron, patron" ; mais Janzé-Cardroc raccrocha le combiné, et quitta le bureau à grands pas. Par une fenêtre du salon d'accueil, Barbay et J.G. observèrent Kitt, qui, conduisant elle-même une imposante berline noire, manœuvrait pour stationner devant l'immeuble du journal. Il était onze heures trente. Madame Betwey arrivait du Havre par la route. Aiguillonnée par la faim, elle invita spontanément le directeur général et le secrétaire général de la rédaction à l'accompagner dans un restaurant voisin, puis, circulant dans les couloirs ouvrit au hasard quelques portes qui lui firent découvrir quelques secrétaires, quelques rédacteurs, et provoquèrent quelques surprises. J.C. saisit ce que désirait madame Betwey et lança :

- Notre directeur littéraire est au marbre, mais nous l'attendons d'un instant à l'autre, et si...

Kitt Betwey ne le laissa pas terminer :

- Téléphonez-lui l'adresse du restaurant où nous nous rendrons ; mais ne lui dites pas que j'y serai.

- Malheureusement, enfin, c'est une manière de s'exprimer, en fait de surprise, Darius est déjà informé. Il a entendu Barbay prononcer votre nom près du téléphone...

Kitt Betwey décrivit un geste d'impuissance, puis tournée vers ses deux interlocuteurs, elle résuma l'activité de ses semaines d'absence :

- Je vous ai tous fait connaître par la rédaction du FUTUR WORLD. Vos articles, monsieur Janzé-Cardroc ont été traduits parallèlement à ceux de Darius, et beaucoup d'américains vous suivent tous les deux. Deux agences de presse nous envoient leurs traducteurs le jour de l'arrivée d'ALTERNANCES, pour se saisir des textes, qui, vingt quatre heures plus tard, sont lus à New-York et à Washington, dans des revues hebdomadaires consacrées à tous les travaux philosophiques paraissant dans le monde...

Le monocle de l'aristocrate remonta discrètement, et d'un geste velouté, jusqu'à son orbite originel ; et le regard perçant qui traversa le prisme se fixa un temps sur Kitt Betwey poursuivant son compte-rendu.

Ce fut Barbay qui, ne rompant jamais avec la notion matérialiste qui le caractérisait, rappela dûment qu'il fallait décider du lieu du repas et en informer d'urgence Darius à l'imprimerie. Le patron, désireux de débattre au plus tôt des échos que l'américaine avait pu engranger sur sa propre littérature, enjoignit à Barbay d'en faire à son gré quant au repas prévu, et de les rejoindre  rue de Messine où la visiteuse et lui-même l'attendraient. Comme investi d'une mission toute particulière, Barbay s'empressa d'atteindre Darius, toujours à l'imprimerie.

- Léonard ?... C'est Barbay... Oui, bien sûr que c'est elle. Magnifique, comme toujours. Mieux en veuve, encore, que précédemment. Ne vous attardez pas. Je suis chargé de fixer un lieu pour les agapes de retrouvailles qu'elle nous offre... Chez Lipp ?... Bon. Inutile de téléphoner, Achille nous connaît... Ah ! oui, elle ouvrait tous les bureaux pour vous trouver... Oui, je crois qu'elle était déçue de votre absence...

Barbay coupa court à la curiosité de Léonard dont les inutiles questions meublaient l'inquiétude. Retrouver Kitt, l'affronter, sans doute se retrouver incessamment seul avec elle, ne constituait-il que les prémices déjà frelatées d'une phase nouvelle promise à une issue aussi peu glorieuse que celle connue à l'Irrintzina.

L'état-major d'ALTERNANCES réuni au premier étage de la brasserie fameuse, Kitt Betwey, sans aucune allusion aux actions dernières de son époux, non plus qu'aux circonstances précédant sa mort, choisit un silence durant lequel chacun polissait les questions à poser, pour déclarer uniment :

- J'ai vendu le FUTUR WORLD.

Achille, le chef de rang connu de l'équipe d'ALTERNANCES, saisit, avec la subtilité des gens du métier, que l'instant, impropre à la disponibilité d'esprit utile au choix des mets, lui permettait de vaquer à de plus immédiats impératifs. Il s'éclipsa.

Pour entrer de la sorte en matière, Kitt devait réserver à son auditoire d'autres fusants propos. Tous ces hommes les attendaient. Avec un accueil aussi divers que leur personne, et leurs intentions. Questionner l'amphitryon demeurait inutile. Les mots viendraient à leur heure, Il suffisait d'écouter, de prendre note, date, et signification. Sagace et prévoyant, le directeur général d'ALTERNANCES se pencha vers Barbay et lui suggéra de fixer avec Achille aussi expéditivement que discrètement, un menu collectif au mieux du goût connu de chacun. Puis reconcentrant son attention sur les commentaires attendus de madame Betwey concernant sa précédente déclaration, le directeur d'ALTERNANCES se retrouva tout juste disponible pour entendre madame Betwey former tranquillement un projet :

- Je veux créer un quotidien...

Ni Barbay, parlementant à dix pas avec Achille, ni aucun des deux autres commensaux de Kitt ne parvenaient à émerger de la sidération dans laquelle les plongeaient les deux coups de tonnerre consécutifs d'un orage dont l'américaine était l'œil. Darius, plus décontenancé que tous, s'attendit à voir le monocle chassé de son orbite, outrepasser les limites de sa captivité pour rouler sous la table, tant  spontanément brusque lui en paraissait le rejet. Mais l'aristocrate n'accusa qu'un pincement de narines, et une fébrilité inhabituelle dans les doigts manipulant les décapodes servis à l'instant par Achille. La diversion créée par l'arrivée des hors-d'œuvre, et le débouchage d'un flacon pansu de blanc de blanc, meublèrent opportunément la désorientation des trois journalistes, dont aucun ne fit écho aux informations fracassantes. Alors, diserte comme si elle revenait d'une promenade de santé, Kitt Betwey commenta la disparition de Nelson Betwey, qui, victime avec vingt autres personnes d'un accident d'avion, n'avait laissé ni consignes post-mortem, ni autre volonté écrite que de voir revenir à son épouse la totalité de ses biens. En ce qui concernait les travaux philosophiques publiés sous le nom de John Burstmouth, Kitt avait forfaitairement cédé à une maison d'édition,  les droits sur les écrits publiés et sur un manuscrit trouvé dans les papiers du défunt. De la sorte, tout souci relatif à l'œuvre philosophique, disparaissait. Quant à la vente du FUTUR WORLD, Kitt s'y était résolue, après avoir trouvé, dans la correspondance en instance de réponse au secrétariat de Nelson, une proposition chiffrée d'achat du FUTUR WORLD, de la part d'une entreprise de presse de Chicago. Il ne restait à liquider, pour se libérer de toute attache américaine, que la propriété qu'elle habitait jusqu'à ce jour dans les environs de Philadelphie. Mais rien là ne la contraignait à rejoindre sa ville résidentielle, puisqu'un cabinet d'affaires attendait l'ordre de se charger de la négociation, le cas échéant. Trempant avec distinction l'extrémité de ses mains dans un rince-doigts, Janzé-Cardroc, après que Kitt eût observé une pause, conclut :

- Et tout cela, si je suis bien votre raisonnement, aux fins de créer ici ce que vous avez abandonné là-bas ?

- Vous suivez bien mon raisonnement, en effet. Et je complète ce raisonnement en disant que je projette de transformer notre hebdomadaire en quotidien... Il suffit de changer de titre, de siège, peut-être d'imprimeur, et d'engager des rédacteurs... Chez nous, nous serions capables de faire tout cela en... quinze à vingt jours...

Supposant que l'orage était éloigné et que les coups de tonnerre ne pouvaient se renouveler, Janzé-Cardroc souriait courtoisement, en soutenant ses réflexions secrètes de courtes mais répétées gorgées de vin blanc. Cette réserve discrètement ironique n'échappa pas à Kitt l'apostrophant :

- Et ici, cela peut demander combien de temps ?

- Madame, les délais n'ont de signification qu'en fonction des moyens que l'on consacre à l'atteinte du but.

- Je suis du même avis. Aussi je pense vous charger de préparer une étude, technique, financière, prospective, de l'organe de presse dont je vous vois déjà le directeur général...

Ce n'était plus un écho de l'orage éloigné, mais le signe avant-coureur d'autres intempéries. Dans le regard que Janzé-Cardroc destina à Darius, incluse était la question ... - Vous ne dites pas grand-chose, depuis le début de cette réunion... Et dans la muette réponse à cette interrogation implicite, Janzé-Cardroc lisait ... - C'est avec vous qu'elle débat, répondez-lui. En ce qui me concerne, mon heure viendra toujours trop tôt...

Il parut aux convives que madame Betwey attendait du directeur général d'ALTERNANCES qu'il ne se contentât point de prendre note des instructions de sa commanditaire, mais encore qu'il consacrât au projet exposé quelques commentaires immédiats, constituant un diagnostic, une préfiguration abstraite des ambitions dévoilées. L'intéressé le saisit, et y déféra, lentement, doctement, presque précieusement, mais clairement :

- Vous ne pourrez faire une entreprise rentable qu'en créant un organe à administration puissante, à moyens d'informations étendus, dont le style rédactionnel s'adresse à la masse. Il faudra accepter toutes les publicités, toutes les annonces, traiter de toutes les affaires de mœurs et de droit commun. Je ne vous apprends rien, puis-je supposer : c'est la méthode américaine. Et puis il faudra prévoir une année comptable de pertes financières...

Comme pour se faire pardonner ce qu'il estimait n'être qu'une incongruité, Janzé-Cardroc leva vers madame Betwey un œil plaidant coupable, après quoi tomba la sanction :

- Je ne conçois pas autre chose, et vous me paraissez propre à en devenir le régisseur, concepteur, administrateur.

Redressant le buste, et face à son interlocutrice, Janzé-Cardroc dit gravement :

- Ce serait une erreur, Madame. La tâche à laquelle je me suis consacré depuis votre départ, a été un échec. Financier, s'entend, parce que, intellectuellement et corporativement, nous jouissons d'une considération qui n'est en fait qu'un succès d'estime, comme l'on dit pour les livres vite oubliés...

- Je sais tout cela, monsieur le directeur général. Depuis Philadelphie je correspondais avec un agent de mon mari, à Paris, qui dirige une officine de renseignements commerciaux. Vous devez avoir perdu environ quarante pour cent du capital initial... J'étais informée des résultats, encourageants ou décourageants, obtenus à chacun des numéros publiés. Je n'en tiens rigueur à quiconque, mais il nous faut envisager autre chose. Et cette autre chose, c'est vous, monsieur Janzé-Cardroc, qui la mettrez au monde.

- Impossible, Madame...

Les trois voisins de l'aristocrate cessèrent leur manducation, et le considérèrent, attendant un complément verbal, atténuatif, explicatif, conséquent.

Sans accuser d'agacement, madame Betwey relança :

- Et pourquoi, monsieur le directeur général ?

Celui-ci attendait l'invite. II y déféra avec nonchaloir.

- J'accumule, ces temps, trente cinq années de journalisme littéraire. Je dis : journalisme lit-té-raire. Et français. Les formules nouvelles de reportage et d'enquête, d'interviouves sensationnelles et tapageuses, me sont étrangères. Bien que, j'en conviens, là est l'avenir, le proche avenir. Car l'avenir est au "scoop" comme vous dites chez vous. Mais pour ma part je me sens inapte à vivre dans une agence de voyages, moi qui ai connu la salle de rédaction avec la table à tréteaux branlante sur laquelle se rédigeaient et se dactylographiaient des articles corrosifs, voire pyrotiques, mais qu'encaissaient flegmatiquement les notabilités visées, heureuses d'avoir prétexte à répondre la semaine suivante.

Il but, s'essuya délicatement la bouche, reprit :

- Madame, je ne suis pas fait pour le journalisme quotidien, car ce journalisme provoque la curiosité permanente, bientôt factice, du public, qu'il entretient dans un état d'excitation et de fièvre et en attente de primeur constante. Ce journalisme-là, qui vise d'abord à faire beaucoup d'argent au profit de ses pratiquants, n'est pas de l'information, c'est du cirque à la recherche du numéro périlleux indéfiniment renouvelé. Si cette forme de presse fait parler, elle n'instruit pas, et par le renouvellement chronique de l'inquiétude suscitée, elle n'incite pas à la réflexion mais à l'insatisfaction constante. II faut toujours faire court, donc tronquer, voire bâcler. Il faut décrire l'événement avant, presque, qu'il se produise ! C'est-à-dire frôler le mensonge. Lisez dix quotidiens relatant le même fait. Vous ne trouverez pas la même description et ne tirerez pas les mêmes conclusions de deux comptes-rendus de la même actualité.

Janzé-Cardroc parlait avec intonations, pauses calculées, temps forts et diction professorale. En sus de ses auditeurs directs, certains convives voisins l'écoutaient avec une attention soutenue, manifestant ainsi qu'ils n'étaient pas étrangers aux activités engendrant ces propos. Quelqu'un demanda à Achille qui était ce Démosthène. Renseignement fourni, le curieux s'esclaffa : - Voilà qui explique tout...

Cheyant comme un aérolithe dans une exèdre, la voix de Darius prit la forme d'une incongrue dissonance.

- Patron, je ne vous suis pas. Sur le fond, vous parlez sagement : l'actualité incessamment décrite et exploitée, ça n'a aucun sens. Mais la ramasser, la classer, et l'expliquer, la justifier ou la condamner, peut provoquer les réformes, là où il y a lieu. Je ne refuse pas le principe du projet de madame Betwey.

Mais si Kitt n'avait pas encore établi son devis, elle montra qu'un plan existait.

- Vous ne vous occuperez pas de l'actualité, Léonard, mais exclusivement de littérature, de théâtre, et en général de toutes les manifestations intellectuelles. Pour les "scoops",  il faut de la souplesse, de l'improvisation, et de la diplomatie...

Devant le débat risquant de déraper, madame Betwey décida d'en détruire la source.

- Nous n'en sommes pas encore là, messieurs. Je vous demande à cet instant, de mener ALTERNANCES comme s'il devait durer, et jusqu'à une fin digne de cette belle chose que vous avez faite. Lorsqu'il s'agira de procéder à des révisions et transformations, nous y procéderons ensemble, et sans désemparer. J'ai des moyens qui nous permettent de conduire une étude rigoureuse du projet sans qu'aucun de vos collaborateurs conçoive d'inquiétude. Dites-le leur, et également qu'ils seront tous, comment dites-vous : "transvasés" ?... dans le futur journal... En ce qui vous concerne, Monsieur Janzé-Cardroc, que vous me suiviez ou non, je serais heureuse, si vous y consentiez, d'honorer, à votre convenance, les consultations et conseils que vous estimerez utile de me prodiguer.

L'aristocrate inséra son monocle en orbite, redressa le buste, leva son verre.

- En l'occurrence, madame, croyez-moi votre serviteur...

Deux heures plus tard, dans l'après-midi, Kitt Betwey et Léonard Darius, réunis dans la berline encombrante de l'américaine, circulaient lentement dans l'avenue George V, en direction de la Seine. La laissant développer ses prétentions et intentions quant à son futur quotidien, il l'observait, conduisant, passant d'un quartier à l'autre à sa fantaisie, parlant lui-même le moins possible, mais intrigué de son mutisme en ce qui concernait leurs relations passées. Sa préoccupation dominante, à cette heure, était de se réinstaller confortablement à l'hôtel Montalembert, avant que de s'engager dans la recherche d'un appartement privé. Dans l'immédiat, elle demandait à Léonard de l'aider à entrer en possession des malles, qui, expédiées du Havre, devaient être parvenues à la gare Saint Lazare. Il fallut trois voyages de la berline  pour déposer onze malles de cabine et sept valises, dans le vestibule de l'hôtel Montalembert. On dut ensuite ajouter deux armoires au mobilier de la suite choisie par Kitt Betwey. Vers vingt trois heures, Kitt, ayant réuni en sa chambre l'essentiel des effets et objets courants indispensables à son tran-tran quotidien, pria Léonard de l'emmener en taxi vers un restaurant tranquille. Comme Darius passait son imperméable et posait son feutre sur sa tête, elle vint vers lui, lui prit les effets des mains, et s'appliqua à le dévêtir, en disant lentement et à voix sourde.

- Ne me pose pas de question.... Il y a des mois que je pense à cet instant...
Puis elle abandonna le déshabillage pour aller croiser les lourds doubles-rideaux des deux vastes fenêtres.

Durant le repas, elle entretint Léonard de la situation qu'elle était disposée à lui créer dans la future entreprise. Et au terme de leur conversation, il réussit à lui apprendre qu'il attendait une publication prochaine de son œuvre philosophique. Dès cet instant, Kitt parla de la renommée acquise par Darius parmi les lecteurs du FUTUR WORLD, qui avaient créé, dans les milieux estudiantins, de journalistes et d'intellectuels, un club où l'on parlait continûment des thèses Dariusiennes. Le philosophe jouissait d'une telle notoriété parmi l'équipe du  FUTUR WORLD, que la nouvelle direction avait demandé, dans le contrat de cession, la garantie de disposer des textes à venir de Léonard Darius. Et sans consulter l'intéressé, mais certaine de son accord et de travailler en sa faveur, Kitt Betwey avait consenti. Elle conclut :

- Je ne désire pas vivre aux States, mais si je décidais d'y resider et que je vous emmène avec moi, je "vous ferais célèbre"...

- Ce club de Dariusistes, dont vous me parlez, combien de membres réunit-il, les jours de grande foule ?

- Ne riez pas... huit cents personnes, rien qu'à Philadelphie. Deux cents environ à New-York et autant à Washington.

- Je n'en compte pas autant dans toute la France.

- Par des chroniques spécialisées, courtes, mais régulières, dans un journal du type de celui que je veux faire, la notoriété viendrait. Et puis, nous aurons un supplément littéraire hebdomadaire qui sera votre propre affaire. Par ce moyen, vous devriez percer.

Elle fut presque lyrique, aspect sous lequel Léonard ne l'avait encore aperçue.

- Qu'ai-je à faire d'autre, maintenant, que vous être utile ?

- Vous pouvez m'être utile dès ce soir en me permettant de vous abandonner dès après vous avoir reconduite chez vous. ALTERNANCES sort demain et je dois voir les premières feuilles.

- Venez prendre le petit déjeuner avec moi demain matin.

- Je peux le prévoir, mais non le promettre. Je ne sais jamais à quelle heure je me couche une nuit de parution. Je vous laisse le temps de vous retrouver au milieu de vos impédimenta, et nous nous rencontrerons en fin d'après-midi. Nous débattrons de l'organisation à adopter pour que je reste loyal avec mon directeur général, et avec vous.

- J'accepte. Mais si vous me laissez sans nouvelle, vous me trouvez chez vous, demain, à minuit...

Terrorisé, Léonard opina, mais tenta de prendre une assurance en la suppliant de ne pas revenir à l'hôtel Européen, car incessamment, l'appartement dont il l'entretenait depuis avant le départ aux États-Unis, leur serait ouvert. Mais à l'hôtel Montalembert, il dut l'accompagner jusqu'à son appartement et ne put refuser de jouer à nouveau à la bête à deux dos, avant que de repartir, angoissé, traqué, conscient qu'en ne devançant pas le scandale, il ne conservait aucun des préciputs acquis auprès de chacune de ses deux maîtresses. En se supposant le courage de trancher d'abord, et de traiter l'affaire, ensuite, vers quelle option inclinerait-il ? Et n'incliner vers rien, atermoyer, impliquait jusques à la perte de la relative assurance acquise à ALTERNANCES.

À cette heure, Nêne l'attendait rue Cambon. Il appréhendait ce retour, car bien qu'elle ne controlât pas son emploi du temps, elle lui reprocherait de ne lui avoir pas téléphoné afin de lui préciser son retard. Mais Léonard regagnait l'hôtel de Castille sans s'être imposé de solution. Ni même sans imaginer comment il découperait sa journée du lendemain. En l'occurrence, une seule conduite s'imposait : ne pas informer Nêne du retour de madame Betwey, ni du projet de fondation d'un quotidien. Comme une métastase, des tourments seconds assaillaient Léonard. Ceux qui naissaient du remords d'avoir laissé Nêne détruire une situation sociale et matérielle construite par l'homme qu'il avait inconsidérément humilié devant elle.

Nêne, c'était l'Irrintzina, la perspective d'une existence douillettement bourgeoise, la vie quotidienne sans heurt aux côtés d'une femme toujours disposée à assumer les mauvais moments pour ne laisser que les meilleurs au compagnon. Et également la certitude de n'entendre nulle plainte dans l'éventualité de pénurie pécuniaire. Nêne, c'était encore madame Léonard Darius, l'épouse éventuelle pour laquelle, en dépit des travers et des faiblesses de l'homme, ce dernier restait le grand homme. À condition qu'il le devînt...

Avec Kitt Betwey, Darius atteindrait plus brillamment, plus rapidement, ses buts, concrétiserait plus sûrement ses ambitions. Depuis le journal qu'elle lui offrait, en quelque sorte, et qui représenterait le point d'envol vers les milieux à conquérir, et accompagné d'une compagne brillante, originale, de stature financière appréciable, le philosophe parcourrait avec moins de peine et moins de temps la distance le séparant de la notoriété.

- Tu as des soucis, Olivier. Ton visage me le dit...

En déshabillé, Nêne accueillait le journaliste, lui retirait sa veste, et certaine qu'il avait dîné, disposait ses vêtements de nuit sur le lit.

Il se contraignit à s'extraire de sa nuée de tracas.

- C'est vrai. Je ne vois plus le journal vivre longtemps. ALTERNANCES n'est même plus un titre. À peine une indication de durée, et de parution...

Accueillant avec flegme la désolation d'Olivier, Nêne, sans le savoir, lui interdit de prolonger sa mauvaise humeur.

- Tu le prévois depuis suffisamment de temps pour ne plus t'en inquiéter. N'oublies pas qu'à moins  de trouver une fonction indiscutablement intéressante dans un autre journal, le départ vers Berissparen n'est qu'une affaire d'heures...

Tous deux couchés, elle considérait le profil du jeune homme, et avança, d'une voix monocorde :

- En plus de cette affaire ALTERNANCES, je te devine agité de préoccupations que tu ne me fais pas la confiance de m'exposer.

Contre sa propre attente Nêne l'entendit convenir de l'évidence de son observation. Et sans qu'elle eût besoin de le solliciter davantage, Olivier, en Escobar effronté, improvisa, pour échapper une nouvelle fois à la nécessité de trancher.

- On m'a offert un poste à l'étranger. Dans une revue espagnole. Puisque je suis docteur en cette langue, j'ai accepté... Je veux dire que je suis sur le point d'accepter...

- En Espagne même ?

- Non. Une revue hispanisante et latine, en Uruguay. J'ai eu aujourd'hui même une entrevue à ce propos. Je dois en prévoir une autre demain. Sans doute dînerai-je avec eux.

Nêne se contraignit à la gaminerie :

- Eux... Qui, eux ?... Il y aura des femmes ?

Il protesta :

- Mon pauvre poussin ! Il s'agit bien de cela ! Bien sûr, il y a des femmes dans le décor. Mais demain il ne sera question que de gros sous et de déménagement sous d'autres cieux...

Nêne n'accusa aucune surprise ni choc, mais l'éventualité impliquait le combat.

- Crois-tu atteindre ton but par ce moyen ? D'autre part, autant me dire tout de suite que tu ne dîneras pas avec moi et que tu rentreras tard....

- C'est clair. Mais tout cela ne se déroule encore qu'à titre d'information et de documentation. J'ignore le contenu précis des propositions.

Subitement, le contact de la hanche de Nêne contre sa hanche introduisit dans la conscience d'Olivier une notion de servitude. Le projet de fuir l'effleura subrepticement. Mais effacer derrière lui les traces de son passage et de ses actions lui semblèrent un monument d'imagination qu'il ne saurait élaborer. Puis la spontanéité de Nêne ayant, sans barguigner tout engagé en sa faveur, ainsi que sa fidélité de canidé, l'apitoyèrent. En même temps que par un de ces effets dont sa paradoxale complexion était tissue, il ressentit  la dilection et la générosité de Nêne, comme insupportablement contraignantes.


14


Passant devant Barbay dictant un article, Darius jeta :

- Le vieux est là ?

- Il est là. Vous allez vous en apercevoir...

- Pourquoi ?

- Votre position à l'égard du projet Betwey l'a choqué...

Darius heurta à la porte du bureau directorial et sans y être invité, pénétra. Janzé-Cardroc dépouillait le courrier. Il ne leva le regard ni ne salua l'arrivant, qui prit place dans un fauteuil. Sa tâche en cours terminée, J.C. appela Barbay, qui surgit, obséquieux et visiblement inquiet.

- Emmenez tout cela. Vous trouverez mes annotations. Dictez immédiatement les réponses, en ce qui concerne les lettres marquées d'une croix rouge.

Modifiant le timbre de sa voix, qu'il fit chantante, il imprima au monocle une pendulation agaçante, et ajouta à l'intention de Barbay :

- Observez bien comment procède la secrétaire, et achevez d'apprendre à dactylographier, au cas où il adviendrait, que pour subsister, nous en vinssions, un jour, à devoir accepter un emploi subalterne dans le journal d'un de nos amis...

Darius, qui observait son patron et devinait la montée belliqueuse de l'humeur, attaqua flamberge au vent :

- C'est précisément de cela que je venais vous entretenir.

Barbay s'éloignait contre son gré. Il eût désiré entendre les paroles qu'allaient échanger ses deux patrons. Mais sa timidité ainsi que sa crainte des cas de conscience, lui commandaient de ne pas se compromettre. Cependant Léonard l'arrêta comme il refermait la porte.

- Restez Barbay. C'est de notre sort à tous dont il s'agit. Ne vous défilez pas...

Paré à persifler, ironiser, mais encore digne et muet, les doigts entremêlés sur son sous-main, J.C. considérait moqueusement Léonard. Qui n'y prit garde. Et le patron parla :

- Messieurs, j'aimerais connaître les réflexions et suggestions issues de l'exposé des ambitions de notre commanditaire.

Barbay ne voulait parler le premier, attendant du directeur général le signe lui permettant de déclarer qu'il partageait ses vues, ses propositions, ou ses refus. Le silence se prolongeait si malaisément que Barbay regretta d'avoir cédé à sa curiosité. Le patron reprit la parole.

- Si l'on examine attentivement l'évolution d'ALTERNANCES, il est logique, monsieur le directeur littéraire, que vous vous réserviez la meilleure part dans l'affaire à venir. À tout prendre, c'est bien vous qui avez le plus payé de votre personne, dans tout cela !

Et diaboliquement ironique, Janzé-Cardroc planta son regard bleu-vert dans l'œil-de-chat de Darius, qui, beaucoup plus affecté qu'il l'accusait, perdit son sang-froid. Et lançait :

- Ce qui me donne le droit d'augurer que madame Betwey peut, en toute innocuité, se priver de vos services...

- Ah ! ça, plus aisément que de vous ! J'en conviens...

Darius se débonda :

- Vous n'êtes qu'une vieille baderne, sénile, redondante. Une seule pensée vous hypnotise, dans nos démêlés : à savoir que vous vous fussiez considéré fort honoré de la sympathie qu'aurait daigné vous témoigner madame Betwey... D'autres que moi s'en sont aperçus..

Darius se tourna vers Barbay qui pâlit, rapprocha ses talons, pinça ses lèvres, froissa des papiers.

Léonard tenait toujours le "vieux" aux crocs :

- Persiflez, calomniez. S'il en reste quelque chose, ce ne sera sans doute pas ce que vous attendez, monsieur le Marquis sclérosé dans les phobies...

Et Darius se leva pour prendre congé.

Comme étranger à ce qu'il venait d'entendre, courtois et précieux, J.C. émit :

- Disposeriez-vous encore d'un instant, mon cher directeur littéraire ?

Cette impassibilité fit immédiatement regretter à Léonard son inconvenance. Immobile, une main sur la poignée de la porte, tête penchée, regard oblique, il attendait :

- Si je saisis bien, monsieur Darius, en ce qui concerne monsieur Barbay et moi-même, ce serait à prendre ou à laisser ?

Darius en attendait davantage. Il ne répliqua pas.

Monocle tourniquant, J.C. fut en trois pas tranquilles tout contre Darius.

- En ce qui me concerne, vous le savez, j'ai déjà laissé... Je ne ferai donc que confirmer ma précédente déclaration.

S'extirpant de son silence et de ses incommodités, Barbay lança :

- Moi également...

Sans adieu, sans geste approbatif ou improbatif, Darius disparut, laissant ses pas résonner dans le vestibule et la porte principale se reclore bruyamment. Le directeur général et son secrétaire général de rédaction se considéraient muettement, immobiles, visiblement accablés, cette fois. Et Barbay constata que son patron prenait place avec consternation dans le fauteuil que venait de libérer Darius. Il allait falloir rendre des comptes à madame Betwey, qui n'abandonnerait sans doute point les fonds de réserve, et déciderait d'interrompre la parution d'ALTERNANCES. Qui sans l'autorisation de sa propriétaire ne pourrait même pas repartir avec d'autres moyens. Plus traumatisé que son patron, Barbay rejoignait son bureau où la secrétaire lui demanda s'il ne se sentait pas souffrant, tant la verdeur de son teint trahissait la commotion. Depuis son bureau, Janzé-Cardroc plongeait du regard vers la rue, sans véritablement voir ce qu'il s'y déroulait, tout à la pensée de devoir abandonner cet immeuble, ce confort ; cette activité elle-même devant subir les rigueurs de la révolution de palais y consommée. Mais il recherchait déjà à quelle amitié, à quelle relation, à quel groupe financier, ou à quel mécène, il ferait appel, pour qu'un nouveau titre, un nouveau fleuron jaillît, à cette couronne secrète formée de ses créations incessantes dans le seul métier qu'il sût faire.

Place Saint Augustin, Léonard déambulait sans destination, déglutissant du fiel, et certain d'être le vaincu de la joute stupide qu'il avait provoquée et relancée. En dépit de l'espoir que l'aristocrate avait placé en Kitt Betwey, Darius ne doutait pas qu'il parviendrait à retrouver aide et titre pour fonder un nouveau journal portant son empreinte, animé par ses qualités professionnelles et son opiniâtreté. Et Darius se jugeait à cet instant si sottement engagé dans ce vain conflit, qu'il eût voulu inciter Kitt à laisser Janzé-Cardroc et son équipe dans l'immeuble de la rue de Messine, contre loyer, bien sûr, mais encore à lui accorder le laps de temps nécessaire à une remontée, dont, lui, Darius, ne doutait pas. Tout inspiré que se sentît Darius lorsqu'il travaillait nuitamment à l'éxégèse et à l'analyse de ses abstractions philosophiques, il ne pouvait écarter de sa mémoire qu'il devait au "vieux" à monocle d'avoir répandu jusqu'aux États-Unis, le produit de ses cogitations. Et son attitude récente lui parut soudainement si méprisable, qu'il se contraignit à faire demi-tour. Il fallait qu'il emportât le souvenir d'une rupture consommée dans un minimum de forme éthique. Traversant le vestibule d'accueil sans même un regard pour un Barbay ahuri qui passait par là, Léonard alla droit au bureau du patron, dont il heurta la porte, et l'ouvrit sans transition, énonçant, depuis le seuil :

- ... Qu'ils devaient tous être de foutus sots pour se séparer dans de telles conditions...

Janzé-Cardroc, sur la défensive, mais sans intention féroce, pensa répliquer que leur situation respective n'était pas comparable. Toutefois prudent devant le résipiscent dont il subodorait un aman secrètement précatif, il lui abandonna la parole.

- Monsieur le directeur général, nous ne nous portons qu'une relative et mutuelle sympathie. Mais nous avons tout de même travaillé d'une même foi, pour la même cause, sans préoccupation de temps ni d'argent. Pour ma part, je n'aurais pas voulu vous voir remplacer par le meilleur de mes amis, eût-il réussi à posséder, ce qui me paraît inaccessible, autant de talent que vous-même. Parce que vous êtes propre à la fonction que vous exercez, et à nulle autre. Ceci exprimé, est-ce que, de nous retrouver, et nous connaissant l'un l'autre comme nous le savons, dans une nouvelle entreprise digne de nos compétences, et en partageant toujours les mêmes tâches, ne vous conduirait pas à quelques concessions ?

Il fallait laisser au patron le temps de faire le point avant que de se découvrir. Mais en fait, J.C. tenait Léonard à sa main. Autant ne plus finasser. Et Darius poursuivit :

- Pour moi, ce n'est pas une question de prestige, mais d'argent. Plus vite j'en accumulerai, plus rapidement je perdrai le souvenir de ce marchandage avec madame Betwey. J'ai appris que vous aviez commis une étude philosophique approfondie, et je vous laisserais la publier, avant que de faire allusion à la mienne, dans un journal où nous officierions tous les deux, si nous enterrions la hache de guerre. Mais, peut-être ne battons-nous pas le même terrain, et ne cultivons-nous pas la même plante...

Imprévisiblement aiguillonné, J.C. supputait les intentions authentiques de Léonard. Il eût aimé se les entendre décomposer. Mais Léonard interpréta ce silence comme une manifestation de mépris, en contrepartie de ce qui de sa part, constituait une mortifiante concession ; et il élevait déjà le ton, versatilisé par l'impatience.

- Ne perdez pas de vue que ce n'est pas le sentiment de rester vous devoir quelque chose, qui m'a fait revenir (Léonard atténua l'inutile mordacité usitée) mais celui de votre valeur.

Cette nuance lacéra délicieusement l'animadversion de J.C. qui parla enfin, sans se déshonorer.

- Monsieur, je pourrais, à la rigueur, exercer des fonctions dans une entreprise dirigée, ou commanditée, par un scombridé, puisque mon salaire ne représenterait, en tout état de cause, que la balance de mes services. Mais obtenir la fonction d'un individu de l'espèce désignée reste, pour moi, inacceptable. Je n'ai plus votre âge, Monsieur. Ce qui me laisse en possession du privilège de pouvoir me présenter à la direction d'un journal, quel qu'il soit, en poussant ma carte de visite.

- Pour demeurer authentiquement celui-là, il ne vous aurait pas fallu organiser et exploiter la soirée des Quat'z'arts, dans un sens qui porte votre marque. Et votre responsabilité.

Darius espérait avoir, cette fois, débridé la colère du "vieux". Mais celui-ci tenait fermement la base de son propos.

- Lorsque j'aurai perdu le souvenir de votre physionomie, monsieur Darius, mon linge et mes complets seront encore de la qualité à laquelle je suis attaché depuis l'âge de vingt ans. Tandis que vous, vous n'êtes convenablement vêtu que depuis quelques semaines, convenablement chaussé que depuis quarante huit heures, et vous ne circulez en voiture que depuis hier...

Le regard sur le monocle de J.C., Léonard vit l'objet tomber en chute libre dans le creux de la main dudit, qui l'y contempla quelques instants  avant d'ajouter

- Quant à cette pratique, elle est héréditaire...

- Tout comme votre modestie, sans doute...

Le téléphone tinta. Martine, la secrétaire principale, se présenta à la porte du bureau :

- C'est pour monsieur Darius, de la part de madame Betwey... Je passe la communication ici ?

- Inutile, je vais à votre poste.

La conversation fut brève. Barbay, incidemment présent, tenta d'en saisir le sens. Léonard le renseigna ostensiblement tout en faisant en sorte d'être entendu du patron, dont la porte du bureau restait ouverte. Puis il se disposa à partir, distribuant ainsi ses adieux :

- Messieurs, je vous laisse à votre dignité ambiante. Mais je reste bien entendu à votre disposition pour toute conférence ultérieure. Si je ne peux encore vous indiquer le titre du quotidien à naître, je vous communiquerai, à toutes fins utiles, pour que chacun puisse m'y rencontrer, l'adresse du siège social, dès que celle-ci assurée.

Sortant d'ALTERNANCES, Darius retrouvait Kitt, avec laquelle il déjeunerait. Durant le repas, Léonard exposa les circonstances de son désaccord avec Janzé-Cardroc, de sa rupture avec ALTERNANCES auquel il ne donnerait plus un papier. Il ne réclamerait même pas les émoluments et honoraires lui restant dûs.

- Je ne saisis pas comment vous vous êtes dressés l'un contre l'autre. J'ai bonne opinion de ce monsieur, moi.

Tordant quelque peu la vérité pour étayer son inconfortable position, Léonard exposa à Kitt que la fonction qu'elle avait offerte à J.C. dans le quotidien prévu, ne convenait pas à ses ambitions, qui visaient à plus "d'intellectualité". Mais encore que J.C. tenait grief à Darius de sa "vitalité" philosophique, matérialisée par le courant né parmi les lecteurs d'ALTERNANCES.

Kitt déclarait négligemment, comme revenant à une autre préoccupation :

- Il est curieux que Barbay m'ait appelée à l'hôtel un quart d'heure avant que je parte vous rejoindre...

Léonard sursauta

- Pour quel motif ?

- Je ne sais. J'ai fait répondre par la standardiste que j'étais absente. En fait, c'était à vous qu'il désirait parler...

Aiguillonné par la curiosité, Léonard décida d'appeler son ex-collègue au bureau, où il devait se tenir encore. Ce qui se vérifia lorsqu'ayant prié la secrétaire de le mettre en rapport avec Janzé-Cardroc, on lui répondit que ce dernier n'était pas présent, mais que l'on pouvait lui passer le secrétaire général de la rédaction.

- Barbay ?... Darius à l'appareil.

Désorienté, puis se ressaisissant, Barbay avoua avoir appelé à l'hôtel Montalembert dans l'espoir d'y entendre Darius. Et Léonard devina que des événements succédant à son départ du bureau devaient lui être communiqués. Il ne put s'interdire une familiarité.

- Mon pauvre Jules... Venez nous retrouver ici, chez Ruc, à Saint Lazare, rue de la Pépinière. Vous mangerez un morceau en nous contant vos affres...

Jeté par un taxi devant le restaurant, Barbay surgit au premier étage derrière une vaste baie vitrée d'où l'on découvrait l'animation parisienne jusques à la place de la Trinité. Si madame Betwey l'intimidait, il crut néanmoins percevoir que son collègue devenait, comme par une opération mythologique, l'un des plus importants personnages de la capitale. Pressé par Darius, Barbay s'expliqua :

- Dès après votre départ, le directeur m'a dit : - Ce Darius tient le bon bout. Je l'ai plus férocement lardé qu'il ne le mérite, mais je ne peux tout de même lui devoir, à mon âge, la situation que j'ambitionne depuis tant d'années, sacrebleu ! Il n'en va pas de même pour vous, Barbay. Rien ne vous oblige à végéter en ma compagnie. Vous savez écrire (Barbay accusa un complexe de modestie qui le fit se voûter et ricaner) et je vous conseille vivement d'aller vous mettre au service de madame Betwey. Elle a du chien, de la raison, des idées, cette femme-là. Et si vous vous placez là-bas, nous n'en serons pas plus mauvais amis... Vous pensez bien que j'ai refusé. Puis il a insisté. Et j'ai tellement besoin de travailler, pour mes deux filles, qui étudient si bien au lycée, et pour ma femme, qui attend sans jamais se plaindre que j'améliore notre situation, que je me suis résolu à vous rencontrer. Mais si j'ai été trop loin, renvoyez-moi à ALTERNANCES. Moi non plus, je ne vous en voudrais pas...

Léonard le tortura quelque peu.

- Qu'attendez-vous de madame Betwey ?

- Je n'ai nourri aucun projet ni aucune ambition. Je voulais seulement vous faire savoir, à vous, monsieur Darius (Léonard l'interrompit pour lui dire qu'il pouvait toujours l'appeler Léonard...) que le cas échéant, vous pouviez compter sur moi.

- Ne précipitons rien;  le quotidien n'est pas monté...

- Bien sûr. Mais je ne crois pas que ce qu'entreprend madame Betwey reste longtemps à l'état d'esquisse.

- En dépit de cette excellente opinion, vous n'en avez pas moins opéré de la sorte, seulement parce que Janzé-Cardroc vous y a autorisé...

- Léonard, il y a onze années que je travaille avec J.C.... C'est lui qui m'a permis de faire le métier que je voulais faire. Et il m'a gardé constamment avec lui. Il m'a "sorti"...

- Sorti de quoi ?

- Sorti..... journalistiquement parlant...

Léonard fut tenté d'exercer sa causticité, inutilement et gratuitement acerbe, puis étouffa cette envie qu'il attribua à ses relations avec J.C.

- Mon vieux, moi, je ne suis rien. Vous vous adresserez à madame Betwey, en temps voulu, et elle décidera ce qui lui paraîtra expédient.

Kitt rassura Barbay dont la physionomie, les gestes, l'attitude, exprimaient la conviction qu'un sort malchanceux le poursuivait.

- Léonard plaisante... Comme à l'habitude... Je vous dis, moi, que votre place est déjà fixée dans le journal. Quel qu'il soit. Et même si je n'y figurais à aucun titre.

Darius cessa de mastiquer pour se tourner vers Kitt, qui, délibérément choisissait un dessert sur la carte en demandant à Jules Barbay d'en faire autant. Un Barbay qui ne demanda pas quelle fonction il remplirait, à quelles conditions et dans combien de temps. L'émotion le terrassait. Il remercia gauchement, mais si sincèrement assuré, que Léonard, et Kitt remarquèrent la trémulation qui tétanisait ses longues et arachnéennes mains de pianiste. Qu'il était réellement. Et sans s'en vanter jamais. Il tint obstinément à offrir un digestif au couple sauveur. Puis éprouvant soudainement la notion de son inopportune présence, il s'échappa, emportant dans sa démarche, une joie un instant plus tôt, imprévue, imprévisible, mythique.

Dès leur sortie du restaurant, Kitt entraîna Léonard jusqu'au lieu où elle avait découvert le matin même, un hôtel particulier récemment libéré, et lui semblant propre à l'installation des bureaux de son futur journal. Une conversation téléphonée avec l'agent négociateur, une seconde communication avec le gérant de la société propriétaire, et une visite à ce dernier, complétaient le processus au terme duquel Kitt Betwey signait un compromis d'achat.

- Vous vous êtes peut-être emballée, Kitt, soulignait Léonard, dépassé par l'assurance désinvolte caractérisant les actes de l'américaine. L'immeuble est en remarquable état. Mais le quartier n'est pas adéquat, à mon avis, s'entend. Vous avez payé trop cher alors qu'un vaste appartement nous eût suffit. Il eût toujours été temps d'en chercher un  plus grand lorsque la nécessité s'en serait manifestée. C'était vers la Bourse qu'il eût fallu...

Elle ne le laissa pas développer ses arguments

- Léonard, quand on entreprend, on réussit ou l'on perd très vite. Je veux dire qu'on le perçoit, très vite. Perdre un peu plus rapidement, un peu plus tardivement, c'est perdre. Mais gagner rapidement, c'est gagner plus tôt, et développer exponentiellement son avance. Je connais ce mot employé en mathématiques. Vous me paraissez presqu'aussi mesquin que ce pauvre Barbay. Mais lui sait qu'il est étriqué. Vous, vous vous croyez prospectif, alors que vous êtes frileux. Je sais ce que je peux perdre, et le perdant, je ne devrai rien à personne. Je n'attends pas de vous un rôle financier, mais l'expansion de vos idées, de vos inventions intellectuelles, et je vous offre le moyen de les répandre. Pour le reste, prenez-moi dans vos bras lorsque vous en avez, ou que j'en ai envie, et écrivez le plus possible... Je devrais exiger un contrat là-dessus pour être sûre de vous faire produire. Car j'entends plutôt vous donner des ordres, amoureusement, mais des ordres tout de même, que solliciter des avis. Puisque Janzé-Cardroc se récuse, puis-je vous charger de réunir une équipe ? Pour le plan financier, mon conseil français d'ici, qui m'a si bien renseignée sur la marche d'ALTERNANCES, fera le nécessaire avec des spécialistes. Je veux que nous paraissions dès que votre équipe sera constituée. Il nous faudra passer une journée à inspecter les pièces de l'immeuble pour les installations électriques, téléphoniques et mobilières. Lorsque nous en aurons établi la liste, je procéderai aux achats idoines, ferai livrer, et vous surveillerez la mise en place.

Atterré, et à la fois subjugué par l'entregent de madame Betwey, Léonard se dit que ses risques personnels étant nuls et sa chance inouïe, il n'y avait lieu à aucune résistance. Siéger boulevard Haussmann ne manquait pas de panache, bien que ce ne fût pas aussi traditionnel que les environs de la rue du Croissant, mais puisque l'on n'allait point faire composer dans ce quartier, mais en banlieue, cela restait sans conséquence. Kitt devenant le véhicule de sa réussite, rien là qui pût le choquer. Il devenait flagrant que céder aux préférences d'ordre sentimental  qui eussent engagé Léonard à Nêne, constituait une hérésie, un acte interdit par la logique, et dont l'accomplissement eût équivalu à l'erreur d'aiguillage qui dirige un convoi vers un bourg au lieu de l'acheminer vers la cité. En raison de ce qu'il se supposait receler de richesses inventives en matière de spéculation philosophique, il-n'a-vait-pas-le-droit de disposer de sa vie sans la certitude de l'accomplir dans l'épanouissement qui lui était réservé. Et ce n'était pas Kitt Betwey, habitée de tant d'influx, qui eût combattu sa neuve détermination, Ce soir, dès qu'il serait seul avec Nêne, il se justifierait. Il s'en sentait la force, le droit, les moyens de conviction. Son erreur d'homme avait été de céder, de déférer à sa proposition de changement de domicile, d'accepter qu'elle vînt habiter avec lui. Il fallait ne pas laisser davantage de temps s'écouler dans cette erreur. Peut-être, avant qu'il ne fût trop tard, pourrait-elle se faire réentendre de l'homme qu'elle avait abandonné ? Peut-être accepterait-il de reprendre celle dont il n'avait consenti à s'éloigner que contre son propre gré ? Au besoin, Léonard en personne effectuerait une démarche auprès de l'inconnu, pour lui affirmer que rien n'était perdu. Les heures immédiatement proches éprouveraient son énergie et un sang-froid dont il devrait faire provision jusqu'à l'heure pathétique. Mais la confiance dont la Calliope du nouveau monde le créditait ne devait rester stérile. Sans doute eût-il pu, et eût-il dû, amorcer plus tôt cette manœuvre, négocier ce virage périlleux, trancher, en somme, mâlement et cruellement, mais honnêtement, car à cette heure, le délai réduit dont il disposait pour mener à bien cette opération, obérait sa stratégie et sa détermination.


15


Il était deux heures du matin lorsqu'Olivier réintégra l'hôtel de Castille. Avec mille précautions il prit place à côté de Nêne qui feignant de dormir jusqu'à ce qu'il fût confortablement installé, se retourna et vint se presser contre lui.

- As-tu pris une décision ?

- Pour ?

- Ce départ en Amérique du sud...

Olivier fut pris de court. Voilà un propos qu'il ne prévoyait pas devoir traiter de sitôt. Cette maladresse risquait d'éveiller des soupçons et d'engendrer une catastrophe.

- Tu te doutes qu'une décision de cette importance ne s'arrête pas aussi délibérément. Je songe, pour l'instant, à...

- Tu mens !

Il libéra son bras du poids de Nêne, fut sur son séant, fit la clarté.

- Qu'est-ce que cette réflexion ?... Cette hostilité ?

- Tu n'es pas allé à un rendez-vous d'affaires !

- Reste sur ta position, et je m'habille et fais mes valises.

Nêne cachait son visage dans l'oreiller, d'où, étouffées, parvinrent des paroles déjà mêlées de sanglots.

- Comment ne la maintiendrais-je pas ?... Tu viens de me prouver que j'ai raison !

Il ne répondit pas, cherchant à se souvenir si quelque négligence le trahissait. Nêne ne le laissa s'égarer davantage.

- Ta réponse m'a renseignée. Mais encore autre chose...

Traqué, il devint cynique

- Parle vite, que je sache avant de prendre le large

Fouettée par le ton, Nêne se dressa à son tour, le visage ravagé, la voix cassée.

- Tu transportes un parfum qui nous est étranger. Penche-toi sur tes bras, sur ton linge. Tu en sauras autant que moi...

La gaffe. L'unique et seule gaffe qui pouvait aussi rapidement le confondre. Tous les mensonges qu'eût pu prodiguer Olivier à Nêne, n'eussent autant contribué à sa perte, que cette inadvertance, banale, mais impardonnable. Il pensa qu'il fallait alors jouer le jeu jusqu'à son terme. Son sang-froid reconstitué, il s'était rendu dans la salle de bains d'où il lança :

- Devant ta stupidité, je déclare forfait. Tu es trop forte pour moi.

Nêne suivait les mouvements d'Olivier qui vint jusqu'à l'armoire sur le toit de laquelle il saisit une de ses valises, puis manipula son linge avec un tel calme, qu'une crainte immense poignit Nêne, tout de suite échevelée et fébrile au côté du jeune homme.

- Alors, tu ne me donnes, tu ne trouves, même pas une explication un tant soit peu logique ? Tu me méprises à ce point que tu juges superflu de te défendre ?

- Je n'ai pas à me défendre. Je n'ai pas d'explication à fournir. Personne n'a de compte à me demander. Comme je ne pourrai supporter de te voir opérer de la sorte dans l'avenir, autant nous séparer maintenant. Une telle existence serait nuisible à mes travaux. Je veux bien être ton obligé, ton débiteur, mais pas ton esclave....

Quelle sordide dialectique ! Quelle gaucherie ! Comme il se torturait lui-même ! Nêne éclata bruyamment en sanglots et s'affaissa sur le lit. Olivier, regard oblique, parut hésiter, puis se dévêtit à nouveau, se recoucha. Et sans souci de sa compagne, éteignit la lumière, cherchant un sommeil qu'il ne trouverait pas. Abattue mais toujours espérant, elle revint également s'allonger jusqu'au jour.

Tacitement, et dès le lendemain matin, le couple poursuivit sur le chemin commun. Pour Nêne, Olivier s'employait toujours à ALTERNANCES. Mais ils étaient convenus qu'elle ne devait jamais aller l'y visiter, ni chercher à l'y joindre. Si Léonard ne redoutait plus Barbay, il n'écartait pas que Janzé-Cardroc pût toujours commettre une erreur d'apparente bonne foi. Car, si jusqu'à cette heure, l'aristocrate ignorait la présence d'une seconde femme dans l'existence de Darius, il pourrait, l'apprenant, spéculer sur les moyens nouveaux offerts à sa vindicte. Néanmoins, Darius estimait Janzé-Cardroc incapable d'un tel procédé. Si le patron désirait, un jour, tirer vengeance des blessures d'amour propre à lui infligées par son subordonné, il la choisirait à sa discrétion, et en étudierait méthodiquement les modalités. L'aristocrate était un être de tradition. Et non d'improvisation.

Un soir où Nêne et Olivier dînaient dans leur habituel restaurant, et la conversation restant, jusqu'à cet instant, celle d'un ménage bourgeois, Olivier annonça :

- Je vais sans doute partir pour Rio de Janeiro d'ici huit jours.

- Seul ?

- Je suis invité par les gens dont je t'ai parlé, relativement à l'Amérique du Sud, et comme il s'agit d'études et d'informations, je ne peux demander que l'on étende à deux personnes le bénéfice des conditions que l'on m'accorde...

- Combien de temps seras-tu absent ?

- En principe, un mois. Peut-être un peu plus longtemps. Si tout va bien, je reviens te chercher. Et tout sera réglé.

- Mais, le Brésil, ce n'est pas la langue hispanique ? Par ailleurs, renonces-tu à tes succès espérés, ici ?

- Pour la langue, il s'agit justement d'un journal de langue espagnole chez les Brésiliens. Quant à mes succès, tu connais les résultats de la seconde mouture d'ALTERNANCES...

Nêne ne poussant pas ses investigations, Olivier amena d'autres propos, ne recelant pas les pièges contenus dans une affabulation qu'il fallait chaque jour modifier, rééquilibrer, ravaler, pour l'adapter aux fluctuations de la conjoncture.

Pour Kitt, les soirées que Léonard accordait à Nêne étaient consacrées à l'élaboration du tome second des fondements définitivistes, qu'il fallait pousser pour ne pas perdre le bénéfice mnémonique des recherches effectuées depuis longtemps, et dont les notes inondaient ses tiroirs. Pour Nêne, les soirées qu'il accordait à Kitt étaient censées s'écouler au journal, à l'imprimerie ou en dîners avec quelque confrère. Kitt ayant affirmé une fois pour toutes que tout ce que lui disait Léonard était vrai, mais qu'elle vérifierait un jour, sans avertissement, comme l'on effectue un sondage en douane, et que si les faits n'étaient pas ce que prétendu, elle briserait là, Léonard déambulait, rongé par la perspective du séisme. Nêne, pour sa part, affectait d'être résignée au voyage brésilien, mais sans être dupe, et attendait elle ne savait encore quelle contingence lui permettant, soit d'entraîner Léonard à Berissparen, soit, la mort dans l'âme, de s'éloigner définitivement de son bourreau. Elle restait blessée des paroles du soir tragique : serviteur... esclave... obligé... Et elle se convainquait que si Olivier l'avait déjà trahie, ce devait être pour se libérer, tout symboliquement, d'une emprise qui lui pesait. Ignorant le retour en France de madame Betwey, Nêne ne pouvait fixer sa jalousie, et s'accusait d'un excès de pesanteur auprès de son amant. Le geste, éventuel, et la mauvaise humeur de l'homme ne constituaient qu'une manifestation d'indépendance, un avertissement sur les risques encourus par Nêne à prétendre conduire la vie d'Olivier. Elle n'avait cependant renoncé à l'empêcher d'effectuer ce voyage. Elle n'y percevait rien de profitable. Olivier ne travaillait plus sérieusement depuis longtemps. Le journal lui apportait sans doute un salaire, quelque confessionnelle notoriété, mais il périclitait, et attendre sa disparition n'offrait aucun bénéfice supplémentaire. Quelle période, plus que celle-ci, eût été propice au labeur personnel, intensif, dans la perspective de l'œuvre magistrale ? Pas à Paris, bien sûr. Mais en ce lieu où un temps, les amis du philosophe le nommaient "l'ours de L'Otxogorrigagna".

Mais Nêne maintenait sa pression, et en une heure vespérale d'accalmie, tous deux lisant, elle dit doucement :

- Ce départ... Pour quand ?

Avec décision et spontanéité, il répondit :

- Ce soir, je serai fixé...

C'était la vérité, quant au départ. Seule, la destination changeait. Il s'agissait de la Suisse à l'intérieur de laquelle Kitt et Léonard s'isoleraient deux semaines avant que de déployer à Paris leurs efforts conjugués pour présider au lancement du quotidien. L'immeuble acquis, les accords avec l'imprimeur fixés par contrat, les budgets publicitaires arrêtés, les réserves déposées en banque, les achats de papier effectués, les rédacteurs et chargés de service d'intendance embauchés pour une date fixe, l'aménagement des bureaux se terminait sous la surveillance de Jules Barbay, que sa promotion au poste de secrétaire privé du couple, et ses émoluments, rendaient d'une insoupçonnable efficacité, et qui, déjà, officiait boulevard Haussmann. Et Kitt devait elle-même fixer ce soir la date du départ pour Interlaken.

Kitt se plaignait, coquettement comme sans aigreur, de l'éloignement dans lequel semblait la tenir Léonard, depuis son retour des États-Unis. Il n'avait su que prétexter la sujétion dans laquelle le tenaient des fonctions qu'il se faisait un devoir d'exercer avec un zèle rigoureux jusqu'à la dernière heure de ses responsabilités. Elle opinait, mais ne tolérait qu'en raison du changement radical imminent dans l'organisation de leur existence commune. Car il restait entendu qu'à dater de ce jour, Kitt ferait sa loi.

Ce soir, priée à dîner chez des compatriotes, madame Betwey ne prévoyait à quelle heure, tardive sans doute, elle rejoindrait l'hôtel Montalembert. Léonard l'appellerait donc chez ses hôtes, à vingt heures. Il se pouvait, si l'information qu'elle attendait des États-Unis, pour une affaire personnelle, lui était parvenue, qu'elle résolût de partir dès le lendemain matin. En gagnant l'hôtel de Castille, Léonard envisageait avec plaisir cet intermède apportant la diversion indispensable à des tracas nuisant autant à son labeur qu'à sa santé. Dans l'impossibilité d'œuvrer à son texte philosophique, il écrivait présentement un roman populaire déjà acquis par un éditeur cantonné en cet article, et Léonard prévoyait de terminer à Interlaken le manuscrit attendu. Ces perspectives adoucissaient sa morosité, et au retour, il serait en possession entière des moyens lui permettant d'affronter la peine et l'effondrement de Nêne, qu'il faudrait, cette fois, sacrifier sans appel. Il était près de vingt heures. Nêne et Olivier iraient bientôt dîner. Au cours du repas, Olivier prétexterait cette communication téléphonée d'où il tiendrait les informations relatives au départ en voyage. Par anticipation, allégé déjà des servitudes et sordidités nées de sa faiblesse, Olivier, seul dans la chambre, s'avisa qu'à vingt heures passées, il convenait d'appeler Kitt. Il sortit, ouvrit la porte, inspecta le couloir alentour, revint près du poste et composa le numéro indiqué par Kitt sur la marge d'un journal. La correspondante était bien Kitt avec sa voix claire, sûre, joyeuse.

- D'où me téléphonez-vous, Léonard ? ...

- Je suis dans un restaurant du quartier de la Madeleine ...

- Je vous demande cela parce que je n'ai pas encore reçu la communication attendue, et il faudra que je vous rappelle.

- Inutile. C'est moi qui vous rappellerai. Je suis sur le point de partir.... Je vous rappellerai du petit café près de chez moi.

- Mais vous ne dînez jamais si tôt !

- Ce soir, si. Il faut que je retourne au journal...

- Vous m'avez dit, voici quarante huit heures, que tout était terminé avec J.C. !

Il se sentit soupçonné, débusqué comme un lièvre. Kitt insistait sur l'étrangeté de cette ultime et imprévue visite à Janzé-Cardroc, qui d'ailleurs, n'était, hormis les veilles de parution, jamais à son bureau à cette heure. Autre bizarrerie pour Kitt, l'insistance de Léonard à lui proposer de la rappeler lui-même.

- Léonard. Je peux me libérer d'ici une heure. Pour l'information attendue de l'étranger, je m'arrangerai. Dînez où vous êtes, et attendez-moi.

Il devenait dangereux de prolonger l'entretien. Kitt confirmait, agacée, son arrivée. Il fallait conclure. Il céda, mais n'ayant pas en mémoire l'adresse précise d'un restaurant quelconque du quartier de la Madeleine, afin que Kitt la notât, il dut marquer une pause pour disposer d'une raison sociale d'un numéro, et d'un nom de rue, qui existassent, et où il attendrait Kitt. Mais il butait sur les mots, se reprenait, tandis que Kitt marquait de l'humeur. Alors, il rompit en visière.

- Kitt. Quelqu'un m'appelle. Je dois vous laisser. Notez vite un numéro de téléphone : madeleine 19.99 . Appelez m'y d'ici une heure. J'irai vous prendre où vous serez. Je vous embrasse...

Il raccrocha l'appareil, satisfait d'avoir coupé court, mais bouleversé de ce que lui réserverait l'heure prochaine. Et les suivantes. Puis il se rendit auprès de la standardiste, lui expliqua qu'elle recevrait dans la soirée l'appel d'une dame demandant monsieur Darius. Il faudrait lui répondre -même s'il était dans sa chambre- que monsieur Darius, appelé de l'extérieur, avait prévu son retour aux environs de minuit, et que l'on veuille "bien lui laisser un message". Ah ! de plus, et si la curiosité de la dame allait jusques à lui assurer que le numéro d'appel 19-99, était celui d'un restaurant, il importerait, si la correspondante insistait, d'interrompre la communication par un artifice quelconque. Comme Léonard amorçait une circonlocutive dissertation propre à justifier la bizarrerie de ses consignes, la standardiste, qui ne débutait point dans l'industrie hôtelière, détruisit d'une phrase la nécessité d'un tel effort. Et Léonard, qui reprenait brusquement conscience que Nêne pouvait surgir comme une capsule pneumatique, et se retournait machinalement vers la double porte d'entrée, la vit alors pénétrer. Rien en elle ne décelait la contrariété. Son visage, peut-être... Non. La fatigue, sans doute, d'une longue course dans Paris. Pourquoi était-elle essoufflée ? Sans transition, Nêne déclara qu'elle avait très faim, et qu'elle aimerait se coucher dès après le repas. Voilà qui meublait trop parfaitement la vacuité de la pensée et du temps de Léonard pour qu'il n'abondât point dans ce sens, en entraînant sur le champ la jeune femme vers le premier restaurant ouvert sur le boulevard des Capucines. Bien que le garçon en fût surpris, Nêne ne souleva aucun litige, ne posa aucune question, ne s'entretenant que des recherches faites pour Olivier, chez un bouquiniste du passage Choiseul, spécialiste des traductions d'œuvres philosophiques allemandes, et russes. Le dîner expédié, le couple se retrouva rapidement à l'hôtel de Castille, où Nêne demanda à Olivier :

- Au fait, ce départ, pour quand est-ce ?

- Je sortais de la cabine lorsque tu es arrivée. Il me faut rappeler dans une heure. Pourquoi cette impatience ? Aurais-tu fait des projets pour meubler ta solitude durant mon absence ?

- Aucun projet. Je sais seulement que je vais être très malheureuse durant ce temps. Mais puisque c'est pour ton avenir...

L'intonation résonne singulièrement à l'oreille d'Olivier. En pyjama, sortant de la salle de bains, il rejoint Nêne, s'allonge à son côté, lui baise l'oreille, les cheveux, applique son oreille sur sa bouche.

- Dis-moi, Olivier, tous tes désirs, tes vœux, tes fantaisies, sont-ils comblés par cette Kitt à laquelle tu parles avec tellement d'animation ?

Olivier se dégage avec tant de brusquerie qu'il heurte la table de chevet, fait choir la lampe, tandis qu'il hurle aussi sottement qu'inutilement :

- Deviendrais-tu aliénée ?

Nêne n'estime pas utile de répondre. Allongée la face au plafond, les bras écartés, les membres inférieurs trémulants et tout le corps agité de soubresauts qui rendent Olivier idiot, elle pleure comme la mer jette ses vagues. Par flux bruyants et syncopés, terrassée par une dyspnée.

Olivier se ressaisit, se durcit, devenant aussi faussement étranger que possible à la situation. Du fond de sa détresse, Nêne insiste :

- Alors... On peut savoir ?... Puisque je sais déjà qui est Kitt... Kitt Betwey... J'étais déjà passée lorsque je t'ai aperçu dans la cabine. Je me suis approchée... Tu ne m'as pas vue... Trop accaparé. J'ai entendu... Je suis ressortie pour ne pas m'évanouir sur place...

Elle se tait, clôt ses paupières, tandis qu'Olivier déambule dans l'appartement, allant le plus loin possible à chaque extrémité. Il revient nerveusement vers Nêne.

- Si tu avais entendu, comme tu le prétends, tu ne me ferais pas cette scène injustifiée. Peux-tu seulement me répéter une seule phrase de ce que j'ai dit ?

- Épargne-moi au moins cela...

- C'est net : tu cherches une querelle. Je n'insisterai pas. Lorsque tu auras repris tes sens, viens me rejoindre au bar de l'Olympia, je t'y attends. Mais... la tête à l'endroit.

Il se revêtit, et en passant une gabardine, parut se livrer à une réflexion. Puis comme s'il décidait d'effacer l'événement, s'approcha, souriant, de Nêne, qu'il baisa à la joue, en murmurant :

- Ce que ça peut être bête, un poussin...

Mais Nêne sanglotait dans un maëlstrom d'inspirations hoquetées. Il fut sur le point de la prendre dans ses bras, en lui affirmant que tout cela n'était qu'enfantillage. Il imagina même, durant quelques secondes, lui proposer de partir dans la semaine pour Berissparen, en ne doutant pas de l'effet immédiat, d'une telle apparente concession. Mais il se reprit en raison des informations attendues de Kitt. Et revenant d'un coup à la nécessité de s'extraire de cet inexorable enlisement, il envisagea de faire entendre à Nêne l'inéluctable nécessité d'une solution drastique. Penché sur elle en une vigilante attention, l'intuition d'une virtualité subite atteignit son esprit : puisque Nêne "savait", pourquoi ne pas laisser s'opérer la mutation aboutissant au conséquent et apodictique épilogue ? Et il eut la prémonition du geste qu'il fallait laisser Nêne accomplir : son éloignement volontaire...

Le visage dans l'oreiller, elle ne le vit pas s'écarter à reculons, et gagner silencieusement la porte. Puis il fut au rez-de-chaussée où, afin de rappeler la standardiste à sa mission, il lui remit un billet. Dans la rue, en même temps qu'il recouvrait son calme, la perspective de retrouver la chambre vide lui fit mal. Percevant sa faiblesse, à la mesure de sa vulnérabilité, il se jugea médiocre. Cette séparation dans laquelle sa pleutrerie n'était pas moindre que celle enveloppant son départ de l'Irrintzina, le blessa davantage qu'une agression physique. Pour s'en châtier, il s'immobilisa, fit volte-face et se prépara à remonter auprès de Nêne pour lui annoncer leur départ, incessant, en direction des Pyrénées. Mais... si Nêne, sans plus de formes, devait s'éclipser, combien sa vie quotidienne en serait allégée ! Et combien le débat inéluctable avec Kitt, en serait facilité. Il pénétra dans un restaurant populaire à prix fixe, et avant que le mets lui fût servi, téléphona de nouveau aux chiffres indiqués par Kitt. Madame Betwey s'éclipsait à l'instant. On le fit attendre à l'appareil. Mais pour lui annoncer presque aussitôt qu'un taxi l'emportait.

Désarçonné, l'imagination bloquée, il ne songea ni à remercier, ni à saluer sa correspondante, sortit de la cabine, puis du restaurant sans même songer à son repas, fut rattrapé dans la rue, presque malmené, et pour prix de la paix et de sa liberté, jeta un billet de banque de plus de valeur que le coût de son repas. La catastrophe planant depuis des semaines, fondait, abrupte, accumulant en une unique soirée les atomes délétères et déflagrants. Il courut jusqu'à l'hôtel de Castille. La standardiste lut les notes couchées à l'instant.

- La dame a appelé comme prévu. J'ai répondu comme vous me l'avez indiqué. Elle a insisté pour que je lui communique l'adresse du restaurant que nous étions censés tenir. J'ai lancé une adresse fantaisiste, pour me tirer d'embarras. Mais je fais remarquer à Monsieur que par le service des renseignements on peut obtenir l'adresse correspondant au numéro de téléphone. Surtout d'un établissement de commerce...

Olivier ne pouvait rien là contre. Il remercia la téléphoniste et regagnait sa chambre lorsque l'employée le rappela :

- Monsieur. Si la dame rappelle, ou se présente, que devrai-je faire ?

- Sonnez dans ma chambre.

Afin d'accorder à sa réflexion quelque répit supplémentaire, il préféra l'escalier à l'ascenseur, et gravit lentement les marches le conduisant au troisième étage. Si Kitt parvenait ici ce soir, c'en était fait de sa position dans le quotidien, de sa propulsion dans la sphère intellectuelle parisienne, du gain de temps que représentait le tremplin d'un organe de presse.

Le drap sur le visage, Nêne paraissait dormir. Il n'osa faire la lumière et se cantonna dans le bureau-salon, décidé à veiller un temps, dans l'éventualité d'une manifestation quelconque de Kitt. Depuis la chambre, Nêne éleva la voix.

- Quand pars-tu ?

- Je l'ignore encore.

- Tu peux me le dire. Je n'ai ni l'intention de m'y opposer, ni celle de t'accompagner.

Nêne marqua une pause, soupira, et d'une grave, douce et lente voix, conclut :

- Je ne te savais pas capable de parler avec autant de douceur que tu en as utilisée, pour t'adresser à cette femme...

- Stupide et mal venu...

- Je sais. Tu ne discutes pas. Il y a un sacrifice à consentir. Tu l'attends de moi. Je t'y ai accoutumé (elle s'assit sur la couche). Je te donne ma parole que je ne ferai rien qui te soit préjudiciable. Mais réponds à ma question : Désires-tu que je m'en aille ? Je peux te donner satisfaction à l'instant même, et sans scandale, sans bruit, sans reproche.

Il ne répondit pas, souhaitant qu'elle s'y résolve spontanément. Nêne poursuivait :

- Si tu juges que ton avenir est en de meilleures mains avec madame Betwey qu'avec moi, je n'insiste pas. Mais s'il ne s'agit que d'une... enfin, d'un accident, je suis toute disposée à m'effacer. Mais alors, nous partirons sans délai, de cette ville, de ces milieux, et tu travailleras à côté de moi jusqu'à ce que tu "sortes"...

C'en était trop ! Voici que Nêne ne prenait même pas prétexte de l'évidence de sa propre infortune pour capituler. Que faudrait-il donc qu'il provoquât ?

Mais Nêne se composait toute une procédure allant de la débonnaireté à l'indulgence, de l'indulgence à la compassion,  et de la compassion à la bénévolence, afin d'enrober sa propre et pathétique faiblesse.

- Je te comprends mieux que tu  le supposes, Olivier. Tu n'es pas un homme de complexion ordinaire. Tes défauts sont aussi insupportables que tes qualités sont puissantes. C'est pourquoi je sais que si la peine que j'éprouve en ce moment est la plus cruelle que j'aie connue, mes satisfactions, plus tard, seront du même ordre...

Pour lutter de force, il dut user d'une cynique mauvaise foi.

- Épargne-moi ces paroles melliflues. Je ne sollicite rien. Je n'ai rien à me faire pardonner.

- Tu te joues la comédie, Olivier... Et moi, j'aimerais t'être utile sans solliciter de contrepartie. Parce que je t'aime. Alors que la réciproque...

Il éclata :

- Ah ! ce mot, ces mots de rengaine populaire... Je ne t'ai rien demandé, moi. C'est toi qui es venue me chercher dans ma chambre, rue du Dragon.... C'est toi qui a décidé de liquider cette... relation, et les avantages matériels y attachés, hein ? Réponds !... Est-ce moi qui ai retenu cet appartement ?... Est-ce moi qui...

Le téléphone tinta. Il bouscula le récepteur.

- Oh ! Excusez-moi, monsieur. C'est une erreur.

La standardiste raccrochait. Mais Léonard restait perplexe. Était-ce vraiment une erreur, ou une alerte subtilement lancée ? Exacerbé dans son inquiétude, son sang-froid entamé, persuadé que Kitt allait surgir, il eût tenté l'impossible pour évincer Nêne sur le champ, la pousser dans un autre appartement, voire dans un meuble. Assise, ployée, pleurant toujours dans ses mains appliquées contre son visage, Nêne se lamentait.

- Mon pauvre Olivier, que cette femme a-t-elle fait de toi ?

Elle redouta qu'il la frappât.

- Pauvre Olivier ! Qu'est-ce que cette puante pleurnicherie ? Qu'est-ce que tu insinues ? Sache que je suis mon propre maître, et que quiconque, pas même toi, ne fera de moi ce que je ne veux pas être. C'est à toi que je devrais demander cela. Si je t'avais laissée opérer encore quelques mois, c'était l'isolement, Berissparen, l'envoûtement, l'inquisition ! Je suis parti de là-bas pour des raisons similaires.  Saisis-tu, maintenant ? Et j'ai le devoir, l'impérieux devoir de me protéger contre cette sorte d'accaparement.

- Sauf lorsque cet accaparement dispose de plus de moyens que le précédent...

Attendant fermement l'achèvement du geste ébauché, Nêne en fut peut-être sauvée par le léger heurt que tous deux détectèrent, venant de la porte d'entrée. Nêne s'était saisie de sa robe de chambre déposée à portée de main. Comme se préparant à un combat, elle alla s'adosser à la fenêtre. Après une hésitation, Olivier se porta vers l'entrée.

- Qu'est-ce ?

- Le valet de chambre, monsieur.

- Que désirez-vous ?

- Entretenir Monsieur quelques instants

Refermant sur lui la porte du vestibule, Olivier fit entrer le valet avec lequel il se trouva ainsi isolé. L'homme en gilet rayé pria d'abord de l'excuser, mais il était chargé par la direction d'attirer l'attention de monsieur Darius sur le niveau verbal de la conversation qu'il tenait depuis quelques instants avec madame. Indisposées, deux personnes occupant des chambres différentes, s'étaient plaintes. Léonard en resta pantois. Sensible au ridicule lorsqu'il ne l'utilisait pas à des fins personnelles, la perspective d'être rencontré dans l'immeuble par des témoins auditifs de ses vicissitudes le pénétrait de honte anticipée. Déjà, la présence de ce domestique... Il le remercia, rejoignit Nêne qu'il ne ménagea pas, bien qu'il constatât chez celle-ci un raffermissement d'attitude.

- C'est agréable et discret. Tes manifestations nous conduisent à nous entendre prier de baisser le ton. Ça fait dispute un soir de paie...

Il prépara ses vêtements de nuit, substitua une robe de chambre à sa veste de ville, et s'assit au bureau pour y lire quelque revue parmi les documents accumulés. Nêne retourna s'étendre en travers du lit défait. Le calme qui reprenait maintenant possession d'Olivier ne devait rien à la recommandation du valet de chambre, mais à la décision qu'il s'appliquerait à affermir, afin d'accomplir le seul acte qui pût maintenant, si le temps lui en était accordé, limiter la faillite engendrée autant par sa duplicité que par ses atermoiements. Et il accumulait les mots, les gestes, propres à la démarche. Il se savait incapable de formuler froidement et, simplement, son souhait. Il lui fallait faire naître la réplique, l'injure, le prétexte à lui demander de vider les lieux. Mais comme si Nêne le subodorait, elle observait le silence. Il prit l'initiative.

- La vie deviendra gaie après de semblables échanges d'aménités.

- Qui les a provoqués ?

- Qui a élevé la voix, demandé des comptes, hurlé ?

- ... Nous en sommes là, Olivier : nous reprocher de hurler.

- Bah ! Au point où cela nous a conduits, il n'y a plus rien de grave à homologuer.

Nêne se dressa sur un coude.

- Serait-ce enfin la réponse à ma question ?

- ... Quelle question ?

- Celle de ton départ...

- C'est à toi d'interpréter.

Toute réserve perdue, tout amour enfoui sacrifié, elle se redressa tout à fait :

- Goujat ! Mufle ! Voilà le grand homme en puissance. Un puits de dissimulation. Pas suffisamment de franchise pour dire son mépris. Pas plus de courage pour me jeter dehors que pour se compromettre auprès de moi.

Il était près d'elle, lui saisissant un poignet , grognant :

- Tu vas te taire ? N'est-ce pas hurler ce que tu viens de faire ?

- Oui, je hurle. Nous serons tous les deux jetés à la porte. Nous repartirons à égalité vers notre sort. À moins que d'ici là tu aies jugé que tu possèderais plus d'avantages en me conservant près de toi, ou qu'un événement impromptu t'en ait convaincu...

Mais elle ne put poursuivre, étranglée autant par sa fureur que par de nouveaux sanglots.

- Mon dieu, pourquoi l'ai-je revu ? Pourquoi suis-je retournée vers lui ?

Déambulant nerveusement, et souhaitant en avoir assez prononcé pour que la blessure portée par Nêne l'obligeât à s'éloigner du lieu du combat, il l'épiait. Bien que conscient de l'ignominie de son geste et de ses propos, il eût désiré que Nêne s'emportât, se saisît de ses bagages de parchemin rendus multicolores par les étiquettes accumulées dans toute l'Europe. Il souhaitait la voir plonger ses mains dans ses tiroirs emplis de lingerie et de colifichets, dans ces penderies où il choisissait encore, voici peu, la robe qu'il désirait qu'elle portât. Et il souffrait déjà de ce qu'il souhaitait voir s'accomplir. Mais en dépit de son illimitée bonté, Nêne ne pouvait lui apporter ce que pouvait construire Kitt : la satisfaction de son orgueil par le truchement d'une œuvre exceptionnelle dont Kitt serait la promotrice.

La sonnerie du téléphone les fit sursauter.  Nêne, plus proche, se précipita. Mais trop tard pour que par une involontaire mais décisive brutalité, Olivier ne s'assurât la place. Rejetée jusqu'au lit, la jeune femme s'y enfouit pour que l'on ne la vît ni ne l'entendît point sombrer dans une irrépressible attaque de nerfs. Regard au sol, Olivier tenait le récepteur nasillard trahissant l'intention de la correspondante, de parler bas.

- Monsieur Darius...

Il acquiesça par un grognement.

- Il y a ici une dame que j'ai installée dans le petit salon du fond pour qu'elle ne m'entende pas. Je lui ai dit que vous étiez absent, mais elle prétend attendre votre retour, car elle doit vous transmettre une importante communication. Que dois-je faire ?

Il ne voulut répondre. Nêne l'entendrait. Non point  qu'il se souciât de la ménager. À son sens d'homme, le plus douloureux était accompli. Mais il était inutile d'aggraver la situation. Il espéra que la standardiste saisirait le sens des mots.

- Décrivez-moi  cette personne...

La réponse justifia son alarme : il s'agissait bien de Kitt Betwey. Mais il eût encore désiré que la standardiste lui posât quelques questions auxquelles il eût suffi à Léonard de répondre par oui ou par non. Elle ne fit que ressolliciter des ordres. N'obtenant pas d'écho, elle crut la communication interrompue, lança quelques sonores allô ! allô ! et obtint un toussotement rassurant. Elle proposa :

- Je la laisse attendre ?

- Je ne vois pas autre chose à faire. Pour l'instant... puisque je suis censément à l'extérieur.

Nêne ayant haleté plus intensément, les dernières paroles du jeune homme ne lui parvinrent pas. Il remercia, reposa le récepteur, redéambula comme à son habitude. Mais il devait descendre tout de suite, sans attendre que Nêne, si mal remise qu'elle fût, décidât de le suivre. Au rez-de-chaussée, Kitt, patiente, attendrait jusqu'à minuit, jusqu'à demain matin, un Darius avec lequel elle éluciderait le mystère de cet hôtel dans lequel Léonard élisait domicile sans l'en aviser. Avant que de se jeter dans le foyer de son propre enfer, Léonard se donna un nouveau laps de temps pour juger de l'état de Nêne et de ce qu'il convenait d'arrêter. Paupières gonflées, chevelure emmêlée, narines palpitantes, lèvres entr'ouvertes et encore trémulantes, la travestissaient en gorgone. Mais elle pouvait s'exprimer.

- Sans doute est-ce encore une erreur, cette communication ?

Muet, toujours possédé de cet habituel pédestrianisme pour l'instant stérile, il assista, étranger, à la ruée de Nêne, bondissant élastiquement vers le téléphone, et désireuse de questionner à son tour, la standardiste. Elle n'allait tout de même pas capituler dans cette tenue négligée, et larmoyant telle une piéta, forfaire sans un ultime effort devant un homme qui -elle le devinait, pressentait- annihilé et indécis, attendait que lui vînt d'ailleurs que de lui la désignation de la cause à choisir. Un mot, un dernier geste, une blessure d'orgueil, une tendresse de la voix ou de l'expression, pouvait provoquer la volte-face encore possible. Si elle devait abandonner ce combat, ce serait en sachant quelle forme revêtait l'adversité, et les raisons de la préférence de l'homme. Mais il l'avait encore précédée, et sans  la résonance que son objurgation répandrait dans l'esprit de Nêne, et parce qu'il fallait qu'il parlât, qu'il provoquât, parce qu'il lui devenait insoutenable d'atermoyer davantage, il dit :

- C'est honteux, Nêne,  innommable, de tenter d'atteindre qui tu ne connais pas. Je devrais te dire de t'en aller. Après ce geste, c'est tout ce qu'il te reste à faire...

Hébétée, déconcertée par tant de répugnant cynisme, dépassée par l'horreur du procédé dont elle sentait Olivier néanmoins conscient, Nêne se dirigea vers la fenêtre. Olivier n'osa envisager la réalité de l'intention suicidaire, mais pour créer une diversion par lui exploitable, lança :

- Tiens ...... C'est moi qui m'en irai...

Il se verrouilla dans la salle de bains, puis en ressortit pour passer son meilleur costume de ville, et fit le simulacre de préparer une valise. Mais il dit, comme pour lui-même :

- Ça n'a pas de sens, je ne peux rien emporter de sérieux là-dedans ; je reviendrai.

Dans un élan physique pénible, il se jeta vers la porte, dévala les marches jusqu'à l'étage inférieur et s'immobilisant sur le palier, projeta de sortir clandestinement de l'immeuble et d'y revenir par l'entrée principale, authentiquant ainsi son absence de l'hôtel jusqu'à cet instant. L'affaire réussit. Par un couloir partant du fond du vestibule et conduisant en méandre, à partir du rez-de-chaussée, jusqu'à une venelle parallèle à l'immeuble et qu'empruntaient les services de l'hôtel, il ressortit à cinq mètres de l'entrée, et pénétrant avec une ostentatoire impatience, demanda, à distance, si personne ne s'était présenté depuis son départ. Et madame Betwey surgit d'une pièce latérale.

- Ah ! my dear..., fit Léonard.

Mais déjà une main sur la poitrine du jeune homme afin de le tenir à distance, Kitt prenait la parole :

- Léonard, je veux comprendre. Que faites-vous ici ? D'où venez-vous ? Pourquoi ces cachotteries ? Dites tout de suite...

Il se contraignit à un rire bruyant, bon enfant, comme s'il venait de prendre Kitt au piège d'un innocent canular.

- Rocambolesque, n'est-ce pas ?... Rien de méchant. Allons jusqu'aux boulevards, nous prendrons un verre.

- Du tout. Je reste ici. D'abord, et tout de suite, dites-moi où vous habitez réellement ?

Il tenta de prolonger l'idée de la plaisanterie, tenta une diversion. Mais l'interlocutrice ne suivait pas.

- Léonard, si je repars à l'instant d'ici, ce sera notre dernière entrevue. Si dans un quart d'heure, je ne suis pas en mesure de comprendre, et d'approuver, ce que vous "fabriquez", comme vous dites en français... Nous ne nous reverrons jamais.

La détermination de Kitt était devenue légendaire parmi l'équipe d'ALTERNANCES, mais celle dont elle usait à l'instant parut plus sévère encore à Léonard.

- D'abord, et tout de suite, répondez : habitez-vous ici ?

- J'y habite depuis seulement quatre jours (il jeta un regard vers la standardiste qui sans effort, suivait la conversation) en attendant l'appartement dont je vous ai parlé. Je voulais m'évader de la rue du Dragon en raison de sa sordidité. Et c'est dans cette maison que je voulais vous recevoir cette semaine. Et même...

- Nous montons dans votre chambre ? Pour parler, c'est mieux.

- Impossible, Kitt.

Il se surprit lui-même par le ton tragique de son opposition.

- Pourquoi ?

Il tenta de redresser ce qu'il venait de fausser.

- Venez dehors, Kitt... C'est clair comme de l'eau de roche.

- Non, Léonard. Je vous suivrai jusqu'aux boulevards lorsque j'aurai entendu vos explications et vu votre chambre.

- Je suis d'accord, Kitt, à ceci près que mes explications doivent précéder la visite de ma chambre, et que je monte quelques minutes avant vous pour mettre des affaires en ordre... Nous ne pouvons discuter ici. On nous regarde, on nous écoute. Nous allons marcher dans la rue. Je vous parlerai, et si vous y tenez encore, nous monterons dans la chambre.

Il affectait un ton laborieusement enjoué, et s'engagea dans une gageure désespérée.

- Attention, Kitt : si vous venez voir ma chambre, vous y resterez prisonnière jusqu'à demain.

- Qui vous  a dit  que je projetais autre chose ?

Il désirait absorber un alcool violent, qui le stupéfiât. Il parvint à entraîner Kitt jusqu'au boulevard de la Madeleine. Puis craignant que leur présence offrît encore quelque risque à ce carrefour éclairé, il emprunta la rue Caumartin. Et tout en marchant il répéta, avec davantage de volubilité et de détails nouveaux, qu'il avait ainsi agi pour lui réserver une surprise. Elle sourit avec tendresse. Enfin !

- Vous n'avez pas pour habitude d'être si attentif à mes préférences, ni même à ma personne. Je suis encore méfiante...

- Allons, Kitt, que puis-je faire de plus pour vous ?... Qui faites tout pour moi... Moi également j'ai une préférence à faire valoir... Je préfère la rue de Montalembert...

Elle posa ses doigts sur son poignet :

- Si cela peut vous faire plaisir, nous irons rue de Montalembert. Mais seulement après avoir vu votre chambre rue Cambon...

Elle rit, et dans une volte-face l'entraîna vers la rue Cambon. Il n'opposa d'abord aucune résistance. Mais il lui fallait trouver le salut durant les quelques centaines de mètres à parcourir. Déjà s'apercevait l'enseigne lumineuse de l'hôtel de Castille. Et Léonard fixait cette lueur sous laquelle le signal de la catastrophe pouvait avoir l'image de Nêne, dont la haute taille et le regard inquiet iraient à la rencontre de Kitt. Mais Léonard calcula qu'en raison de l'état où il l'avait quittée, Nêne ne pouvait encore s'être suffisamment rétablie pour sortir. À vingt pas de l'entrée, et sans autre recours, il prit Kitt par les poignets :

- N'entrons pas ;  allons tout de suite chez vous. Nous reviendrons ici après si vous le désirez encore.

- Je monte, je regarde, et nous allons chez moi, Léonard.

- Non, Kitt.

- Si, Léonard.

Il appela à son secours de vaines formules.

- Croyez-vous, Kitt, qu'un couple comme nous puisse invoquer les lois qui règlent les rapports entre les couples officiels ?

Elle éclata de rire :

- On dirait que vous récitez le passage d'un de vos articles. Passez devant pour me montrer le chemin...

- Kitt, soyez sérieuse. Ma chambre est dans un état qui...

- Votre chambre, Monsieur, est faite chaque jour par un personnel qui ne laisse rien traîner. Et je vous connais assez pour savoir que parmi d'énormes défauts vous n'êtes pas désordonné. Montons vite...

- Kitt ! nous avons suffisamment plaisanté. Écoutez-moi sérieusement...

- Sufficiently ! Falsehood !... C'est du mensonge, Monsieur. Il y a une femme chez vous. Je le suppose depuis plusieurs heures. J'en suis certaine, maintenant. Vous vous êtes moqué. C'est dommage. Good bye,monsieur le philosophe...

Madame Betwey s'éloigna de Darius, monta dans une petite voiture neuve stationnée à courte distance, démarra sans même jeter un regard à Léonard ne démêlant pas encore si cet événement était tangible, onirique, et s'il le concernait. Puis reprenant ses sens, il se jeta dans le hall de l'hôtel qu'il traversa, en courant sous la muette dérision du personnel, et en dépit des signes que lui adressait la standardiste. Il parvint haletant au troisième étage, et ralentit pour retrouver son souffle. Le bureau de la chambre quatre vingt cinq était vide, toutes lampes allumées. On entendait l'eau couler dans la salle de bains. Il n'osait avancer. Sans démêler les raisons de la terreur l'assaillant, il se prit à redouter que la catastrophe pressentie ait une fin sordidement macabre, et mesura d'un coup, la responsabilité de son égoïsme, la vilenie de ses manœuvres cauteleuses. Il n'osait pénétrer plus avant, et appela deux fois : Nêne... Nêne...

Dans cet appartement n'existait de vie qu'en lui-même et dans l'eau giclante d'un robinet. Le téléphone résonna. Il n'osa s'y rendre. Cette eau bruissante était destinée à tromper, et à accompagner un geste définitif. Il imagina pouvoir être considéré comme un meurtrier. Il s'échappa, déboula comme poursuivi, attendu au pied de l'escalier par le valet de chambre qui lui adressa un geste évasif.

- Que lui est-il arrivé ?

- De qui parle monsieur ?

- Mais... de ma femme, de la dame qui habite avec moi...

- En ce cas, monsieur fait erreur, heureusement ! Madame est sortie durant votre absence, et a laissé un message pour vous...

Il ne comprit qu'à peine le retournement des choses, saisit somnambuliquement le document que l'on lui tendait.

- De quel côté est-elle partie ?

- En direction de la rue Saint Honoré, apparemment, Monsieur...

Il se fondit de nouveau dans l'ombre baignant la rue Cambon. Immobilisé à l'angle de cette dernière et de la rue Saint Honoré, il inspecta les recoins de l'église polonaise, puis en direction de la rue Castiglione et de la rue de Rivoli. Mais aucune des silhouettes entrevues n'évoquait celle qu'il espérait encore retrouver. À la lueur extérieure d'une vitrine de bar, il lut le billet à lui laissé par Nêne, à l'intérieur d'une enveloppe close.

"J'ai cru me rendre une dernière fois utile en t'offrant ta liberté, ainsi, accessoirement, que le montant de la note d'hôtel jusqu'à la fin de ce mois. Que la chance t'aide avec autant de puissance que l'eût fait mon amour !".

Il n'osa réintégrer immédiatement l'appartement. Il lui en coûta de passer et repasser devant la domesticité, qui, sans autre effort que celui de l'observation patiente, devenait témoin de la comédie que se jouaient les trois héros réunis un moment dans l'établissement. Il gagna les grands boulevards, erra sans but, presque sans pensée, prit place à une terrasse de café où lui fut servie une consommation qu'il abandonna sans boire. Il heurta des piétons, fut heurté par d'autres piétons, accosté par une fille, accomplit plusieurs fois le trajet de la Madeleine au carrefour Richelieu-Drouot, et vice-versa. Il se résigna à rejoindre enfin l'hôtel de Castille, où, seul le veilleur de nuit le salua. Dans l'appartement silencieux et rangé, l'eau ne coulait plus. Dans le bureau ne luisait qu'une applique de faible puissance. Une seule des deux lampes de chevet jetait une lueur flavescente mordorée sur les meubles et les tentures. Sur le lit aux draps frais soigneusement entr'ouverts, s'étendait le pyjama blanc de Léonard.

La première notion que retrouva Darius, expulsé de la tourmente comme fétu de paille dans l'orage, fut la quiétude. Une quiétude profonde, neuve, vierge de remords, et qui lui restituait déjà la maîtrise de ses gestes. Et de la conduite de son avenir qui  pouvait n'être point ce que voulait qu'il fût une Nêne retournée à l'anonyme multitude. Kitt ? Perdue provisoirement dans la foule parisienne mais dont il entendrait incessamment parler, c'était certain. Plus de journal à mettre en page, plus d'articles à composer entre deux épreuves de maquette, plus de piétinement au marbre, de leçons de syntaxe à recevoir de typographes connaissant la grammaire et l'orthographe tel un horaire ferroviaire.  Mais de tout cela, il savait incessamment connaître le manque ! Plus de collègues, même rogues. Plus de sorties avec l'une ou l'autre de ces deux femmes sur lesquelles, fréquemment, les hommes, dans la rue, se retournaient.

Une nouvelle fois, il ne lui restait que l'Irrintzina. Et peut-être Franchita...

Darius pensa que c'était bien là le métier sur lequel prophétisait bibliquement Ibsen :

"Malheur à celui qui a reçu une grande vocation, et qui n'a pas la force de la "remplir. Il est dit que la femme doit quitter son père et sa mère, pour suivre son "mari. Mais à celui qui est élu pour l'écriture, il n'est permis d'avoir rien qui lui soit "cher : ni épouse, ni enfant. Pas de relations et pas de foyer. Et là est la grande "malédiction de qui a été élu pour accomplir une grande tâche..."

Darius savait cela depuis le premier texte d'Ibsen, rencontré parmi ses lectures.

Mais à ce psaume auquel il ne manquait que quelque harmonie pour en faire une complainte, l'écrivain substituait une formule que depuis son séjour à Paris, il s'était maintes fois surpris à prononcer : ...Putain de métier !...


16


Deux camionnettes dans lesquelles des hommes accumulaient de lourds emballages, stationnaient devant les entrepôts des "Établissements LUTAIRE-Luminaires et tous appareils d'éclairage."

De l'extrémité de la rue, Olivier observa l'entreprise dont son père désirait autoritairement le rendre héritier par anticipation. L'activité ambiante, physique et auditive émanant de ces magasins et ateliers eût pu faire naître des regrets chez tout autre individu qu'Olivier. Si, ce matin, le fils Lutaire venait à son père avec l'intention de solliciter l'aman, ce n'était point qu'il se fût rendu aux raisons exposées quelques mois auparavant par madame Lutaire, à l'Irrintzina. Pour l'instant, l'héritier se bornait à enregistrer les manifestations de la prospérité paternelle, avec la résignation caractérisant le cheminement du bovidé humant l'abattoir. Depuis un mois, en dépit des recherches et démarches effectuées, Olivier n'avait pas réussi à faire publier les quelques nouvelles rapidement écrites en vue de renouveler ses liquidités pécuniaires. Il ne subsistait que sur les fonds perçus au titre des droits d'auteur de deux romans populaires en vente en librairie. On lui en demandait un troisième. Mais son état d'esprit ne lui permettant pas de parvenir au minimum de concentration utile à cet ouvrage, il s'était porté vers le journalisme classique, pour découvrir, intrigué et ulcéré, que la conjugaison tacite et sournoise de Kitt Betwey et de Janzé-Cardroc, dans leur vindicte, l'accompagnait telle une effluence douteuse. D'abord salué comme le promoteur de la formule seconde d'ALTERNANCES, on lui laissait entendre, quelques instants plus tard, que les malentendus, réputés financiers, nés entre l'américaine connue des milieux de presse parisiens, et lui-même, ne favorisaient pas son insertion à une quelconque équipe. Même à titre de pigiste, depuis l'hôtel de Castille, et dès le terme du forfait assuré par Nêne, Olivier regagnait la rue du Dragon où la propriétaire de l'hôtel Européen ne pouvait lui louer que la seule chambre disponible : au cinquième étage, sur la cour. En ce jour, Olivier eût avoué que si cet avatar ne constituait pas le mobile de sa présence à proximité de l'entreprise paternelle, l'abattement issu de la découverte de la puissance de ses anciens amis l'y avait inconsciemment conduit. Démoralisation encore accentuée par le contraste que lui infligeait la comparaison de l'appartement de l'hôtel de Castille et de la chambre nouvelle à l'hôtel Européen.

Olivier Lutaire n'avait pas envisagé d'être réintroduit dans la cellule familiale au prix des concessions déjà énumérées par son père. Il savait encourir le risque d'une expulsion. Geste que monsieur Lutaire n'hésiterait pas à accomplir en cas de différend irréductible. Car Olivier, bien qu'en solliciteur, restait porteur d'une irréductibilité. Aussi avait-il projeté d'attaquer par le truchement de sa mère. Précaution susceptible de parer à un affront pur et simple. L'important étant d'entrer en négociation. Pour le fond, on aviserait. Et à cent mètres de l'immeuble où une partie de son enfance restait emmurée, Olivier appela à son secours un prétexte incident motivant sa volte-face. Mais rien de tel ne surgissant, il pénétra dans les bureaux où le caissier, contemporain du patron, s'écria - Oh ! monsieur Olivier !... Recommandant la discrétion à l'homme, il demanda immédiatement si le père était présent. Mais l'autre ne répondit pas, et s'éloigna aussitôt vers le fond de l'entrepôt par un couloir étroit sinuant entre des caisses recouvertes d'inscriptions appliquées au pochoir et portant destination des pays étrangers auxquels elles seraient expédiées. La voix du caissier résonna sous la toiture de tôle ondulée : - Monsieur Antoine est par là ? On le demande à la réception...

Olivier comprit : L'oncle Antoine était déjà dans la place. Projet et déplacement devenaient inutiles. Olivier en sourit. Le prétexte appelé secrètement s'affirmait exister. Il eût osé déclarer qu'il s'en sentait soulagé.

Si l'oncle Antoine ne s'était présenté si rapidement, Olivier eût déjà évacué les lieux. Mais l'oncle apparut, tout de suite contempteur et goguenard, avare de civilités.

- Où étais-tu ?

- Dans un journal, comme tu peux le supposer...

Antoine sortit un carnet fatigué d'une poche intérieure et feuilletant quelques pages, émit :

- Revue ALTERNANCES, hebdomadaire, rue de Messine, téléphone Miromesnil 11-12.. C'est bien cela ?

- C'est bien cela.

- J'ai envoyé Paul, ton cousin, t'y demander. On a répondu que l'on ignorait ce que tu étais devenu...

- Voici combien de temps ?

- Trois semaines...

- On vous a menti. J'avais en effet quitté la rédaction, mais on savait où me joindre. Que me vouliez-vous ?

- Ce qu'on-te-vou-lait ? Mais mon petit gars, tu ne sais donc rien ?

Olivier se voûta, ses traits se durcirent, son front se tendit. Il regarda autour de lui. Les hommes travaillaient, mais le doyen -le caissier- l'observait. Et sur son crâne la visière du vaste béret basque parut acquiescer à la pensée qui écrasait Olivier Lutaire. Son regard revint à l'oncle Antoine. Tandis qu'il branlait du chef, imperceptiblement, pour que l'oncle comprît que lui, Olivier, venait de comprendre. Puis son regard se porta vers le pied du lointain escalier intérieur par lequel on accédait à l'appartement par les ateliers.

- Maman est-elle là ?

Antoine expulsa de l'air par le nez, comme un chien repousse un appât détestable.

- Où veux-tu qu'elle soit, après cela !...

Franchissant à larges enjambées l'espace, les marches, il heurtait à petits coups répétés :

- Maman... C'est moi, Olivier...

Édith surgit. Il semblait qu'elle eût grandi, tant sa maigreur accusée et son visage émacié, différaient de la dernière image qu'en conservait son fils. La blancheur maintenant totale, des cheveux, le réjouit. Mais l'affliction lue dans le regard le navra. Ils n'échangèrent aucune parole. Édith entoura de ses bras le col d'Olivier, et ils restèrent ainsi un temps interminable, comme s'ils se rencontraient pour ce geste immense, attendu depuis un temps incalculable. Lorsque larmes et soubresauts se furent apaisés chez Édith, Olivier demanda dans quelles conditions  avait disparu le père.

- Une crise, comme les précédentes. Le docteur, diagnostiquant savamment, n'avait pas commis d'erreur. Dans les délais, ton père s'alitait, sans illusion, et appelant le notaire,  ton oncle, et ton cousin, les intégrait à la Société dans les jours suivant sa dernière faiblesse.

Édith devina la question qu'Olivier hésitait à formuler :

- Il n'a pas parlé de toi dans les instants de l'opération juridique. Plus tard, dans les huit jours derniers, seulement, il y faisait allusion. Si tu étais venu à ce moment, il t'aurait reçu volontiers. Mais sans doute as-tu besoin de quelque chose, n'est-ce pas, Olivier ?

- D'absolument rien.

- Alors, pourquoi cette visite inopinée ?

- Pour deux raisons. La première, en raison d'un pressentiment inexplicable. La seconde, pour te faire mes adieux...

C'était vrai. Philosophiquement et biologiquement vrai. Olivier mentait pour couper le fil ombilical, ne plus être tenté de songer à sa famille, de songer à y recourir. Il mentait afin que cessât ce désir alternatif de renouer, de briser là la faiblesse l'ayant conduit sur le chemin de Damas, et afin que l'on le considérât comme un individu assurant sa subsistance avec le fruit de ses activités. Et encore pour qu'on ne le plaignît plus;  pour qu'ELLE -Édith- ne se créât plus de soucis à son égard; qu'ELLE ne lui offrît plus de venir chercher, de temps à autre, un supplément de pitance ; pour qu'ELLE ne lui offrît plus de retrouver ici sa chambre de jeune homme ; pour qu'enfin -comme le père- ELLE ne penchât plus pour la faillite, probable, des aspirations de l'homme qui avait méprisé le mode de vie des siens.

- La vérité, je la savais depuis ce matin. Un confrère de papa rencontré dans le métro. Et si je suis ici en ce moment, c'est que je voulais être certain de te rencontrer avant mon départ, imminent, pour l'étranger.

- Pourquoi, vers l'étranger ?... Tu n'écris plus ?

- Plus que jamais. On m'offre une fonction confortablement rémunérée dans une chaire de littérature française.

Peut-être Édith Lutaire conservait-elle des facultés émotionnelles, mais guère de force pour leur permettre de fonctionner.

- Mon dieu, moi, qui en te voyant ai tout de suite pensé que tu pourrais peut-être m'emmener à Berissparen... Tu sais, j'ai des nouvelles de Franchita. Elle m'écrit régulièrement. Et, pour une paysanne, elle s'exprime correctement. L'Irrintzina est en ordre. Messieurs Oyérégui et le docteur Urtuz s'inquiètent de toi. Ils te lisent dans ton journal. Et s'étonnent même de ne plus rien trouver sous ton nom depuis plusieurs semaines. Penses-tu sincèrement gagner au change, en prenant ce poste à l'étranger ?

Olivier décida qu'il devait désormais oublier qu'il se nommait Lutaire, et qu'il avait habité cette maison. Hormis le fait qu'il venait d'apprendre la mort du père, le découragement l'ayant conduit jusqu'à ce lieu constituait un affaiblissement. Il s'en convainquait par les yeux et les oreilles. Invité à dîner par sa mère, il ne put refuser. Et cependant, en osant résister à cette proposition, il se fût administré la preuve qu'il possédait encore suffisamment d'énergie pour les temps à venir. Mais puisqu'il était certain de ne plus jamais revoir sa mère, autant se permettre cette dernière concession. D'ailleurs, il n'était pas encore à cette extrémité, et il trouva une défaite.

- J'ai encore des visites à rendre, des formalités à accomplir pour mon dossier, et je ne peux te dire à quelle heure je serai de retour. Je te téléphonerai dans l'après-midi pour que tu saches à quel instant préparer ta cuisine...

Il laissa Édith heureuse, confiante, rassérénée, et repassant par les bureaux du rez-de-chaussée, retrouva l'oncle à son poste.

- Mon cousin Paul va bien ?

- Très bien...

- La fonction lui plaît ?

- Au-delà de toute espérance ! Mais dis-moi : tu venais peut-être pour tes espérances personnelles ?

Bien qu'il fût dans son droit le plus imprescriptible et présent ici dans la plus rigoureuse légalité, l'oncle Antoine, professionnellement irréprochable, éprouva la nécessité d'une justification.

- Olivier, je tenais à te dire que pour moi, tu es le frère de Paul... On dit bien que tu es un peu baroque, mais ce n'est pas ce que nous servons à ta mère qui devra t'empêcher, le cas échéant, de faire appel à nous, si tu en avais besoin....

Du secours. De la pitié. De l'écœurement. Pour quel "anormal" le prenait-on, ici également ? Qu'était-il venu y chercher ? Sinon ce que l'on lui proposait. À quelle espèce d'êtres animés appartenait-il, lui, Olivier, pour ne posséder pas suffisamment de sens commun propre à écarter ces humiliations ?

- Merci, oncle Antoine. Mais vous verrez, dans quelques années, nous comparerons nos comptes en banque, et je m'engage à cet instant même, à vous remettre dix pour cent du montant dont mon compte dépassera le vôtre.

- Tant mieux, mon garçon. Tant mieux...

Ils prirent congé. Le vieux caissier observa la sortie d'Olivier, à la manière dont un villageois regarde évoluer dans la plaine un fauve évadé de la ménagerie foraine de passage. Quant à l'oncle Antoine une moue de mépris brida sa bouche jusqu'à ce que son neveu eût disparu. Léonard s'éloigna, lentement, voûté, résolu à ne jamais revenir errer sur ces terres dont il avait farouchement repoussé la possession. Dès que parvenu à la plus proche station du métropolitain, il s'y engouffra. Revenant à la surface à l'angle de la place de la Bastille et du boulevard Beaumarchais, il remonta cette artère de quelque trois cents mètres et tourna à gauche dans la rue Jean-Beausire, ruelle en équerre jalonnée, de dix mètres en dix mètres, de dames amènes sinon attirantes, et dont les visiteurs venant s'isoler avec elles dans des chambres aux cloisons tachetées de chaucissures, n'eussent consenti à se montrer en leur compagnie dans le débit le plus proche. Entre deux enseignes hôtelières, un étroit immeuble d'apparence moins douteuse que ses voisins offrait son couloir fraîchement repeint. Léonard s'y engagea. Il gravit les marches parfaitement cirées des sept étages, et devant une porte tira sur le cordon d'une sonnette aigrelette. Un pas lourd et lent atteignit bientôt la porte et Barbay Jules apparut. Sidéré, inquiet, désorienté, honoré, devant Léonard Darius qui, d'une fraternelle autorité repoussa son collègue à l'intérieur.Trompant le passant circulant accidentellement dans l'artère, l'appartement de cet immeuble se révélait vaste, méticuleusement propre, ensoleillé, et pourvu d'un balcon ouvrant sur la colonne de Juillet et les voies du chemin de fer desservant les bords de Marne. Mais cette satisfaisante inspection n'étant pas le propos de Léonard, ce dernier devait répondre à la perplexité de Barbay auquel il demanda, tout-à-trac, s'il pouvait le rejoindre au café restaurant de la Tour d'Argent, dès qu'il aurait terminé son repas. Pressant devait être le motif puisque Léonard refusa d'être présenté à l'épouse de son confrère. Laquelle, plus tard, qualifia Léonard de malappris, tout philosophe qu'il fût. Se libérant par des déclarations neutres et vagues, Barbay rejoignit Léonard dans l'établissement qui, à l'angle de la rue de Charenton et de la place de la Bastille, évoque homonymement la célèbre auberge des bords de Seine. Sans plus de préliminaires qu'il n'en avait apportés lors de sa visite au domicile du confrère, Léonard entreprit ce dernier.

- Mon bon Barbay, voilà, en peu de mots et aussi peu d'explications, ce que j'attends de vous. Si cela est impossible, vous me le déclarez sans scrupule, et nous n'en sommes ni meilleurs ni plus mauvais collègues. Mais il faudra vous déterminer rapidement. Nos deux mots-clefs : franchise et célérité. Puis, Darius exposa sans circonlocution la condition qui était la sienne depuis son congédiement expéditif par Kitt Betwey. Et il chargeait Barbay de relater à madame Betwey, dont celui-ci était le secrétaire particulier, la conversation tenue en ce moment même.

- Mais si, mais si, mon vieux. Vous êtes plus fort que moi maintenant, puisque si près de madame Betwey...

Barbay souriait, secrètement flatté mais aussi secrètement embarrassé d'une si fâcheuse mission. Et il suggéra timidement à son collègue de reporter sa confiance sur un autre messager. Darius avait prévu le cas.

- Jules, pensez que si madame Betwey se désintéressait de moi, elle pourrait, lorsque votre journal aura pris existence, et sous la pression d'on ne sait qui, se désintéresser de vous... Alors que si je suis dans la place, je me mettrai en cause pour vous, devant n'importe qui.

Il n'était rien dont Darius fût moins certain. Mais il ne disposait d'aucun autre argument qui imposât à son interlocuteur. Qui accepta, bien que convaincu que ses talents diplomatiques ne justifiaient aucunement l'insistance de Darius. Pour ce dernier, la manœuvre entreprise préludait, en cas d'échec, un retour immédiat à I'Irrintzina. D'où il repartirait comme plusieurs années auparavant, à coup de romans alimentaires et de travail philosophique soustrait aux dits travaux alimentaires. Avec, ou sans Franchita...

Le soir même de son entrevue avec Darius,  Barbay pénétrait dans le hall de l'hôtel Montalembert, où il apprit que madame Betwey n'était pas encore de retour. D'ailleurs, elle ne rentrait qu'à des heures irrégulières. Mais il lui restait la possibilité de l'attendre. Ce à quoi se résolut Barbay, portant dans une serviette de cuir, un épais ouvrage l'assurant contre l'impatience.

Madame Betwey apparut vers une heure du matin, entourée de plusieurs femmes et d'un homme, tous compatriotes. Reconnaissant son secrétaire dont la présence en ce lieu et à cette heure, ne laissait pas de l'inquiéter, elle alla droit à lui.

- Quelle raison, à cette heure ?... Des ennuis avec nos affaires ?

Elle constata que Barbay manquait d'aisance, de spontanéité, et qu'il paraissait même embourbé dans un galimatias dont elle l'extirpa en le menaçant de remettre cet entretien aux heures de bureau, le lendemain.

- Je suis venu vous parler de monsieur Darius...

Le plus douloureux étant franchi, madame Betwey vivement intéressée, l'entraîna vers un guéridon et deux chaises. Allumant une cigarette, puis posant ses deux mains ouvertes sur le guéridon, elle attaqua :

- Si monsieur Darius vous envoie vers moi, c'est qu'il a l'intention de me rencontrer ?

- C'est pour m'en assurer que je suis ici.

Elle se livra à une réflexion prolongée et demanda soudainement :

- Présentement, où habite-t-il ?

- Rue du Dragon, à l'hôtel Européen.

Kitt sourit  largement, silencieusement, pitoyablement.

- Savez-vous s'il y vit seul ?

- Je ne le lui ai pas demandé, mais ce que je sais de son emploi du temps le confirmerait.

- Croyez-vous que sa détermination soit une tentative parmi plusieurs autres éventualités ?

- Je peux déclarer sans me tromper ni le trahir, que si rien ne vient modifier sa détermination principale, celle-ci consistera à retourner au pays basque et y reprendre un départ dans les mêmes conditions que la première fois.

Madame Betwey afficha une enlaidissante moue, hocha le chef et déclara :

- Ce serait tout de même dommage !... Il est tard. Nous avons à faire demain. Je suppose que vous le reverrez dans un très court délai. Répondez-lui de la sorte : qu'il vienne immédiatement loger ici. Je donnerai demain matin les ordres nécessaires afin qu'il dispose d'une chambre-bureau. Bien entendu, le loyer sera prélevé sur mon compte. Je le rencontrerai dans les quarante huit heures, pour lui énoncer mes conditions et ce que j'attends de lui. Qu'il ne se dérange que s'il est prêt et disposé à accepter, sans aucune discussion -je répète, sans aucune discussion et par avance- tout le programme qui lui sera imposé. S'il a l'intention de discuter ou de vouloir examiner avant d'accepter, qu'il ne se dérange pas. S'il se rebellait après acceptation, je lui couperais le crédit que je lui ouvre ici. Qu'il ne se fasse aucune illusion sur la raison de ce pardon. Je ne vois en lui que son talent, comme vous dites : de "plumitif". Et je lui offre une nouvelle et ultime occasion de reprendre ses travaux, en lui assurant la subsistance. Sa vie privée ne m'intéressera pas, mais je ne veux pas qu'elle influe sur ses activités. À demain, monsieur Barbay...

Elle lui serra la main, l'abandonna sur place, rejoignit ses amis réunis au bar, et tous montèrent avec elle à son appartement.

Sans borne restait la surprise de Barbay. L'argumentation préparée devenant inutile, sa mission prenait fin sans qu'il ait eu à plaider une cause que l'ennemi prenait à son compte. Ahuri, et se répétant qu'un pareil phénomène ne l'aurait jamais concerné, il éclata de rire en croisant des gens qui se retournèrent sur lui. Mais il n'en restait pas moins qu'ayant sensiblement amélioré ses conditions de vie matérielle en se mettant au service de l'américaine, il regrettait la compagnie de Janzé-Cardroc, dont il se consolait partiellement, ce soir, en songeant à ses retrouvailles avec Léonard Darius, qui bien qu'imprévisible et parfois détestable et inconséquent dans ses amitiés comme dans ses haines, le supplantait par ses moyens intellectuels. Et il déplora que les deux hommes avec lesquels il eût désiré travailler comme au temps de la première formule d'ALTERNANCES, ne pussent durablement collaborer et se supporter.

De l'hôtel Montalembert à l'hôtel Européen, la distance, dérisoire pour un parisien, lui permit, en dépit de l'heure, d'augurer que Léonard serait heureux de le revoir si rapidement. Et ce ne furent pas les protestations de l'hôtelière qui firent regretter à Barbay d'avoir gravi les cinq étages conduisant au taudis abritant son collègue. Avant que celui-ci posât des questions, Barbay lançait à haute voix - Faites vos bagages, je vous emmène au Montalembert...

Ahuri, sidéré, pensif, Léonard, qui savait Kitt sans détour, incapable de feindre ou de tendre un piège, ne restait pas moins inquiet d'une détermination à la fois si insolite, et si pleine d'imprévus. Mais l'heure n'était pas aux supputations. C'était à prendre ou à laisser. Et Darius, ces temps écoulés, avait trop laissé en toute occasion, en tous sens, pour construire un état d'âme sur un coup du sort dont il n'attendait, à l'origine, pas davantage qu'il n'eût attendu d'un ministre auquel il eût demandé de l'engager en tant que chef de cabinet.

Et talonnant, en compagnie de Barbay satisfait de la propre exultation de Darius, ils descendirent bruyamment les cinq étages d'un escalier qu'une minuterie avare transformait en chausse-trapes. Les attendant au pied du colimaçon, l'hôtelière les tança, avant qu'ils atteignent "les deux Magots".

- Demain, monsieur Darius, sera votre dernier jour...

Léonard n'eut pas le temps de répondre. Barbay, soulevant d'un style Janzé-Cardrocien un borsalino quasiment neuf étrenné pour la circonstance, rétorquait :

- Pour vous servir, Madame, c'est comme si la chose était faite...


17


Bien qu'elle possédât un sang-froid maintes fois éprouvé et inhérent à  ses origines, Franchita Iruroz ne fut pas peu surprise de voir Léonard Darius sortir d'une voiture américaine conduite par une femme. Du seuil, Léonard salua amicalement Franchita, alla lui serrer longuement la main, et désignant Kitt Betwey avançant lentement à l'intérieur, dit d'un ton calme, clair et neutre :

- Cette dame est ma femme, Franchita, et bien qu'elle soit américaine, elle parle français comme vous et moi. Nous venons nous reposer quelques jours...

Franchita entendit immédiatement le mensonge de Léonard, mais n'en laissa rien soupçonner. En dépit du naturel et de l'aisance recherchés qu'il s'imposait, Léonard ne pouvait effacer la gêne émanant de sa personne à la pensée que Franchita pût supposer que le maître l'obligeait à être la domestique de Kitt. Cette hypothèse le rendait maladroit, et lui fit désirer que Kitt qui avait tant insisté pour connaître Berissparen, ne se toquât ni du panorama ni de l'Irrintzina. Et qu'elle n'y revînt jamais.

Léonard n'avait pu refuser à Kitt ce voyage au pays basque inclus aux conditions imposées à l'écrivain par l'américaine. Leurs relations restant strictement professionnelles et amicales, Léonard essuyait cette fois les inconvénients d'une situation dont ne lui revenait aucun avantage. Et bien qu'il ne bronchât encore point, il savait avoir commis une nouvelle erreur en retournant sous la protection de madame Betwey. D'ailleurs, une quantité de projets déplaisants composaient le programme de Kitt, et Léonard pressentait qu'il buterait un jour sur l'un d'eux de telle sorte qu'il reprendrait sa liberté. Mais les nécessités prosaïques présentes lui imposaient la patience. Ainsi que la satisfaction de caprices du genre de celui qui les réunissait faussement à l'Irrintzina. Dans l'affaire de presse, le quotidien (titre choisi "- L'H0MME du SIÈCLE") et l'équipe parée à œuvrer, madame Betwey avait sollicité une dernière consultation de Janzé-Cardroc. Déjà désagréable en soi pour Darius, cette intrusion bouleversait les positions arrêtées, puisque l'aristocrate lui démontrait, statistiques, expérience et capitaux en place, que l'entreprise, eu égard à la naissance d'un confrère étrangement et ex abrupto surgi, ne dépasserait pas le centième numéro. Non seulement les fonds s'emploieraient en pure perte, mais la réputation de madame Betwey en souffrirait sur le terrain professionnel. Après une pleine journée de méditation, Kitt Betwey se rendait, non seulement aux raisons de sagesse de Janzé-Cardroc, mais encore à ses propositions complémentaires selon lesquelles, et puisque cette fois en possession de moyens très supérieurs à ce que nécessaire pour réussir, il fallait transformer ALTERNANCES en l'Homme du Siècle. Et lancer le nouvel aspect de l'hebdomadaire qui ne pouvait que prendre la première place en sa spécificité. Place première qui revenait techniquement et administrativement, et du même coup, à Janzé-Cardroc, au sein de la nouvelle entreprise. Ce qui avait fait dire à Léonard s'adressant confraternellement à Barbay :

- À ce stade de ma carrière, me voilà doublement sgnanarellisé !... Et l'Homme du Siècle naissait, croissait, posément et fermement, riche en échos, en reportages chez les intellectuels à la mode, en potins indiscrètement professionnels, et nourri de fameuses signatures. Janzé-Cardroc présidant à une présentation technique irréprochable, à une administration financière rigoureuse, à une diffusion doublement et secrètement contrôlée, l'Homme du Siècle faisait taire les gausseurs, conscients que ce titre pouvait accessoirement porter en sa raison sociale, son intention de durer. Mais à Léonard Darius, la plus lourde manifestation de son asservissement apparaissait trois jours avant la distribution du premier numéro de l'Homme du Siècle, lorsque madame Betwey réglant l'addition du repas offert à sa rédaction dans un restaurant voisin du nouveau siège installé boulevard Haussmann, chuchotait à l'oreille de Léonard, son voisin de table :

- Mon bon Léo, cette feuille n'est pas la vôtre. Vous ne ferez pas de journalisme. Vous philosopherez par l'écriture et dans l'isolement. N'égaillez pas votre pensée. Pas de fréquentations intempestives parmi la rédaction de l'Homme du Siècle. Vous vous y perdriez en rivalités de personnes. Janzé-Cardroc, Barbay, passeront. Vous, je désire que vous subsistiez. Vos articles dans l'Homme du Siècle seront par moi choisis. Et non par Janzé. Vous devez devenir un mémorialiste-philosophe-humaniste...

Soudainement, à l'angle d'une phrase, Kitt adoucissait la rage de Darius.

- Lorsque votre second tome "Définitiviste" sera suffisamment avancé, je rachèterai le premier tome à votre petit éditeur et je produirai les deux traductions pour les États-Unis.

Afin de conserver le souvenir de ces paroles, et les laisser voluptueusement cheminer en son esprit, Léonard plongeait son regard dans celui de madame Betwey, y cherchant la motivation d'une si sûre générosité. Mais il n'y rencontra que la lueur de satisfaction issue d'un "bon plaisir". Et depuis cet instant lorsque quelque écho des initiatives de Janzé-Cardroc, de Barbay, ou de la carrière de l'Homme du Siècle, atteignait Darius, il s'y rendait étranger en se remémorant la promesse de Kitt. Et cela lui permettait de tout supporter. Mais lorsque madame Betwey avait émis l'intention de connaître l'Irrintzina, Léonard s'y était refusé in petto ! Toutefois, comment justifier son opposition sans devoir conter le passé le liant à sa gouvernante ? Et s'il bornait son opposition à une question de principe, les arguments ne soutiendraient pas la thèse. Il acquiesçait donc. Sans néanmoins avoir le courage d'informer Franchita, par message, de l'arrivée d'une femme. Sur place, les difficultés se résoudraient empiriquement. D'abord il faudrait que Franchita regagnât son domicile privé chaque soir, afin que madame Betwey occupât sa chambre. À l'exposé de la simplicité monacale de cette pièce, Kitt n'avait rien objecté, prétendant être aussi capable de vivre au Waldorf-Astoria de New-York que dans un abri moutonnier en rondins, si la nécessité s'en imposait. Et en ce moment même où Léonard faisait visiter sa chambre-bureau à Kitt, il lui fit observer qu'avoir déclaré à Franchita que cette dame était son épouse et lui avoir demandé de libérer la chambre du bas, constitueraient un rébus pour Franchita. Quel commentaire pouvez-vous apporter sur cette affaire ? demanda Léonard à Kitt.

- Une simple régularisation :  je voulais savoir  si vous aviez dormi avec cette femme. Auquel cas vous n'auriez pas accepté ma proposition. Puisque vous n'avez pas hésité, et que je sais donc à quoi m'en tenir, j'agis en conséquence...

Et comme bien des mois auparavant, Kitt dévêtit Léonard afin de prouver une détermination dont l'incidence auditive inhiba un Darius songeant à Franchita s'agitant au rez-de-chaussée. Un peu plus tard, s'approchant de la fenêtre, Léonard aperçut la gouvernante, regard au sol, et comme cherchant quelque objet égaré, à cent mètres de la maison. Il en fut secrètement, profondément et sincèrement blessé.

Un grand feu crépitait dans la cheminée lorsqu'ils regagnèrent la salle basse. Puis Kitt s'attarda à l'extérieur dans la découverte du panorama, demanda les noms des sommets environnants, et les paupières closes, répéta les noms basques que Léonard énonçait.

- Et vous avez abandonné cela pour la rue du Dragon...

Puis, à voix sourde.

- Mais, cette domestique, qui la paie ?

- Ma mère.

- Vous ne m'en aviez  rien dit. Dès notre retour, je prévoirai ces frais  sur mon  budget privé.

Léonard n'éclata point parce que Franchita étant à l'écoute de leurs paroles, tout débat demeurait impossible. Mais il se demanda, si, au retour, comme elle venait de le dire, il n'y aurait pas lieu de briser, démanteler, cette introduction rampante dans tous les actes d'autrui. Les fondements définitivistes attendraient...

Tous deux avaient maintenant réintégré le premier étage, et Kitt s'était assise sur le sol, adossée au sommier à pieds. Elle souriait aux anges, chantonnant, insoucieuse.

- Écoutez-moi, Léonard...

Lui, le regard perdu sur les scintillements de Berissparen s'ensevelissant dans la nuit, fut comme réveillé par le ton grave et résolu du rappel à l'attention.

- Je veux vous dire que... vous valez mieux que ce que je supposais.

Cette Kitt Betwey... toujours imprévisible.

- C'est-à-dire ?

- L'agencement de cette demeure et son emplacement m'assurent que vous êtes un authentique poète. J'en avais douté à plusieurs reprises... Mais depuis aujourd'hui, ma confiance se confirme. D'ailleurs, je vous l'ai déjà prouvé...

Elle se porta vers lui et ils roulèrent ensemble sur le tapis de haute laine offert par Édith Lutaire. Mais Léonard ramena Kitt à plus de sérieux. Une inquiétude le saisissait en raison de l'emballement subit que montrait l'américaine pour l'Irrintzina. Ce qui laissait augurer des complications. Il remit Kitt sur les rails du propos précédent.

- Je vous disais donc que je formais un projet dont je viens seulement de décider de vous entretenir. Ni Janzé, ni Barbay, ni quiconque à l'Homme du Siècle, ne sait que votre tome premier peut paraître d'un moment à l'autre, si je le décide. Et nous restons donc maîtres de nos projets comme du texte. (C'est bien dans son style, pensa Léonard). Laissons durer leur ignorance, et quant à nous, agissons comme suit. Vous écrirez des études successives sur le thème et les prémisses de vos propositions définitivistes. Et elles seront publiées périodiquement dans l'Homme du Siècle, sous... ma signature ! (Qui sera dupe, songea Léonard). Il faudra vous construire un nouveau style, afin que même si certains nourrissent des soupçons, ils ne puissent rien comparer. Il vous faudra aller jusques à critiquer (puisque je serai censée les commenter) vos propres concepts, d'un point de vue métaphysique et dialectique. Je veux que l'on s'y trompe, jusqu'au moment où nous annoncerons, dans le concert de controverses qui ne manqueront pas de naître entre les journaux spécialisés, la sortie de votre Introduction aux Fondements Définitivistes...

Darius oubliait les mécomptes et injures passés, la dureté pratique de Kitt, ses candides et viriles contraintes. Mais Kitt ne le laissait pas divaguer.

- Durant ce temps, vous êtes,  ici, absorbé par l'élaboration du tome second.

- Kitt ! Vous ne pensez pas que cette écriture se poursuivrait mieux à Paris qu'ici, où je ne disposerai pas des archives indispensables ?

Comment, en ce cas, avez-vous réussi à produire votre premier tome avec des moyens précaires ?

- Je dissertais, je construisais l'exergue. Non la conclusion ; de plus, je l'écrivais sans savoir que je ne pourrais le publier que par le truchement du thaumaturge que vous êtes...

- Je ne suppose pas, maintenant que vous m'avez retrouvée, que vous vous adressiez à une autre thaumaturge ? Alors il faut travailler comme je vous le dis. Ou bien ne pas vous engager avec moi...

La connaissant suffisamment pour ne pas prêter aux phrases de Kitt un autre sens que celui découlant de la sécheresse de ses observations, il ne subsistait rien là prêtant à batailler.

- Nous aviserons... Mais en ce qui concerne une éventuelle publication, vous ne nierez pas que ma présence à Paris sera de toute utilité ?

- Je suis d'un autre avis, pour des raisons publicitaires. Mais nous n'en sommes pas là. Pour changer de sujet, savez-vous ce que je pense de votre gouvernante ?... Si j'avais été un homme seul, ici, avec elle, elle m'aurait plu... en dépit de l'âge...

Léonard fut sur le point de lui faire hypocritement grief de cette manifestation candide d'impudeur. Mais il estima prudent de se contenir. Kitt entendait finement, et par ses énormités faussement ingénues émises à la venvole, cernait une vérité déjà débusquée. De plus, bien qu'il rappelât de temps en temps à Kitt que l'écho se propageait aisément de l'étage jusqu'au rez-de-chaussée, et que Franchita pouvait saisir partie de leurs propos, Kitt ne limitait guère son registre. Et ce fut pour lui-même que Darius énonça entre ses dents.... - Le sort en est jeté...

Le lendemain matin, dès après le petit déjeuner, Kitt désira divaguer dans les environs, et Léonard se trouva seul avec Franchita. Afin de meubler le silence, il questionna la gouvernante :

- Je vous remercie d'avoir bien voulu rester ici, Franchita. Vous m'avez conservé la maison que, sans vous, je n'aurais peut-être jamais revue.

- J'espère que monsieur n'a pas de regrets que j'aie précisément conservé cette maison ?

Franchita avait acquis de l'assurance, et sans effronterie fixait gravement, mais amicalement Léonard. Il ne sut déchiffrer le message que ce regard lui destinait, mais c'en était un, personnel, affectueux, pour tout dire, singulier. Léonard eût voulu répondre sans se trahir plus que Franchita. Mais il perdit pied et revint à l'ordinaire.

- Mon père est mort. Lui et moi n'avons pas été en bons termes sur la fin. Vous le saviez. Et ma mère vous tenait informée.

- Je prie chaque dimanche pour le repos de l'âme de monsieur Francis, et pour la santé de madame Édith. Mais, ne verrons-nous pas un jour madame votre mère ?

Décontenancé, Léonard regagna le grenier sur un :

- J'espère bien que si...

Durant le repas de midi, Kitt et Léonard échangèrent des banalités. Puis l'américaine complimenta Franchita pour sa cuisine, et passant du coq à l'âne, déclara sans transition :

- J'ai pris ce matin une décision.

Inquiet, l'ouie aux aguets, redoutant quelque incongruité qui n'échapperait pas à la basquaise, Léonard attendit, le dos aussi  arrondi que l'esprit.

- Nous ferons raser cette ferme. Sur le même emplacement, nous ferons élever une habitation de style local. Votre cabinet de travail sera isolé du reste du bâtiment. Nous prévoirons quelques chambres d'amis. Un jardin couvert. Si le terrain voisin pouvait s'acquérir, nous ménagerions une grande pelouse... Que nous ferions clore.

Léonard commenta :

- Dans ce pays les clôtures n'existent pas. C'est contraire aux coutumes. Il n'y a pas de voleur, et...

Elle lui coupa la parole

- Mais je ne crains pas les voleurs. Je veux seulement délimiter ce qui m'appartient...

Léonard se fit conciliant.

- Dites-vous que tout ce que découvrent vos yeux, vous appartient.

Kitt jeta un regard vers Franchita, et pensa que Léonard lui avait ainsi répondu pour donner un gage à la gouvernante que ses paroles eussent pu froisser.

- En tout cas, nous reviendrons dès que nos affaires seront en ordre à Paris. J'espère même que sur une année, nous passerons plus de temps ici, qu'à Paris.

Soucieux de ménager la susceptibilité des deux femmes, Léonard conclut :

- Quelle que soit la maison qui s'élèvera jamais ici, elle ne sera jamais aussi séduisante que la nature alentour.

Madame Betwey se trouva tant à l'aise qu'elle ne se vêtit de deux journées, perdue dans la contemplation des vallées que son regard balayait par la baie vitrée. Kitt ayant manifesté le désir de prendre ses repas au lit, Franchita disposa les couverts et les mets sur un vaste plateau laissé sur la grande table de la salle. Depuis le premier étage, Léonard, qui parcourait distraitement le journal, lança aimablement :

- On a faim ! Franchita, pensez-vous à Madame ?

La voix de Franchita parvint, sur le ton mâle :

- Le repas est sur la grande table à la disposition de Monsieur...

Subitement éperonné par l'intonation, Léonard, confus, eût désiré faire écho par quelques paroles de rachat. Il descendit aussitôt et ne vit Franchita que de dos, relevant les cendres dans la cheminée. Mais sans que cela appelât de réponse, il la complimenta sur le fumet de sa cuisine en regagnant l'étage. Kitt, témoin de son trouble, s'inquiéta :

- Vous êtes souffrant ?

- Du tout. Mais sous prétexte que cette femme a été engagée par ma mère et rémunérée par elle, elle se laisse aller à des mouvements d'humeur à mon égard.

Kitt éclata de rire

- Vous faites du théâtre... Et vous jouez mal...

Et lorsque Léonard eût déposé le plateau sur son bureau, Kitt le saisit aux épaules et le renversa avec elle sur le lit en lui appliquant la paume d'une main sur la bouche afin de l'empêcher de parler. Puis ils restèrent immobiles et silencieux dans l'ample luminosité réfléchie par les montagnes enneigées durant la nuit. Le regard à la limite du dernier meneau inférieur de la baie vitrée, Léonard crut distinguer, loin sur le chemin descendant à Berissparen, un large béret sombre cahotant dans la neige. Il se redressa et bien que pour lui seul, dit à voix haute :

- Bon dieu, je ne suis pas allé saluer Oyérégui...

Il s'approcha de la vitre pour identifier le piéton qui de toute probabilité se rendait à l'Irrintzina, mais ne le reconnut pas. Il attendit que Franchita ait reçu l'homme, et lorsque ce dernier repartit vers le village, il descendit prendre des mains de la gouvernante le message remis par l'étranger. Le nom de Kitt Betwey à l'Irrintzina de Berissparen figurait seul sur l'enveloppe écrite par le receveur, qui sans doute pour ménager Léonard ne s'adressait pas nommément à lui. Sur un document du format d'une carte postale et à en-tête des postes, monsieur Oyérégui informait madame Betwey qu'une communication téléphonée de Paris, priait le receveur de faire savoir à cette dame qu'un monsieur Barbay du journal l'Homme du Siècle, boulevard Haussmann à Paris, était hospitalisé depuis quelques heures après avoir été renversé par un véhicule, place de la Bastille.

Ce fâcheux événement bouleversait la quiétude et le programme du couple, mais tandis que Kitt, appréciant le zèle de Barbay à son service cherchait quel homologue pourrait momentanément le suppléer, Léonard se félicitait in petto d'une conjoncture les contraignant à rentrer hâtivement, en même temps que les conditions de la transmission du message à madame Betwey incitaient Léonard à se constituer bonne conscience à l'endroit d'Oyérégui, ainsi que du docteur Urtuz. Bien que les bagages fussent rapidement bouclés, l'enneigement au départ de l'Irrintzina n'autorisait pas la circulation sur les deux mille mètres accédant à l'élargissement de la voie devenant carrossable. On ne pourrait vraisemblablement prendre la route que le lendemain. Mais l'hiver débutant seulement, et la température promettant de baisser, Kitt décida d'appareiller sans attendre davantage. Puis extrayant quelques billets de banque de son sac à main, elle pria Léonard de les remettre à Franchita, afin que celle-ci n'éprouvât de souci pécuniaire jusques à leur nouvelle incursion à l'Irrintzina. Léonard faisait observer à Kitt qu'il eût été plus logique qu'elle s'adressât directement à la gouvernante. L'américaine objecta que cette attitude risquait de prendre, au regard de la basquaise, valeur de provocation. Et comme Léonard, surpris, mais opinant, déclarait qu'il n'y avait pas songé, Kitt lui rétorqua qu'elle s'en doutait.... Ce qui fit chauvir Léonard que Kitt bouscula pour qu'il ne tentât aucune inutile manœuvre absolutoire. Lorsque la vaste berline noire passa devant le bureau de poste, Kitt, informée des relations existant entre Darius et Oyérégui, formula un reproche tendrement ironique.

- À celui-ci non plus, vous n'aviez pas pensé...

Le couple parvint quelque quinze heures plus tard à l'hôtel Montalembert, d'où Léonard -que le personnel de l'établissement dénommait secrètement "monsieur Kitt"- s'inquiétait téléphoniquement de l'état de santé de Barbay, avant que de le visiter à l'hôpital Saint Antoine, dans le quartier de la Bastille, où Barbay allait se rétablir de quelques lésions superficielles et hématomes, alors que l'on redoutait, avant radiographie, une fracture du bassin ou des membres inférieurs. Le fragile et émotif Jules, fut honoré au-delà de tout orgueil, de la visite simultanée des deux personnages devant l'effigie desquels il eût fait brûler des cierges, si ses protecteurs le lui avaient ordonné. Les circonstances narrées, il fallut parer à l'absence momentanée de Barbay ; soit un intérim de dix journées pour le substitut. Et Kitt trancha encore :

- Nous ne pouvons laisser n'importe qui mettre le nez dans nos affaires. Dix jours, ça se supporte. Léonard, vous vous substituerez à Barbay jusqu'à sa guérison...

Léonard eût-il disposé d'arguments circonvenants pour justifier son refus, que Kitt ne lui en laissa le temps : l'heure et la conjoncture l'appelaient sur un autre terrain. La présence, toute circonstancielle, de Léonard, à l'Homme du Siècle, le lançant imprévisiblement au contact de Janzé-Cardroc, lui fit redouter quelque pateline corrosiveté de la part de son ex-patron. Mais sans doute foncièrement fixé à son nouveau poste, et l'exerçant dans des conditions d'autonomie conformes à ses prétentions, l'aristocrate ne songeait-il qu'à conforter son importance. Il se montra d'une urbanité que Léonard n'attribua qu'à la courte période prévue de leur collaboration. Et puis, l'Homme du Siècle, par l'importance croissante que lui prêtaient lecteurs et confrères, comblait-il le désir de notoriété jusqu'ici poursuivi par le "monoclard attardé".

Ce fut lors d'un matin aussi prometteur que les précédents pour "Madame et Monsieur Kitt", que ceux-ci trouvèrent dans leur courrier de l'hôtel Montalembert, une enveloppe postée à Berissparen, et doublement destinée à "Madame Betwey et Monsieur Darius". Le texte recouvrant une seule demi-feuille de papier à lettre restait modeste et empreint de dignité.

"Madame, Monsieur. Depuis longtemps une famille d'Estérencuby où vivent  trois petits enfants, me demande de m'occuper d'eux. Ils sont venus me voir à l'Irrintzina quelques heures après votre départ, pour renouveler leur demande. Puisque vous ne savez dans combien de temps vous reviendrez, et que je n'ai pas grand chose à faire dans la maison, j'ai accepté. Mais je ne veux m'engager sans vous informer et sans que vous m'ayez répondu. Il faudra également me dire à quelle personne je devrai remettre les clefs de la demeure, nettoyée de fond en comble, sans un objet détruit et en ordre parfait. Bien entendu, je vous laisse la possibilité, par l'intermédiaire de monsieur Oyérégui, le receveur des postes, de rester en relation avec moi si je peux vous être d'une quelconque utilité, pour une raison ou une autre. Enfin, puisque je n'ai aucune tâche à faire pour vous à partir de maintenant, je vous restitue l'argent, indu,que vous m'aviez remis lors de votre départ. Croyez que je reste, Madame, Monsieur,votre dévouée. F.Iruroz".

Un récépissé postal de la somme remise par Léonard à Franchita, accompagnait le texte, faisant preuve de la réexpédition de la valeur. Kitt fut contrite. Léonard secrètement satisfait, accusait réception du courrier, regrettait que Franchita eût cru devoir restituer ce qu'elle pouvait estimer avoir déjà gagné, lui recommandait de remettre les clefs de l'Irrintzina à monsieur Oyérégui, et la priait de demander à Idusquerrenea, le facteur, si son épouse pouvait, hebdomadairement, passer à l'Irrintzina pour une inspection de routine. Puis, en postant la lettre lui-même et à l'insu de Kitt, il retournait une partie de l'argent réexpédié en justifiant cet ultime geste comme une anticipation sur les services qui pourraient être sollicités à l'occasion d'une éventuelle future visite que, lui, seul, pourrait y faire. Bien que déconvenu d'avoir été deviné par cette pythie qu'était Franchita, mais soulagé à la pensée d'avoir sauvé les apparences, et maintenant fermement résolu à résister à Kitt dès qu'elle évoquerait les Pyrénées, il se préparait à affronter avec souplesse et subtilité, le mode d'existence que lui imposait madame Betwey.

Darius n'appréciait que médiocrement le projet de Kitt selon lequel il collaborerait sous une nouvelle identité, à l'Homme du Siècle. Il eût désiré briller davantage au risque de produire moins. Il s'accommodait mieux des critiques directes que de la souveraineté occulte. Il espérait néanmoins obtenir de Kitt et après la diffusion du premier tome de ses essais philosophiques, des aménagements aux pratiques fixées. Jusque là, il devait laisser la femme trancher et conduire sa politique, maintenant que Barbay revenu, certaines informations ne parvenaient plus qu'avec retard à la connaissance de Léonard. Un Barbay manifestant sa reconnaissance sans économie, mais en ne perdant point de vue, que dans ce métier les retours de flamme nécessitent une navigation permanente à l'estime quant aux relations avec l'ensemble de la confrérie. C'est ainsi qu'un jour, seul au restaurant avec Léonard, Barbay, sans doute, conduit intuitivement à flatter son collègue, lui rappelait que lors de la  parution de la première formule d'ALTERNANCES, Janzé-Cardroc avait subtilisé et détruit une lettre émanant de Suisse et par laquelle un citoyen lausannois, éditeur et journaliste, sollicitait d'entrer en contact avec Darius afin de lui proposer une occasionnelle collaboration à sa feuille, et de connaître quel éventuel traité déjà écrit, mais laissé jusqu'alors impublié, serait propre à l'examen. Attendant sans doute l'expression de la reconnaissance de Léonard pour cette révélation, Barbay s'entendit adresser :

- De la sorte, cela vous a épargné d'avoir à m'en entretenir..

- Léonard, mon vieux, n'oubliez pas que j'étais sous les ordres absolus du patron, et que ma situation pécuniaire à l'époque m'interdisait de courir le moindre risque.

Léonard haussa les épaules, puis convint que bien que différentes fussent leurs préoccupations, les affres que roule et produit le prosaïsme quotidien l'avaient conduit, lui, philosophe de vocation, à des pusillanimités autrement condamnables que celles que commettrait encore Barbay.

Mais s'il pouvait exclure Barbay d'une animadversion pérenne, Léonard en usait différemment à l'égard de Janzé-Cardroc dont il restait impossible que leurs initiatives n'interférassent point un jour prochain. Il aviserait. En ces instants, et paradoxalement, c'était sur la défensive à l'endroit des intentions de Kitt, qu'il devait spéculer.

En matière d'intentions, madame Betwey en nourrissait une curieuse, depuis son retour à l'hôtel Montalembert, en fin d'après-midi. Entrant comme à l'accoutumée, sans frapper et sans préambule introduisant à la nature de ses projets de l'instant, elle jetait son sac sur le bureau de Léonard, éloignait du meuble et d'un même geste l'homme et le fauteuil à roulette, s'asseyait sur les genoux de l'homme qu'elle embrassait, et lui maintenant le visage entre ses deux mains, chuchotant à son oreille :

- Si je vous le demandais, m'épouseriez-vous ?

Attaqué sur une position non fortifiée et où il n'eût jamais imaginé subir l'assaut, bousculé, dénué de doctrine applicable au cas d'espèce, il ne pouvait que reculer en sauvant la face. Et en diplomate :

- Je n'y ai jamais songé... Mais plus par timidité que par indifférence...

- Menteur !

Spontanée, claironnante, goguenarde, affectueuse, l'épithète gifla Léonard.

- Est-ce une demande que vous formulez ?

- Je ne formule pas : j'attends un oui ou un non, ne réfléchissez pas trop longtemps si le défi vous intéresse. Vous pourriez être devancé.

Sursautant, et avec la même spontanéité que celle caractérisant la question de Kitt, Léonard se ressaisit du sujet...

- Par qui ?

- Monsieur le directeur général de l'Homme du Siècle !

Léonard tressaillit une nouvelle fois, s'ébroua sur son siège, rejeta la vraisemblance de l'événement.

- Allons !... Il est marié, et le restera jusqu'au bout.

- Je sais. Mais je sais aussi que sa femme est en très mauvaise condition. Il déploie pour moi des trésors de civilités et cisèle de veloutées flatteries. Comme je lui exposais, lors d'insinuations précises sur les rapports qu'il aimerait entretenir avec moi, que pour parvenir à ses fins il devrait m'épouser, il me répondit gravement que c'était là un sujet de méditation sur lequel il s'attardait depuis quelque temps, et que le cas échéant, sa religion était déjà faite... Qu'est-ce que cela veut-il dire "faire sa religion ?"... Ça concerne la cérémonie du mariage ?

En souriant, Léonard instruisit Kitt, mais redevint sérieux afin de poursuivre l'entretien.

- En toute objectivité, Kitt, quelle est votre opinion sur Janzé ?

- Il est "well, very well", comme vous dites en français. Je parle pour son physique. Mais pour son métier, il est encore mieux. Je le juge tout à fait à sa place à la tête du journal. Nous avons travaillé tantôt à la maquette du premier numéro du mois prochain, à l'occasion du premier article mathématico-philosophique écrit par un polytechnicien qui veut démontrer que sur une intersection géométrique, quelque part dans l'espace stéréognosique, les spéculations de l'esprit rejoignent le postulat d'Euclide...

Et Kitt éclata d'un rire claironnant.

- J'ai noté tout cela, après l'avoir entendu, et je l'ai appris par cœur en venant ici, pour vous le répéter sans me tromper, parce que je n'y ai rien compris...

L'humour de madame Betwey ne gagna pas Darius, qui tenait à prolonger l'entretien.

- Si vous ne m'en aviez empêché, je vous aurais prouvé que l'Homme du Siècle pouvait fonctionner comme il fonctionne ; sans le secours de ce hobereau de salon.

Kitt effaça son sourire, réfléchit, prit place sur le fauteuil à roulettes, et le fit pivoter pour faire face à Léonard :

- Ne nourrissez pas de ressentiment. Janzé possède une valeur professionnelle que je n'avais pas entièrement découverte jusqu'ici. Ses suggestions sur la formule à adopter, de préférence au quotidien, sa documentation sur les procédés techniques d'impression et l'organisation administrative la moins onéreuse, représentent un capital presque aussi important que mon argent. Il est journaliste, vous êtes écrivain, vos talents sont différents. Mais là où il est, c'est un grand patron.

Léonard considérait Kitt : elle, qui d'ordinaire voyait au-delà de son interlocuteur, subissait, face à Janzé-Cardroc, une pression intellectuelle, une influence. Trop rationnel pour ne voir que la femme dans l'être qu'il observait, l'aristocrate devait, maintenant, poursuivre un but, en tentant d'accroître son prestige auprès de madame Betwey. Un but double, puisqu'en atteignant Kitt, il atteignait Léonard. Et brusquement, une lueur brasilla dans la pensée du jeune homme : la série d'articles composés pour Kitt ! La jeune femme avait prié Léonard de lui composer une douzaine de textes qu'après étude et classement, elle avait chronologiquement prévu de publier en rez-de-chaussée de douze livraisons consécutives de l'Homme du Siècle. Et sous la signature de feu son époux : Burstmouth. Depuis quelques jours, Léonard savait, par Barbay, et sans s'en formaliser, qu'il ne subsistait plus que six des douze articles, aux sommaires des futurs numéros. Il attendait donc que Kitt lui en parlât, puisque, pour ne pas dérouter les lecteurs, fidèles du feuilleton philosophique, il faudrait composer un texte de liaison reliant les chroniques subsistantes. Or, Kitt ne lui avait encore rien demandé. Serait-ce qu'elle projetât de les solliciter de Janzé-Cardroc, seul capable d'apprêter un tel habillage ? Et Léonard se dit que son état de dépendance lésait ses facultés de vigilance. Toutefois, puisqu'il n'était qu'un "nègre", en l'occurrence, il ne pouvait intervenir, avalant les couleuvres que J.C. aidait Kitt à manipuler. Mais le directeur général de l'Homme du Siècle avait surtout grandi lorsque six mois après la naissance de l'hebdomadaire, deux nouvelles revues chassant dans la même plaine, survenaient  publicitairement sur les murs de la capitale. Bien que disposant de moyens que ne lui ménageait pas madame Betwey, Janzé-Cardroc avait préconisé l'indifférence et le silence durant deux mois après la parution des deux nouveaux organes. Puis, proposant de fastueux honoraires à l'une des célébrités littéraires dont s'était, quelques semaines, enorgueilli, l'une des feuilles nouvelles qui ne pouvait plus y pourvoir, J.C. donnait du cor à son tour pour annoncer l'arrivée de la plume prestigieuse dans les colonnes de l'Homme du Siècle, qui, né vraisemblablement sous de transcendants auspices, publiait le premier article de l'éminentissime romancier, le lendemain de son couronnement par le jury le plus sévère de la gent des lettres. Le champagne répandu dans les bureaux et jusqu'à l'imprimerie de l'hebdomadaire, Janzé-Cardroc observait l'étiolement respectif des deux confrères, dont, en un trimestre, il héritait partie de la clientèle, conduite par voie de conséquence, à découvrir l'Homme du Siècle.

Au terme de cette démonstration que quiconque ne remettait en cause, Kitt Betwey voyait en son directeur général, un homme à vocation élitaire, et auquel, étrangement, en dépit de l'âge et de l'expérience, aucune occasion de se révéler n'avait été offerte. Et qui, cette fois, exploitait subtilement l'opportunité.

Analysant rationnellement le phénomène, Darius ne décelait aucune faille, coïncidence ou conjoncture, exploitable contre l'aristocrate, que ses manières surannées, cette fois, rehaussaient d'originalité. Mais Léonard restait néanmoins résolu à se porter sur le terrain philosophique qui lui était dévolu par Kitt elle-même, Et dont il réclamerait une plus large surface à cultiver.

C'est à l'heure des hors-d'œuvre qui leur étaient servis dans un établissement spécialisé dans les fruits de mer, que Kitt, ouvrant la bouche avant Léonard, un soir d'été, place de Clichy, dit gravement à "monsieur Kitt" :

Dans neuf jours -je l'ai appris voici une heure- sortira le premier exemplaire de "l'Introduction aux Fondements d'une Philosophie Définitiviste".

Darius posa couvert, serviette, pain bis et beurre, avala une gorgée de Meursault pour se dilater les cordes vocales, et quasi-rugissant à  l'oreille de Kitt s'emporta contre celle-ci.

- C'est un massacre !... Je n'ai même pas effectué une série de corrections, pas vu une épreuve, pas choisi la maquette de la couverture, pas...

- Calmez-vous, Léonard. J'ai engagé et payé spécialement un grammairien et un graphiste pour vous éviter ces tâches subalternes.

- Mais Kitt, je n'avais pas signé mes bons à tirer après ma seconde correction typographique ! Il était indispensable que je relise ma dernière épreuve !

- Vous m'avez tellement répété que votre écriture proprement dite, était au point, que j'ai fait mettre des correcteurs sur la troisième épreuve, et qu'après avoir fait tout relire par un agrégé de lettres, pour la syntaxe, j'ai signé moi-même le bon à tirer définitif...

Léonard en restait à chercher un commentaire à la fois vengeur et blessant qui une bonne fois inciterait l'américaine à ne s'occuper que de ses propres affaires. Mais madame Betwey n'avait pas tout dit :

- J'ai pris cette décision pour que vous vous consacriez, toutes affaires cessantes, à l'achèvement de votre second tome. Et d'ici là, je ne vous laisserai que peu de répit...


18


Durant que Darius œuvrait quotidiennement plusieurs heures dans son appartement de l'hôtel Montalembert, Kitt se rendait aux bureaux de l'Homme du Siècle, pour y étudier avec Janzé-Cardroc des projets d'illustration ou d'articles sollicités auprès de littérateurs en vogue. L'américaine tenait fermement à ce que Darius n'apparût qu'épisodiquement boulevard Haussmann, alors qu'il appétait à y disposer d'un bureau personnel, et espérait secrètement qu'un événement le réintégrerait à l'équipe de l'hebdomadaire. Il advenait que Kitt surgît inopinément au Montalembert, accompagnée d'amis auxquels il importait qu'elle présentât Darius. Ces déboulements intempestifs provoquaient généralement l'aigreur de l'écrivain, qui pour échapper à ces visites de badauds à une bête curieuse, venait d'accepter le principe d'un nouveau séjour à Berissparen afin de s'y consacrer au reliquat de labeur constitué par l'achèvement du second tome de ses spéculations philosophiques. Mais cette perspective ne deviendrait réalité qu'après que se fussent écoulées les heures fébriles qu'il se préparait à vivre en se rendant chez Wilhelm Wetzler, le premier lecteur et éditeur qui ait salué par anticipation les thèses Dariusiennes. Lequel allait aujourd'hui lui remettre le premier exemplaire broché de "l'Introduction aux Fondements d'une Philosophie Définitiviste". Ce que de longtemps il n'avait cru possible se matérialisait de par la munificence de madame Betwey : six cent cinquante pages au long desquelles Darius maniait l'érigne et le cathéter dans les tissus de l'âme ; commentait, analysait, disséquait les alchimies s'opérant dans les circonvolutions méningées, et déterminant les actions, les inclinations, les subconscientes affectivités, les aliénations des fragiles créatures animées auxquelles l'intelligence qu'elles supposaient détenir se révélait inefficace à la détermination d'un comportement conséquent durant une si fugace existence, que l'individu qui en jouissait, et incapable d'en concevoir la précarité, devait recourir à l'expédient dérisoire consistant à la découper en aunes horaires pour ne pas sombrer dans la confusion mentale issue de la monstrueuse notion d'éternité.

Et en se rendant chez l'éditeur thurgovien et calviniste respectueux jusques à la dévotion, du libre-arbitre, Darius évoquait le nom des hommes auxquels, à sa connaissance, et dans sa discipline, un instant d'illumination avait assuré l'immortalité.

Mais Wetzler, appelé à l'imprimerie pour pallier un contre-temps, avait délégué son secrétaire, qui excusant son patron, exposa que l'on se réunirait ici dans quelques jours, afin qu'une intime cérémonie marquât la venue au jour d'une publication sur laquelle Wetzler s'affirmait très fier d'avoir apposé sa raison sociale.

Il faut de longs délais aux critiques pour lire un volume et en traiter, tant sont nombreux les ouvrages à eux adressés. Mais plus encore est long le délai d'examen lorsqu'il s'agit d'une matière comme celle que Darius avait choisi de pétrir. Et puisqu'il comptait que mises bout à bout les heures consacrées à cette élaboration représentaient plus de trois années d'application, il accordait volontiers quelques mois aux censeurs. La réunion avec madame Betwey, Barbay, -Janzé-Cardroc étant "retenu"- chez Wetzler expédiée, le service de presse acheminé, quelques échos confraternels publiés dans la moitié des feuilles parisiennes quotidiennes ou périodiques ayant tenu lieu de "vient de paraître", Darius attaqua sans fièvre, mais sans anxiété, la mise au net d'un manuscrit illisible pour tout autre que lui-même. Ayant refusé, par des justifications déontologiques, que l'Homme du Siècle soutînt ou parlât de son ouvrage avant que des confrères le fissent, il refusait encore, même avec Kitt, de s'entretenir de son œuvre, tant qu'un certain nombre de critiques ne s'y seraient attachés. L'absence de controverse à ce propos surprit Darius qui constata que madame Betwey prenait plus d'intérêt aux avatars du journal qu'à ceux du livre. À l'occasion d'un dernier débat sur ce sujet, Darius réitéra véhémentement son désir et son intention de figurer, à quelque titre que ce fût, au nombre des rédacteurs de l'Homme du Siècle. À l'humeur montée d'un nouveau refus de Kitt, s'ajouta celle venue de la découverte, à l'audition d'une conversation entre femmes de chambre du Montalembent, qu'il n'était que Monsieur Kitt.

Après une heure écoulée à pratiquer le péripatétisme dont il extrayait ses principales décisions et conceptions, il dessina mentalement le projet dont il entretiendrait Kitt ce soir même, au cours du repas qu'elle désirait prendre dans un nouveau et snob restaurant du quartier des halles. Il dirait qu'après avoir entendu le rédacteur en chef d'un confrère disposé à le publier régulièrement, il désirait attaquer Janzé-Cardroc sans ambiguïté. Et annoncerait à Kitt sa décision d'écrire dans d'autres feuilles. Mais il s'exprimerait avec longanimité et flegme, cette dernière attitude étant la seule que Kitt prît en considération.

Dès son arrivée, leur rendez-vous étant fixé sur les lieux, Kitt afficha un nonchaloir déroutant. Cette attitude, alternative chez l'américaine, n'indiquait rien de précis, sinon qu'elle se produisait généralement après une déconvenue. Après qu'ils eussent échangé des baisers errants et hésitants, Léonard décida d'attaquer sans préambule :

- Kitt, avant que vous me contiez votre journée boulevard Haussmann, je crois nécessaire de vous faire connaître certains de mes projets

Kitt le fixa, en souriant, et refermant ses doigts sur un poing fermé de Léonard, l'invita à poursuivre :

- Dites un peu...

- Parce que je vous aime, et aussi parce que je vous dois incommensurablement, j'hésite depuis longtemps à établir un état de situation avec vous. Mais je crois que nous nous trompons d'orientation, quant à la manière dont nous divisons notre travail respectif...

Fouillant dans son sac, en même temps qu'elle lançait un - Attendez ! impératif, elle en tira une coupure de presse qu'elle déplia devant Léonard.

- Voici ce que j'ai trouvé dans ma case à courrier, à l'hôtel ce soir même, et qui va nous permettre de faire le point...

- Ah ! Ah ! le premier papier.

Kitt opina en destinant à Léonard un sourire crispé qui le décontenança.

Rejeté sur le dossier de la banquette, il attaqua à voix sourde, pour ne plus remuer que les lèvres, et bientôt, observer le silence, les maxillaires broyant une imaginaire ratatouille. Provenant de l'une des trois agences parisiennes de documentation artistique et littéraire, servant par abonnement, à qui en adressait la demande, recensions, chroniques et comptes-rendus collationnés dans la presse, la coupure était extraite du mensuel COMPILATIONS LITTÉRAIRES, daté de la veille.


"UN CAS PARMI TANT D'AUTRES"

" Ce sera toujours un émerveillement pour les critiques de notre époque que de constater avec quelle inconséquence, certains éditeurs, faisant passer les raisons du commerce avant celles de l'esprit, acceptent de porter la responsabilité de publication et de diffusion d'œuvres, dont, le moins que nous en osions dire, est qu'elles sont superflues. Il a chu, voici quelques jours, sur la table de travail des critiques, un pavé de six cent cinquante pages, de grand format et de typographie serrée. L'auteur -il nous faut employer cette épithète à défaut de terme permettant de qualifier le père d'élucubrations aussi fantaisistes que le style qui les consigne- "l'auteur, donc, prétend, partant d'un examen (superficiel) de l'évolution intellectuelle du genre humain, nous conduire vers l'adoption d'une formule de son cru.

"Si celle-ci revêtait une forme que puisse reconnaître notre entendement, nous eussions tenté de la soumettre à nos lecteurs. Le franc plaisir qu'ils y eussent trouvé eût été notre salaire. Mais devant l'impossible, nous renonçons, nous bornant à livrer le pâle contour de ce que dans notre souvenir a déposé l'examen de quelques cinquante pages, que notre conscience professionnelle et notre curiosité, épuisées, nous ont fait un devoir de lire.

"Pour ce "philosophe", dont nous ignorons la formation et le cheminement intellectuel, il s'agit de déterminer, pour le plus grand profit de l'espèce que nous représentons, un code capitulaire dont l'application rigoureuse supprimerait les conflits jusqu'ici sisyphéens, nés des manquements entre individus ou entre peuples, à la dignité humaine. Notre homme est hanté par la nécessité des solutions définitives. Les guerres et les bouleversements de tous ordres, tant ceux s'étant déroulés avant l'heure bénie de sa naissance, que ceux qui éprouveront nos descendants, le crucifient. Et il a créé, forgé, extrait de sa matière grise, les éléments d'une loi  dont il n'ose -à regret- nous affirmer qu'elle est la clef de l'harmonie universelle ; mais que, si nousvoulions y mettre du nôtre... Enfin, sa bonne foi n'est pas en cause. Mais ce n'est pas là une raison pour que nous laissions surprendre la nôtre ! Certes ce "penseur" n'est pas dangereux, et la seule attitude qu'appellent de notre part de si misérables inventions, est le mépris. Aussi le laisserons-nous aux affres de son état mi-prophétique, mi-pathologique, mais sûrement... acéphalique. Et nous déplorerons de nouveau qu'il se soit rencontré quelque producteur de libelles aussi farfelu que notre pisse-copie pour lui donner carrière. Mais à l'heure où quelques-uns de nos meilleurs sociologues sont à la recherche de publications ou d'éditeurs assez avisés pour leur offrir une chance, ce monument de papier gâté et notre attention captieusement détournée, sont une mauvaise action. Et si nous n'étions davantage animés par le sentiment de la liberté que par tout autre, nous estimerions scandaleux qu'un soi-disant intellectuel de cette farine ait le loisir de vaticiner en toute impunité. Étrange éditeur, malheureux (mais vraisemblablement, rares...) lecteurs, extravagant auteur....."

                                                                 "J.P. Bafournier"

En vérité, Léonard ne saisit pas tout de suite ce dont il pouvait s'agir. Il retourna le pli, l'enveloppe, l'indication de la publication et de son adresse, et s'étant assuré être en possession de tous les éléments et de tous ses esprits, s'appliqua à une nouvelle et lente lecture. Celle-ci achevée, il fixa Kitt dans le regard, qui lui demandait :

- Que dites-vous de cette chronique ?

- Ça, une chronique ? La maladresse outrancière du rédacteur sent l'effort payé à la ligne. II n'y a aucune identité décelable là-dessous. L'auteur s'épargne ainsi la raclée qui lui reviendrait en cas de rencontre...

- Parce que vous pensez pouvoir le retrouver ?

- C'est possible. Et sans tellement avoir à enquêter...

Kitt s'agita, déclara ne pas prendre au sérieux ce factum, mais désirer en connaître, le cas échéant, l'auteur. Léonard énonça sourdement :

- Bartholomé Janzé-Cardroc de Perrigny...

Kitt posa ses couverts, sa serviette, ferma ses mains et frappa des poings sur la table :

- Impossible ! Léonard... Impossible. Vous êtes fou...

- Je vous fais une concession : ce n'est pas lui, mais dans cette seconde hypothèse, il reste l'inspirateur...

Madame Betwey persistait à réfuter cette conclusion. J.C. ne perdrait son temps si précieux, à rédiger un tel texte. Non plus qu'à le faire écrire. Son goût et sa distinction l'écartaient de telles pratiques.

- Si son monocle et sa naissance l'éloignent de ces vilenies, son orgueil et ses prétentions à jouer au maître à penser, l'en rapprochent. Il agit en toute connaissance de cause. Sachant, bien que vous croyiez que personne n'est informé, que vous êtes à l'origine financière de cette publication, il me déconsidère, vous culpabilise sans que vous puissiez vous défendre, et enfin m'éloigne d'un éventuel retour au sein de la rédaction. Et pour mieux se dissimuler, stipendie quelque obscur écrivassier dont J.C. suppose que le style ne nous mettra jamais sur sa trace... Je vous propose de le soumettre à une épreuve : faites-lui lire ce texte, et en manifestant votre indignation, demandez-lui de signer une contre-attaque pamphlétaire. S'il accepte, je le reconnais comme plus grand que moi, et abandonne toute hargne à son égard. Et s'il refuse, comme c'est probable, il signera du même coup ce que nous venons de lire. Et de plus, il se ménagera, tant à l'Homme du Siècle que chez les confrères, des relations futures profitables à ses propres travaux.

Contrairement à ce qu'en attendait Léonard, ses supputations et observations ne semblèrent point convaincre Kitt, qui, dubitative, déroutée, mais plus dépitée que révoltée par la manœuvre, se refusait à impliquer Janzé-Cardroc, directeur apprécié et compétent qui à son entendement ne pouvait saper l'entreprise où elle régnait, ni déconsidérer celui qu'il savait être persona grata auprès de sa protectrice.

- Vos intentions, Léonard...

- Me venger, bien sûr ! La feuille qui a publié cela est financièrement sous la coupe d'un ami de J.C. Je parviendrai rapidement à des certitudes par le biais de relations personnelles. Ma conviction vérifiée, je...

Léonard s'interrompit sur ce mot, en s'apercevant que Kitt, cessant de manger, ployait sous la morosité, apparemment plus frappée par le coup bas, que Léonard en personne. Et d'une seule image il crut deviner que l'américaine appréhendait avec gravité et désappointement sincères, le démantèlement de l'œuvre de Darius. Il la secoua doucement par un bras, lui effleura l'oreille de ses lèvres, tenta de la faire rire par une plaisanterie improvisée, mais le regard de Léonard et le repas lui-même ne la distrayaient plus.

- C'est la première fois que cette sensation m'envahit... Je me suis emballée, Léonard. J'ai peut-être cru en quelque chose qui n'existe pas...

Léonard se raidit, puis ne tenta plus de lutter contre sa mauvaise humeur.

- Étiez-vous de bonne foi lorsque vous m'affirmiez qu'à Philadelphie et New York, huit cents intellectuels glosaient sur mes écrits ? N'êtes-vous en France précisément pour vous être attachée à ALTERNANCES et à ce que j'y écrivais ?

Elle se tourna vers lui, lui saisit un poignet, se confessa :

- Je voulais venir en France. Et j'ai poussé mon mari vers ALTERNANCES, qui certes l'intéressait, mais pas au point qu'il décide lui-même de venir jusqu'ici. Souvenez-vous que j'ai fait connaître mon accord, et ouvert un crédit au journal, avant que le comité réponde...

- Je croyais que mes travaux n'étaient pas étrangers à l'intérêt que vous portiez à la première formule d'ALTERNANCES ?

- Certes. Mais vous n'avez rien déterminé. Je voulais à toute force revenir à Paris où je m'étais tant plu lorsque j'y étais étudiante. Vous vous êtes trouvé sur mon chemin, je voulais vivre avec des journalistes d'une langue que j'avais apprise avec passion. La preuve que la raison profonde de ma présence ici n'était  pas en vous, c'est que cette affaire de l'hôtel de Castille n'a pas longtemps pesé sur le plaisir que j'éprouvais entre vous et Janzé-Cardroc. De là à considérer que votre talent devait être soutenu...

- Vous venez de faire allusion à... mon talent... supposé. Si vous êtes sincère, un méchant et tout premier et faux, je le précise - article ne peut augurer de ma carrière. D'autant que l'origine réelle de cet excrément vicie fondamentalement sa signification.

- Vous comptez tant que cela sur moi ? Léonard, vous n'êtes pas à ce point dans mon existence ! Vous et moi n'avons pas les mêmes opinions sur la vie, l'amour, l'amitié. Pour un philosophe, vous manquez de pénétration...

Kitt laissa s'établir un silence que Léonard ne chercha pas à rompre. Puis elle devint agressive.

- Vous ne connaissez rien de nous, américains, surtout, américaines. Vous croyez qu'un contact privé avec une femme oblige celle-ci à ne plus agir que d'après votre personnelle détermination. Erreur... Il faut peu de choses pour nous faire exécuter une volte-face. Ainsi, en ce qui concerne monsieur Janzé-Cardroc, que vous vous refusez à apprécier selon ses mérites, je puis vous dire que je suis à son égard la personne la mieux disposée de toutes celles qui l'entourent. Il obtient des résultats. Il résout des problèmes. Le développement du journal, c'est son œuvre. Et s'il me demandait d'engager davantage d'argent, je le suivrais...

Darius découvrit que l'œuvre souterraine de l'aristocrate n'était pas inférieure à ses réalisations pratiques. Et cela le précipita dans un abîme de tourments, parce qu'il craignit avoir vainement sacrifié Nêne. Il voulut entendre Kitt.

- Si telles étaient vos raisons, vous auriez dû opposer une fin de non recevoir à la démarche de Barbay...Vous me gardiez d'une humiliation.

- Je ne vous humilie pas ; je vous informe. Chez vous, français, la métaphysique et les émotions se mêlent à tout. Chez nous, on parle, on communique, et le point fait, chacun sait où il en est, et continue sa vie. En ce moment, je vous veux du bien en émettant l'idée qu'il ne faudrait peut-être pas que vous vous mépreniez sur votre valeur. Vous possédez des dons, mais ils ne sont pas mûrs. Je vous dirais que je ne suis pas seule à juger ainsi. Mais vous vous améliorerez...

- Sans doute cette amélioration aura-t-elle atteint son terme lorsque je n'écrirai plus que des romans pour tenancières de chalet de nécessité...

- Eh bien, cela prouverait que vous vous faites au moins comprendre. Tandis que votre philosophie...

- Ma philosophie, Kitt, vous a intéressé ainsi que votre époux, avant ce jour. Permettez-moi de vous mettre en garde à mon tour. Pour indépendante que vous vous considériez, vous êtes clairement sous l'influence de Janzé-Cardroc.

De cet instant à la fin du repas, ils n'échangèrent plus que des observations insuffisamment méchantes pour briser sur l'instant leur intimité. Mais l'équilibre était rompu, et l'assaut dirigé contre Darius restait bien une victoire pour le stratège l'ayant conçu.

Bien que Darius s'en défendît, l'inspiration foncièrement lacérante et partiale de l'article le visant, l'affectait. Pour intentionnellement outrancière qu'en fût la syntaxe, elle n'en distillait pas moins dans l'esprit des lecteurs que l'auteur de l'ouvrage en cause ne devait pas être pris en considération. Et la violence vulgaire apparente eût été, seule, moins dangereuse que le ridicule dont on voulait affliger l'écrivain. Et par là l'américaine, atteinte dans ce qu'elle croyait être la sûreté de ses jugements, se désolidarisait intellectuellement de son protégé, qui le ressentit, et ne cherchant pas à resserrer ce qui se dénouait, laissait Kitt prendre des distances annonçant un tacite éloignement. Ils se retrouvaient au Montalembert aux heures de repas, y échangeaient quelques considérations générales, et si aucune obligation ne les appelait à se présenter de conserve, l'après-dîner les séparait de nouveau. Ce qui fit souffrir Léonard. Du délaissement de Kitt, d'abord, et de la comparaison qu'il établissait entre l'attitude de l'américaine et celle de Nêne.

C'est dans cet état de dégradation de leurs rapports, qu'un soir, Darius, resté seul et déjà couché, se prit à lire le dernier numéro de l'Homme du Siècle. Non sans dépit, il convint que la feuille gagnait progressivement en qualités techniques, et en valeur rédactionnelle. L'aristocrate possédait irrémissiblement les qualités que Léonard lui déniait dans ses moments d'ulcération. Le génie de Kitt tenait en ce qu'elle avait deviné qu'en dépit de l'âge et d'une carrière relativement terne, l'aristocrate avait encore beaucoup à démontrer. Mais alors, pourquoi se serait-elle abusée à propos de Darius, et non quant à Janzé-Cardroc ? Au rez-de-chaussée des pages les plus austères, surgissait une illustration des plus féroces dont l'intérêt résidait dans le pétillement d'une causticité que J.C. savait déceler chez les spécialistes de la satire, auxquels, bien que ne sachant manier lui-même le crayon, il inspirait et suggérait de décapants raccourcis.

Au pied d'une large colonne de la page des pures spéculations métaphysiques, l'œil de Léonard s'accrocha à un nom : S. Hottenborg. Hottenborgh... Hottenborgh... Hottenborgh... Mais c'était là un nom connu de Darius, qui ne parvenant pas à faire surgir de complémentaires précisons, lut l'article.

La révélation fut brutale. Brutale et lumineuse. Léonard perçut son sujet : Hottenborgh, un jeune étudiant danois, mince, haut, blond, venu un jour à ALTERNANCES rencontrer monsieur Darius, pour lequel, sans le connaître, il nourrissait une fervente et admirative considération, à laquelle l'écrivain, sensible, avait répondu par une invitation à dîner dans une échoppe de cuisine étrangère de la rue Jacob. Cet intellectuel nordique était une anthologie vivante de la littérature européenne. D'Iekaterinbourg aux Hébrides et d'Hammerfest à Cadix, il énumérait les noms les plus méconnus des écoles philosophiques, romantiques, théâtrales et poétiques. Il parlait et écrivait trois langues européennes en sus de la sienne propre, et projetait une étude approfondie des textes les plus représentatifs des caractères de chaque nation, afin de se spécialiser dans la sévère pratique des traductions d'ouvrages philosophiques. Darius, prêt à subir un interrogatoire humiliant, sortit de l'entretien secrètement navré d'une ignorance dont la loquacité candide et savante du précoce philologue, lui démontrait l'étendue.

Le directeur littéraire d'ALTERNANCES d'alors, avait rencontré Hottenborg deux nouvelles fois, et reçu du même une invitation à séjourner dans sa famille, au Danemark. Pour l'instant, Hottenborgh perfectionnait en Sorbonne sa connaissance de la littérature contemporaine. Ce stage se terminant dans quatre mois, libre à Darius, s'il le désirait, d'accompagner l'étudiant vers le nord.

Aujourd'hui, dans l'Homme du Siècle, le danois ne se livrait à rien d'autre qu'à une compilation des articles de Darius, jamais cité, et soumis à ses propres analyses. La blonde candeur du scandinave ne s'embarrassait pas de préjugés. En y réfléchissant, Darius se convainquit que l'étudiant ne s'était pas de son chef, déterminé à cette indélicatesse, et déjà il imaginait la chronologie des faits. De retour à Paris, Hottenborgh s'était lancé à la recherche de Darius, puis cette initiative le conduisait devant Janzé-Cardroc ; du bureau de ce dernier à l'Homme du Siècle, subsistait la distance d'un couloir ; cette distance était franchie... La subtilité du procédé portait la marque de son utilisateur. Mais voilà qui impliquait une surprenante complicité de Kitt qui, lisant tous les textes publiés dans l'hebdomadaire, n'eût pu ne pas remarquer la similitude entre la matière traitée par l'éxégète danois et l'écriture dariusienne... Combien, sous cet éclairage, l'évolution de l'américaine prenait de logique. Dans cette perspective, Léonard décocha un sourire prétéritif à Barbay, dont, en l'occurrence, la part ne pouvait être nulle. Bien que déconfit et découragé, Léonard songea à se revancher. Il fallait d'abord qu'il rompît avec Kitt. L'entretenir de sa découverte eût été maladroit. Et sans s'arrêter davantage aux spéculations nées de son animadversion, il conclut à la nécessité du silence.

Il examina d'abord sa position stratégique comparée à celle de l'adversaire. Son. existence matérielle assurée par madame Betwey ne le conduisant qu'à manipuler peu de numéraire, il ne s'inquiétait qu'incidemment des dépenses courantes assurées par le fonctionnement de son compte en banque, approvisionné  par Kitt, ainsi que par les deux éditeurs auxquels il fournissait des romans populaires. N'ayant jamais officiellement collaboré à l'Homme du Siècle, il s'aperçut n'en avoir jamais reçu d'honoraires. Le comble : être considéré comme le meilleur théoricien philosophique de l'équipe de l'hebdomadaire, et se laisser éliminer intellectuellement par la conductrice de l'équipe, à l'heure où le journal, qui lui devait tout de même une parcelle de sa renommée, culminait en cette renommée. Et Darius se dit qu'il était encore plus méprisable par sa naïveté que par ses faiblesses.

Isolé, privé d'appuis moraux et de moyens pécuniaires aussi puissants que ses intentions belliqueuses, celles-ci se réduisaient à des velléités. Eût-il disposé desdits moyens, intenter un procès à Hottenborg ne recelait que peu d'espoir, puisque le danois n'était qu'un paravent. Si le trait qui venait de toucher Darius constituait une provocation destinée à séparer Léonard de Kitt, c'était à la personne morale de l'Homme du Siècle que devait s'attaquer Darius.

Le but en vint à tenter orgueilleusement Léonard, qui se prit à supposer que ces conjonctures nouvelles pussent, exploitées convenablement, comporter avantage. Mais de qui solliciter les secours matériels propres à asseoir juridiquement l'instrumentation ? Du rigoureux Wilhelm Wetzler, peut-être, qui copropriétaire avec Darius, des textes "définitivistes" en attaquerait l'utilisation anonyme au nom de la raison sociale de l'entreprise. L'Homme du Siècle serait alors opposé non à un plaignant négligeable, mais à une firme agissant par le truchement de son contentieux.

Surgissant chez le thurgovien sans avoir sollicité de rendez-vous afin que Kitt n'en eût vent, Darius exposa clairement, sans occulter ses relations privilégiées avec l'américaine, l'objet de ses soucis, et donc, de sa visite. Profondément recueilli dans le vieux fauteuil de cuir style 1900 dans lequel Wetzler emprisonnait ses auteurs, Darius écouta la parole helvétique économe de circonlocutions.

- Monsieur Darius, les cas de plagiat et d'utilisation abusive d'un texte, sont courants. Mais le vôtre est singulier, en ce sens que devant la loi, la propriété de votre texte peut être contestée par la personne qui en a assuré financièrement la publication. Ce qui, au mieux, nous rend, vous, madame Betwey et moi-même, copropriétaires de votre œuvre. De plus, ma position de fournisseur, puisque je suis en l'espèce, éditeur... à compte d'auteur, risque de me faire valoir l'observation qu'en tant que bénéficiaire, et jusqu'à plus ample développement de votre œuvre, du marché, je n'ai que peu de griefs à opposer à ma cliente ! Je ne peux en effet, puisque régulièrement réglé de mon devis, attaquer celle-ci.... De plus, la même personne est effectivement propriétaire de l'organe dans lequel ont paru les articles. Enfin, cette dame est peut-être ignorante d'un plagiat dont la preuve devra être administrée par vous-même, ou votre défenseur. L'affaire restera ténébreuse à l'entendement même des magistrats.

Dans sa désolation, Darius demanda cependant de quel ordre financier serait la fabrication d'un volume de même nature, et de même importance que ce tome premier. Se livrant à la consultation de barèmes et autres tableaux arithmétiques, Wetzler informa son interlocuteur que l'augmentation récente des matières accroîtrait de douze pour cent le chiffre de la facture nouvelle. Darius convint que les contingences lui restaient défavorables. Il regagna l'hôtel Montalembert, l'esprit lourd de noirs soucis et de prévisions défaitistes. Il attendrait.... Il ne sut s'avouer si cet atermoiement tenait dans la crainte de perdre Kitt, subjectivement, ou dans celle d'être privé des avantages qu'elle représentait. Il se retirerait vraisemblablement parce qu'aucune autre solution digne ne pouvait se substituer à ce départ. Mais il devrait le faire avec précaution. Et il acheta un journal du soir pour y consulter les annonces-offres d'emplois. Il se déciderait pour une immédiate entrée en fonction, et ne s'intéresserait qu'aux offres invitant les candidats à se présenter en personne. Le premier employeur potentiel visité était exportateur et recherchait un secrétaire-chauffeur pour le transporter et expédier les affaires courantes. On le reçut rapidement, entre deux autres candidats, et le contrat allait être conclu, lorsque le patron demanda à Darius :

- Pour quelle raison êtes-vous sans emploi ?

Le ton rogue et dominateur du "manieur d'hommes", lui parurent insupportables et il répondit de tout autre manière que ne s'y attendait le négociant.

- Pourquoi vous étonnez-vous de trouver des gens sans emploi puisque vous désirez qu'il s'en présente ?...

Un instant interdit, durcissant le regard, l'homme parut refouler une envie de vexer Darius, et poursuivit :

- Je pose la question autrement : quel était votre métier ? Pourquoi ne l'exercez-vous pas, puisqu'il est visible que ce n'est pas celui que je vous propose ? Enfin, possédez-vous des certificats d'un employeur ?

- Je faisais en effet un autre métier que celui que vous proposez.

- Je m'en doutais... Et les certificats ?

- Je n'en ai aucun.

- Donc, brisons là.

- Les certificats dont je dispose ne vous intéresseraient pas. Je suis dans la presse.

- Et... Vous n'y trouvez pas de satisfaction ?

Léonard, qui tendait à la controverse, perçut brusquement qu'il se couvrirait de ridicule. Mais l'homme ne lui laissa pas le temps de biaiser. Et fort civilement conclut :

- Ce n'est pas une place pour vous, Monsieur...

Accompagné jusqu'à la porte avec une ostensible obséquiosité par une secrétaire, il disparut, plus déçu que jamais. Il devait encore visiter deux autres adresses, mais les jeux étant faits à son arrivée, il décida une quatrième tentative qui le nantit d'un rendez-vous fixé après le départ du personnel de l'entreprise. Il n'était pas encore temps de rejoindre Kitt pour le repas du soir, et il s'attabla "aux deux magots", serrant les mains de quelques relations, dont l'une d'elles l'interpella :

- Maître Darius, n'existerait-il pas, dans vos familiers, quelque étudiant en lettres, et... en orthographe, en fin de cours, qui accepterait une fonction de correcteur à temps partiel dans l'imprimerie d'un quotidien ? Tarif syndical, heures coutumières de présence. On commence tout de suite...

Darius sourit largement. Mais de tristesse. Il estima que le sort le malmenait avec raffinement.

- J'en sais un... Vidons un pot à sa santé. Il le ferait, à ma place.

Prétextant la nécessité d'aller informer le supposé candidat, il abandonna rapidement ses amis à la terrasse du café pour aller se présenter hic et hunc. La réussite banale de cette dernière et imprévisible démarche lui inspira une prétention qu'il avança comme par jeu, en sollicitant quarante huit heures de liberté avant sa mise à poste. Elles lui furent accordées. Une heure plus tard, au Montalembert, il retrouva Kitt affairée à revêtir une robe neuve.

- Je suis invitée à une soirée offerte par l'ambassade d'Australie. M'accompagnerez-vous malgré nos fâcheries ?

- Cela ne me tente guère.

- À votre aise.

Elle lui accorda cependant un baiser, et partit sans autre adieu. Darius éprouva une peine subite, profonde, mordante, douloureuse. En dépit des apparences, ce n'était pas lui qui rompait.

Dès le lendemain matin, il partit à la recherche d'un gîte, mais se garda d'une nouvelle visite à l'hôtel Européen de la rue du Dragon. Une initiative toute gratuite l'incitant à passer devant une pension de famille où avait logé un de ses amis, lui permit de trouver là une chambre à partager avec un élève des Beaux-Arts, de presque dix années son cadet. Bien que honteux de se voir revenu aux préoccupations de l'âge des Facultés, Léonard s'y résolut, d'abord en raison de l'aspect méticuleusement rangé de la grande chambre, et ensuite parce que son colocataire plut à Léonard, par sa réserve, une distinction sans afféterie, et une jeunesse physique inférieure à son âge véritable. Comme la pension Mollinais ne louait qu'à des gens prenant au moins un repas dans la maison, Léonard y satisferait donc. Dans ce recoin paisible parallèle au quai de Montebello, à cent mètres du carrefour Saint Michel, le dépaysement serait limité. Son salaire de correcteur assurerait largement le coût de la pension et le repas pris à l'extérieur, sa subsistance restait acquise. Pour le reste, il aviserait. Son compte en banque restant honnêtement créditeur et quelques autres rentrées de ses éditeurs étant prévues, l'avenir immédiat l'autorisait à prendre le temps de réfléchir. Nouveau départ. Nouvel effort d'adaptation. Nouvelle tentative vers l'atteinte d'un but dont la mobilité ressemblait par plus d'un aspect, aux richesses grossières filant d'un mât de cocagne villageois.

Retourné à l'hôtel Montalembert, il en sortait ses valises à l'ébahissement du personnel jugeant inutile d'apporter ses services à un hôte dont la fébrilité semblait interdire que l'on intervînt. Le dernier colis jeté dans le taxi transportant ses impédimenta rue des Grands Degrés, il revint annoncer négligemment au concierge de service que l'on pouvait disposer de l'appartement qu'il abandonnait. Sans allusion à madame Betwey ni aux circonstances conduisant cette manœuvre, "monsieur Kitt" redevenait Olivier Lutaire. Et puisque certains penseurs imaginaient que la philosophie rejoignait la géométrie quelque part dans l'espace, il pensa que l'existence de quelques-uns des êtres ayant momentanément partagé sa vie, ressemblait à des perpendiculaires un instant attardées à leur point d'intersection, freinées, peut-être par le côtoiement, mais irrévocablement promises à ne pas dévier de leur trajectoire. Quant à Kitt, il restait convaincu qu'elle se bornerait à la constatation de sa disparition, sans chercher à en savoir davantage que ce que lui confirmerait l'événement.

Au terme de cette journée, il tint à mieux connaître le colocataire entrevu dans la matinée. À seule fin de savoir s'il le considérerait en tant qu'élément du décor ou comme un être avec lequel il pourrait parfois partager une opinion. Ou s'y opposer.

Les échanges premiers furent simples et clairs. Après que Darius se fût présenté comme journaliste, et sans autre spécification, le cochambriste se dessina de la sorte :

- Baldassarino di Belgioso, en parisien : Balthazar le Joyeux. Je suis né en France, dans le Vaucluse, et ne parle pas un mot d'italien, en dehors de l'énoncé de mon état-civil... Je suis, m'affirment mes parents, l'authentique descendant d'un Baldassarino di Belgioso que Catherine de Médicis fit venir d'Italie pour lui jouer du violon et lui organiser des divertissements chorégraphiques dans les années 1575... Quant à moi, qui ne suis ni violoniste ni danseur, je fréquente les Beaux-Arts pour tenter d'y apprendre l'architecture. Rien ne dit que je réussirai, mais je réussis accessoirement, pour la présente période, à tapisser et repeindre des appartements en-dehors de mes heures de cours, afin de soulager la bourse de mes parents. Je fume peu, ne bois pratiquement jamais, mais aime la musique. Si cette fiche signalétique vous permet d'envisager notre coexistence favorablement, j'en serai honoré. Plus âgé que moi, vous ferez vraisemblablement la loi dans ce local. Si quelque incongruité de ma part venait à...

- C'est bon, c'est bon, monsieur Baldassarino... Les prémices vous sont propices...

Darius en dit un peu plus long sur son métier et le travail important qu'il poursuivait, puis procéda à la distribution du linge et des objets dans les meubles tandis que Baidassarino se penchait sur des épures et des lavis sépia. La solitude totale après ces mois de captivité intellectuelle, eût peut-être déséquilibré Darius, qui dans le désordre qu'offrait sa vie domestique, se félicita de la compagnie d'un être qu'il jugeait moralement plus sain que lui-même. Mais en tout état de cause, la poursuite de la composition du tome second de l'exposé de sa théorie philosophique occupait toujours suffisamment son esprit pour qu'en dépit des péripéties successives traversées, il ne perdît point de vue ce qui était son unique but. Il organiserait son temps de travail et ses finances de telle sorte que l'emploi tenu dans le quotidien restant consacré à ses besoins matériels, les droits d'auteurs des romans populaires ajoutés aux revenus issus des contes et chroniques qu'il réussissait à placer dans la presse populaire et féminine, constituassent une réserve financière pour le combat qu'il préparait sous les conseils d'un juriste spécialisé dans les conflits de presse. Bien que ces contingences et ces pratiques ne fussent point compatibles avec les thèses définitivistes, Darius convenait que ces considérations subjectives prenaient momentanément davantage de place dans ses réflexions que la carrière du tome premier de ses travaux.

Banalement, un soir, en buvant un café en compagnie d'un typographe de son journal à la terrasse du Capoulade, il apprit qu'un magazine féminin à bas prix et à forte densité publicitaire, recherchait des textes de feuilletons. Sur un échantillon de la prose qu'il couchait chaque soir entre vingt et une heures et minuit sur la réserve de papier héritée de l'Homme du Siècle, on lui remit cinq mille francs, en lui demandant de faire durer les rebondissements le plus longtemps possible. Dès qu'il apporterait une livraison aussi abondante que la première, il recevrait une équivalente rémunération. En rejoignant la pension Mollinais, ce soir-là, Darius sut que dans un mois il disposerait de quoi diligenter une procédure restée son obsession majeure depuis son départ de l'hôtel Montalembert.


19


En pénétrant dans la chambre qu'il partageait avec celui qu'il appelait désormais Balda, l'écrivain détecta comme une effluence fade et lourde sentant le guéret. Que pouvait dissimuler dans ses tiroirs ou sous un meuble, qui vînt de sa campagne vauclusienne, l'apprenti architecte ? Ayant inspecté le dessous du lit de l'étudiant et ouvert puis refermé aussitôt son armoire principale, Léonard découvrit, sous un rideau de penderie, les pieds d'une sellette dont le plateau supportait un solide enchiffonné dont émanait la senteur insolite. Le chiffon déroulé livra au regard indiscret de Léonard un visage d'enfant sur lequel luisait l'humidité de l'argile. Sur la tablette inférieure, mirette, ébauchoir et repoussoir, glaiseux, s'entrecroisaient dans l'attente de la reprise du modelage inachevé.

Ainsi cet éloigné et isolé descendant des artistes siennois de la Renaissance, donnait, avec discrétion, libre cours à ce que dans son sang roulait encore d'inspiration esthétique. Puis une réminiscence visuelle relança Léonard vers l'armoire distraitement ouverte et refermée. Sans y prêter attention, son regard était passé sur une bande de papier blanc fixée avec deux punaises d'acier au-dessus du mince cordonnet suspendant les cravates de Balda. Le jeune artiste devait nourrir des convictions religieuses ou philosophiques. Une parole éternelle ou une devise figurait certainement en quelque endroit quotidiennement visité d'où elle alimentait, comme l'eau régulièrement prodiguée à une plante, la conviction intime de son zélateur. Une phrase, en effet, tracée d'une écriture moulée, rappelait à Balda qu'il n'était rien davantage que "l'un de nous, infinitésimal accident de la vie universelle..." comme l'avait proclamé Roger Martin du Gard.

Frappé comme par un coup de poing, Léonard s'assit sur le pied de son lit. Ce coup de poing restait amical, fraternel même et n'appelait point de riposte, mais la réflexion, l'examen de conscience, la déduction. À lui, philosophe, qui en dépit de ses déboires restait orgueilleusement convaincu que sa pensée pouvait être utile aux individus, ce jeune garçon apparaissait soudainement plus riche de sagesse et de principes, que le moraliste professionnel que se considérait Darius. Ce mortel au visage poupin aurait-il déjà résolu l'énigme ? Aurait-il déjà fait le tour des choses et des sciences ? À quoi allaient servir les treize cents pages que les deux tomes "définitivistes" répandraient -peut-être- dans les bibliothèques ?

Certes, Roger Martin du Gard, Léonard l'avait lu, çà et là, et apprécié. Mais s'il fallait entendre à la lettre, un apophtegme de cette nature, et d'ailleurs antithétique, autant disparaître immédiatement de la surface de la machine ronde. Oui, mais si cette obstination à passer au-dessus de la sentence n'était encore que de l'orgueil ? Puisque Balda vivait encore, et même étudiait en vue de collaborer avec la société, c'était que la déréliction dont se sentait pénétré Léonard, n'atteignait point Balda. Ou bien alors -paradoxe toujours- Balda croyait en quelque chose d'autre qu'en la rationaliste et conclusive moralité que dissimulait une porte d'armoire.

L'impatience à mieux connaître l'architecte-sculpteur conduisit Léonard à interroger son cochambriste dès qu'une soirée les rendant présents ensemble à la pension Mollinais, lui en procura l'opportunité. Balda ne paraissait habité d'aucun désir de modeler, et Léonard d'aucune envie d'écrire. Couchés, et dialoguant d'un lit à l'autre, la casualité devenait favorable.

- Pardonnez-moi une indélicatesse, Balda ; j'ai aperçu votre sellette, et n'ai pu résister à la curiosité d'examiner ce que dissimulait le linge humide...

- Je sais. Et vous avez bien fait. Il n'y avait pas de mystère. Je voulais simplement attendre que le hasard nous conduise à en parler. Ce que je fais est trop médiocre pour que je m'en prévale.

- En fait, êtes-vous plus architecte que sculpteur, ou le contraire ?

- Je travaille pour tenter de devenir architecte. Pour assurer, si je le peux, ma subsistance. Mais je fais du modelage comme d'autres écrivent des vers en-dehors de leurs heures de bureau. Si les nécessités financières ne me bridaient pas, je serais élève dans la section sculpture. C'est là mon évasion, ma poésie, ma tendance profonde. Lors d'un voyage à Sienne, j'ai fait rechercher par un généalogiste et historien local, mes antécédents. Si tant est que l'on puisse faire appel à sa filiation, parce que mon généalogiste, comme d'autres de ses confrères, m'affirmait très laconiquement que dans les familles au sang bleu comme chez les régicides, il ne s'écoule jamais plus de cinq générations sans irruption d'éléments adultérins... Mais n'insultons pas à l'amour qui nous a fait naître. Je possède donc, à raison de trois générations par siècle, une douzaine d'ascendants à l'origine desquels j'ai découvert un peintre religieux, un musicien, le violoniste dont je vous ai déjà entretenu, et un sculpteur. Pour être complet, mais ne le répétez pas, les archives siennoises portaient mention d'un escobar de haut vol qui semble avoir terminé sa carrière aux plombs de Venise... Dans l'exploitation de ma ligne atavique, si les précédentes ne m'apportent aucune satisfaction, je pourrais encore essayer de cette corde...

Ils éclatèrent de rire, mais Léonard tenait à son idée, et il ne laissa pas dévier le propos.

- Balda, j'ai commis une seconde indélicatesse : en cherchant d'où provenait la senteur terreuse de l'argile, j'ai à tout hasard ouvert votre armoire... Qui n'était d'ailleurs même pas close. Et j'y ai lu une réflexion que je connaissais, évidemment, mais qui soulignée par vous, relativement jeune, m'a désolé...

Léonard attendit que ce dernier mot déclenchât, par voie de conséquence, une confession. Mais Balda, qui ne réagissait ni physiquement ni verbalement, le regard au plafond, souriait. Puis avec la longanimité dont un ancêtre userait à l'égard d'un jeune être affectionné, il questionna :

- Parce que, selon vous, il est désolant d'apprendre la vérité ?

- Vous êtes donc convaincu que c'est là la vérité ?

Balda se hissa sur un coude, pour regarder en direction de Léonard.

- Philosophiquement, et vous êtes orfèvre, Léonard, et ensuite rationnellement, quelle autre hypothèse avancez-vous ?

Puis il ajouta aussitôt :

- Attention : tangible et appréhensible par nos moyens !

- Et cela vous suffit ?

- Je n'ai rien dit de tel. J'aimerais bien qu'il existât réellement autre chose. Mais je ne le perçois pas. Qui soit à la hauteur de ma faible conscience, à tout le moins... Peut-être que vous, qui savez, qui avez lu, appris, êtes en mesure de formuler d'autres propositions...

Après quelque hésitation, Léonard s'aventura :

- J'ai... des propositions...

Balda s'étendit de nouveau dans son lit, et dit calmement :

- Je sais... Je les ai lues... en votre absence, dans le tome premier de votre introduction...

Léonard sursauta, et à son tour, se dressa sur sa couche, rit à l'unisson avec Balda, et lança :

- Alors ? Ca ne vous intéresse pas ?

- Oh ! que si. Je voudrais même connaître la suite annoncée. Mais en toute honnêteté, ça ne se substitue pas à l'affirmation que nous ne sommes que le résultat du hasard... Vous nous dites merveilleusement pourquoi nous devons adopter des principes faisant progresser notre convivialité. Mais nous n'en saurons pas plus ; ladite convivialité gouvernant le genre humain, et la dignité humaine inspirant en tout celle-ci, dans quel but, quelle finalité accessible à notre intelligence, divaguons-nous autour du globe ?...

Par provocation, Léonard jeta hasardeusement :

L'explication chrétienne n'a pas retenu votre attention ?

Par jeu, Balda rétorqua :

- Et la vôtre, d'attention ?

Ils n'eurent besoin ni de rire ni de s'expliquer. Ils se retrouvaient en tout état de cause, sur ce point. Mais Léonard voulait en entendre davantage.

- Qu'opposez-vous à la révélation ?

- Puisque je vous ai lu, la même observation. Nous savons qu'il nous a fallu des millénaires et des millénaires d'années-lumière pour parvenir à l'état où nous sommes, alors que la révélation nous bâcle cela en un programme d'urgence. Et puis, la révélation, l'histoire, la tradition, me laissent quinaud alors que je sais que le moindre fait raconté dans l'heure par plusieurs témoins authentiques, épouse immédiatement plusieurs aspects, plusieurs vérités.

- Alors, Dieu, ou sa notion, ou l'entité qu'il illustre, d'où nous vient-il ?

- C'est un examen que vous me faites passer ?

- Non, Balda, c'est l'écho de ma propre interrogation, que je désire entendre...

- Je préfère cela. Mais ici nous pourrions diverger. Je pourrais vous fournir une explication sans comparaison avec la vôtre. Pour moi, les créateurs de Dieu étaient des individus, qui se posaient déjà les questions que nous agitons, et qui devant le vide abyssal sur lequel nous nous penchons, et sur lequel se pencheront les hommes jusqu'à la fin de leur temps biologique, ou jusqu'à temps qu'un séisme universellement ravageur les efface de la surface de la planète, ces créateurs de Dieu donc, angoissés de cette infinitésimalité accidentelle avancée par Martin du Gard, se sont fait du théâtre, se sont donné de l'importance en s'élisant créatures de leur créateur. Ils se sentaient plus élitiques ! L'orgueil, toujours. En se donnant un roi les surpassant en raison et en facultés qu'ils ne possédaient pas, qu'ils ne posséderaient jamais, ils pouvaient se supporter... Et si je me tourne vers chacune des confessions en compétition, je constate que l'être suprême de chacune d'elles réunit toutes les qualités, toutes les valeurs, tous les moyens diémurgiques interdits aux infinitésimales créatures...

- En faisant l'effort d'entrer un instant dans les vues d'une philosophie chrétienne, ne trouvez-vous aucun élément digne d'intérêt ?.. L'effort demandé par le Christ aux hommes désireux de l'imiter, de se joindre à sa cause, ou de le rejeter... ou de prodiguer à autrui ce qu'ils feraient pour Lui...

- Vous savez comme moi que nous pourrions en disputer toute notre existence sans rien prouver. Mais dans ma simplesse, j'estime cruel que chacun d'entre nous puisse, en cette hypothèse, devenir le souffre-douleur de deux puissants éternels, Dieu et Satan, qui jouent aux boules avec leurs adorateurs. Ceci posé, et si je vois, tombant des nuées, un vieillard chenu ou un jeune homme en barbe à fer à cheval, arrêter d'un éclair un conflit ou réduire à merci une volée de malfaiteurs, je me prosternerai sans humiliation

- Parce que pour vous, les miracles...

- Comment les infinitésimaux eussent-ils pu accréditer la notion d'un dieu, s'ils ne l'avaient adornée de miracles ? Qui les eût crus, et suivis ?

- Nous arrivons au terme de l'examen, Balda. Lorsque vous modelez, ce que vous n'êtes contraint de faire, au préjudice de vos études en architecture, pour quelle raison modelez-vous ?

Balda resta si longuement silencieux, bien que souriant, que Léonard crut qu'il ne lui serait pas répondu, et qu'il se préparait, sans en solliciter davantage, à se saisir d'un livre, lorsque Balda  parla comme pour lui-même :

- Si l'immodestie peut conduire un être simple à postuler à une certaine supériorité, c'est bien dans l'art. Je n'ai pas décidé de faire de la sculpture ; je m'y suis senti poussé, incité, presque contraint. Je dessine quelque peu et je ne faisais, par là, qu'une partie de ce qu'instinctivement je "savais" faire... Je voulais palper, saisir à pleine main mon travail. Le dessin ne pouvait que rester un plan, une idée, une velléité. Je désirais donner une ampleur matérielle et géométrique à ce que je désirais créer. C'est le même sentiment qui m'a fait choisir l'architecture : pour apprécier la dimension de ce que j'élaborais. Sur le plan social, faire des études de sculpteur ne m'assurait aucun avenir. Surtout si mon talent n'était qu'un leurre. En architecture, je pourrai toujours entrer dans un cabinet, être commis de quelqu'un, dresser et tirer des plans... Mon pain, quoi ! Et si je trouve mon pain de la sorte, je trouverai ma joie avec ma sellette et ma terre glaise, durant les jours de congé.

- En résumé, et en dépit de votre médiocre considération pour la condition humaine et l'être humain lui-même, vous vous sentez heureux ?

Une nouvelle fois, Balda resta pensif, mais intrigué.

- Étrange, votre notion du bonheur, dans la phrase que vous venez de prononcer...

- Parlez, Balda, n'attendez pas mes questions. Ce que vous me dites m'intéresse au plus haut point.

- Je n'ai rien de transcendant à vous révéler. Je veux seulement préciser que je reste hermétique à la signification que la plupart des gens accordent à ce terme. Quand j'entends évoquer, dans les revendications sociales, le droit au bonheur, je reste ébahi. Le bonheur pour un individu, c'est-à-dire sa satisfaction absolue, ira du désir d'un être à conserver son père ou sa mère, ou son enfant, près de lui, jusqu'à la domination d'un peuple par un tyran, qui préférera la mort à sa destitution. Pour un autre type d'individu, le bonheur serait de vivre obscurément et inconfortablement, mais dans une nature vierge et sans frontière déterminée, de préférence aux obligations mondaines que sa naissance en milieu aristocratique ou fortuné, lui a réservées. C'est un lieu commun de dire que je vivrais plus satisfait  en exerçant un métier que j'ai choisi, et  pour un salaire ordinaire, que d'en exercer un différent, pour moi sans intérêt, pour un salaire décuplé. Je ne saurais vous éclairer davantage. D'ailleurs, et pour qui croit en dieu, est-il avéré que ledit dieu veuille le bonheur de sa créature ? En revanche, et si vous me permettez cette manifestation de sympathie, j'oserais dire que vous n'êtes pas heureux, monsieur Darius...

Cette chute, inattendue, cloua Léonard comme un papillon sur un bouchon de liège. Sans l'humilier, sans l'invectiver, sans rien connaître de ses avatars, de ses querelles familiales, de ses intrigues sentimentales, le page renaissance provoquait la considération de Darius, en administrant une leçon à l'auteur d'une somme philosophique, à un naissant chef d'école pour ou contre lequel un habile agitateur eût réuni, à New-York ou à Paris, trois cents hurleurs à banderolles et résolus au baroud d'honneur sous les matraques policières. Toutes éventualités que le débonnaire Baldassarino n'eût jamais eu l'esprit de soupçonner.

Mais Balda n'avait pas tout livré.

- Votre bonheur à vous, philosophe envers et contre tout, ne sera jamais atteint tant que vous n'aurez publié la totalité de vos travaux. Qu'ils soient bien ou méchamment accueillis. Et quel que soit le temps nécessaire à y parvenir.

Tacitement, le débat trouva son terme. Et ce fut Léonard qui, apercevant son camarade déjà endormi, se leva pour éteindre sa lampe de chevet. Dans l'obscurité complète, Léonard réfléchit longuement à ce qu'apportaient à son expérience les opinions de Balda. Et comme il conclut à la nécessité de poursuivre la route chaotique sur laquelle il cheminait depuis plusieurs années, il se rendrait dès demain à l'heure du repas, chez Wetzler, le bon thurgovien, afin de connaître les déclarations de son conseil juridique relatives à une éventuelle confrontation "HOMME du SIÈCLE contre Darius Léonard".

Les contours du conflit ne se percevaient plus aussi fermement que l'avait primitivement estimé Wilhelm Wetzler. En effet, si madame Betwey restait bien propriétaire de la première édition de "l'Introduction aux Fondements d'une Philosophie Défitiviste", elle ne saurait conserver un droit de regard ou tout autre droit quelconque, sur une éventuelle seconde édition, financée avec les gains de la première. Encore que cette perspective ne puisse être sérieusement envisagée si l'on considérait qu'à ce jour, trois cent vingt deux exemplaires, seulement, de la première édition, étaient sortis des stocks des éditions Wetzler. L'opération évoquée demeurait une hypothèse hasardée. Mais l'éditeur, suivant le plan établi par son conseil, ne manquait pas d'ajouter que, s'il dissuadait Darius d'investir un capital éventuellement disponible dans une seconde édition, il accueillerait, en revanche, ledit capital au titre de budget publicitaire susceptible de faire vendre, et écouler peut-être, la première édition. Darius démêlait mal la part réelle et la part factice composant cette opération. Mais il ne posait pas de question afin de capter l'essentiel du raisonnement poursuivi par l'éditeur, qui, observant qu'aucune spécificité imprimée n'informait le lecteur qu'il s'agissait d'une édition première, pourrait éventuellement prétendre que les ouvrages demandés à partir de maintenant, appartenaient à la seconde édition. Et l'argent remis par Léonard aux éditions Wetzler afin d'être utilisé en publicité, ferait l'objet d'un document concernant l'édition seconde, du premier tome de l'œuvre de Léonard Darius. L'éditeur ne pouvait certifier que cet investissement nouveau permettrait d'écouler l'intégralité des exemplaires restant en stock, mais il fournirait des comptes prouvant qu'il ne conservait pas la moindre partie de la somme éventuellement investie par Darius. Enfin, et surtout, ces dispositions nouvelles, selon le juriste, autoriseraient des spéculations sur une possible action en justice. Encore que si Darius possédait de quoi instrumenter, il lui faudrait -le contentieux de Wetzler ne le dissimulait point- accumuler davantage. Car la durée de l'action restait aussi imprévisible que son résultat.

Les combinaisons commerciales restant un domaine particulièrement étranger à Darius, il n'éprouva aucune peine à se convaincre que si cette proposition ne lui permettait pas d'évaluer le bénéfice éventuellement produit, elle lui semblait contenir une autre part, non moins inévaluable, de dol. Toutefois, le fait que l'avocat de Wetzler acceptât de se charger de conduire cette action en justice incitait Léonard à lui confier cette opération. Et dès que l'écrivain eut rejoint la pension Mollinais, il informa Balda de sa décision de se consacrer jusques à épuisement à la rédaction d'un roman pour son éditeur habituel, afin d'en percevoir immédiatement une rémunération qu'il remettrait à l'avocat chargé de ferrailler contre Janzé-Cardroc. Quant à Balda lui-même, Léonard attendait de son amitié qu'il se rendît au siège du quotidien "La Cité", qui employait Darius, pour informer son chef de service que le correcteur-rédacteur étant souffrant, ne se présenterait vraisemblablement pas de quelques jours aux ateliers. Puis à son compagnon, Léonard exposa :

- Vous ne vous occuperez pas de moi durant tout ce temps... J'écris jusqu'à la faim, jusqu'au sommeil. Auquel cas je me restaure et je me couche. Ceci fait, et dès le réveil, j'écris de nouveau jusqu'à épuisement. Je crois qu'à ce rythme, dans une semaine j'aurai pondu mon roman. Encore une semaine pour le faire dactylographier et relire le texte. Vous comprenez tout cela, Balda ?

- Non, mais en fait c'est cela pour vous, le bonheur. Un type comme vous trouve sa joie dans les revers mêmes issus de l'activité qu'il exerce par choix. Tout le reste n'est que mauvaise philosophie... Écoutez, Darius : si par hasard votre éditeur ne trouvait pas votre texte à son goût, moi, en personne, j'irai solliciter d'autres marchands de papier durant que vous continuerez à écrire ici. Mais je serais surpris que le type qui a déjà payé dix mille francs vos deux précédents n'achète pas celui-ci...

Balda pensait logiquement. Et sous un nouveau pseudonyme couvrant "La Sirène des Tropiques", Léonard vendit pour la somme prévue le manuscrit, composé en onze jours de repas avalés debout, de sommes écoulés dans un lit non refait, de barbe croissante et de somnambulisme délirant dans lequel Léonard puisait les images et les avatars de personnages intentionnellement dénaturés. Trois jours après avoir remis le manuscrit à l'éditeur, ce dernier, envisageant l'exploitation maximale du talent de son fournisseur lui demandait de mettre en chantier un texte de trois cents pages, pouvant être laissé entre toutes les mains et qu'il se proposait de diffuser sous un pseudonyme féminin... Ce texte lui serait réglé tout de suite si cela incitait le romancier à se mettre immédiatement à l'œuvre, moyennant douze mille francs !

Darius roula cette proposition dans sa tête le temps d'une promenade autour de Notre-Dame. La perspective d'être en mesure d'alimenter la guerre déclarée à I'Homme du Siècle emportant la décision, il décida de s'accorder trois ou quatre journées de détente, après lesquelles il réintégrerait la robe de chambre élimée, et le lit en sac de couchage. Cet apparent désordre lui fournirait les moyens d'humilier Janzé-Cardroc, Kitt Betwey, Barbay, et la rédaction d'un journal ayant négligé d'accorder le minimum d'attention à celui qui n'était tout de même pas étranger à l'existence du meilleur hebdomadaire littéraire du moment.

Quarante huit heures après que Darius se fût mis à l'œuvre, un matin, le facteur présenta au bureau de la pension Mollinais une lettre recommandée par laquelle la direction du quotidien "La. Cité" lui faisait connaître que sa dernière absence resterait indiscutée... À seule fin qu'une éventuelle prochaine absence entraînât automatiquement l'éviction. Assis à sa table de travail et penché sur le message du chef du personnel de "La Cité", Darius reconsidéra sa position, ses besoins pécuniaires, ses ambitions, son appétence à la vengeance, la carrière de son œuvre philosophique. Puis il répondit en donnant sa démission, et en remerciant par anticipation que l'on voulût bien lui adresser le reliquat de son dû. Sa carrière, imprévisible, de romancier obscur et populaire, l'autorisait à cette orgueilleuse fantaisie.  En dehors de ses cours, Balda occupait parfois la chambre simultanément avec Léonard. Ce qui faisait dire à Balda que la coïncidence voulait que l'écrivain et l'élève architecte-sculpteur travaillassent en "logistes", c'est-à-dire en loge, comme lorsque les architectes passent leur concours auquel ils se rendent charrette. Évocation qui pour Darius appelait davantage l'image de ses déjà nombreux déménagements, que de la quête de diplômes. Puis partant pour le quai Malaquais, Balda recommanda à Léonard de ne pas s'inquiéter pour son repas futur, puisqu'il apporterait le nécessaire lors de son retour. En quoi il remplit plus que sa promesse puisqu'il y ajouta le dernier numéro de l'Homme du Siècle diffusé dans la journée, et contenant dans ses pages philosophiques un article signe Hottenborg.

L'hebdomadaire ouvert sur sa table, Léonard lut d'abord attentivement l'étude, et à Balda, informé depuis, du litige, il commenta ce nouvel acte de pillage. Ce qui ne pouvait que conforter le philosophe dans ses dispositions belliqueuses.


20


Léonard n'attendait pas le retour de Balda avant dix-huit heures. Il avait prié son ami de se rendre à l'audience fixée à quinze heures, de la manière dont il demandait jadis à sa mère d'aller consulter, à la porte du lycée, la liste des admissibles au cours supérieur. Pour Darius la défaite de l'Homme du Siècle amorcerait le début de sa personnelle prospérité. Son propre échec le rejetterait vers les expédients.

À la surprise de l'écrivain, Balda fut de retour à seize heures trente. Le visage de l'étudiant ne trahissait aucun sentiment, aucune émotion, et l'arrivant ne prononça aucune parole. Ce qui indiquait qu'il ne fallait pas l'interroger. Balda passa sa blouse grise de sculpteur, chaussa des charentaises, saisit mirette et ébauchoir, et se livra à un pétrissage énergique de la terre à modeler. Cherchant le regard, tentant de sourire, puis n'appréhendant aucun signe intelligible de son compagnon, Léonard en déduisit qu'il n'y avait pas lieu de se réjouir. Alors il se jeta sur son lit.

- Merci, Balda.... J'ai saisi.   Dans un tel cas, des paroles seraient inutiles.

Balda parla doucement, sans se tourner vers Léonard.

- Ce n'est pas si simple. C'est même inattendu.

Intrigué, Léonard se releva et vint s'accouder à son bureau attendant que Balda poursuivît :

- Le tribunal décide qu'il n'y a pas lieu à contestation. Il ne s'agit que d'une coincidence. Rien ne prouve que l'on ait puisé dans votre bien. L'avocat du journal s'est exprimé de telle façon qu'il semble avoir reçu des instructions pour vous éviter un coup malheureux. Vous êtes purement et simplement débouté. Qui plus est : après l'audience, le même avocat a déclaré au vôtre qu'étant donné votre évidente bonne foi, et compte tenu de votre impécuniosité supposée, les frais de procédure seraient pris en charge par la trésorerie de l'HOMME du SIÈCLE, et ce à titre confraternel...

Léonard sursauta.

- Ces jean-foutres se gaussent de moi ! Ils me ridiculisent plus sûrement qu'en gagnant le procès. C'est du pur "marquis", cette trouvaille de grand seigneur !

Toujours bénin, Balda ajouta, accompagnant son nonchaloir d'un coup de pouce imprimé dans la glaise

- Ce n'est pas le plus insolite... Les débats révèlent que le jeune danois est, en fait, une jeune danoise, qui adressait, de manière tout à fait occasionnelle, des articles à l'Homme du Siècle.

Puis Léonard n'entendit plus que la chute, mate, de boulettes de terre à modeler sur la vieille carpette. De sa surprise, à l'échelle de sa déception, Léonard ne tirait aucun profit, aucune colère, mais une seule déduction : il devenait subitement inutile de poursuivre ces rédactions forcenées qu'aucun motif impérieux ne légitimait plus. Balda le tira de la prostration montante.

- J'ai effectué quelques travaux, ces jours-ci, je vous offre un dîner chinois...

Puis, dès qu'attablé avec son ami, l'étudiant reprit la parole qu'il savait déjà devoir conserver presque tout au long du repas. D'abord, il ne pensait pas que la démission adressée à "La Cité" par Léonard eût été considérée comme définitive par la direction, qui appréciait -on le savait parmi les journalistes résidant au quartier latin- le comportement professionnel de Darius. Il y aurait donc lieu de reprendre langue au plus tôt avec le quotidien. C'était la base de la sécurité de Léonard. Et cette fonction ne l'empêchait nullement d'œuvrer pour son fabricant de romans populaires. L'effort de reconstruction morale engagé par le jeune compagnon du philosophe s'avérait à ce point efficace qu'en rentrant à la pension Mollinais, Léonard affirmait :

- Non seulement, je tiendrai, Balda. Mais je concentre mes moyens, et je contre-attaque ! Demain je revois Weltzer et son avocat. Nous devons rechercher le prétexte légal à une nouvelle instance... J'ai de quoi payer.

Balda ne désapprouvait pas, mais estimait que la préparation de la seconde phase requérait des moyens tactiques, juridiques et financiers, plus importants que ceux consacrés à la première instance. En résumé, Janzé-Cardroc tentait de mettre fin aux hostilités avec panache. On se serait presque attendu à ce qu'il proposât une rentrée honorable de l'ex-ami-ennemi à l'Homme du Siècle !

- Je ne dirai que peu de choses, Léo, mais laissez-moi enregistrer que votre Janzé-Cardroc, madame Betwey et tutti quanti, possèdent de l'entregent, de la diplomatie, des intelligences dans la place, et surtout... de l'argent. Mal engagée, une seconde bataille vous serait fatale. Bien que vous vous prétendiez ridiculisé, je vous estime, moi, ménagé. Ils disposaient des moyens propres à vous faire claquer au nez la porte de nombre d'éditeurs, hormis les marchands de papier. Et encore, ce serait à prouver... Si vous aviez entendu comme on parle respectueusement à Adrien Lorsault, leur avocat, assisté d'ailleurs par un second, dont le nom n'est pas moins connu et qui n'a pas besoin de renommée puisqu'il la transporte depuis sa naissance. Il se nomme Daumiez. Comme les gens ignorent presque tous l'orthographe du vrai, ils entendent déjà un écho... qui ne fait pas la différence entre un r et un z.. Pour conclure, je vous livre mon point de vue. Consultez donc Gluck, votre avocat et celui de votre éditeur, au plus tôt. Je ne serais pas surpris qu'il ait quelque proposition bizarre à formuler. Je crois que le dessein oblique de Janzé-Cardroc consiste à vous conduire, par parlementaire interposé, à accepter de voir votre second tome publié chez eux...

- Ils peuvent crever !

L'œil calme sous sa tignasse bouclée et dorée de chérubin, Balda déniait :

- Mais non, Darius, mais non ; vous savez bien qu'ils ne crèveront pas. En tout cas pas tout de suite. Et surtout pas tous ensemble. Et qu'il subsistera toujours quelqu'un capable de vous assommer. Ou de vous recevoir pour parlementer. Si vous persistiez à les combattre au lieu de les attendre, vous limiteriez vos moyens à une alternative : ou mourir, philosophiquement, et par allégorie, socratiquement, ou vendre un bon prix ce dont vous êtes à la vérité, toujours propriétaire : vos pensées, votre invention philosophique, votre système, votre génie, étymologiquement parlant. Et je n'ai pas entendu, au cours de l'audience, mettre en cause par l'un ou l'autre des orateurs, la propriété de vos textes. Ne perdez pas cette nuance, de vue.

Insistant sur ce qu'il voulait créer d'héroï-comique pour détacher Léonard de son obstination unguibus et rostro, son ami recula de deux pas et déclama :

- Et quoique ce combat me promette un cercueil... La gloire de ce choix m'emplit d'un juste orgueil...

Mais l'effet n'atteignit point Léonard, et Balda, qui s'attachait à la cause de son ami comme si elle lui était propre, s'avança jusqu'à formuler une proposition qu'il ne put exprimer qu'après que Léonard se fût emporté verbalement une nouvelle fois.

- Je ferai vomir ces salauds !

- C'est possible ; mais avant, écoutez-moi une dernière fois. D'après ce que vous avez bien voulu m'en dire, l'américaine n'est pas à l'origine de la subtilité transparente utilisée pour ne pas vous briser, alors qu'on le pouvait. Et par là, votre ancien patron entr'ouvre une porte dérobée.

Comme Darius allait intervenir, Balda l'en empêcha.

- Je me tairai tout de bon après les quelques paroles dernières que je vais énoncer. Puisque je prétends qu'ils vous font un signe discret, mais évident, ils n'attendront pas longtemps votre accusé de réception. À l'estime, et au maximum, un mois. Plus tardivement, ils ne vous entendraient plus, et pourvoiraient à l'occupation de la fonction qu'ils vous assignent secrètement. Parce que vos spéculations intellectuelles les intéressent toujours, Darius. Toujours ! Et ils pensent, sans le hurler, que vous êtes à l'origine de leur réussite. L'accueil des travaux de la danoise le prouve. Ne perdez pas cela de vue dans votre brouillard colérique. Ils voudraient ne pas manquer le coche lorsque demain, après-demain, ou plus tard, vous serez lu et commenté par tout ce qui philosophe, dans le monde, peut-être... Et je dis, moi, que ce n'est pas pour le plaisir de vous plagier, ou de ne pas vous verser les honoraires de votre travail, qu'ils ont publié quelqu'un d'autre. C'est parce qu'eux et vous régliez, sottement, des comptes personnels. Et parce que votre monoclard, comme vous le dénommez, ne pouvait rectifier que de cette façon, son erreur.

Balda mit à profit l'hébétude de Léonard pour avancer ses armes au plus près.

- Et le plénipotentiaire qui franchira la porte laissée battante dans la pénombre, c'est moi. Je le ferai fraternellement pour vous, Darius. Parce que si ce que vous écrivez dépasse mes moyens de perception, cela me semble néanmoins offrir une raison, une utilité pour les temps à venir.

Léonard ne sut que répondre. Balda ne sut rien ajouter. En silence et les mains dans les poches, ils regagnèrent la pension Mollinais, où Balda se reprit à modeler et Léonard à écrire. Et ce silence ne pouvait être rompu que par le refus ou l'accord de Darius, en réponse aux propositions de son surprenant et récent ami. Presqu'encore un enfant, sans doute, mais dont la pénétration d'esprit et l'intuitive subtilité venaient de lui analyser le mécanisme d'un comportement que dans son aveuglement hostile et orgueilleux, lui, philosophe de profession, n'eût sans doute appréhendé, que trop tard. Cet accroissement spontané de gratitude, que Léonard ne pouvait refuser à l'artiste, aggrava d'autant l'affliction étreignant l'écrivain lorsqu'il dut, quelques jours plus tard apprendre à Balda que Graziella Baldassarino di Belgiosa, sœur du jeune homme, et frappée de méningite à dix neuf ans, venait d'être transportée à l'hopital d'Orange. Toute réserve étant formulée sur les suites attendues, de l'affection, madame Baldassarino entre deux sanglots, suppliait Léonard de demander à son fils de rejoindre, au plus tôt, la maison familiale. Balda ne réagit ni physiquement ni verbalement. Avant même d'avoir exprimé quelque sentiment, il se mit en devoir, le visage soudainement tendu comme par une fatigue surhumaine, d'emplir de vêtements une valise. Puis ayant enfin dit à Léonard toute la crainte qu'il éprouvait pour sa mère qui privilégiait l'existence et la présence de cette sœur jumelle, il téléphona à un sien ami, concitoyen du Vaucluse, secrètement fiancé à Graziella, et dont la famille également fixée aux environs d'Orange, tenait dissimulés les projets matrimoniaux des jeunes gens afin de ne pas inquiéter madame Baldassarino, bien résolue à garder sa fille auprès d'elle. Le fiancé clandestin, plus encore éprouvé que Balda, proposa de quitter Paris dans la nuit même, par la route, à destination d'Orange où il tenait à être présent dans la journée suivante.

L'événement inopiné abolit brusquement et la fureur combative de Léonard et son ardeur plumitive, que tâchait à stimuler Balda. Moins spécifiquement intelligent que Darius, moins apte à de spontanées et originales élucubrations, Balda lui inspirait maintenant une fraternelle considération pour sa lucidité intellectuelle et son absence intégrale de vanité. Et ce privilégié des Parques était de plus, surérogatoirement talentueux dans les arts plastiques ! Darius s'avouait, sans qu'en saignât son orgueil, que Balda raisonnait sensément. Allait-il donc entendre sa suggestion et lui confier la mission qu'il sollicitait ? Quels risques contenait pour Léonard une tentative de palabres clandestines menée par un étranger à ce combat ? Un étranger qui ne poserait que deux questions : Que proposez-vous et combien paierez-vous le retour de votre ancien collaborateur ? S'il n'en sortait rien d'admissible, les choses en resteraient là où elles stagnaient ce soir. S'il subsistait quelque clarté, Balda poursuivrait jusqu'à consommation de sa mission. Et en spéculant une nuit et une journée sur ce thème, Darius conclut à l'adoption de la proposition Balda. Lequel téléphonerait sans doute ce soir, selon sa promesse, pour informer Léonard du sort de la malade. Et évoquer son propre retour. Mais il était une heure du matin lorsque la patronne de la pension Mollinais vint heurter à la chambre de l'écrivain. Il se précipita en pyjama jusqu'à la cabine, déjà rasséréné d'entendre la voix de Balda.

- Balda, c'est moi, Léonard. Vite, des nouvelles. J'attendais en vous espérant comme si j'étais de votre famille...

Une voix qui n'était pas celle de Baldassarino fit écho après une suspension exceptionnellement longue.

- Ce n'est pas monsieur Baldassarino qui vous parle. Mais d'abord êtes-vous bien monsieur Léonard Darius, écrivain, et habitant à...

- Bien sûr que je suis monsieur Darius ! Qu'y-a-t-il de particulier pour que ce ne soit pas monsieur Baldassarino qui m'appelle ?

- Parce que nous prenons votre adresse dans le portefeuille de monsieur Baldassarino, dont la mère vient de nous dire, depuis Orange, qu'il fallait qu'on vous téléphone...

- Mais qui êtes-vous ?

- La gendarmerie de Pouilly-en-Auxois. Monsieur Baldassarino, passager d'une automobile Delaunay-Belleville, a été très gravement blessé...

Une nouvelle suspension de conversation précéda l'intervention énergique, mais attristée, d'une seconde voix masculine.

- Monsieur Darius, écoutez-moi. Je suis le fiancé de Graziella. Nous nous sommes vus avant-hier soir, chez vous, rue des Grands Degrés. Nous nous sommes fait percuter par un camion de transport dont le pilote dormait de fatigue à son volant. Je suis le seul survivant de nous trois parce que j'ai été éjecté par la portière mal fermée qui s'est ouverte sous le choc. Je n'ai qu'un bras contusionné et des ecchymoses que les pierres du terrain où j'ai été projeté m'ont laissée sur le visage. Les gendarmes me font signe d'abréger. Après une visite à l'hôpital, je rentrerai à Paris par le train. Je me rendrai chez vous dès mon arrivée, et vous débarrasserai des affaires de Balda. Je vous salue, et....

Et la voix éclata en sanglots derrière lesquels Léonard raccrocha le récepteur. Ce fut la patronne qui suggéra à son client, en raison de l'heure, de regagner sa chambre, après quelques banals échanges d'information.

Dans la vaste chambre soudain trop grande, Darius se trouva seul devant la sellette dont l'œuvre qu'elle supportait, enveloppée de la fine toile humide, semblait l'inviter à la découvrir. Mais il dut recevoir de la Médée voilée déjà responsable de la mort de deux personnes l'ayant approchée, une commotion qui le jeta hurlant sur son lit en éprouvant plus de lacérations internes que celles endurées et réunies, lors de ses séparations d'avec Franchita, Nêne et Kitt.

La circulation sur le quai de Montebello réveilla Léonard vers cinq heures du matin. Le palais amer, la déglutition douloureuse, la paupière sablonneuse, l'humeur aussi maussade que quelques heures auparavant, il se remémora les événements des heures précédentes, et resta longuement abasourdi, point jusqu'à l'âme par l'absurdité de l'occurrence. Puis il se souvint que le fiancé de Graziella Baldassarino le visiterait pour prendre possession des affaires du défunt. Jetant un regard entre les doubles-rideaux, il constata que la pluie tombait en rafales, sous un ciel prometteusement tumultueux. Autant pour se contraindre à s'agiter que pour tuer le temps qui le séparait de la visite attendue, il commença de rassembler les effets du disparu, puis sortit précautionneusement des tiroirs des objets et des papiers méticuleusement classés. Dans une chemise de carton vert à dessins, il compulsa des notes manuscrites, numérotées, datées, et qui, couchées sur des feuillets préalablement perforés, s'encartaient dans un classeur déjà riche de citations recopiées ou découpées dans des revues. Il n'aurait jamais le temps, maintenant qu'il découvrait un Balda différant encore de celui qu'il venait de quitter, de satisfaire sa curiosité, de prendre connaissance de tous ces documents, avant l'arrivée du visiteur. Il se bornait à lire, de ci de là, celles qu'il manipulait et classait. Outre ce qu'il relevait au hasard de ses lectures, Balda compilait, et apparaissait parfois comme un mémorialiste secret, marquant de ses initiales, les observations de son cru. Au titre du souvenir, Léonard en recopia quelques-unes qu'il joindrait à ses archives :

"- On a toujours cent ans à l'instant où l'on meurt.
"- Nous raisonnons de tout en fonction du temps que nous espérons passer sur la terre. Alors que les faits n'ont de sens que s'ils sont mesurés à l'aune de l'éternité.
"- Tu es beaucoup plus éloigné du moment que tu viens de vivre que du plus lointain horizon de ton existence.
"- Il faut souhaiter la destruction de l'espèce humaine par un cataclysme inexorable, car la conviction que l'homme nourrit et selon laquelle il est la perfection exclusive de la création le rendrait insupportable au reste d'un autre univers peuplé.
"- Au regard de la biologie, un prix Nobel (puisqu'il semble que ces lauréats incarnent l'étalon de la plus parfaite évolution) n'est pas davantage que le lombric vivant à vingt centimètres sous terre.
"- Heureusement que l'homme est mortel. Sans cette conséquente fin, que ne commettrait point l'individu assailli d'années, pour affirmer ses droits les plus arbitraires et assurer la pérennité de sa caste et de ses privilèges ?"

Une vaste poche d'étoffe cousue en portefeuille, et que l'on eût cru taillée dans une monacale robe de bure, dissimulait un cahier de papier ligné. Sur l'étiquette blanche que Balda avait collée sur le carton vert et fort de la couverture, le fusain titrait :


P O U R Q U O I ?
C O M M E N T ?

Les caractères manuscrits étaient bien ceux, ronds, hauts, détachés, que connaissait Léonard. L'article amorçait-il là un journal, un roman, une confession, la narration de chagrins intimes, ou la synthèse des énigmes taraudant l'esprit du page Renaissance ? Assis à même le plancher, Léonard satisfit sa curiosité :

"- Pourquoi l'être animé et doué de parole aime-t-il tant à se féliciter de sa présence sur la planète, de l'excellence de ses facultés, de la puissance de son esprit, et considère-t-il que si d'autres mondes sidéraux existent, il ne peut être que le plus éminent ? Pourquoi, si d'autres dieux que le sien, existent, affirme-t-il que le sien est l'unique, l'authentique et seul dispensateur de la Vérité ?
"- Pourquoi, ayant assuré son règne par des lois et des conceptions issues de son intelligence, a-t-il décrété que le genre humain, et lui seul, représentait la plus haute expression de la perfection de la dignité ? Pourquoi a-t-il pris prétexte de sa verticalité pour décider impérieusement du sort de tous les êtres animés différant de lui par leur morphologie ? Puisque le bipède excipe perpétuellement de sa dignité, comment ne s'inquiète-t-il pas des manquements au respect de la dignité des créatures différentes de son espèce ?
"- Comment, si jaloux de son bien-être et du bien-être de ses proches ou de ceux de son sang, l'homme admet-il sans trouble de conscience, et sans remords, de voir souffrir ou de faire souffrir lui-même, ceux qu'il a désignés du terme de frères inférieurs, et considérés sans autre procès, et par définition, inférieurs, parce que ne s'exprimant pas comme lui-même, ne subsistant pas par les mêmes besoins, et dont le mode d'activités et de vie, sont étrangers aux siens ?
"- Pourquoi, l'homme qui croit à l'existence de l'âme, et à l'insigne privilège d'en être pourvu, peut-il concevoir que l'être différent n'en possède pas ? Et qu'en fonction de cette carence, il peut disposer de la vie de cet être ? Pourquoi la dignité de l'homme ne s'éveille-t-elle pas lorsqu'il est témoin, chez l'inférieur, d'une souffrance qu'il refuse pour lui-même ou ses semblables ? Pourquoi, porteur de cette dignité qu'il revendique, s'arroge-t-il le droit de décimer, par jeu, par plaisir émotif, ou par bravade, des êtres animés, sinon parce que les hurlements de douleur des victimes sont dissemblables des plaintes humaines ?
"- Je pleure maintenant sur tous les chevaux que les hommes ont entraînés dans toutes les guerres par eux fomentées, sur tous ceux que les charges dites héroïques, ont fauchés, que les conquérants de tous les temps ont sacrifiés, sur tous ceux arrachés avec leurs propriétaires, aux champs et à l'écurie familiers, emmenés comme forçats à la chaîne et jetés dans les tumultes explosifs et incendiaires, vers les hécatombes de toutes les Bérézina. Je pleure sur les recrus de travail dans les victoires, de cruautés dans les défaites, et qui s'abattent sous les charges dans les fuites éperdues ou les exodes. Je méprise l'homme qui par inclination naturelle paie d'ingratitude qui l'oblige, et qui a donc été plus ingrat et plus inconséquent encore avec un compagnon qui ne peut ni refuser ni demander, que l'on vend lorsqu'il est en bonne santé, qu'on maltraite et exploite frauduleusement sous prétexte d'améliorer son espèce, qu'on rationne ou qu'on laisse dépérir en temps de disette, et que l'on envoie à l'abattoir lorsqu'il n'est plus corvéable. Je pleure enfin sur les chevaux versant leur sang noir, dans l'arène, par le poitrail qu'a troué le taureau, lui-même infernalisé par les bipèdes sataniquement décharnés et hurlant leur joie sadique au spectacle d'un autre équidé traînant çà et là, derrière lui, la selle battante, le ventre ouvert, ses entrailles bleues et rouges pendillant entre les étriers, comme d'énormes boudins, qu'il foulera bientôt de ses jambes de derrière, en faisant des nœuds, à la façon d'un écheveau qui s'emmêle...(Blasco Ibanez -Arènes "Sanglantes")
"- Comment et où, le bipède sortant de cette apocalypse, retrouvera-t-il sa dignité et cette dignité dont il ne s'est pas aperçu, dans sa distraction, qu'on l'avait délesté ?
"- Sur quel maudit animal n'avais-je encore pas à pleurer lorsque des trappeurs m'apprirent qu'afin que les fourrures qu'ils vendent fussent achetées au meilleur prix, il ne fallait pas que celles-ci présentassent d'entaille ou de déchirures dues au piégeage, et qu'à cet effet, le léopard, la panthère, ou simplement le loup, ne devaient jamais être autrement détruits que par l'introduction dans le fondement d'une barre de fer rougie.
"- Et ce soir, dans la tristesse montée à mon cœur de la banale mort d'un chien errant démantibulé par une automobile emballée, l'indicible torture ressentie à l'évocation des tortures, non seulement involontaires, mais encore délibérées, gratuites, ou adornées d'alibis scientifiques, ou parce que ceux qui les infligent sont convaincus de leur droit à le faire, au motif qu'il est dans la nature des choses que les êtres supérieurs disposassent du corps des inférieurs, cette indicible torture, dis-je, me conduit à mettre en doute la ferveur religieuse de ceux qui prétendent que leur dieu a créé les animaux pour la distraction des bipèdes. Parce que si j'étais croyant, je serais du même coup pénétré de cette vérité que le péché capital, cardinal, le péché "contre l'esprit", le péché éternellement irrémissible, le péché spécifique et luciférien, qui interdit l'accès à la vie éternelle aux plus pieux des dévots, le péché qui élimine tout candidat à l'éternité, sera d'avoir possédé suffisamment d'orgueil et de mépris pour assassiner les êtres réputés inférieurs et partageant la terre avec l'homme. Cette terre dont l'homme a fait, pour l'animal, un coupe-gorge, une prison, une chambre de torture, un abattoir. Et parmi tous les reproches élevés contre le dieu des âmes sereines et féales, ne serait-il pas révoltant que l'on justifiât la soumission du plus démuni au plus fort, au plus sanguinaire, au plus violent, au motif que le crucifié n'offre pas le même aspect visuel que le "crucificateur ?
"- Pourrait alors, avec équité, retomber sur les assassins, l'anathème divin de l'ancien testament vouant les coupables aux pires épreuves, jusques à la troisième génération."

Calligraphiée et les premières lettres des deux aimés dessinées en lettrine, une citation extraite d'un ouvrage de Jean Rostand, dressée sur une seule feuille de papier fort semblait prête à être pressée sous un sous-verre. Léonard se la lut à haute voix, pour lui, pour le souvenir, pour l'enseignement.

"- Que l'homme terrestre soit ou non dans l'Univers, seul, de son type, qu'il ait ou non des frères lointains et disséminés dans les espaces, il n'en résulte guère, pour lui, de différence dans la façon d'envisager la destinée. Atome dérisoire perdu dans le cosmos inerte et démesuré, sa fiévreuse activité n'est qu'un phénomène local, éphémère, sans signification et sans but. Aussi n'a-t-il d'autre ressource que de s'appliquer à oublier l'immensité brute qui l'écrase et l'ignore.
"- L'espèce humaine passera comme ont passé les Dinosaures et les Stégocéphales. Peu à peu la petite étoile qui nous sert de soleil abandonnera sa force éclairante et chauffante. Toute vie aura alors cessé sur la terre, qui, astre périmé, continuera de tourner sans fin dans les espaces sans borne. Alors, de toute la civilisation humaine ou surhumaine (découvertes, philosophies, idéaux, religions) RIEN ne subsistera. Il ne restera même pas de nous ce qui reste de l'homme de Neandertal, dont quelques débris, au moins, ont trouvé un asile dans les musées de son successeur. En ce minuscule coin d'univers sera annulée pour toujours l'aventure falote du protoplasma, aventure qui, déjà, peut-être, s'est achevée sur d'autres mondes ; aventure qui, peut-être, sur d'autres mondes, se renouvellera. Et partout, soutenue par les mêmes illusions, créatrice des mêmes tourments, partout aussi absurde, aussi vaine, aussi nécessairement promise, dès le principe, à l'échec final, et à la ténèbre infinie.

Lucide prédestiné, lucide inné, intrinsèquement et désespéramment lucide, Baldassarino avait déjà effectué le tour des choses et des mondes, avant que Darius ait terminé la composition des lois devant servir de canon à "l'honnête homme" des sociétés futures. Et la disparition du page de la Renaissance devenait logique, pour un être ayant déjà suffisamment vécu pour aspirer, à son insu, à disparaître, puisqu'il avait déjà rédigé son épitaphe : "... On a toujours cent ans à l'instant où l'on meurt..."


21


Depuis la disparition de Baldassarino, voici plus d'un mois, Darius, déconforté n'avait pas écrit une ligne de philosophie ou de roman ; pas même le moindre article et négligeant le conseil de Balda ne s'était pas même inquiété d'une reprise éventuelle de rapports avec le quotidien "La Cité". L'effet délétère des convictions conclusives de feu son ami l'eût peut-être incliné, motu proprio, vers d'inquiétantes spéculations, si n'avait surgi dans sa chambre de la pension Mollinais, une sorte de pantin dégingandé, roux, désordonné, colérique, joueur, bûcheur à ses heures, et qui en dépit de l'affirmation selon laquelle il entamait cinquième année de médecine, paraissait nettement plus doué pour la manipulation de l'accordéon que celle du stéthoscope. Bien que Léonard estimât intempestive la garrulité inchoative et infrangible de son nouveau cochambriste, il s'en accommoda en raison, sans doute, de sa triste humeur traitée là, roborativement, par un praticien doué d'une vitalité de fauve.

Mais lorsque se rétablissait le silence, durant chaque absence de Barberousse (selon la dénomination de Léonard), le souvenir de Balda réinvestissait la chambre. Et Darius, qui sans le lui dire avant son départ pour Orange, avait décidé d'utiliser la médiation de Balda dans une tentative de rapprochement avec l'H0MME du SIÈCLE, se lamentait en son for intérieur de la double perte que constituait la mort de l'artiste. La "Cité" ayant adressé à son collaborateur le chèque représentant le reliquat dû, ce dernier jouissait d'une pleine autonomie qu'il lui fallait employer au mieux de la conjoncture pour ne pas se retrouver pressé par les nécessités matérielles. Et puisque la présence dérangeante, mais expédiente, de Barberousse, réveillait sa combativité, Darius échafaudait de nouveaux projets. II lui faudrait élaborer une tactique nouvelle de combat si la négociation qu'il ne repoussait pas encore, n'aboutissait pas. D'ailleurs, Gluck, l'avocat de sa cause, le lui avait confirmé de l'autre côté de la barricade. On ne désirait pas la disparition de l'adversaire... Balda avait bien vu. Comme il apparut à Léonard que la personnalité et la fonction de Gluck destinaient parfaitement celui-ci à se commettre en faveur de son client, Adrien Lorsault, son confrère, l'informa que le directeur général de l'H0MME du SIÈCLE récusait tout intermédiaire professionnel, tenant à ce que ce fût un membre de la presse qui intervînt. Question de principe...

À froid et dans sa chambre vide du second locataire, Léonard examina les différents personnages de sa connaissance susceptibles d'officier en la circonstance. Mais les implications d'une telle négociation pouvant provoquer le reflux de faits privés évoqués éventuellement dans les conversations, il ne voulait charger n'importe qui, fût-il de belle apparence, de prendre pied dans une si dangereuse entreprise face à un si subtil interlocuteur que Janzé-Cardroc. Darius estima donc indispensable de réfléchir plus avant et d'entendre quelques-uns de ses camarades et collègues sur ce que l'on disait encore du procès avorté d'où n'était sorti ni vaincu ni vainqueur. La perturbation dans le cours des choses fut apportée, un soir, par Barberousse brandissant l'exemplaire de l'hebdomadaire "Le Chat-huant", paru dans l'après-midi. Satirique sans scrupules exacerbés, le "Chat-huant", spécialisé dans les échos du monde de la presse et de l'édition, traitait par superfétation tout événement susceptible de développement. Ayant tutoyé Léonard dès les premiers jours de son apparition auprès de l'écrivain qui n'avait pu tenir son compagnon de chambre intégralement étranger à ses avatars, Barberousse pénétra dans la chambre d'un pas de soudard, et s'affalant dans un fauteuil, se mit à lire, sans préambule et sans y être invité, ce qu'il venait de découvrir dans la "chronique rumorale", en page deux, où se célébrait le chahut coutumier.

- Esgourde, pote... il vase des quolibets.. : "les états d'âme de la Nouvelle-Mondaine laurée des succès d'un rouge talon officiant avec qualité à l'HOMME du "SIÈCLE, (et des précédents) sont analysés avec une méticulosité bénédictine par les augures de la république des Lettres qui ayant cru ouïr des discordances parvenues à travers le cuir, pourtant épais, des portes gubernatoriales de l'hebdomadaire, attendaient une réapparition souhaitée (mais par qui ?) d'un philosophe aux élucubrations trapues. Ledit penseur étant sorti sans frais de l'échauffourée par lui provoquée, on attendait, mais en vain, son retour à la rubrique littéraire du journal. Une grosse colère, sans doute, l'en aura empêché. À moins que ce ne soit l'humeur peccante de la banquière, jadis infortunée complice affective du penseur. Et l'on parle donc d'une nouvelle tête pensante pour panser la victime du si cruel pendard. Le nom de Norbert de Bergerac, actuel rédacteur en chef de la Revue "Philosophique Contemporaine", a été prononcé dans les salles de rédaction. Dans l'ignorance où nous sommes, des chances dudit descendant (pure hypothèse) auprès de la nouvelle mondaine, nous n'hésitons cependant point à augurer qu'avec un tel armorial, Norbert provoquât l'absolue déférence de son directeur général..."

Léonard considéra sans commentaire le débridement de Barberousse se frappant les cuisses en riant comme devait rire l'ogre des contes de Perrault. Et ce fut pour échapper à la suite prévisible des manifestations d'hilarité de son cochambriste, que Darius, sans formule de congé, prit la porte. Maximilien Kraulmann, alias Barberousse, qui ne se formalisait d'aucune attitude, fût-elle désobligeante, évacua à son tour les lieux, se réservant de travailler de nuit, et sans souci d'inopportunité pour son compagnon, en vue des examens proches. Une réunion de fanatiques du poker aux cartes l'appelant dans un débit voisin, il s'y vengerait de l'affront que venait de lui infliger Darius.

Kraulmann n'était en effet toujours pas de retour lorsque Darius réintégra la pension Mollinais, s'avisa que la seconde clef figurait au tableau. Il se savait donc seul, et gagna la chambre dans laquelle il s'enferma. Puis, les maxillaires contractés, le pas lourd, la chevelure désordonnée, en manches de chemise, il réunit sur son lit, brouillons, archives, projets d'articles critiques, notes de suggestions à développer, et jusques au déjà épais manuscrit intitulé "Tome 2 de la philosophie définitiviste". Il y joignit les brouillons et plans de romans populaires en projet, le texte de celui en chantier, et d'un geste rageur jeta sur l'amoncellement d'écrits l'exemplaire imprimé et diffusé de sa dernière composition commerciale. Dans deux valises vides qu'il ôta de sur son armoire, il accumula la paperasserie dont, dans la nuit, en un lieu isolé, il effectuerait un autodafé. L'envie le prit de s'y livrer de suite. Mais en plein jour, un tel acte accompli sur la voie publique, l'eût vraisemblablement fait interpeller pour vésanie. Désireux de n'avoir aucun contact avec Kraulmann durant un certain laps de temps, il repartit de la pension en direction de la place Saint Michel.

La colère née de la volontaire et blessante nasarde d'un folliculaire l'outrageait autant que l'avait navré la mort de Balda. Mais cette consternation s'alourdissait de deux métastases gangrénant en étoile l'esprit brutalement démoralisé de l'écrivain, devant, en plus d'une saine analyse de l'importance relative des dommages causés par le "Chat-huant", se reprocher d'avoir barguigné avant que de renouer le contact avec l'Homme du Siècle, d'abord, et ensuite de se laisser influencer par les conclusions rationnelles, mais dirimantes, de feu Balda. Et par voie de conséquence, pourquoi ne pas même envisager son propre effacement de l'absurde compétition ?

Prélude à la période la plus noire de son encore courte existence, cette démission du philosophe après des événements qu'il eût supportés sans atteinte à son équilibre en toute autre période, ouvrait une ère d'abdications réitérées devant le courage, la dignité, et le sens commun. Sans souci des engagements que constituaient les contrats passés avec ses éditeurs populaires lui ayant consenti des avances, non plus qu'avec la revue féminine attendant ses livraisons feuilletonées, il décidait de briser avec la littérature, la philosophie, et recherchait, à l'intuition, l'expédient légal dont il tirerait de quoi payer sa pension, et divaguer dans Paris. Paradoxalement, le souvenir qu'il entretenait de Balda, tenait à ce que le jeune homme lui avait révélé, par l'interprétation de ses travaux, à lui, Darius, du potentiel de ses capacités profondes, en lui disant : -... Si ce que vous écrivez dépasse mes moyens de perception, cela me semble néanmoins offrir une raison, une utilité pour les temps à venir...

Qu'avait-il à ficher de ces "temps à venir" qui ne constitueraient jamais que l'infinitésimal et ridicule espace du temps éternel ?

Et cependant, ce fut après ces paroles que Léonard s'était senti destiné irrésistiblement à accomplir l'intégralité de l'œuvre définie, qu'il vouait depuis peu à la destruction, parce qu'il découvrait que les acquis de la fraternité récemment anéantie débouchaient intellectuellement, et physiquement, sur ce que la condition humaine contenait de plus absurde.

Mais, en redevenant Olivier Lutaire, vers quel cap ou vers l'adoption de quelles pratiques, Olivier ferait-il route ? Velléités suicidaires ? L'indispensable dose de stoïcisme nécessaire à une telle détermination n'avait jamais été partie intégrante de la panoplie éthique de Lutaire. Seules, une détresse psychique plus profonde, alliée à une détresse pécuniaire eussent pu le conduire au geste déterminant. Mais le reliquat financier du capital primitivement consacré à la lutte contre Janzé-Cardroc, et les dernières modestes rentrées, lui assuraient bon nombre de semaines de subsistance. Sans doute aurait-il dû envisager de rembourser les avances à lui consenties pour des travaux qu'il ne livrerait pas ? Il aviserait... N'eût été l'infantile versatilité le conduisant à exécuter une volte-face sans réflexion approfondie, il eût pu assurer, en conservant son emploi fixe à "La Cité", et en observant l'exécution du principal contrat conclu avec l'éditeur populaire, une période moins besogneuse que certaines autres de son séjour à Berriparen. Mais pour que devînt présumable une telle détermination, il eût au moins fallu la résurrection de Balda ou la réintrusion autoritaire de Nêne. Puis, comme aucune de ces péripéties ne pouvait inverser le sort de Lutaire, Barberousse-Kraulmann résolut de sortir son compagnon de ce qu'il dénomma "un collapsus cachexique", dans une consultation rabelaisienne où la fréquentation des muses vulgivagues appartenait à une thérapeutique incluant la "bourrée décapante et épulotique" d'où l'on ressort tout neuf. Mais si aucune de ces allopathies ne fut choisie par Lutaire, il s'arrêta à une pratique en faveur de laquelle Barberousse militait depuis son arrivée à la pension Mollinais : le jeu de poker. Mentalement distrait par l'apprentissage d'un jeu dont il ignorait jusqu'à ce jour la procédure, plusieurs heures consécutives de leçons et tours de main le captivèrent suffisamment pour qu'il acceptât de suivre Barberousse, d'abord en des arrière-salles de débits, puis à l'intérieur de locaux de plus en plus différents des cafés classiques, pour se retrouver une nuit, toujours en compagnie du "médecin malgré lui" comme il avait personnellement surnommé Barberousse-Kraulmann, en d'authentiques tripôts, où la variété des visages prouvait que la direction de l'établissement ne pratiquait pas la ségrégation raciale. Et Lutaire découvrit que cinq à six heures de concentration visuelle sur des figurines coloriées pouvaient lui rapporter autant qu'une semaine de concentration intellectuelle sur des textes appartenant soudainement à une langue morte. Barberousse détenait en matière ludique une faculté singulière qui le rendait à ce point redoutable que sans tricherie ou manipulation équivoque, il assurait une existence que, sans sa propension à rester au niveau populaire, il eût pu abriter en de meilleurs établissements que la pension Mollinais. Et Lutaire se demanda pour quel motif Kraulmann persistait à poursuivre des études médicales, qu'en vérité, il suivait d'assez près pour franchir, sans éclat particulier, mais régulièrement, les différents degrés. Et un inexprimable ressentiment l'animait parfois à l'encontre d'un individu qui, sans effort apparent, et sans tourments métaphysiques, emmagasinait du savoir, gagnait aisément l'argent dont il avait besoin, et jouissait de ses jours dans la pratique du plus évident épicurisme, sans avoir encore déterminé s'il abandonnerait le jeu pour la médecine, ou la médecine pour le jeu. Mais à peu près certain de conserver l'essentiel de la méthode épicurienne. Méthode pratiquée jusques à un tel excès qu'un matin, la patronne de la pension Mollinais interceptant Lutaire lui annonça :

- Si vous ne vous mettez pas d'accord, tous les deux, pour tenir votre chambre autrement, et vivre plus silencieusement, et plus bourgeoisement, je vous inviterai à rechercher un autre logement...

Dans la vaste chambre dont Baldassarino avait fait un atelier d'artiste, les vêtements de Barberousse, abandonnés comme des frusques, voisinaient avec des paquets de cigarettes entamés, et diverses pipes aux formes hétéroclites, gisant parfois au fond de valises ouvertes où cravates et chaussures mêlées, évoquaient des pillages interrompus. Si dans la partie occupée par Lutaire, le désordre épidémique n'offrait pas le même caractère de gravité qu'à l'autre extrémité, les remugles tabagiques y stagnaient avec la même perdurance. Enfin, si du temps de Balda, il advenait à Lutaire de réduire sa toilette à de rapides et espacées ablutions, durant les jours et nuits de labeur intensif, la coutume de Barberousse le conduisait, dans le meilleur des cas, à fréquenter la douche chaque quinzaine, et à raser hebdomadairement sa barbe rubigineuse. À condition que Lutaire y veillât... Il prit donc sur lui de veiller également à ce qu'un minimum de rangement apparût au regard de la femme de ménage de service qui en ferait rapport à la direction. L'effort fut remarqué et on laissa les jeunes gens en paix. Mais Lutaire lui-même, moins soucieux de sa vêture, ne se rasait déjà plus quotidiennement, bien que ses représentations auprès de Barberousse eussent conduit ce dernier à resserrer légèrement les soins apportés à son collier de copeaux cupriques. Enfin, si ses vêtements n'étaient pas moins fripés d'un jour à l'autre, il donnait le change, à lui-même comme à ses familiers, en les variant chaque matin, ce qui ne lui coûtait guère eu égard à la diversité de sa garde-robe.

Quelles qu'en fussent par ailleurs les conséquences, le retour d'une certaine paix dans le comportement de Lutaire, dû au thérapeute ludique devenu son associé dans les salles de jeu, Kraulmann, qui avait un soir demandé à son compagnon de lui permettre de lire quelque extrait de ses travaux passés, lui exposa son sentiment en ces termes :

- Tu m'as dit que tu avais été sur le point, quelques jours après mon arrivée ici, de brûler tes paperasses... Je te dis aujourd'hui, sous la pression d'aucune autre influence que celle de la raison pure, que tu aurais fait une connerie... Je ne commente pas tes points de vue sur les fins dernières de l'homme, mais qu'elles résident sur notre propulsion vers le barbu, ou même dans notre déglutition par les entrailles infernales de notre toupie folle, je m'en tape le prose contre la suspension... Quant à prévoir que notre toupie se désintégrera et nous avec, ou avant, c'est à peu près certain, si l'on s'en tient aux premières constatations effectuées par les médecins légistes que sont les géophysiciens. Donc affaire classée, dossier archivé. Le chiendent, c'est qu'il faut vivre en attendant que ça pète, ou que notre cœur lâche. Ce constat établi, c'est ce que je m'efforce de faire, aujourd'hui en me procurant de la vaisselle de poche avec mes cartons coloriés, demain en charcutant les bardes des surnourris et en leur tripotant les viscères. Parce que je ne te l'ai pas dit, mais je veux être charcutier. Précisément, chirurgien. C'est du kif. Et comme les gourmets se passent l'adresse du traiteur qui fait les meilleures andouilles, les candidats à la boutonnière anatomique se confient l'adresse du fin bistouri. Si je me raisonne sur la consommation alcoolique, mes mains resteront assez paisibles pour dentelliser des cicatrices devenant invisibles dans la pénombre des cinq à sept... Tout cela pour te dire que mon souci primordial étant de traverser le plus confortablement possible les décennies immédiatement futures, je manie le scalpel à gauche et le carton à droite... Si je ne m'en sors pas avec cela, c'est que la morale aura disparu de notre respectable société...

Lutaire voulait intervenir, mais l'interlocuteur ne pouvait observer une pause :

- Camarade philosophe, tu auras la parole dans un instant, laisse-moi terminer... Pour moi, le plan est dressé, la machine est en marche. Mais pour toi, c'est plus coton. Ton sort dépend de la mauvaise ou de la bonne foi, de la mauvaise ou de la bonne volonté d'un certain nombre d'individus, qui font -et c'est là que réside le vice- le même métier que toi. Tes censeurs sont tes concurrents. Il faut donc que tu attendes qu'il y en ait un certain nombre, qui, un jour, par inadvertance ou inexplicable débonnaireté et bénévolence, ou par vicieux calcul, te laisseront gagner le milieu de la salle. Mais alors que moi je peux presque, à cinq ou six années près, dessiner la courbe de ma trajectoire, toi tu ignores s'il ne te faudra pas un demi-siècle pour bouffer à ta faim. Et je te tire mon bitos de te voir t'engager dans un tel tunnel. Et pourtant, et pourtant, il me semble que tu aurais raison d'y croire. Une idée, comme ça, sans être capable de la justifier ni de l'analyser. Alors, comme moi également j'y crois, je voulais te proposer, pour que tu puisses attendre sans grelotter de froid et sans croquer le marmot marmiteusement, une combinaison... Nous faisons des incursions, de compagnie, chaque soir dans un cercle différent, et sur la pratique d'une technique que je t'apprendrai en une ou deux soirées, nous ferions équipe à une table de poker. Nous gagnerons plus ou moins, mais... nous gagnerons. Et quel que soit le résultat, nous partageons par cinquante pour cent... Ça te permettrait de dormir tranquille, et ça te ménagerait des entractes pour tartiner ton tome second... À partir de maintenant, je t'écoute...

Mais Lutaire ne disait rien. La proposition de Kraulmann le stupéfiait. Elle lui paraissait inacceptable en raison de la médiocrité de son savoir-faire. Et par ailleurs, démesurée dans la générosité de son éventuel partenaire. Kraulmann le comprit.

- Je sais ce que tu penses : que tu ne fais pas le poids... Pour l'instant, peut-être. Mais ta rapidité d'esprit peut faire merveille, dans un jeu où la mémoire équilibre à cinquante pour cent la simulation, la feinte, et pour tout dire, le mensonge... Sur un code convenu, ta mémoire soutiendra mon bluff... Sans la plus impeccable technique, nous pouvons tenir, jusques à ce que l'on nous vire, d'un club à l'autre, plusieurs mois... Parce que tout seul, et je t'ai observé, tu y laisseras ton slip... Tu te fatigues vite, et quand on sent la fatigue vous saisir, on doit partir. Tu ne sais pas partir. Tu es donc dès cet instant, dominé par tes partenaires. Et si tu pars en te disant, - je me rattraperai demain, tu commences à épuiser ton compte en banque... Sans en avoir l'apparence, en ce moment, je fais mes classes de psychopathologie, au bord des tables ; mes gains sont mes premiers honoraires... Et si je deviens quelqu'un dans les blouses blanches et les masques chirurgicaux, je proposerai la création d'une chaire de pathologie ludique, qui  traitera les mordus de la relance et désinhibera les coincés de l'ascétisme... Je ne perds pas mon temps autant que tu le supposes... en râflant les biftons des brelandiers...

Voici que le crasseux, athlétique, villonien, pétunant, et basochien rouquin, prenait visage nouveau au regard du philosophe. Cyniquement cupide dans ses plans futurs, il abandonnait sans contrepartie apparente, et sans qu'il ait véritablement besoin de la collaboration de Lutaire, une partie de ses gains au bénéfice de l'élaboration et de la propagation d'une œuvre dont son intelligence devait avoir si peu besoin, qu'il ne la lirait sans doute jamais ! Par un langage faubourien exprimant la synthèse de ses options philosophiques, il traduisait encore le résultat de ses observations cliniques de la société. Autant le désordre de sa vie quotidienne et de sa vêture trahissait le mépris de la respectabilité, autant ses vulgaires mais péremptoires jugements sur les individus et les événements restaient surprenants d'exactitude. Et au terme de cette incursion proposée, dans ses habitudes et ses principes, -sans doute bien dépéris, depuis quelque temps- Lutaire enrageait de devoir apprécier la candide et paisible certitude d'un être si disparate et inquiétant, mais imprévisiblement pitoyable aux avatars d'un intellectuel qu'il eût dû mépriser. Parachevant depuis des années d'exhaustives analyses, il n'engrangeait que séquelles de disputes destructrices ou indifférence mortifiante. Puis jaillissant aussi soudainement devant lui qu'un flot de lave, un bonhomme optimiste, sarcastique et farceur, aussi peu soucieux de son aspect que de sa réputation qui jaugeait, soupesait, évaluait "sur pieds" comme il l'affirmait lui-même, ses amis et ses ennemis, pour en tirer de réconfortantes et intimes déductions. Exclusivement attaché au respect des horaires des établissements de jeux qu'il fréquentait, Kraulmnann n'accordait par ailleurs, hormis par force aux heures de cours en faculté, que peu de signification aux  rendez-vous fixés à ses relations habituelles. Dans ce fatras de notions et de sensations entrechoquées, Lutaire ne parvenait pas à trouver la réponse que sollicitait Kraulmnann, Et celle qu'il formula ne s'adressait pas à Kraulmann, le pitoyable, mais à Barberousse, le brelandier, auquel Lutaire pouvait refuser le secours proposé.

- Seul, tu peux gagner, autant, et peut-être davantage, qu'avec mon concours, négligeable, sinon même dommageable, en tout cas inutile, pour toi qui maîtriseras mieux ton attitude et ta technique en n'ayant pas d'assistant à surveiller et redresser...

Barberousse haussa les épaules.

- Je n'insiste jamais pour secourir quelqu'un. C'est mal élevé et suspect. Mais ma proposition est valable quelque temps.

- J'ai néanmoins une requête à formuler...

Barberousse vint s'asseoir à côté de Lutaire, ramassé sur le pied de son lit.

- Voilà : je prends en considération la moitié, seulement, de ta proposition. C'est-à-dire que tu me dispenses les leçons complémentaires idoines, afin que j'acquière la subtilité et la maîtrise propres à assurer seul, ma subsistance...

- J'opine, Aristote. Mais alors, il va falloir te constituer une conscience "de classe"...

Le front ridé et les sourcils froncés de Lutaire, trahissant son imperméabilité au sens de la déclaration, Barberousse acheva :

- Je dis bien de classe, philosophe. Parce que lorsque tu pénètres dans une salle de jeu, tu changes de planète... Les gens qui s'agitent, ou se statufient, autour de toi, ne sont plus les hommes que tu as vus à la porte. La plupart savent qu'ils vont perdre de l'argent d'abord. Et souvent, plus tard, une parcelle de leur dignité. Un peu plus tard encore, de leur honnêteté, ou de leur honneur, Au choix. Pour ne pas y laisser les tiens, il faut donc que tu te mettes dans la peau de ceux qui veulent la tienne. Car le poker est une escobarderie, un duel à multiples lames, dans lequel, comme à l'époque des Louis treize et autres Médicis, chaque ombre de porte dans un quartier suspect peut dissimuler un coupe-jarrets. La roulette et tous autres jeux de hasard ne sont que mômeries, comparés au maniement de cinq bouts de cartons multicolores par un roué, corrupteur et pervers, dont le premier but est de te démoraliser pour te conduire à lui tendre ta bourse. Pour ne pas tomber sous le charme, il faut que tu deviennes, dès qu'assis à la table de jeu, corrupteur, pervers et roué. Mais avec une conscience professionnelle marmoréenne immarcescible... Je n'insisterai plus. Tu connais le sens des mots, puisque c'est ton métier. Ceci exposé, je suis bien entendu à ta disposition, mais durant un certain temps seulement, pour t'enseigner le métier de bretteur à bottes meurtrières...

Lutaire souriait. Ce qui ne lui arrivait que rarement en ces temps. Puis il lança à Barberousse :

- Puisque tu viens de parler de conscience, je te questionne : est-ce qu'en toute conscience, tu te sens à l'aise ? d'abord dans la pratique, ensuite, dans ce rôle de bretteur pervers, roué, corrupteur ?

Et redoutant le pire, Lutaire se regroupa physiquement sur le pied de son lit, où il attendit une colère, ou un déferlement incoercible d'injures, ou encore une chute d'objets à portée de main de l'orateur. Mais il ne vit rien d'autre qu'un escogriffe gouailleur que divertissait l'incongruité de la répartie Lutairienne, et qui s'avançait vers lui avec une sorte d'onction païenne dispensatrice d'hérésies verbales.

- Aristote Olivier Lutaire de la Dariusserie... Tu pisses dans tes chausses, à cette heure où pourtant tu viens d'encaisser une collection de coups de pied au cul à déboulonner un cheval de bronze... Ma conscience, cher poète, elle existe d'abord pour m'interdire d'être pris pour un minus habens dont un quelconque semblable tirera parti à son profit, si je ne me gare de son intention. Ma conscience, en second lieu, m'interdit, impérativement de tirer parti d'un homologue en esprit et en moyens matériels. Elle m'interdit ensuite, et sans avoir recours aux écritures révélées ou non, de supprimer ou même molester un semblable car je tiens trop à mon autonomie, à mon sommeil et à mon tonneau au soleil, pour entendre courir derrière moi, des vendettistes ou des chats-fourrés. Lorsque je ferai couler le sang un jour ou l'autre, ce sera que le saignant m'aura poliment demandé et qu'il aura accepté de payer pour ce faire. Maintenant que j'ai fait la liste des interdits, je vais synthétiser sur le licite. Lutaire, mon pote, quel est le rôle de la conscience dans l'univers humain que nous connaissons ? Cite-moi une nation, un continent, où la conscience, comme tu l'entends, inspire les hommes qui gouvernent et les lois qu'ils promulguent ? Je ne vais pas te citer Lincoln, Bakounine, ou Jésus-Christ. Ne nous laissons pas engloutir par l'abstrait et les plans d'amélioration du genre humain. Conduisons-nous en fonction de ce qui nous entoure, et de ce que nous impose le régime où nous avons choisi de vivre. Et il en existe de tellement plus nocifs et insupportables que je trouve encore celui où nous nous débattons, tolérable. Mais en conscience, précisément, et pour en rester aux événements essentiels auxquels tu ne peux échapper, est-ce que tu sens le poids de la conscience humaine dans un groupe de claironnants citoyens où, pour chacun d'entre eux, l'égalité et la démocratie ne se manifestent qu'à condition que l'usine à créer le soit dans la circonscription où ils habitent, même si le département voisin en a économiquement davantage besoin ? Ou encore le type qui t'empoisonne avec sa fumée de tabac -comme moi en ce moment- ou le bruit de sa radio, au nom de la liberté conquise par "ceux qui ont fait 89" ? Je ne fume que là où d'autres fument depuis avant mon arrivée. Mais quand j'entends un gonze me parler de liberté parce que je lui demande de ne pas fumer dans un compartiment de chemin de fer réservé aux non-fumeurs, je me marre à son nez, et à gorge déployée ! Et s'il existe une manne à répartir entre des citoyens victimes de quelque saloperie naturelle, celui qui la touche sans y avoir droit, la restitue-t-il au nom de sa conscience démocratique et civique ? Quand on t'annonce que les chômeurs croissent en nombre sur l'ensemble du territoire, est-ce que les gens nantis d'une retraite excédant leurs besoins proposent d'en reverser le surplus, au nom de la solidarité nationale ? Mon cul, oui... Ils ne proposent même pas, lorsqu'ils exercent une fonction supplémentant leur retraite de la laisser à un chômeur capable de la remplir. Et dans ce pays tellement fier de son passé de luttes syndicales et sociales, est-ce que l'on hésite à faire payer à ceux qui ne fument pas et ne crèvent pas de cirrhose, les frais de traitement de ceux qui se sont rempli la panse d'apéros et ont pétuné à en défuncter ? Lorsque les affectueuses sollicitations d'un groupe de citoyens épris de justice et de fraternité universelle, conduisent un homme à sacrifier son intérêt particulier pour se porter au créneau politique en vue de concourir au progrès social et civilisateur, est-ce qu'il ne s'accroche pas de toutes ses forces, de toutes ses relations, de tous ses moyens intellectuels -lorsqu'il en possède- à la "haute et honorable fonction" où l'ont promu les bulletins de vote de ses concitoyens ? Autant dire qu'il consent un sacrifice permanent en voyageant, discourant, écrivant, serrant des pognes et tâchant à diriger vers sa "petite patrie" locale, les avantages éventuels procurés par ses relations et son éventuelle autorité. S'il déclarait candidement à ses électeurs : - Les gars, pas de népotisme, pas de favoritisme, pas de cas particuliers, on divisera par le nombre de têtes de pipe la subvention à venir et le département voisin recevra les crédits de la nouvelle imprimerie destinée à imprimer les cartes de rationnement de la prochaine guerre, parce qu'ils sont plus malheureux que nous - il recevrait des tomates à la sortie de la messe et personne n'oserait suivre son enterrement. Sa femme même, peut-être, le quitterait, outrée de tant de conscience et de dignité humaine. Et comme ce phénomène est universel, à défaut que ce soit la conscience, je choisis de vivre dans le secteur de la planète où le paradoxe est le moins hurlant. Je ne réformerai quiconque, je ne débaucherai qui que ce soit, je ne parviendrai à faire accepter aucune loi s'opposant à la scélératesse, à la cruauté, à la malfaisance rédhibitoire et durable autant que l'homme, que le Janus d'horloger qui l'a créé, lui a mises dans la peau.

- Pour en finir, un dernier mot, en forme de conclusion : Dieu...

Le satanique "apprenti charcutier malgré lui" éclata d'un méphistophélique ricanement.

- Je t'attendais là !...Tu ne pouvais pas la sauter, celle-là, hein ? Eh bien ! je vais te scier, moi. Dans la rue, je cède non seulement le pas, mais le trottoir, aux gens de robe. Pourquoi ? Parce que si tu réfléchis, après inventaire contradictoirement effectué après quelques années d'épreuve terrestre, que te reste-t-il, en héritage ? La fraternité, l'égalité, la solidarité ?... poussières... La conscience universelle dont nous devisions gaiement voici un instant ?... mythologie... Le progrès humain, lentement et douloureusement arraché aux forces oppressives et réactionnaires ?... Les anciens esclaves, parfois se révèlent doués pour se substituer aux tyrans. Mais encore, des gens obscurs et sans grief particulier contre la société, et ignorant des trésors que recèlent leurs gènes, et qu'un bouleversement politique porte vers le pouvoir comme le raz de marée transporte une embarcation légère sur les hauteurs voisines du rivage, découvrent les charmes de l'autorité. Et puisqu'il faut que cette autorité soit exercée, ils l'exercent, décident, ordonnent, nomment, destituent, promeuvent, proclament, condamnent, font prêter serment, récompensent -généralement et de préférence des parents- et décapitent. De préférence d'anciens partisans ou encore remportent des victoires militaires. Tant qu'un tremblement de terre ne détruira pas le secteur où ils sévirent, une avenue panoramique ou une rue à bordels pérennisera leur blase. Mais revenons à notre inventaire. Jusqu'à ce point, l'héritage incite plutôt à refuser la succession. Examinons le coffre-fort, dernier refuge des valeurs humaines à partir d'un certain âge. De l'avis même de ceux qui en possèdent des montagnes, et qui lucidité conservent jusques à la défunction, ça ne retarde rien ; ça ne réjouit quiconque est sur le départ, et ça n'agrémente même pas le voyage à plat dos à l'heure du "retour au Père". Pas davantage que la dévotion dépensée durant la chienne de vie. Bien que...bien que, en principe, et si je ne truque pas les écritures, lesdits dévots devraient se bousculer à la réception. Mais n'anticipons pas. De tout ce que nous avons énuméré, aucune valeur ne justifie, ne compense, la masse d'emmerdements qui t'est dévolue à ton arrivée sur la glèbe. Alors, en extrême et suprême consolation, est-ce que tu as rencontré quelque trace de dignité humaine, dans le décor de ton cheminement ? Des traces, je n'en ai encore vues ; des vestiges, et encore, rencontrés dans la littérature ou dans des contes dorés à l'usage des prédisposés assoiffés de cette denrée. Parce que pour moi la première preuve de dignité humaine que peut t'administrer un être humain, c'est, si tu me permets le prosaïsme de l'allégorie, de laisser en s'en allant, l'endroit aussi propre que tu souhaitais le trouver en arrivant. Ca là, vois-tu, en remontant de métaphore en parabole, et de la République à la Bastille, armé de banderoles, j'entends des revendications, des protestations de fraternité, mais les gars qui m'entourent me marchent sur les pieds, me soufflent leur baleinée stomacalement ulcérée dans les narines, jettent leurs emballages de bonbons acidulés et de liquides déshydratants sur la voie publique, tandis que la veille, ils ont sournoisement déposé leur vieux matelas ou leur gazinière rouillée, encombrants, en forêt de Saint Germain, là justement où j'avais projeté d'aller pique-niquer avec ma famille, mais où précisément encore, la veille, un automobiliste bichonneur avait vidangé son carter d'huile. Je stoppe. Chacun se fait une réputation, une raison-pancarte qu'il accroche le dimanche à sa fenêtre comme le drapeau national, mais se fout dans des dimensions sidérales des conséquences de son comportement à l'égard de tout ce qui vit plus loin que son hachelem. Et c'est là que l'indispensabilité de la religion s'impose. À tous ceux que la vie a floués, trompés, lacérés, transportés d'un faux espoir à une charlatanerie, il reste la perspective, de toute façon invérifiable, donc, toujours vraisemblable, d'un transférement vers une oasis inconnue des promoteurs immobiliers, des agents du fisc, des exploiteurs patentés de la dignité humaine. Et peut-être exempte de la présence d'un conjoint qui a gâté la vie que vous auriez menée avec un autre conjoint, et à qui vous l'auriez vous-même gâtée. Comprends-tu pourquoi, et même si ladite religion a jadis longtemps régi les peuples et contrôlé jusqu'au pouvoir des rois, je la vois œuvrer comme un moindre mal, puisqu'il faut de toute façon que les grenouilles élisent un roi. Tu as appris en ton temps, cette phrase attribuée au satirique poète romain Juvénal, qui affirmait que "deux augures romains ne pouvaient se regarder sans pouffer de rire" tant leur accoutrement et leurs fonctions les distrayaient eux-mêmes. On pourrait les comprendre en feuilletant les confessionnels illustrés des décennies écoulées. Mais maintenant que la modestie atteint l'appareil vestimentaire des ministres des cultes, qu'ils servent ce dieu-ci ou ce dieu-là, ça ne me gêne pas de partager la plate-forme de l'autobus avec eux.

Sans épilogue et sans autre moralité, Kraulmann consulta son bracelet-montre, lança un juron, et dit pour lui-même.

- J'ai dissection dans vingt-cinq minutes et on va m'avoir fauché le macchabée que j'ai fait mettre de côté par l'appariteur... C'est quarante sous de perdus... Je ne vais plus disposer que d'une femme-tronc...

Puis il claqua la porte.


22


Kraulmann avait "lâché" Lutaire dans les tripots après huit jours de leçons quotidiennes, d'incubation de règles et d'astuces plus vicieuses que subtiles, mais inhérentes à la pratique du jeu de poker. Puis ayant laissé Lutaire se reposer des exercices mnémotechniques imposés, il lui enseignait des attitudes physiques variées à adopter en fonction des contenances de l'adversaire. Et puis enfin, comment contraindre l'ennemi, en l'alléchant, à engager des fonds pour voir... qu'il était vaincu. Et comment le neutraliser sans frais, lorsque l'on était soi-même sans armes suffisantes. Pour clore ce stage, Lutaire dut apprendre à piéger l'adversaire en le laissant gagner par déduction de supposées difficultés éprouvées alors que l'on eût pu ramasser la banque. Puis lorsque se présentait une main pleine d'éléments insurclassables, le découdre sans merci afin de l'éliminer. Lutaire, en fin de cours, commenta :

- C'est du gangstérisme, ta pratique...

- Non. C'est de la politique, plus une teinte boursicotière, plus la mise en branle de toutes les qualités spécifiquement humaines : cautèle, félonie, traîtrise, cruauté, sournoiserie, perversité, etc... etc... Tout l'homme quoi ! La vie elle-même, comme si vous y étiez, mais dans un fauteuil...

- Sincèrement, as-tu toujours gagné ?

Toutes pertes et recettes confondues, je récolte un solde tout ce qu'il y a de plus satisfaisant. Mais j'ai fait des économies dès le début parce que mon professeur, un bookmaker victime d'un accident sur la voie publique et dont j'ai fait la connaissance à l'hôpital où j'étais moi-même pour une grave blessure reçue sur un terrain de football, m'ayant inculqué la rigueur dont j'ai fait montre avec toi, m'a imposé sa devise "toujours partir trop tôt", c'est-à-dire quitter la table pendant que l'on est en train de gagner. Je t'ai indiqué quelles modifications d'attitude tu dois engager lorsque tu a décidé de te retirer, sans vexer quiconque, et si tu ne peux vraiment pas partir dans l'instant où tu le désirerais, comment durer, sans risque de perte, en sauvant les apparences. Je ne pokérerai que jusqu'à ma thèse. Si je l'obtiens, immédiatement, je cesse.

Dans le cas contraire, je pokérerai un peu plus longtemps. Mais je ne toucherai plus une carte du jour où je détiendrai mon diplôme. Je te l'ai dit : mon diplôme sera à lui tout seul, une main pleine... Mais revenons à toi... et résumons : tu pars trop tôt, ou dès que tu te sens fatigué, ou dès que tu sens que quelqu'un a décidé de te battre, ou tout simplement si tu ne te sens plus envie de cartonner. Ne triche jamais-jamais-jamais...

Lutaire s'engageait déjà dans des dénégations anticipées, mais Barberousse ne l'entendait point.

- Je sais : tu n'en as ni l'intention ni l'habileté. Mais ça ne commence pas de la sorte, la tricherie. Ça surgit lorsque ton voisin te laisse involontairement voir une carte, ou commet une erreur telle que cela peut te donner des idées sur le profit à en tirer. Et si ta tentative de biaiser réussit, tu auras envie de recommencer. Ex-clu, impérativement ex-clu. Si tu n'es pas assez trapu pour te battre avec ce que tu as, et avec tes talents d'illusionniste, mendie à la sortie de la messe ou vends des roses fanées dans les boîtes de nuit. Je conclus : tu vas où tu veux, lorsque tu le veux. Tes mouvements ne m'intéressent pas. Et tu resteras quinze jours sans me parler de tes résultats, pertes ou gains. Sauf, bien entendu, si tu te fais lessiver sans délai et que tu abandonnes faute de munitions.. Je me répète : j'étais, et suis toujours décidé à partager avec toi. Et je peux même te prêter de l'argent à condition, j'insiste, à condition qu'il ne te serve pas à pokérer ! Et je pourrai même, éventuellement, si tu te ramasses, t'en prêter pour regratter ton papier, mais je ne t'en prêterai jamais pour aller, seul, le flamber... Nous pourrons donc parler du diable, du bon dieu, des gonzesses ou des tantes, mais pas une fois le mot carte tant que je ne t'ai pas braqué le feu vert. En revanche, si cela te distrait et te fait honneur, tu me trouveras toujours pour déguster verveusement et par le truchement de mon encyclopédique vocabulaire, ta soupe philosophique, qui, sans te charrier, parce que j'en lis un peu tous les jours, me botte vraiment. Il n'y a pas que des conneries dans ton encre, et il ne faudra pas laisser ça là.

Afin de disposer du maximum d'argent et dans la logique de sa décision, d'en produire le plus possible, Olivier attaqua le sort par la mise en œuvre du savoir acquis auprès de Kraulmann, dès le premier soir de la permission octroyée par son professeur. Et si assidu fut Olivier à l'exercice de son récent talent qu'il ne rencontra qu'exceptionnellement Kraulmann à la pension Mollinais durant la quinzaine expérimentale. Le quinzième soir ponctuant le "lâcher" de Lutaire, Barberousse, attachant humoristiquement un disque vert découpé dans une gravure publicitaire, au bouton de leur porte de chambre, informait ainsi son compagnon qu'il pouvait attaquer sans transition le sujet momentanément abhorré. Sa lampe de chevet de faible intensité éclairant la tête du lit, Kraulmann y était allongé lorsque pénétra Lutaire, qui n'eut pas temps de prononcer une introduction préparée,

- Pas de bla-bla-bla. Je veux des chiffres, et seulement des chiffres. J'écoute...

Lutaire observa que reposait à côté de la lampe de chevet de Kraulmann, le tome premier de ses travaux, qu'en toute vraisemblance le carabin compulsait à l'arrivée de son camarade. Il n'y fit allusion et répondit comme il y était invité.

- Gains : douze mille trois cents francs...

Comme Lutaire marquait une pause, Kraulmann, laconique, insistait :

- Pertes ?...

- Vingt neuf mille francs...

- Vingt neuf mille francs amputés de douze mille trois cents francs, nous laissent seize mille sept cents francs de déficit net. Soit le salaire annuel d'un caissier-chef de banque sérieuse...

Barberousse atteignit de l'extrémité de ses doigts un paquet entamé de cigarettes posé à côté de la lampe de chevet. Après avoir enflammé le tabac fort, il aspira longuement une bouffée qu'il expulsa pour en suivre du regard la déchirure au-dessus de son visage.

- Et maintenant, quelle direction vas-tu prendre ?

Olivier n'avait pas prévu la nature du propos qu'allait lui tenir Barberousse. Mais encore moins que celui-ci lui demandât de quitter les lieux !

- J'ai encore les moyens de tenir quelques semaines.

- Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. J'entends seulement après les fortunes diverses (joli jeu de mots...) que tu as traversées, et qui t'ont fait échouer ici, vers quelle activité projettes-tu de te tourner ?

Olivier ne répondant pas, Barberousse poursuivit :

- Tu peux rester ici avec moi. J'aimerais n'avoir à me réhabituer à personne. Mais à ta place, j'envisagerais une activité quelconque. Ne serait-ce que pour n'avoir pas à ruminer mes déconvenues dernières... Que tu deviennes cantonnier, mage extralucide ou chiffonnier, il est indispensable, pour ta santé morale, que tu emploies ton temps, longuement, chaque jour. Tu as eu tort de quitter ton quotidien. C'était le toit, le pain et l'eau.

- En tout état de cause, et si je calcule qu'il me reste de quoi vivre environ sept à huit semaines, je...

- Tu calcules faux. Sept à huit semaines de réserves financières, c'est déjà la faillite. Il te faut, pour deux raisons différentes, trouver immédiatement un emploi asservissant. D'abord, parce que tu as besoin d'emploi, ensuite, parce que l'asservissement t'empêchera de succomber à la tentation d'aller te "refaire" au poker avec ce qu'il te reste de disponible...

- Comment peux-tu en augurer si sûrement ?

- Parce que tu n'as pas pris une correction suffisamment cuisante pour t'ôter l'envie de recommencer en espérant mieux manœuvrer. En tout cas, toi ici, avec moi, tu n'y retourneras plus. Ou bien tu t'en vas tout de suite si tu as l'intention d'y repiquer...

- C'est bien toi qui m'y as envoyé ?

- Sur ta demande ! Et si je t'ai d'abord proposé -n'oublie pas...- de pratiquer avec moi, c'était pour t'épargner ce qui vient de se produire...

- Mais si tu savais, pourquoi n'as-tu pas...

- Eh ! là, Monsieur l'encyclopédiste ! Tout beau ! La Casuistique, la Dialectique, la Rhétorique, la Période, le Balancement, Ithos et Pathos, Emphase, Éloquence, je connais... J'ai fréquenté tout cela en mon temps et même taquiné l'argomuche entre les cours. Avec Pascal et Descartes au menu du dimanche. Mais traduit par Rabelais. C'est plus sapide et moins étouffe-chrétien. Oui, en effet, je savais, Monsieur le philosophe. Mais je voulais voir. Et pour voir, comme dans ce que vous savez, j'étais disposé à payer, puisque j'avais proposé de supporter les frais. Au bout de trois à quatre heures consécutives de tabagie, veni-vidi-vici. Tandis qu'en l'occurrence, j'ai dû patienter pour m'instruire. Et puisque je le suis, je vais hasarder quelques suggestions...

Maximilien-Kraulmann-Barberousse "médecin-malgré-lui" se dressa pour rester en position assise sur le bord de son lit, y consuma à l'extrême sa cigarette, l'écrasa dans un cendrier en réplétion, et reprit le débat.

- Tu viens de te faire déculotter une nouvelle fois, Léonard Darius. Si je m'en tiens au palmarès que tu as toi-même dressé, j'enregistre : des difficultés avec tes vieux, et qui deviennent même aiguës à la fin ; puis des démêlés sentimentaux, ancillaires, Ramuntchesques, Ovidiens et Virgiliens avec une Franchita-Graziella ; puis surgit une Nêne érotico-maternelle, sur laquelle tu te livres, métaphoriquement parlant, à des violences qui ne tendent à rien moins qu'à la foutre à la rue ; puis clôture de la période des galipettes avec l'aventure sensualo-americano-pécuniaire, illustrée par Mistress Betwey of Philadelphie ; couronnement de ces hauts faits par des bordées de quolibets imprimés en public, et jets réitérés de monocles, en privé. Je te le dis, Darius, tu ne sais pas te conduire, et tu casses tous tes jouets. On ne te les remplacera pas indéfiniment. Tu es trop impulsif et inconséquent, pour un pondeur de lois codifiant les bonnes manières entre gens de qualité.

D'un timbre de voix abaissé de plusieurs tons, et après un regard vers le tome premier du "Définitivisme", il ajouta :

- C'est pourtant un sacré boulot que tu as fait là. Je n'ai pas encore démêlé s'il te faut une esclave reptant à tes chausses ou une virago qui te boucle en cellule douze heures sur vingt quatre, pour t'obliger à accoucher quotidiennement d'élucubrations que je n'ai trouvées nulle part ailleurs que dans ton pavé. Parce que, hormis ta plume et ton papier, tu es intégralement incapable de t'assimiler à notre mode de vie. Ainsi, je...

- Pardon, Maximilien, pardon : tu as dit "notre mode de vie"...

- J'ai bien dit notre mode de vie, et alors ?

- Ton mode de vie n'est pas le mien ? Et vice-versa...

- Bel exemple d'hypallage, Monsieur l'écrivain. Mes compliments pour l'avoir relevé. Mais c'est involontaire. Si j'ai transféré ce que je pensais de toi dans une autre notion, c'est qu'en vérité, je suis troublé par ta faculté à intéresser à leur propre et pourtant stupide existence, les gens qui te lisent. Tu réussis, toi qui n'es ni le bon dieu, ni même un de ses épigones ou de ses fanatiques, à leur donner envie de patienter jusqu'à leur mort, histoire de voir si, tout de même, il restait quelque chose de buvable dans le fond de l'auge...

Barberousse se mit debout, marcha quelques instants de long en large devant un Olivier silencieux, puis vint se planter devant lui.

- Écoute, Darius, nous salivons dans le vide en ce moment. Moi, surtout, si je suis convaincu que tu n'as pas encore rencontré toutes les vacheries prévues à ton casier, je te le dis quand même qu'il faut que tu insistes, et surtout que tu pondes la deuxième partie de ce catéchisme hérétique qui me laisse sur ma faim. Je veux savoir où tu m'emmènes. Si je suis dans ce cas, c'est qu'il y en a d'autres, non ? Que veux-tu que je te dise qui te convainque davantage de l'utilité d'insister ? Quelle autre activité peux-tu exercer, toi l'incapable congénital auquel je ne sais qui a donné les moyens non pas de résoudre, non pas de consoler, mais seulement, -et c'est le principal, l'essentiel, le fantastique- le moyen d'attendre, de s'illusionner sur la vraie raison de notre présence en ce merdier. Et non pas en nous promettant de retrouver nos amours et nos phantasmes dans des tempêtes d'hosannas. Mais en réussissant presque à nous prouver que nous possédons sous l'occiput le bon dieu que les autres nous promettent à la fin de l'excursion : the planet by night. Tu ne dois pas faire autre chose que d'écrire, pondre, écrire, et recommencer si ça n'est pas bon. Quel rôle ayant quelque rapport avec la dignité humaine, veux-tu jouer parmi nous, en dehors de celui que je te vois jouer ? La vie à pousser devant soi est déjà pour chacun de nous le rocher de Sisyphe. Le tien, c'est ton baratin. Tu détruis et tu recommences. Pour des gars comme moi, qui savent déjà où ils en seront dans trente années, et qui en posant leur glossocatoche pour la dernière fois sur la langue d'un trop bavard, perdront leur dernière possibilité de se faire passer pour indispensables, il n'y a, à l'heure où nous sommes, que trois virtualités ; si j'excepte le retour précoce au néant, bien sûr. D'abord, tout prendre en se marrant sardoniquement. Si on n'en a pas le tempérament, s'arranger pour contracter une belle fistule lacrymale afin de larmoyer comme il convient sur la rédhibitoire connerie humaine. Si on ne veut rien voir pour ne pas rire ni pleurer, se bander les yeux comme on les bande au chameau qui entraîne la noria. Mais c'est un lieu où l'on se bouscule, et les sybarites y souffriront plus qu'ailleurs. Tu ne veux tout de même pas te traîner dans l'une de ces ornières crottées où l'on ne rencontrera que des fadas, des éplorés ou des joueurs de colin-maillard ? Pour un gonze de ton gabarit, ce ne serait ni sérieux ni convenable. Alors, pote, écris, écris, écris encore, écris toujours. Pour nous faire croire que l'on te comprend, et surtout, qu'il y a quelque chose à comprendre...

Puis comme si l'embarras le saisissait et l'empêchait d'exprimer l'intégralité de ses sentiments, Kraulmann attrapa un gros livre de "cliniques" et s'installa à sa table de travail.

Olivier, silencieux, et estimant que cette chambre venait de résonner de trop de paroles pour en ajouter une seule de plus, se remémorait les diverses évocations de Kraulmann s'adressant au philosophe comme à n'importe quel condisciple en salle de garde d'hôpital. À la fois atterré par l'hémorragie financière de la quinzaine écoulée, bousculé par le débit tonitruant de Barberousse, troublé par ses allusions trivialement élogieuses, mais visiblement sincères, et enfin, perplexe quant à la détermination à arrêter à la suite de telles objurgations, Lutaire regrettait d'avoir ajourné l'accusé de réception attendu à l'Homme du Siècle, ce qui, peut-être, par ricochet et fortuits événements issus de cette négligence politique, retarderait d'un long temps, cette émersion entrevue par Balda et Barberousse. Et à laquelle, en dépit de son abattement, Darius recommençait à croire. Bien qu'il n'eût pas dîné, Olivier se prépara à se coucher. Le bilan établi de l'entreprise lancée voici deux semaines lui avait ôté l'appétit. Et il s'endormit sans avoir échangé d'autre parole avec Kraulmann.

Celui-ci éveilla Lutaire vers sept heures le lendemain matin, en heurtant involontairement et maladroitement son lit. Déjà vêtu, et piétinant de gauche et de droite dans la pièce, il informa Olivier qu'il y avait examen durant la première partie de la journée, et qu'il disposerait de la seconde partie pour effectuer des courses et démarches retardées depuis le mois dernier.

- Comme nous n'allons sans doute pas nous revoir avant demain matin, si nous nous revoyons... Je vais formuler quelques prescriptions utiles à ton état. Tu les suis, ou tu ne les suis pas, ça ne me fera ni chaud ni froid. Mais si je ne peux rien diagnostiquer quant aux résultats du traitement, je peux le faire quant à ceux résultant de la non observation. Dans six mois, dans six ans, tu vagueras encore dans des taules de cette catégorie : "eau sur le palier et gaz à tous les étages". De toute façon, si nous nous rencontrions d'ici un an ou deux et que tu sois dans le même standinge qu'aujourd'hui, je refuserais de te serrer la pogne. Avec ce que tu peux extraire de tes circonvolutions méningées, il faudrait que tu sois vachement ramier pour n'avoir pas ta loge au théâtre français.

Barberousse, ouvrant précautionneusement la porte pour créer le moins de bruit possible, attrapa sur le paillasson le plateau portant les deux petits déjeuners à eux destinés, et vint le poser sur les genoux de Lutaire. Puis tandis qu'il l'invitait à tout consommer parce qu'il préférait avaler un chocolat à son bar habituel, il descendit de la dernière étagère de son armoire, une exiguë mallette de cuir fin, y saisit sans que Lutaire pût déceler la nature de l'objet, une liasse de papiers qu'il enfouit dans la poche de son imperméable, et ayant serré le tout, vint prendre place au pied du lit d'Olivier.

- L'ordonnance dont j'ai parlé voici un instant, je ne te l'écrirai pas. Tu dois en retenir le texte, que je vais énoncer sur le champ, une seule fois, sans commentaire et sans mode d'emploi. Dès que possible, décamper d'ici sans s'inquiéter du loyer ; c'est payé, un mois d'avance, pour nous deux. Tu peux sortir la tête haute et les valises pleines. Tu n'entendras aucun glapissement. Autant que possible, ne pas glander dans Paris où les rencontres éventuelles, en ce qui te concerne, ne te seront présentement d'aucun secours. De préférence, gagner une gare, et si possible, celle dénommée d'Austerlitz ou d'Orsay. Il en part d'excellents trains qui en te déposant à Saint Jean de Luz te laissent à quelques dizaines de kilomètres de Berissparen, havre de grâce et de labeur où tu as déjà accouché "d'une belle ouvrage" qui n'est pas terminée. Si le voyage te semble encore trop long, le lieu trop éloigné et la veuve de Ramuntcho trop mûre, renseigne-toi sur les moyens propres -en faisant effectuer des recherches dans l'intérêt des familles-  à retrouver une dénommée Nêne, dont les qualités cajolo-maternelles éprouvées pourraient encore t'être utiles. Au-delà de cette intervention, il n'y a rien. Et il n'y aura aucun autre substitut. Pour le remboursement des soins, la période de convalescence et les frais de déménagement, tu disposeras de ce que je vais te remettre. Si tu éprouvais un jour le besoin de me retrouver, demandes-moi chez Lesaigle, imprimeur-libraire spécialiste des ouvrages de médecine, près le métro Odéon. Ils seront toujours en possession de mon adresse.

Dressé, froissant les papiers extraits de la mallette, Maximilien-Kraulrnann-Barberousse-médecin-malgré-lui, jeta sur le lit une liasse de billets neufs.

- Étouffe tout de suite tes scrupules : c'est le produit du vice. Je l'ai tiré de la poche de ceux qui t'ont pris le tien lorsque tu perdais. Quasiment morale, ma pratique ! De plus, les semaines écoulées m'ayant été scandaleusement favorables, j'ai dix fois plus gagné que tu n'avais perdu. Tu peux dormir sur la conscience universelle, ainsi que sur ta conscience propre. Deux occasions de s'apercevoir que la surdité galopante existe.

Kraulmann rangea encore quelques objets, enfouit un paquet de cigarettes dans une poche, posa un chapeau fatigué sur sa tignasse de chaume, gagna la porte, fit volte-face, leva une main en signe d'adieu, puis revint brusquement vers Lutaire.

- Pas dix, pas cinq, pas deux : une seule alternative, celle que je viens de prescrire.

La porte fut refermée avec précaution mais le pas de Barberousse résonna jusqu'au rez-de-chaussée. Olivier se porta à la fenêtre. Marchant lentement en semblant réfléchir, le regard au sol, en direction du quai Montebello, Kraulmann bourrait de tabac âcre le fourneau d'une pipe à tête de mort.


23


C'est en pensant à cet être énigmatique et clair, imprévisible et naturel, massif et insaisissable, s'attendant à tout de la part de son semblable -sans en rien attendre- qu'était Kraulmann, que Lutaire se dirigeait vers la rue de la Huchette, après avoir réuni livres, papiers et vêtements, dans la chambre de la pension Mollinais où il prévenait de son départ. Mais il ne prospecterait ni hôtel ni garni. Le vieux bouquiniste auquel il rendait visite connaissait, depuis plus d'un demi-siècle qu'il résidait au carrefour de ce lacis de ruelles basochiennes, tous les hôtels particuliers, tous les jardins intérieurs des immeubles datant de 1789, aussi bien que les arrière-cours méphitiques et les corridors nauséeux. Le vieux rat de bibliothèque fréquentait en effet  de ces murs presque tous les locataires ou propriétaires successifs auxquels il vendait, et parfois rachetait, les ouvrages emplissant son obscur magasin d'innombrables stalagmites poussiéreuses. Balzacien personnage chez lequel Léautaud aimait à stationner pour d'intemporels propos, le libraire se réjouit de la visite de Lutaire qu'il n'avait pas rencontré depuis plusieurs mois et dès qu'entendant sa requête, le poussa vers l'extérieur, ôta la fine goupille du bec-de-cane, et fit signe à son ami de le suivre. Embouquant soudainement un couloir étroit que les siècles et les souliers avaient taillé en gouttière où coulait une eau savonneuse, le guide fit volte-face pour rassurer Lutaire en le priant de ne pas se fier à ce détail désagréable, car il savait exister, là, sur la cour, un deux pièces-cuisine refait à neuf que la propriétaire, qui était sa cliente de longue date, désirait louer à une personne seule, à un prix, que lui-même, libraire, estimait dérisoire. Lutaire apprécia l'exposé mais objecta que "le soleil ne devait jamais entrer là-dedans"... Son guide n'eût su soutenir le contraire, mais on ne pouvait se montrer difficile, eu égard à l'état dans lequel était remis le logement. D'ailleurs, ni à son domicile ni à son magasin de libraire, le soleil ne pénétrait davantage. L'architecture de l'époque ne prenait pas en compte cette notion moderne. Ce qui n'empêchait point ce vieux rat de bibliothèque d'atteindre quatre vingts ans ! Puis comme il proposait à Lutaire d'abandonner sans plus de forme, le jeune homme se reprit. Ils poursuivaient leur cheminement lorsqu'une courte, ronde et brune femme du type tenancière de débit "liqueurs bois et charbons", apparut sur la dernière marche de l'escalier aboutissant à la courette. Dès qu'elle sut voir un candidat à la location, elle leva ses bras courts au-dessus de sa tête.

- Fallait venir hier soir. C'est signé. On m'a payé trois mois d'avance. Tenez, je porte les sous à la caisse d'épargne...

Et sans autre précaution, elle souleva une jupe sous laquelle était dissimulée la pochette contenant l'argent. Les deux hommes rebroussèrent chemin. Le bouquiniste pouvait proposer autre chose à Lutaire, mais il faudrait attendre le début de la soirée pour rencontrer le propriétaire. Comme Lutaire suggérait à son vieil ami de reprendre contact par téléphone, celui-ci opposa un non formel : il ne possédait pas le téléphone ! Et assura qu'il entendait bien mourir sans avoir sacrifié à cette abusive et malséante pratique, qui fait marcher au sifflet. Ils se préparaient à réintégrer la librairie lorsque venant vers eux, un petit homme en manches de chemise, obèse et souriant, interpella le bouquiniste d'un accent rocailleux.

- Eh ! Monsieur Larragne, ce livre sur mon pays, vous me l'avez trouvé ?

- Toujours pas, mon bon Boudijols, mais je sais où il est... On me l'enverra d'ici une huitaine. C'est comme si vous l'aviez... Je suis en correspondance avec l'imprimeur de Castres qui l'a composé et tiré... Il lui en reste cinq exemplaires...

Comme le débitant s'éloignait, le libraire le retint pour le questionner sur l'éventualité d'une location disponible parvenue à sa connaissance.

- Pas plus tard qu'hier, mon ami Honzulo me disait qu'il cherchait un locataire tranquille, et qui reste au moins une année, pour trois pièces impeccables, plein soleil, eau, lumière, commodités, chauffage, balcon, tout quoi ! Mais c'est au sixième étage, sans ascenseur.

Boudijols ignorait le prix demandé, mais un sixième étage sans ascenseur, ça ne pouvait pas "monter à des fortunes". Estimant que sa mission prenait fin, monsieur Lerrague tendit sa main à Lutaire, en déclarant qu'il avait à faire. Des expéditions et de la correspondance. Surtout, que Lutaire le tienne au courant. Si cette dernière éventualité restait sans suite, il poursuivrait ses investigations. Lutaire l'assura qu'il viendrait le chercher pour dîner dès qu'installé. À son âge, Larrague  déjeunait encore, mais ne dînait plus. Enfin, pour faire plaisir à Lutaire, il sauterait un déjeuner afin de se réserver pour le dîner. Mais à la condition, selon ses habitudes, d'aller chez le basque de la rue des Carmes.

- Chez le basque, chez le basque, répétait Lutaire en s'éloignant, seul. On ne veut vraiment pas que j'en sorte !

Honzulo était chilien. Tout au moins se prétendait-il tel. Mais il devait s'agir beaucoup plus simplement d'un gitan de type espagnol, et qui venu à Paris pour y "faire" son droit, y fondait...... une pâtisserie-galerie d'art... Et depuis treize années qu'il pâtissait et accrochait ou décrochait des toiles, Honzulo acceptait cette déviation du destin. Une fois par semaine, se réunissaient dans son salon de thé, sous les gouaches, aquarelles et autres "couteaux", des plus iconoclastes touilleurs du quartier vieux Colombier-Vaugirard. Soit une trentaine de bipèdes mâles et femelles se hissant hebdomadairement d'une crasseuse oisiveté de rhéteurs, ratiocineurs, exégètes de Ferdinand Lop, ou fidèles de la religion de l'oignon ou du Soleil Inca, afin de disserter sur l'art. Mais le plus confondant effet résultant de ces assemblées d'éléments hétéroclites, tenait en ce que par leur truchement, ces marouflages abstrus dont chacun pouvait prétendre représenter une école, se vendaient, circulaient, changeant parfois deux ou trois fois de main avant que de se fixer à une cloison sur laquelle leur acquéreur l'abandonnerait peut-être en quittant les lieux. Mais aucune des œuvres vendues, si modeste fût son prix, n'était décrochée sans que Honzulo touchât le montant de la location de sa cimaise.

Séduit par le prix, l'état de l'appartement, et la perspective offerte depuis le balcon, Lutaire s'était immédiatement transporté chez Honzulo, onze ter impasse des Bœufs, encadré par la Sorbonne, le collège de France, le collège Ste Barbe et le lycée Louis le Grand. Mais au tréfonds de son âme, cette couronne n'égalait pas celle des monts de l'Atchurria et de l'Otxogorrigagna. Il y penserait. Plus tard...

Honzulo passant pour chilien, il devenait logique que la religion Inca y tînt assises périodiques, après lesquelles, la liturgie solaire évacuée, on parlait arts, philosophie, et particulièrement peinture. On invitait encore quelques psychologues auteurs d'ouvrages de culture psychique, ou un docteur à. la mode susceptible d'analyser les causes obscures conduisant les individus atteints de telle affection vers telle dénomination religieuse ou philosophique. Ce soir même où Lutaire, n'étant disposé ni à flâner ni à travailler, restait en auditeur à la galerie Honzulo, il écoutait "Tante Colette", responsable d'une rubrique féminine, et du cœur dans un quotidien parisien, et par ailleurs attributaire d'une causerie matutinale de quatre minutes dans une station d'émissions radiophoniques privée. C'était à ce titre que "Tante Colette" avait été sollicitée d'apparaître bénévolement à une réunion particulièrement nombreuse puisque la pâtisserie-pinacothèque d'Émilio Honzulo, prévue pour asseoir cinquante personnes en comptait quatre vingts. Dont une partie debout, en raison de la présence d'une vedette d'un courrier du cœur. La cinquantaine apparente accorte, soignée, diserte, et aisée, parmi un appareil vestimentaire aussi varié dans son extravagance esthétique que dans ses tonalités, la journaliste avait fait un triomphe lors de sa première apparition chez Honzulo, et venait ce soir pour la cinquième fois en un trimestre, annonçant qu'elle assurerait, sur la demande des organisatrices de ces assemblées, une soirée prochaine dans une salle de brasserie voisine, où trois cents personnes tiendraient assises. Affirmant que toutes les bizarreries vestimentaires ou de comportement ont leurs motifs tant que l'on ne tombe pas dans l'hypocondrie ou l'aliénation, elle tiendrait une dernière séance de consultations sur ce sujet dans un mois. Vingt-trois heures s'inscrivant à la pendule murale de la salle, comme se terminait la réunion, Honzulo tint à présenter "Monsieur Darius, journaliste" à Tante Colette.

- Mais... monsieur Darius ?...Vous êtes celui-là même qui a défrayé la chronique judiciaire dans l'affaire de l'Homme du Siècle ?... Et de plus vous êtes membre de la religion du Soleil Inca ?

Bien qu'il n'en n'éprouvât point un irrésistible besoin, Darius rit devant l'ébahissement de Tante Colette. Puis il rétablit l'ordre des choses, et la sympathie confraternelle et sans équivoque qu'il ressentait sur le champ pour cette femme ayant su s'adresser simplement à un public aussi prompt au tumulte qu'aux acclamations trépignées, le conduisit, sur l'insistance de son interlocutrice à se laisser questionner sur une banquette des "Deux Magots".

Elle l'avait écouté d'une telle attention marquée, qu'emporté par son sujet, soliloquant, il se retrouvait seul avec elle dans la salle désertée de l'établissement. Mais on ne les chassait pas encore. Et au terme de sa dernière période, Darius entendit tante Colette lui dire :

- J'ai connu le "marquis", il y a vingt ans dans la presse Il me cernait d'une cour diabolique ! Ce n'était pas pour ma beauté. Vous le voyez, et je me connais. Il avait engagé un pari ; et je le lui ai fait perdre. Mais cela m'a coûté ma fonction, à l'époque. J'ai néanmoins toujours suivi son cursus. Je connais sa collusion avec l'américaine. Mais entre nous, l'Homme du Siècle, pour l'heure et dans le genre, est le meilleur canard...

Darius accompagna Colette jusqu'à la station de métropolitain Odéon, et comme ils se serraient la main, elle lui recommanda de passer au quotidien "l'Âge Nouveau", rue Réaumur, où elle aurait plaisir à le recevoir dans son bureau. Qu'il n'omette pas de lui apporter un exemplaire du tome publié de ses travaux, dont elle connaissait l'existence. Elle ne se fixait pas pour tâche de le lire, mais de le faire lire par le responsable de la chronique littéraire du quotidien. Darius, qui ne voyait pas en quoi son ouvrage serait susceptible d'intéresser les lecteurs du journal, s'entendit répondre :

- Ah ! cher et cordial philosophe ignorant... Il suffit de lancer un ordre sur un ton qui leur plaise pour faire porter, demain, à la moitié des lecteurs et lectrices d'un journal, une chaussette rouge à la jambe droite et une chaussette bleue à la jambe gauche. Avez-vous entendu et vu le comportement des gens auxquels nous étions mêlés ce soir ? Des hurluberlus qui m'ont appelée sans autre raison que celle de savoir que j'ai beaucoup de lecteurs, et que je traite, sans gêne, de toutes les questions. Et pourtant ceux-là se piquent de non-conformisme ! Apportez-moi votre "ours" dans les meilleurs délais, vous serez surpris de compter ceux qui le regarderont danser...

Darius réintégra son logement, pénétré d'un commencement d'humiliation à la pensée de devoir remettre un exemplaire de ses pensées profondes à la "tenancière" d'une boîte aux lettres pour cœurs affligés... Puis, tout bien considéré, pourquoi une chronique dans un organe pour lequel il ne nourrissait qu'une estime relative n'attirerait-elle pas l'attention de quelques personnes, alors qu'il savait que la destination de la plupart des exemplaires de presse adressés aux critiques spécialisés, serait vraisemblablement oubliés sur une pile de livres non encore ouverts et déjà rehaussée le lendemain matin par le premier courrier. Pourtant, il souhaitait déjà s'entendre dire par sa consœur : que tout bien réfléchi, son projet de critique dans le quotidien ne rimait à rien. En revanche, si dérisoire qu'il fût, tout écho public à ses vaticinations constituait un déclassement des valeurs, une dégradation de la substance philosophique, telle qu'il en était imprégné et la révérait jusqu'à ce jour. Cette navrance habita toute sa nuit. Et c'est pour s'en délivrer qu'il se présenta le lendemain matin, à onze heures, à la réception du "Nouvel Âge".

- Madame Colette ? répétait le garçon de bureau, interrogateur

- Tante Colette, rectifia Darius

- Ah ! d'accord. Là, on connaît. Ascenseur au fond du couloir, troisième étage, couloir gauche, porte treize. Je sais qu'elle est là, mais c'est l'heure du dépouillement du courrier. Vous n'allez pas être reçu...

Apercevant le bloc des demandes d'audience sur le bureau du planton, Léonard s'en saisit, y inscrivit son nom et tendit le papier à l'employé en lui demandant d'appeler par le téléphone intérieur. D'abord dubitatif, l'homme s'exécuta sans répondre, puis sur instructions immédiatement reçues, déclara à Darius qu'il devait avoir bien de la chance pour être admis dans un tel moment chez Tante Colette. Invité à pénétrer dès la sonnette retentissant, il franchit le seuil du vestibule en regrettant encore d'avoir à laisser trace de ses travaux dans cette usine à papier. Mais il apparaissait devant Colette, flanquée d'une secrétaire sur chacun de ses côtés, et qui s'employaient à rompre des plis, à agrafer des feuillets et destinaient les messages multicolores vers d'autres mains, qui les annotaient après une lecture rapide afin d'en faire ressortir l'objet d'un épais cerne de crayon gras et rouge. Si le message portait indication d'un numéro de téléphone, on privilégiait ce mode de communication qui économisait du temps. Tout en manipulant cet amoncellement paperassier chaque matin renouvelé, Colette invita Darius à s'asseoir, lui demanda le spécimen promis de son ouvrage, y introduisit un bristol qu'elle venait de couvrir de vingt mots manuscrits, et appelant un planton, le pria de porter immédiatement à telle personne, prévenue, au service littéraire, le gros volume que venait d'apporter Léonard. Puis elle remercia ce dernier d'avoir déféré si rapidement à son invite, le pria de s'asseoir jusques à ce qu'elle ait mis de l'ordre dans cette houle épistolaire, après quoi, elle l'emmènerait déjeuner à la cantine du personnel, car elle avait beaucoup, beaucoup, à lui dire.

Comme Léonard dégageait une chaise pour y prendre place, il constata qu'il s'agissait d'une masse d'exemplaires de l'Homme du Siècle. Il sourit à Colette qui répondit sans gêne à la muette interrogation.

- L'exemplaire du dessus est le dernier paru. Mais j'ai fait rechercher, ce matin, dès mon arrivée, les numéros contenant le plagiat dont vous m'avez parlé hier soir. J'ai même pris le temps de les relire rapidement. C'est d'ailleurs pour cela que je suis en retard, et c'est de cela que nous parlerons dans un instant.

S'il était sensible à l'intérêt que cette consœur joviale, directe et dénuée de snobisme, portait à sa personne et à ses travaux, Léonard l'était encore par les odeurs de papier imprégné de tout ce qui stagne dans les bureaux et les ateliers de composition d'un journal, tant aux heures où les liasses partent vers les kiosques que lorsqu'elles en reviennent, ficelées à la diable, et manifestant par la brutalité avec laquelle elles sont traitées, qu'elles ont véhiculé sans que quiconque y ait prêté attention, un monument d'informations déjà périmées pour l'éternité, sur le chemin du cimetière qu'est le dépôt des bouillons. Et avec un pincement dans la poitrine, il évoqua son court séjour à "La Cité". Mais Colette ne lui laissait point le temps de s'attendrir sur lui-même.

Ascenseurs, couloirs, typos en blouse grise, dactylographes en toilettes claires, rédacteurs cravatés et lunettés, parfois sentencieux, parfois plus originaux que nature. Tables de six à huit couverts pour ceux qu'agglutinaient les affinités électives, tables de deux ou quatre pour les chefs de rubrique, les administratifs. Colette disposait d'une table réservée qu'elle partageait avec "la Mode". Elle présenta l'une à l'un, l'un à l'autre.

- Ma consœur de la fringue, dont le dur métier la conduit aux défilés de mode dans lesquels on contracte des escarres au coccyx. Ici, monsieur Darius, que je connaissais avant de l'avoir jamais lu, mais qui a poussé le culot jusqu'à traîner le marquis séculaire en justice, après, d'ailleurs, avoir fait partie de son équipe...

- Bigre ! fit Nina.

Aux tables immédiatement environnantes, on se retourna sur Darius, qui, tandis que Colette et Nina décidaient du menu, s'ébaubissait de l'impénétrabilité des voies de la renommée qui s'insérait comme fuite d'eau, ici et là, refusant paradoxalement tout acheminement là où elle eût dû forcir et progresser. Mais l'heure n'était pas à la méditation paralogique, alors qu'un inoffensif apéritif subrepticement servi incitait Colette à boire à ... - l'explosion définitive du Définitivisme...

Le repas amorcé, Colette déclara avoir déjà superficiellement pris connaissance de quelques articles signés Hottenborg, peu avant l'action en justice, et qu'elle ne pouvait prétendre être captivée par la matière philosophique traitée. Mais l'écriture l'avait incitée à pousser ses investigations.

- Hier soir, lorsque j'ai entendu prononcer votre nom par Honzulo, j'étais interloquée de vous rencontrer en pareil entourage...

Le regard de Léonard précédait la question que Colette ne le laissa pas formuler.

- Oh ! non... n'y voyez rien de péjoratif, ni pour vous ni pour ces jeunes gens. J'entends seulement que vous devriez avoir d'autres chats à fouetter que ceux qu'ils viennent agacer chez Honzulo. Mais je ne compte pas mon temps pour tout ce qui est peinture, d'abord en raison de l'étroite conséquence entre la peinture et le psychisme, ensuite parce que mon opinion sur les experts en la matière est telle que je me réjouis de faire acquérir au meilleur prix le maximum d'œuvres aussi baroques qu'inconnues, en me demandant ce qu'en diront les experts du siècle prochain si l'un des touilleurs hurluberlus de chez Honzulo atteint la renommée de Van Gogh ! J'ai obtenu des résultats extraordinaires en intitulant des œuvres démentielles de titres spécialement imaginés pour déboussoler l'amateur. On vendait par des allusions métaphysiques ce qui restait collé au mur avec un nom de fleur ou de saison. Il y a toujours gros à gagner à rester hermétique... Oh ! excusez-moi : je ne pensais pas à vous. Mais revenons à vous, précisément. Je me donne jusqu'à jeudi pour approfondir ma science définitiviste, car si je ne le fais pas immédiatement, je n'aurai jamais le temps d'y revenir. Le courrier du cœur me montre que les cœurs sont plus gros tous les jours ! Assez divagué : je vous fixe rendez-vous chez Honzulo, jeudi soir. Si mon projet se renforce, ce que j'espère trouver d'original dans vos élucubrations, j'en parle à la trentaine de paires d'oreilles présentes jeudi impasse des Bœufs. Puis je vous demande d'en laisser une pile de dix exemplaires sur une table avec annonce de dédicace. Et nous observerons contradictoirement le développement du phénomène. Pour ma personnelle contribution, j'en toucherai deux mots, après achèvement de mon initiation, à la personne à laquelle j'ai fait acheminer tout à l'heure votre exemplaire. C'est le confrère critique littéraire de la maison... Surtout, que votre modestie soit rassérénée : je ne fais rien pour vous ! Pour l'instant, tout au moins. Dans l'esprit cauteleux de la "femelle pusillanime et vindicative" que je suis, c'est une procédure de vengeance à l'encontre de Janzé-Cardroc que je diligente. Si vous y voyez inconvénient, il est encore temps de me réduire à l'impuissance. Et sans frais, je vous le certifie devant Nina, ma complice.

- Je me porte partie civile, répondit laconiquement Léonard.

Au café, Colette conclut.

- Je vous ai dit le principal. Je sais où vous trouver si j'ai besoin de vous. Ceci posé, j'aimerais vous entendre en confession, parce que pour obtenir le maximum dans la sournoise campagne de dénigrement et d'anonymes calomnies que je compte ouvrir, il me faut être éclairée sur l'intégralité des incidents survenus durant vos rapports professionnels et autres, avec le marquis...

Darius sourit, et distraitement, considéra Nina, l'amie et collègue de Colette. Le chroniqueur de mode crut de bonne foi qu'elle était de trop, et prit spontanément congé de ses hôtes, en dépit des protestations de Léonard. Mais Colette laissa sa consœur s'éloigner sans intervenir. Puis elle expliqua que sa détermination de tout connaître des rapports entre le marquis et le philosophe n'était pas la conséquence d'une déformation professionnelle, mais la nécessité d'éclairer sa religion. Puis elle attaqua fermement sur ce qu'il fallait déduire de ce que le procès public avait laissé entrevoir des rapports entre madame Betwey et Darius.

- Ce n'est pas parce que j'officie dans les chagrins du cœur que je suis une demeurée. Vos différents avec Janzé-Cardroc ont-ils madame Betwey pour cause ?

Darius ne barguigna pas. L'esprit dans lequel la journaliste se livrait à une action contre le marquis par le truchement du philosophe, ne pouvait que lui inspirer sympathie. Sa confiance en ressortait même confortée. Ce ne fut ni confession, ni déballage impudique, ni témoignages de vanité masculine. Darius déroula brièvement l'enchaînement de ses avatars depuis l'arrivée en France du couple américain, jusqu'à la rupture brutale devant l'hôtel de Castille. Avec exposé des sources de ladite brisure, au bénéfice moral de Kitt. Et Darius attendit que tante Colette émît une opinion, un aphorisme humoristique, ou tout calmement qu'elle renoncât au plan d'hostilités établi contre Janzé-Cardroc, et partant, à toute action favorable à l'auteur du Définitivisme.

- En neuf années ininterrompues de courrier du cœur, tenu dans trois journaux différents, je n'ai jamais rencontré cela. Original ! Mais sans avenir, une telle philosophie privée... J'aperçois toutefois une authentique victime : la dénommée Nêne. En tant que chargée de rubrique, et si vous me demandiez une consultation, je répondrais : vous devez réparation. En tant que consultante psychanalyste et ennemie perfide et irréductible du marquis, je dis : repoussez tout cela du pied ; changez de fréquentations et n'attaquez qu'avec vos seules armes, c'est-à-dire ce que je vous soupçonne de talent et votre artillerie Définitiviste. Encore que quant à celle-là, laissez-moi jusqu'à jeudi pour confirmer mes doutes...

Colette se leva.

- Des femmes ont été vos victimes. Vous serez victime d'au moins une femme, un temps, dans votre vie. La justice immanente passera... Mais en fonction de la paradoxale et universelle incompréhension entre les hommes et les femmes, il se peut que cela soit favorable à vos affaires...

Elle consulta sa montre.

- Hormis les papiers à rédiger, je dois répondre personnellement à ceux qui s'intitulent des "cas désespérés", dont je compte environ trois à quatre illustrations quotidiennes... À jeudi soir, monsieur le philosophe.

Et tante Colette fut présente au rendez-vous chez Honzulo, longtemps avant l'heure prévue de la réunion. Le gitano-chilien gravit lui-même les six étages pour quérir Darius que tante Colette désirait voir sans délai. Après de cordiales salutations, la journaliste, dont la balsamique simplicité produisait l'effet d'un roboratif épulotique sur Léonard, déclara que les choses se présentaient bien comme elle l'avait espéré. Meilleures même, à son avis. Mais Darius ne pouvait néanmoins comprendre immédiatement ce qu'elle désirait faire, car il "pensait au-dessus de l'entendement de ses contemporains"... La seule médiocrité qu'elle lui attribuât résidait dans son comportement avec les femmes. Par médiocrité, elle entendait lâcheté. Mais en vérité cela ne devait pas lui importer, à elle, qui ne se rencontrerait jamais avec Darius, là où il accumulait les déboires. Elle disposait donc d'une liberté de jugement qui lui permettait toutes les investigations. Et elle désirait une ultime information sur Édith et Francis Lutaire. Mais en cinquante mots, tout au plus. Bien que concis et sincère, il en débita davantage, en laissant transsuder un chagrin d'enfant qui lui parut si évident qu'il s'attendit à ce que Colette l'interrompît en lui lançant - Un grand garçon, comme vous, tout de même ! Mais il n'en fut rien, et elle lui demanda gravement de ne pas assister à la réunion qu'elle devait tenir dans la demi-heure qui suivrait, parce que, parce que... Elle désirait qu'il n'entendît point les arguments par lesquels elle ferait acheter son livre... Il eût été capable d'intervenir pour le leur ôter des mains... Mais elle exposa que son office ne serait pas gratuit et qu'elle exigeait, comme les libraires professionnels, trente trois pour cent du montant du prix de vente. Ce n'était pas à son profit personnel, mais au profit du brave Honzulo, dont elle aurait encore besoin pour réunir, selon un de ces projets, certaines correspondantes inconséquentes du courrier du cœur qu'il importait de connaître pour juguler efficacement les débordements de leur exaltation. Que Darius lui téléphonât demain à onze heures au "Nouvel Âge". Elle lui rendrait compte des résultats de sa tentative de ce soir. De plus, elle serait en mesure de l'informer de la date de parution, dans son quotidien, du papier concernant le tome premier de la théorie définitiviste. Puis elle l'expulsa ; les premiers auditeurs se présentaient :

- Mais vous m'aviez parlé de dédicaces ?

- Ce sera un argument intégré à mon baratin de ce soir : les livres achetés seront payés sur le champ et laissés ici pour être signés plus tard. Vous trouverez le nom de l'acquéreur sur un signet introduit entre les pages. Dédicacez en paix en paraissant vous intéresser intimement à chacun des acquéreurs. Ils n'en trouveront l'ouvrage que plus captivant...

II fut poussé vers la sortie avec une si amicale autorité qu'il parut à Léonard, que, même un homme, fût-il Balda, ne lui avait jamais si fraternellement et si sincèrement manifesté son amitié. Dans cette neuve euphorie et puisqu'il ne sentait pas le sommeil proche, Darius entra dans une salle de cinéma projetant l'adaptation d'un roman anglais de Daphné du Maurier. Minuit passé vit le retour de Darius impasse des Bœufs où la galerie Honzulo, évacuée, mais encore tiède des haleines, des odeurs humaines et des parfums féminins, illuminée a giorno, l'incitait à pénétrer. Sur une étroite console, en un angle de la salle, s'élevait la pile des exemplaires vendus du tome premier de "L'Introduction aux Fondements du Définitivisme". Honzulo apparut alors que Léonard comptait une seconde fois les onze exemplaires à signer.

- Combien de personnes à cette réunion ?

- Trente et une, monsieur Darius...

- Presque du trente-trois pour cent de réussite... Renversant... Incompréhensible... Et comment a-t-elle fait ?... Qu'a-t-elle dit ?

- Ze souis interdit de parler, monsieur Darius...

Darius explosa de rire, frappa de la main l'épaule du gitan, lui souhaita le bonsoir et entreprit l'ascension des six étages. Là-haut, du balcon il inspecta le Paris d'un début de printemps qui le troublait. Mais pas à la manière dont le philosophe s'était senti troublé depuis le début de sa carrière. Le trouble de ce soir naissait de l'impossibilité de comprendre pourquoi, comme aux jeux de hasard, le résultat jaillissait tout autre que celui des pronostics. Il brûlait d'être plus vieux de douze heures. Ces douze heures n'étaient pas épuisées que Colette lui répondait cependant. Il la remerciait, et se préparait à l'interroger sur ses moyens de persuasion pour...

- Non, non et non ! mon bon Jean-Jacques Rousseau. Mon bureau est aussi plein de papiers que de monde, et si je suis heureuse de vous entendre comme convenu, et d'apprendre que vous êtes satisfait, ce n'est pas le moment d'en débattre. Pour les détails, demain, à midi trente, à la cantine que vous connaissez. Demandez au planton, en arrivant un peu avant l'heure du repas, un bulletin d'entrée-invitation portant mon nom, et qui vous permettra de vous rendre à ma table, pour m'y attendre. Ne faites pas la cour à Nina : elle vous prendrait au sérieux ; les embarras se renouvelleraient pour vous qui n'en avez pas besoin, et pour moi qui compterais une patiente supplémentaire à traiter... Pas de salamalecs entre nous. Nous sommes déjà de vieux copains. Je vous salue.

Le déclic tranchait dans le temps, avant qu'il eût raccroché le récepteur. Sortant du bureau de la rue Danton d'où il avait appelé Colette, il se répétait - ... Sacrée bonne femme... Sacrée bonne femme...

Dans ce lumineux logement sous les toits, Darius avait bien tenté d'entreprendre quelque liaison de textes, quelque substitution d'analyse imparfaite, utiles à son tome deuxième. Mais privé de la sérénité suffisante, il se bornait à réparer le désordre créé dans la chambre de la pension Mollinais. De plus, il entretenait une furieuse mais stérile colère contre lui-même, de la destruction démente de ses articles et nouvelles, qu'il serait volontiers allé proposer dans les rédactions. Quant aux traités signés avec les éditeurs populaires, une récente tentative de négociation avec chacun des intéressés l'avait convaincu et de l'imprudence, et du ridicule dont il se couvrait en se livrant à une telle manœuvre. - Si je ne vous fais pas de procès en indemnité pour rupture abusive de contrat, lui avait assuré l'un des éditeurs, c'est que je vous ai avantageusement remplacé. Quant à mon verdict personnel, il est plein du mépris que vous m'inspirez...

Close sur cette sentence, cette conversation sans issue répandait une forte incommode résonance en ses pensées. Mais la compensation s'en présentait une heure plus tard, dans l'indication de lieu du rendez-vous que lui fixait Colette à la cantine du "Nouvel Âge". Elle fut sur place avant son invité. L'observant venir à elle, et décelant dans la démarche silencieuse, allongée, inhabituelle, et la crispation du visage, une insolite raison, elle résolut de régler cela avant d'en venir aux choses sérieuses.

Assis côte à côte, Nina absente, la poignée de mains échangée, elle attaqua sans ménagement :

- Plus de Monsieur, plus de Madame. Je me nomme Colette. C'est mon prénom réel. Je vous appellerai Léonard. Mon temps est mesuré. Traitons les choses dans l'ordre : qu'y a-t-il qui n'aille pas ?

Rien se n'opposait à ce qu'il informât Colette de l'issue de ses deux dernières démarches. D'ailleurs, la multiplication de leurs rencontres le conduirait à bref délai à devenir aussi transparent qu'un récipient de cristal au regard de sa marraine professionnelle. Mais Nina, qu'il croyait absente, et n'était qu'en retard, apparaissait. En aparté, Colette lui souffla - Changeons de sujet, nous reprendrons après le repas...

Les congratulations closes, Colette amorça les nouveaux propos :

- Alors, avez-vous vu ?... Onze jeunes personnes, dont aucune n'a jamais entendu parler de vous, ou tout au moins sans se souvenir si vous êtes le dernier escroc aux bons du trésor ou l'inventeur d'un vaccin empêchant la chute des cheveux, ont payé pour vous lire...

- Mais lorsqu'elles auront lu l'introduction à... l'introduction...... elles s'endormiront. Et regretteront leur investissement.

-  Je suis d'un avis contraire. Vous n'avez pas remarqué qu'il y a six clientes pour cinq clients ? Et sachant ce que les intéressés recherchent dans la fréquentation d'adeptes de la religion du soleil Inca, j'ai insisté, dans ma péroraison, sur la préoccupation de ce que vous nommez, sans doute, dans votre ouvrage : l'eschatologie. C'est-à-dire la préoccupation qui agite nombre d'entre nous, sur les fins dernières de l'homme. Or, pour éloignée que soit, de l'onction et des révélations d'une religion, votre proposition rationnelle d'une éthique issue de la raison pure, ne peut qu'intriguer l'auditoire et même aiguiser sa curiosité. Et considérez, que sur onze clients, il y en a sept qui confessent déjà, comme l'on dit en langage liturgique, leur appartenance à la secte. Vous trouverez de nouveaux clients parmi ceux qui n'ont rien acheté hier soir, mais s'entretiendront avec vos lecteurs...

- Que leur avez-vous déclaré pour les inciter à une tentative aussi risquée ?

- Ce que je ne désirais pas que vous entendiez avant que fussent vendus quelques exemplaires. Sinon, vous auriez interrompu mon numéro...

Elle éclata de rire.

- Ce que j'ai pu dire vous inquiète ?...

- Non. Je me demande seulement ce que vous faites en grande prêtresse du soleil Inca !

Les deux femmes échangèrent un regard tandis que s'éteignait le rire de Colette. Le repas expédié, l'heure avançant, le café absorbé, Nina laissa aux prises Colette et Léonard. La journaliste fit le point.

- Je répondrai intelligiblement, et en dehors d'ici, à votre dernière question. Votre curiosité est légitime. Et même temps je m'expliquerai sur le changement de sujet que je vous ai imposé à l'arrivée de Nina. Mais j'ai plus urgent à vous dire avant que nous nous quittions. Elle s'éloigna de Léonard, et alla converser à l'extrémité de la salle à manger avec un grand et maigre garçon à barbe de sapeur-légionnaire. Leurs paroles semblaient confirmer un accord d'apparence, jusqu'à ce que Colette revînt vers Léonard :

- Nous devons nous y résigner. J'espère que nous aurons beaucoup à en user. Vous m'appelez Colette, je vous appelle Léonard. Donc, Léonard, achetez, vendredi prochain aux aurores, dans le premier kiosque ouvert, le premier et encore humide exemplaire du "Nouvel Âge". Au rez-de-chaussée de la page sept, vous lirez une pénétrante -elles ne sont jamais autrement- analyse du Tome premier du Définitivisme. Vous venez  d'apercevoir l'auteur de  ladite analyse....

Léonard avait ébauché un geste semblant devoir le projeter vers l'auteur. Colette le retint :

- Contrôlez vos impulsions, Le marquis contrôle les siennes. Je comprends vos déboires sentimentaux si vous ne laissez davantage décanter vos inspirations. Mais pour le cas qui nous intéresse, ne vous fixez pas sur la reconnaissance. Ce monsieur s'en contrebat l'hypophyse éperdument. Il est dans la maison depuis plus de cinq ans, et le hasard a voulu qu'une lettre anonyme signalât à tante Colette, en "urgence accélérée" - c'était la mention portée sur l'enveloppe, que monsieur X.... , puisqu'il s'agissait de lui, déjà chroniqueur au "Nouvel Âge", rubrique de la vie parisienne et artistique, se trouvait sous le coup d'une grave et récente déception sentimentale. En m'indiquant les coordonnées de la cruelle, on me faisait savoir qu'elle était tombée de Chacybde en Scylla, en se portant vers celui qu'elle avait préféré à ce monsieur que vous venez de voir. Comme j'avais tout de suite apprécié que ce monsieur écrivît un français qui me plaisait, je prends une décision : faire discrètement enquêter à l'adresse indiquée, pour constater que la vérité épouse les faits relatés. Je monte alors un scénario enfantin, mais brouillant ma trace, et par une lettre arrivant à mon service de manière purement fortuite -vous vous en doutez- je joue la raccommodeuse de porcelaine. Depuis, il m'en est reconnaissant comme un grand blessé que je serais allée chercher sous les bombardements. Sans doute sa liberté de jugement peut-elle être considérée comme sensiblement obérée. Mais la liberté de jugement du monoclard est autrement circonscrite, et dans une telle guerre, hormis l'entourage, l'ennemi isolé n'inspire aucune pitié. L'exercice auquel notre ami s'est livré pour l'amitié de moi sera renouvelé dans quarante huit heures, mais il désirerait posséder, dédicacé à son nom, pour sa bibliothèque, un spécimen de votre ouvrage, hormis ce qu'il ne saurait me refuser, il a goûté, relu, et entend bien se livrer au même travail sur la suite annoncée. De plus, l'une de ses relations de collège, rédacteur en chef de la revue "Bibliothèques", sera prié de se pencher sur cet exemplaire que je vous demande de lui destiner dans les meilleurs délais...

Comme Léonard cédait encore une fois à la méditation née de ce que lui exposait Colette, celle-ci le secoua :

- Monsieur le philosophe, pas d'abandon. Vous vous laissez emporter par le premier courant d'air soufflant. Je comprends de mieux en mieux votre cas. Et je me demande comment vous êtes parvenu à pondre un pareil pavé de réflexions sans que l'on vous boucle dans une ergastule à porte infracturable ! Il faut agir rapidement pour obtenir quelque chose de vous. Alors, je passe à l'action. Question : puisque vous m'avez parlé de vos romans populaires, pouvez-vous m'en apporter un échantillon dans les quarante huit heures ?

- Il me reste deux exemplaires d'une livraison épuisée.

- Combien de pages ?

- Deux cents, en caractère cicéro.

- Combien de temps vous faut-il pour en pondre un ?

- Sans faire autre chose, relecture et dactylographie : quarante-cinq jours...

- Venez dîner à la maison Samedi soir prochain. Vous ferez la connaissance de mon mari. Tous les trois, nous parlerons du soleil Inca et de votre éventuelle et parallèle carrière de romancier populaire... Salut, Darius...

Elle s'éloignait mais fit volte-face pour lui lancer :

- C'est Panem et Circenses en diable, mais si je renverse le pouce, c'est en pensant à Janzé-Cardroc...


24


À sept heures du matin, les ouvriers et employés partant au labeur, s'engouffraient dans la station de métropolitain Odéon comme Léonard achetait le numéro du jour du "Nouvel Âge". Voisinant en piles sur l'éventaire étroit du kiosque, les quotidiens s'épuisaient avec une régularité de métronome. Du même geste, il saisit un spécimen du "Nouvel Âge" et un numéro de "La Cité", par curiosité, et en pensant qu'il y eût trouvé sa signature s'il ne s'était délibérément exclu de la rédaction. Mais il ne serait pas, à cette heure, l'ami de tante Colette, dont l'influence s'étendait au-delà des ondes de ses rubriques écrite et radiophonique. Comme chaque Samedi, "La Cité" publiait une page littéraire, faite davantage d'échos et de potins que d'analyses, mais le responsable de la page, camarade de Léonard, lui avait promis une critique réelle de son ouvrage, dont il détenait un exemplaire. Afin que quelque personnage supérieur de la direction de "La Cité" ne protestât point contre la parution du nom de Darius dans les colonnes, il restait convenu que la critique s'exercerait sur le titre de l'ouvrage, sans mentionner, comme s'il s'agissait d'une omission, le nom de l'auteur. La raison sociale de l'éditeur, subsistant, cela suffisait pour que les libraires puissent se procurer le volume. Et ce fut précisément dans l'un des échos de la page littéraire que Léonard détecta, debout, immobilisé sur le trottoir, les bras écartés pour maintenir le journal ouvert, une information selon laquelle, "La Cité", cédant aux sollicitations d'un grand nombre de lecteurs, créait une chronique mensuelle de critique philosophique qui serait inaugurée avec l'analyse de trois essais récemment publiés et dont le premier feuilleton paraîtrait Samedi prochain. Darius pressentit qu'il pourrait bien être mis en cause à l'occasion de cette innovation. Et il observa que s'il n'avait acheté ce même matin "La Cité", il n'eût découvert l'indéniable coïncidence... Repliant "La Cité" qu'il serra sous son bras, il ouvrit pareillement "l'Âge Nouveau" pour constater que le sommaire annonçait l'analyse de son ouvrage en page sept. Cette certitude établie, il alla prendre son petit déjeuner aux "Deux Magots", et installé en un angle tranquille, chocolat et croissants à sa portée, adossé au reps sombre des banquettes dix neuf cent, le journal soigneusement plié en cartouche de plan d'architecte, il s'oublia.

"ÉTHIQUE NOUVELLE ou RELIGION INTELLECTUELLE ?

"Les lecteurs du Nouvel Âge nous pardonneront de les convier ce matin, et sans les en avoir avertis, à un austère cours de philosophie contemporaine. Nous-même ignorions, en laissant  retomber les pages premières que nos doigts feuilletaient distraitement, que nous reviendrions sur nos pas, comme un promeneur revient sur les siens alors que sa rétine vient de sélectionner une ligne séduisante ou une couleur coruscante. Ce que l'on appelle le morceau de bravoure, dans la construction d'un roman comme dans une pièce théâtrale, peut s'isoler par un repère permettant au lecteur de se reporter à la séquence brillante ou particulièrement significative ayant caressé son oreille par sa cadence, ou son entendement, par un profond apophtegme. Ce qui est impossible à pratiquer lorsqu'il s'agit d'exposés comme en signaient nos encyclopédistes, puis plus tard Leibnitz ou Kant, et plus près de nous, Bergson.

"Bien que ne m'étant jamais livré à une étude comparée et exhaustive des principales théories philosophiques répandues depuis la Révolution Française, je tiens de la bouche du pape actuel de l'eschatologie, et détenteur d'une chaire fort fréquentée, que l'ouvrage sur lequel j'attire l'attention des lecteurs du "Nouvel Âge", devrait devenir dans le demi-siècle prochain, l'alpha et l'oméga d'une nouvelle race de penseurs. Et la preuve que cette affirmation n'est pas une clause de style destinée à caresser la vanité d'un éditeur et d'un auteur de son écurie, tient en ce qu'à la lumière de nos obscurs moyens personnels d'appréhension d'une science rébarbative entre toutes, nous sommes parvenus à extraire d'investigations nécessairement limitées, des conclusions qui nous sont apparues comme les prolégomènes d'un code de conduite existentielle exigé par la transformation civique et éthique, imposée à notre société par l'évolution industrielle, et les conséquences de la plus dégradante de toutes les guerres infligées à l'humanité depuis les origines de l'homme. Chercheur silencieux et opiniâtre, autant qu'inconnu, l'auteur est parvenu à s'effacer devant la nature de sa tâche, pour nous abandonner face à nous-même. Et voici que celui-ci parvient, dans une langue dont la maîtrise est déjà en soi, une forme de la dignité que nous retrouvons dans ses éxégèses, à nous intéresser à l'avenir de l'humanité. Mais, protesteront certains de nos lecteurs, convient-il de s'intéresser à l'avenir de l'humanité, alors que le présent nous requiert avec plus d'urgence ? De plus, les chrétiens nous rétorqueront que cet avenir est déjà prévu, programmé, déterminé. Nous nous accorderons donc, motu proprio, une dérogation pour prendre acte de l'existence d'une doctrine plus planétaire qu'œcuménique. Et si nous optons, en cette feuille populaire, et circulant abondamment parmi les gens simples et de bonne volonté, de ce pays, c'est que nous sommes pénétrés du sentiment que l'ouvrage en cause pourrait ouvrir une ère sociale et intellectuelle dont il ne sera pas infamant de déclarer que nous l'avons vue naître. Mais aujourd'hui, et alors que nous n'avons encore qu'entr'ouvert les portes de ce temple de la nouvelle connaissance, il convient que nous nous proposions une plus profonde investigation, afin de vous en entretenir utilement dans les prochaines semaines."

"Romuald Thorrey."

On jacassait déjà fermement autour de Léonard qui releva le visage de sur la feuille pour constater que chocolat et croissants refroidis perdraient leur sapidité s'il ne les consommait pas sur le champ. Mâchonnant la pâte molle, il revoyait la silhouette du protégé de tante Colette, Romuald Thorrey, et s'avouait n'être pas dupe de son procédé : Thorrey n'avait pas lu cinquante pages de l'Introduction au Définitivisme mais n'avait pas lésiné sur le dithyrambe. Tel quel, le papier ne pouvait laisser indifférents quelques intellectuels glissés parmi les lecteurs du "Nouvel Âge", mais encore quelques professionnels de la presse que la prose de Thorrey intrigueraient doublement lorsqu'ils découvriraient que l'auteur promis aux lauriers du demi-siècle futur n'était autre que la vedette de la confrontation en prétoire du duel Janzé-Cardroc-Darius. Et puis, restaient les étudiants auxquels, primitivement, avait été destiné "l'Âge Nouveau", et qui représentaient pour l'heure, un cinquième de la clientèle du quotidien, en raison des informations corporatives diffusées et à eux consacrées. Enfin, il était invraisemblable que là-bas, de l'autre côté de la Seine, boulevard Haussmann, à l'Homme du Siècle, où l'on pensait beaucoup au monde universitaire, le numéro de ce jour de l'Âge Nouveau passât inaperçu.

Sortant des "Deux Magots" Darius se rendit chez l'éditeur Wetzler et lui remit un exemplaire du quotidien. Les deux hommes convinrent qu'il fallait procéder dans la journée, à un dépôt d'office du tome premier du Définitivisme, auprès des principales librairies de Paris, et consentir les frais de quelques placards encadrés dans les cinq ou six plus importantes feuilles de province, ainsi qu'à ceux d'un envoi d'office dans les villes universitaires.

Bien qu'il éprouvât scrupule à déranger Colette, Léonard lui téléphona de chez Wetzler.

Elle claironnait :

- Alors ?... Satisfait ?

- Non... Époustouflé. Je m'en suis offert un breakfast aux "Deux Magots"...

- Ah ! çà, il faut que vous soyez retourné pour employer un mot anglais !... Mais je vous expédie. À ce soir, comme convenu, Métro Bastille. Dans le boulevard Henri IV, la troisième à droite. Rue de la Cerisaie. Numéro vingt-neuf. Cinquième étage. Porte gauche...

Rentré à son logement, Léonard arpentait le balcon, incapable, en dépit de deux ou trois essais, de travailler utilement après l'événement de la matinée. Et sachant que la prolifique imagination de Colette lui réservait sans doute quelque nouvelle et subtile subversion.

Celle qui signait tante Colette pour la commodité de ses rapports avec ses correspondants, était née, pour l'état-civil, Agathe-Pauline de Kereskoran. Celtes, chouans, hobereaux irréductibles et royalistes aussi impénitents qu'impécunieux, lui composaient une ascendance qui, en fin de dix-neuvième siècle, abandonnait discrètement Pauline au seuil du dénuement et de la Belle Époque, comme au Moyen-Âge, on déposait anonymement les nouveau-nés illégitimes sur le plateau-tourniquet des couvents. Mais Pauline, encore enveloppée de l'affection des deux solides bigoudens sans terre qu'étaient ses parents, se révélait d'une volonté aussi infrangible que son désir d'aller voir plus loin comment se présentait le sort, et de se construire par ses seuls mérites, un nouvel état au soleil. Interne durant quelques années chez des religieuses enseignantes quimperroises, Pauline "montait" à Paris à dix-sept ans, bachelière, et prenait quelque inscription en faculté. Et découvrait, par hasard, sous la houlette d'un camarade étudiant ayant déclenché chez elle une passion fougueuse et éternelle qui  se prolongea six mois, les salles de rédaction, le cliquetis des linotypes et la saveur fielleusement olfactive de l'encre d'imprimerie, Puis elle décréta que ce serait dans la verbération des ateliers de composition qu'elle dépoussiérerait le blason des Kereskoran. Instruit de cette généalogie durant les repas pris à la cantine du quotidien, Léonard se demandait d'où surgissait l'époux seulement évoqué par l'épouse lors de l'invitation à dîner.

À l'instant où il s'engageait sur le boulevard Henri IV, Darius se remémora que c'était à cet endroit même où il marchait en ce moment que s'était révélée irressuscitable, pour Nêne et lui, voici bien des mois, l'eurythmie de leur mutuelle découverte.

Vissée au-dessus du bouton de la sonnette électrique, en lettres dorées sur fond vert foncé, une plaque assurait le visiteur qu'il était parvenu à la porte de l'appartement de "Vivien et Agathe Hauclère". Ce qui, bien que ne fournissant à Léonard aucun élément probant, ne le dissuada pas d'actionner l'appareil. Colette-Agathe-Pauline de Kereskoran-Hauclère, vint elle-même accueillir son collègue.

- Bonsoir, mon cher camarade. Bien que je ne parvienne jamais à tenir dans les temps prévus mes rendez-vous de bureau, j'apprécie que vous soyez exact ; ce m'est un grand plaisir...

Elle le débarrassa de son feutre et découvrant six roses claires sous l'imperméable du visiteur, s'exclama :

- Je ne ferai pas de cirque, puisqu'elles sont là. Mais tenez-vous pour dit que dans une prochaine occasion de cette nature, je jetterais par la fenêtre, et devant vous, ce que vous m'apporteriez. Et en cas de récidive, ce seraient le bonhomme et son présent que je laisserais à la porte. Je l'ai déjà fait ! Nous nous réunissons pour le plaisir d'être ailleurs que dans nos bureaux et non pour observer le guide des bonnes manières de la baronne de Staal. Si je suis un jour votre invitée, je n'aurai pas même un sac à main. Et puis autant vous dire que mon mari et moi-même sommes convaincus que les plantes que l'on mutile, souffrent silencieusement...

Colette-Agathe franchit la porte conduisant du vestibule au salon, où, devant une table basse portant apéritifs et grignoteries diverses, attendait un homme blanc de chevelure, bleu de regard, rose de visage, exprimant débonnaireté et scepticisme. Assis dans un fauteuil métallique à minces et hautes roues caoutchoutées, les bras sur les accoudoirs, l'homme s'agita pour actionner le siège mobile et venir à la rencontre du visiteur. Sur le marchepied métallique deux prothèses tubulaires nickelées suppléaient les membres inférieurs dont l'homme était privé. Léonard ne put se défendre d'un malaise contrastant avec l'accueil de Colette dont il connaissait l'abrupte et chaleureuse sincérité.

- Vivien Hauclère, autrement dit "Oncle Colette", mon époux, et de son état depuis qu'il sait manier un crayon, un fusain : concepteur publicitaire. Plus connu comme dessinateur humoriste sous le nom de Bémoldièze...

Léonard sursauta : Bémoldièze... Il en recherchait la griffe, le coup saignant, le croc-en-jambes, dans le journal du soir qu'il achetait parfois, lors d'agitation politique à la Chambre, afin d'y trouver le trait bemoldiezien résumant la morale de l'événement, et vers lequel un grand nombre de lecteurs du quotidien se précipitait comme pour y consulter l'horoscope quotidien. Qu'elle fût de droite ou de gauche, une feuille ne refusait jamais un Bémoldièze. Encore qu'il semblât à Léonard que depuis un certain temps, un pamphlet hebdomadaire à gros tirage se fût assuré l'exclusivité du sarcastique pourfendeur des dérèglements politiques. Mais dans un lieu retiré de ses circonvolutions méningées, Léonard reléguait, sans pour autant l'y avoir classée sans suite, l'énigme des rapports entre Colette-Agathe de Kereskoran et la religion du soleil Inca. Fallait-il situer dans la vie domestique du couple, découverte ce soir par Léonard, la source d'aspirations spiritualistes contrastant avec le pragmatique tempérament de l'épouse ?

Ni le temps ni le lieu n'étant propices à ces méditations, Colette entraînait Léonard vers clabaudages et médisances professionnels issus de la semaine écoulée. On en vint au papier de Romuald Thorrey.

- Alors, mon bon jeune homme, lûtes-vous jamais pareille épître depuis que vous publiez ? Sans doute ces lignes n'ont-elles pas paru dans la vespérale et sentencieuse "Tribune Française", mais le "Nouvel Âge" respire quand même à la quotidienne pulsation de deux cent vingt cinq mille exemplaires, soit raisonnablement estimé six cent soixante quinze mille paires d'yeux ! Et vous constaterez que Romuald n'a pas écrit en pédant pédagogue. Qu'il ne considère pas ses lecteurs pour plus savants ou plus sots qu'ils le sont...

Souriant, assis jambes écartées sur le bord d'un divan, verre en main, Léonard approuvait, rappelant qu'il avait été la cible d'une flèche aussi acérée qu'était ciselée l'épître Romualdienne, dans les "Compilations Littéraires" sous la signature d'un certain Bafournier.... - Un crachat aristocratique, concluait Colette, qui demandait à Léonard de lui faire tenir une copie de cette "pustuleuse expectoration"... Léonard, qui avait prévu cette sollicitation, tira d'une poche de son veston, la reproduction du libelle. Colette s'en saisit et la remit à son époux.

- Vivien, lis-nous cela comme si tu l'illustrais. Je t'ai entretenu des démêlés de Darius avec le marquis. Tu vas avec nous prendre la mesure de ses moyens.

Monsieur Hauclère lisait à voix douce. Mais en arrière ton se trahissait, par l'infime chuchotement affectant incidemment l'élocution, la réprobation montant de sa découverte. En ayant terminé, il posa la coupure de presse sur la table basse.

- Quel caca !... Il avait le droit de vous réduire en miettes, mais dans les règles du métier. Là-dedans, l'aigreur et la mauvaise foi ont pris le pas sur l'aristocratique maintien. Monsieur Darius, inscrivez-moi les références, j'en enverrai chercher un spécimen.

- Inutile. Je projetais vous laisser celui-ci pour vos archives. Conservez-le. J'ai plusieurs copies.

Quelques confrères firent les frais de leurs commentaires apéritifs, puis Colette appela - Gwendoline ! Comme Léonard se penchait vers la porte conduisant à la salle à manger, Colette intervint :

- Restez ici, mon garçon... Si elle est bretonne, elle n'a plus dix-sept ans, le décolleté généreux, le mollet rond, et la coiffe d'une bécassine qui la jetterait par-dessus les moulins... C'est une authentique bretonne, digne, fidèle, granitique, et de plus, ma cousine. Veuve très tôt elle n'a pu se faire à l'idée que je sois abandonnée à mes instincts primitifs dans cette Gomorrhe. Elle m'a prié, un jour, de lui trouver une petite chambre près de mon domicile. Cet appartement était vaste, puisque composé des deux logements originels. Elle habite donc avec nous, y dispose de toutes ses aises et de toute la liberté, fort réduite en vérité, qu'elle s'autorise. Là-contre, elle nous assure une vie domestique d'une qualité que ne nous dispenseraient pas un majordome et sa brigade. Et surtout, elle est pour mon mari ce que personne ne pourrait être, en raison de mon absence. Elle n'a jamais accepté de fixer un salaire. Alors nous lui laissons une caisse personnelle dans laquelle elle puise selon ses besoins, tant pour elle que pour faire bouillir la marmite. Lorsque la caisse est vide, je réapprovisionne. Mon mari et moi avons pris des dispositions prévoyant que si Gwendoline devait nous survivre, tout ce que nous possédons lui reviendrait.

Dans la salle à manger, Gwendoline, âge incertain, pupille céruléenne, tablier de velours noir, coiffe festonnée, assurait un service exemptant la maîtresse de maison de toute préoccupation. Puis Colette invita Léonard à cesser de s'intéresser au folklore pour "déblayer le terrain..."

Cette Pauline-Agathe de Kereskoran ne laissait de dérouter le philosophe. Bondissant incessamment d'une attitude affective à un bon mot cruel, d'une allusion poétique à une injure, elle menait son monde où elle le désirait, ne prenant des déclarations de son interlocuteur que ce qui lui était utile. Les débats qu'elle présidait ne duraient que le temps qu'elle leur impartissait et les sujets évoqués limités à son personnel ordre du jour. C'est à cette synthétique projection du personnage que réfléchissait Léonard lorsque Colette attaqua :

- Mon époux ne vous a pas encore été réellement présenté. Lorsque accomplie sera cette formalité, nécessaire néanmoins, nous nous entretiendrons de vos possibilités financières, ce qui est bien le motif majeur de notre réunion de ce soir. Voici vingt ans, j'étais rédactrice à "La Vie au féminin", qui tirait à deux cent cinquante mille exemplaires, hebdomadairement, publiait d'excellents feuilletons, pour l'époque s'entend, et satisfaisait ses lectrices, puisque le tirage s'accroissait mensuellement de deux à trois mille exemplaires dans les dernières années de ma présence. Un changement de direction, consécutif à un changement de mains de la majorité des parts sociales, conduisit à une lente dégradation de la tenue et de la réputation du journal. Mais avant cette dégradation, Vivien, qui était déjà illustrateur de nouvelles, créateur de maquettes à la rédaction de la feuille avant mon arrivée, Vivien et moi, donc, nous rencontrâmes, sympathisâmes, nous plûmes, et dans la perspective de plus d'intimité, coordonnâmes nos mouvements divers. Un samedi veille de fête nous accordant deux jours de liberté, Vivien, fanatique du side-car, m'emporte, comme lors de précédentes sorties, vers la mer, en chantant à tue-tête dans la pétarade de son Harley-Davidson... Achetée d'occasion et à tempérament... Nous étions alors fiancés. Mais nous ne nous étions encore que jetés au cou l'un de l'autre, et non pas dans le lit de l'autre, car nous étions ainsi faits que quelques mois d'attente ne pouvaient nuire à l'idéal que nous nous étions mutuellement construit, de l'amour. Et nous attendions septembre avec ferveur, pour convoler en même temps que nous entrions ensemble à la rédaction d'un quotidien dont le directeur, ami personnel de Vivien, nous accueillait tous les deux, en cadeau de mariage. L'éblouissement, dans une semi-obscurité pluvieuse emplie de reflets déformants et trompeurs, par un véhicule rapide nous aveuglant dans un virage, aux environs de Tôtes, nous propulse quasi-verticalement dans un éboulis rocheux, en contrebas de la route. Je suis éjectée du side, presque sans mal, mais Vivien, que la machine séparée du side a précipité sur les plus grosses pierres, reste coincé entre le lourd moteur et les potences brisées, reliant la machine au side. Nous ne saurons que plus tard qu'il s'est brisé les deux chevilles. Malgré mes efforts, sur les pierres humides, je ne parviens pas à libérer les jambes de Vivien. J'appelle. Je remonte jusqu'à la route. Je tente d'arrêter des automobilistes. Sans succès. La pluie tombe plus fort. Je me rends jusqu'à une ferme voisine. Je n'y trouve qu'une femme seule. Je me dirige vers une autre maison. Elle est fermée. Je ne voulais m'aventurer plus avant en laissant Vivien dans son étau. Je retourne donc vers lui. Il ne se plaignait pas mais larmoyait de douleur. Je repars, et trouve sur mon chemin une espèce de tube métallique creux, que j'utilise comme un levier pour tenter de dégager la moto. L'engin se tord sans que j'aie pu améliorer la situation de Vivien. Il ne me restait que la ressource de remonter au bord de la route où je réussis à intéresser quelqu'un à mon sort. Il s'agit d'un groupe de promeneurs pédestres serpentant sous leur capuchon, et qui dès mes premières paroles, filles et garçons, délivrent Vivien, le hissent à bras jusques à la route, et tandis que la moitié du groupe part chercher du secours, les autres veillent avec moi. Mais tout cela ayant demandé une heure et demie d'efforts inutiles. Le docteur venu de Saint Saëns, à douze kilomètres, ne sera sur les lieux qu'encore une heure et demie plus tard. Trois heures s'étaient donc écoulées depuis notre chute dans le ravin, et sans que Vivien ait pu recevoir quelque soin. L'un des jeunes gens, diplômé secouriste, me déconseille de déchausser le blessé, redoutant une hémorragie subite. Une ambulance arrive, et nous voici débarquant à l'hôpital de Dieppe quatre heures après la catastrophe. J'avais laissé Vivien seul à Dieppe, après avoir disposé d'autorité, de la journée du Lundi. Mais, prévenue, la direction de mon canard me laissait prendre les dispositions nécessaires sur place. Durant deux mois, je me rendais à Dieppe deux fois par semaine, assurant l'intégralité de mes fonctions en tout état de cause. Vivien rentre au terme de ces deux mois. Mais sans ses pieds... Sans doute percevra-t-il quelque argent d'une assurance contractée pour le véhicule. Mais il fallut réunir nos économies, et bien au-delà, pour désintéresser l'hôpital, le chirurgien, assurer les frais de prothèse. Ce grand viking n'entendait pas se propulser avec des béquilles, journée après journée, à travers les services du journal où le directeur, fidèle à sa parole, nous accueillait en dépit de la conjoncture. D'autant plus que nos services, situés au quatrième étage, obligeaient Vivien à utiliser l'ascenseur ou le monte-charge, inopinément. Les gens comme lui intéressent les collègues durant trois semaines, et les indisposent pour le reste du séjour dans la maison. C'est bien connu. Et c'est dans l'ordre des choses humaines. Et s'il n'avait été mon mari, en puissance, c'eût été mon opinion. Déboussolé et tout de même aigri par cette mauvaise passe, Vivien donne sa démission. Dans les instants qui suivent l'arrivée de cette lettre sur le bureau de la direction, le chef de rubrique responsable des illustrations, maquettes, et autres griffonnages, déferle au pas de course dans le bureau de Vivien et tout à trac lui lance ... - Ne vous êtes-vous jamais senti de démangeaisons du coté du dessin humoristique ?... Nous allons en publier un ou deux tous les jours et une pleine page hebdomadaire... Pour Vivien, l'inspiration, l'idée, sont nouvelles. Mais il en griffonnait pour nous et trouvait des légendes désopilantes. Et le voilà qui crée des foules de petits bonshommes comiquement difformes, ahuris, candidement vicieux ou cruellement distraits. Il est donc chargé de cet essai. Comme il n'a pas besoin de rester au journal pour mettre au monde sa population imaginaire, on lui conseille de créer son atelier à la maison. On lui remet le texte d'une foule d'idées, de situations, il écoute les informations parlées, lit la presse, dessine toujours les maquettes de "La Vie au Féminin". La dérision et le paradoxe deviennent sa matière quotidienne. La presse parisienne consomme cinq cents dessins humoristiques par semaine. Le marché est vaste. Nous nous mariions un mois après cette transformation professionnelle, et nous installions dans un petit logement en rez-de-chaussée au bord du square Louis XVI. Le plaisir sadique... qu'il éprouve à sabrer à droite et à gauche en fait un pamphlétaire. Il abandonne le journal féminin, et moi, par un autre concours de circonstance, je deviens psychanalyste et courriériste... cardiaque ! Puis nous trouvons cet appartement et nous installons comme vous voyez. Vivien peut passer ici huit jours consécutifs, mais peut également emprunter un monte-charge qui dessert la cour. Il va se promener le long du canal de l'Arsenal, accompagné de Gwendoline qui s'interpose comme un chien de garde à toute éventuelle conversation avec un passant. Par grand beau temps, nous descendons tous les trois jusqu'au Jardin des Plantes. Nous avons été, et sommes, toujours heureux...

Colette-Agathe expédia son regard dans celui de Vivien qui lui répondit sans pause, et tendit ses doigts tachés d'encre de chine vers le poing fermé de son épouse, doublement gonflé du muscle hypertrophié des plumitifs pisse-copies.

Ému contre son gré de ce rapport de situation que Colette paraissait lui dévider avec la secrète intention de le conduire à certaines comparaisons, il tenta d'infléchir la conversation en excipant de la nécessité de traiter de ses romans populaires. Mais Colette observa que la soirée n'était pas limitée en temps, et que par ailleurs elle n'en avait pas terminé du récit de son échappée vers la mer. Ils rirent tous les trois. Et Colette reprit la parole :

- Il s'agit maintenant de parler des jeunes gens qui nous ont tiré d'embarras lors de cette navrante journée, et ont épargné la gangrène à Vivien. Je les revis plus tard, à Paris, dont ils venaient, et ai voulu savoir pourquoi trois ouvriers, deux dactylos, et quatre étudiants, formaient un groupe capable de passer collectivement, et intellectuellement plusieurs jours de compagnie, et s'étaient, sans parler de sacrifice, dévoués à notre cause, sans accepter, même bien après les faits, un quelconque dédommagement. Je ne voulais pas en rester aux paroles, et fit venir deux ou trois d'entre eux jusqu'à mon bureau, désireux qu'ils étaient de visiter un atelier de composition. Et c'est en les accompagnant devant les linotypes que j'apprends, d'une fille, qu'ils appartenaient à une secte dont j'ignorais l'existence, la religion du soleil Inca...

Léonard intervint, faussement inquiet :

- J'espère qu'ils n'en sont plus aux sacrifices rituels et sanguinaires du temps de Quetzalcoatl...

- Mon petit Léonard... (Colette usait pour la première fois de cette familiarité), je veux bien que vous fassiez allusion aux sacrifices humains pratiqués par les Incas d'avant la connaissance, mais afin que soit équitable la comparaison, comptez-moi les morts alignés par Pizarre, Cortès et leurs épigones. Mes Incas parisiens ont tiré Vivien d'une grande détresse. Et peut-être de la mort. Ce que n'avaient pas su faire des automobilistes devant lesquels je m'étais mise en danger sur le bord de la route. Et peut-être parmi eux y avait-il des chrétiens ? Mais terminons. J'avoue me contremoquer des raisons qui les ont conduits à adorer le soleil, de leurs justifications, et de leurs pratiques. Mais ce que je fais en me mêlant à eux, est pour moi une manifestation durable de ma reconnaissance. Ils ne m'ont jamais demandé d'approuver leurs options, d'assister à leur "culte", ni de les appeler "cher être humain" comme ils s'interpellent entre eux. Lorsque j'ai su qu'ils recherchaient une salle pour se réunir ailleurs que dans un café ordinaire, j'ai sollicité Honzulo que je connais depuis plusieurs années. Et je le désintéresse, sans superflu, de ce que j'estime convenable, sans qu'il prononce jamais un chiffre, prenant ce que je lui propose. Il vend des jus de fruit, du café, du thé et du chocolat, à des prix qui feraient hausser les épaules aux débitants classiques. Ses tableaux, ses pâtisseries et sa salle le font vivre, apparemment satisfait. Par je ne sais quelle alchimie, les propos que je tiens aux religionnaires Incas, les intéressent... Ce n'est pas à vous que je dois expliquer comment j'en ai tiré parti. Gwendoline va nous servir le café au salon afin de débarrasser cette table, et nous allons passer à l'ordre du jour pour trouver ensuite le temps de baver ignominieusement sur tous les confrères qui nous déplaisent. Vivien n'a pas beaucoup pris la parole ce soir, mais connaissant la réserve qu'il attache à tout ce qui le concerne, j'ai préféré me charger du rapport circonstancié. Maintenant, à toi, Vivien...

Vivien, souriant, vint accoster la table basse et fit pivoter son engin. Tassée dans un fauteuil profond l'enveloppant comme. un édredon, paupières closes, Colette se préparait à contrôler la conversation. Mais elle sursauta lorsque son mari interpella... "Monsieur Léonard"... Et elle déclara qu'elle ne laisserait pas s'ébaucher le débat si Vivien ne se résolvait à supprimer ce préambule. Et Vivien demanda à Léonard en combien de temps il pouvait composer un roman populaire tout en poursuivant la composition du second tome de son ouvrage philosophique. L'écrivain se massa le visage comme s'il cherchait à mesurer la croissance de sa barbe depuis le précédent rasage. Et il estima à soixante jours la durée d'un tel labeur, remis dactylographié. Après s'être livré à des calculs divergents, puis enfin convergents, les deux hommes conclurent que Léonard travaillant de cette manière durant une année, aurait produit quatre romans populaires en ayant œuvré quatre mois à son texte philosophique. Sans saisir ce que projetait ce couple d'amoureux attardés, mais incapables d'une action dolosive, il les observait échangeant des sourires entendus et des œillades complices. Puis Vivien s'ouvrit de ses intentions complètes :

- L'un de mes amis, éditeur, vous fera un contrat aux meilleures conditions pour quatre romans annuels, que j'illustrerai. L'avance reçue avant d'écrire la première ligne sera égale au montant des droits d'auteur totaux de votre premier ouvrage prévu. À chaque fois que vous livrerez un texte complet, vous percevrez le montant des droits du suivant. Ce sera, bien entendu, forfaitaire, et quel que soit le chiffre du tirage, votre revenu restera inchangé. Sauf en cas de renégociation annuelle du contrat. Quatre titres représentent le minimum à fournir. Moins, n'intéresse pas mon ami. Davantage, lui siérait. C'est pourquoi je me suis inquiété de vos possibilités.

Léonard, dubitatif, rétorqua à Vivien que son ami se ruinerait.

- Cela peut se produire, intervint Colette. Mais il existe une contrepartie... Je dirai même : une désagréable servitude...

- Je me disais aussi... Allez-y sans ménagement. J'ai déjà navigué dans ces eaux...

- On vous impose un nom d'auteur sur lequel vous ne disposez même pas d'un droit de regard...

- Ce n'est pas insupportable...

- Sans doute. Mais la personne qui prête son nom reçoit dix pour cent de la somme que vous percevez vous-même...

- Voilà qui me tranquillise. Parce que les conditions primitivement énoncées me paraissaient hors d'usage... Ceci dit, comme il doit s'agir de quelqu'un de connu, j'aimerais en savoir plus long...

- Agathe de Kereskoran...

Léonard balaya du regard le couple, et même Gwendoline venue parachever la remise en ordre des objets jalonnant la table basse.

- Mais, ce nom, c'est...

- Bien sûr, c'est cela même. Vous serez mon nègre, Léonard ! Et vous écrirez pour les lectrices de "l'Âge Nouveau" auxquelles on ne dissimulera pas que Agathe de ..machin, n'est autre que tante Colette. Voyez qu'une vente raisonnable et rémunératrice est déjà assurée. Il y a très longtemps que j'envisage la mise en route de cette entreprise, mais n'ayant ni le temps ni le talent nécessaires, j'ai décidé, depuis que je vous connais, d'en inspirer les plans et quelques personnages. Mais laissez-moi vous dire qu'il vous faudra vulgariser votre style, lentement, discrètement, d'un roman à l'autre. C'est-à-dire progresser dans la régression....... Gwendoline ! apporte-nous du champagne, nous baptisons quelqu'un et quelque chose. Et apporte un verre pour toi...

La clarté lunaire ménageait une trouée laiteuse à l'extrémité du boulevard Henri IV, et la blancheur du pont Sully composait un énorme nuage crémeux abandonné sur la Seine. À gauche, le lit du fleuve se creusait sans obstacle vers l'est, tandis qu'à l'ouest la masse de Notre-Dame évoquait la flèche du mont Saint Michel émergeant d'une brume marine. Depuis la rue de la Cerisaie, Léonard regagnait à pied l'impasse des Bœufs, et alors qu'il venait d'écouler chez les Hauclère une soirée dont il ne se souvenait pas d'en avoir connu d'aussi satisfaisante depuis un long temps, il songeait à tante Colette, personnage protéen pétri d'humour pitoyable et de malicieuse rancune, et prononçant avec une insoupçonnable spontanéité "Nous avons été et sommes toujours heureux..." en entourant de ses bras nus, debout derrière le fauteuil, les épaules de son époux.

Heureux, Léonard l'était à cette heure nocturne où Paris redevenait cité humaine, et alors que par la grâce d'une amitié exempte d'équivoque et de contrepartie, ses affaires allaient un train dont la discrétion et les foyers divers, annonçaient la fermentation précédant les précipitations transformatrices. Mais ce "je suis heureux" qu'eût pu lancer Léonard depuis l'orgueilleux sommet de ses six cent cinquante pages du "Définitivisme", de quel écho retentissait-il, entendu de Sirius, et comparé au "Nous sommes heureux" de Colette-Pauline-Agathe de Kereskoran, appuyée au corps foudroyé de Vivien Hauclère, son époux ?


25


Tout d'abord, Léonard n'y crut pas. Il attendait que les faits à venir démentissent les faits passés. Il se supposait le jouet d'événements qui après l'avoir excité, apprivoisé, alléché, le conduiraient jusqu'à une forme d'espoir, d'où, sans préambule ni pitié, Honzulo le bouterait hors de sa galerie en le priant de le débarrasser des exemplaires traitant du définitivisme, et restant en dépôt. Ce dont il ne parvenait pas à se convaincre tenait en ce que davantage encore que les commentaires du "Nouvel Âge", de "La Cité" même, dont il s'était exclu, et de quelques feuilles provinciales, l'action de Tante Colette, opiniâtrement soutenue par ses amis Incas, ait fait vendre, chez Honzulo, en trois mois, cent trente cinq exemplaires. Davantage que n'en avait fait diffuser la confessionnelle campagne publicitaire, consentie à Darius par l'éditeur Wetzler. Parallèlement, la première livraison signée Anne de Kereskoran, poursuivait la carrière prévue, et Léonard rédigeait le second texte qui serait remis à l'éditeur avant le terme contractuel.

Le philosophe lisait régulièrement l'Homme du Siècle, dont, non seulement la réputation ne fléchissait point, mais croissait de telle sorte que la feuille faisait maintenant autorité en matière littéraire, et provoquait, de la part des auteurs et des éditeurs, des démarches reptiliennes en vue d'y obtenir un filet, un écho, ou, dans les tentatives les plus franchement effrontées, une chronique. Fût-elle destructrice. Par voie de conséquence, le tarif publicitaire y prenait de la hauteur. Mais déjà, comme dans certains quotidiens importants, le pavé-annonce encadré, en page une, était devenu la propriété exclusive, et à l'année, d'un puissant éditeur détenteur de quelques récompenses aussi institutionnellement accueillies qu'attendues. Au point que le comité directeur de la firme eût estimé que ne pas recevoir les lauriers désirés eût constitué une atteinte à son honneur. Darius convint que madame Betwey possédait un authentique flair de "manager". Et Janzé-Cardroc un sacré métier. Colette Vivien et Léonard en ayant débattu toute une journée en compagnie de l'avocat-conseil du "Nouvel âge", ami du couple, conclurent -provisoirement- à la stérilité d'une nouvelle offensive contre l'aristocrate. Quelle que fût la subtilité d'une intrigue pugnace à l'encontre du marquis inconditionnellement soutenu par madame Betwey, cette dernière avait bel et bien réglé la facture de l'impression du tome premier de l'œuvre de Darius. Dont elle pouvait, d'un instant à l'autre, et licitement, solliciter le séquestre, jusqu'à la conclusion d'un compromis avec l'auteur, qui ne pourrait lui refuser une reversion sur les ventes effectuées, à son éventuelle demande. Et pour créer quelque embarras à l'Homme du Siècle, l'avocat de "l'Âge Nouveau" suggérait une autre procédure : parvenir à retrouver le nommé Hottenborg, auteur des analyses publiées dans l'hebdomadaire, et lui démontrer, avec toute l'indulgence et la diplomatie utiles, qu'il avait de bonne foi... pillé l'œuvre d'un autre. Si ledit Hottenborg se rendait à la raison, exposer tout cela dans une feuille suffisamment lue, et si possible politiquement ou philosophiquement, opposée, à l'Homme du Siècle. Darius et l'évanescent Hottenborg resteraient intellectuellement invulnérables face à Janzé-Cardroc qui pourrait incidemment sortir éclaboussé d'une manœuvre douteuse, alors qu'il ne pourrait prétendre ignorer l'existence de Darius, jadis membre de la rédaction, ayant recueilli les prémices de l'œuvre pillée. En revanche, si Hottenborg ne se laissait convaincre, une instrumentation destinée à prouver aux lecteurs des deux organes de presse, opposés, que le bon droit appartenait à tel ou tel parti restait une gageure. L'avocat envisageait une manœuvre plus cauteleuse, mais qui, réussissant, apporterait brusquement de considérables avantages dans le camp de Darius : que Vivien, alias Bémoldièze, connu de toute la profession, soumît quelques dessins particulièrement corrosifs à l'Homme du Siècle, et qu'une fois dans la place, il...

- Impossible ! rugit presque Vivien. Je suis sous contrat exclusif à "l'Âne Rouge" et toute dérogation m'est interdite avant deux années. Mais Colette pourrait mettre à contribution ses relations parmi les Incas, où elle trouverait bien un étudiant en philosophie qui se présenterait à l'Homme du Siècle comme un fervent admirateur d'Hottenborg, et désireux de le rencontrer. À partir des résultats d'une telle visite, nous aviserions. Et sans être un inconditionnel du plan que vous proposez, je crois qu'une nouvelle action judiciaire trouverait là ses bases...

En conclusion de toutes ces ébauches de plan, Colette opposa que la meilleure des méthodes serait encore, en apportant un surcroît de patience, de stimuler les ventes du tome premier et de provoquer des chroniques à espaces de temps suffisamment rapprochés pour que l'on n'oublie ni l'œuvre ni l'auteur. Et elle exposa que la journée écoulée lui apportait des encouragements si l'on considérait que l'on réapprovisionnait Honzulo chaque semaine, depuis un mois. Que de nouvelles têtes apparaissaient quotidiennement chez lui, comme dans une librairie, pour y demander "l'Introduction". Il ne s'agissait donc plus des membres de la secte mais de personnes ayant été atteintes par le "bouche à oreille" pratiqué par les lecteurs précédents, et, fréquemment, assurait Honzulo, d'étudiants en philo ou en français. Parallèlement, les dépositaires parisiens attitrés de l'éditeur Wetzler en écoulaient régulièrement depuis la recension renouvelée dans "l'Âge Nouveau" de Romuald Thorrey. Ce qui justifiait la nécessité de poursuivre dans cette voie jusques à la découverte du nommé Hottenborg. À ce moment, pourrait jaillir une polémique violente et implacable qui intéresserait à coup sûr des hebdomadaires combatifs. Comme "le Voltaire" ou "La Plume et les Lettres", qui ne dédaignaient pas l'invective écrite, et s'y livreraient avec d'autant plus de coopération que l'Homme du Siècle empiétait sur leur contingent de lecteurs.

Boulevard Haussmann, les machines à écrire crépitaient aux trois étages de l'Homme du Siècle. Réception des visiteurs, administration comptable et publicitaire, occupaient le rez-de-chaussée, derrière lequel, aménagé pour ce faire, s'étendaient les salles et dépôts des invendus et archives. Aux premier et second étages, services divers de rédaction et communications. Au troisième étage, Janzé-Cardroc, Barbay, et madame Betwey, régnaient en des bureaux somptueux, ensoleillés où l'on recevait notables et confrères. Au quatrième, le salon des conférences où maquettes, détails de fabrication et ajustement des articles, restaient l'objet de toutes les réunions. S'y célébraient également les événements glorieux de la carrière de l'Homme du Siècle et de son directeur général, qui avait tenu à distribuer dans la vastitude du local, partie des meubles anciens signés de célèbres ébénistes et accumulés jusque là dans son appartement de la rue de Rivoli. Contre la cloison extrême, ensoleillée aux heures pleines de la journée, s'élevait, sur fond de tapisserie célébrant un débarquement viking, une napoléonienne et monumentale bibliothèque incrustée de marqueterie éburnéenne que Janzé-Cardroc prétendait venir de la Malmaison. Bien que peu suspect de m'as-tu-vuisme, Janzé supportait difficilement qu'un visiteur nouveau quittât la salle d'honneur sans s'extasier sur l'authentique splendeur de la pièce unique. Quand bien même dût-il entraîner son visiteur dans une ronde sans fin dont plus d'un était sorti sans en avoir jamais compris la signification. Et à l'expression du patron au sortir du sanctuaire, on connaissait si le visiteur du "musée" était un béotien ou un orfèvre.

Choisi par Colette dans sa tribu Inca, un étudiant en géologie, suisse-allemand, hirsute à souhait et aussi dûment chapitré qu'éclairé sur sa mission, avait été dépêché vers l'Homme du Siècle, sur le thème : recherche et détection d'un plagiaire ayant pillé les "Fondements du Définitivisme" de Léonard Darius, par un jeune aspirant philosophe ayant déjà lu et annoté les six cent cinquante pages de l'œuvre, afin de ne s'en laisser point conter. Pour l'heure, l'investigateur se présentait au siège de l'hebdomadaire avec les plus candides et naturelles intentions du monde : savoir s'il était possible de rencontrer un certain Hottenborg, dont il avait apprécié les textes publiés quelques mois auparavant. L'aimable personne préposée à la réception ne dissimulait pas son embarras. D'abord disposée à prendre téléphoniquement conseil auprès d'une instance supérieure, elle en fut empêchée par une collègue qui ayant clairement entendu la question du visiteur lui conseilla de se rendre auprès de monsieur Barbay. Le suisse attendait, marchant les mains au dos, lisant distraitement l'affichage sous vitrine constitué des pages les plus glorieuses de l'encore brève carrière du journal, lorsqu'il s'immobilisa sur une signature : Hottenborg. L'investigateur en ressentit une chaleur dans la poitrine. Cet élément l'introduisait déjà dans sa mission. Son regard remonta jusqu'à la tête de la colonne qui, malheureusement, n'était que la suite de l'article débutant en une page antérieure. Sans doute eût-il pu acquérir sur le champ la "pièce à conviction". Mais bornée à cette seule manœuvre, la visite eût pu éveiller des soupçons. Il fallait pratiquer sous la forme la plus candide : manifester le désir irrépressible d'entrer en rapport avec le nommé Hottenborg. L'un des postes téléphoniques du rez-de-chaussée grelotta. La prudente employée appela l'étranger :

- Monsieur, qui désirez voir monsieur Hottenborg...

Le visiteur hirsute feignit de rechercher d'où venait l'appel.

- Oui... Vous, monsieur. La direction me prie de vous dire de ne pas vous impatienter. On s'inquiète des coordonnées de monsieur Hottenborg...

La conversation reprit avec un flagrant souci de discrétion qui n'empêcha pas moins le suisse de deviner que "là-haut", on sollicitait des appréciations sur son aspect physique et vestimentaire. Et ce dernier en déduisit que la gêne qu'il causait n'était pas de mauvais augure. Revenant sans hâte à son bureau, la première interlocutrice y reprit place en amorçant avec sa collègue un dialogue inaudible pour leur entourage. L'étudiant jouait l'ahuri patient avec la meilleure foi du monde, et comme il se rapprochait des jeunes femmes, elles se turent. Il reprit du champ et constata par un retour à la vitre enfermant l'affichage, et bien que tournant le dos aux services, que les commères reprenaient leur commerce. Deux nouveaux visiteurs pénétrèrent dans le hall, tirant de leur conciliabule les secrétaires ne semblant pas du même avis. Des étages supérieurs descendait pesamment un fort garçon à lunettes, qui, s'immobilisant sur l'une des dernières marches et à courte distance du suisse, lança à la cantonade :

- Quelle est la personne qui demande Mademoiselle Hottenborg ?

- C'est moi, monsieur, c'est moi. Je suis étudiant en sociologie. J'ai pris connaissance des travaux de mademoiselle Hottenborg et...

Mais l'interlocuteur -stagiaire ? rédacteur ? comptable ? dessinateur ?- considérait sottement l'une des secrétaires lui destinant de désordonnés mouvements de bras sémaphoriques assortis de mimiques déroutantes. Le suisse n'en avait cure, pénétré de la conviction qu'il devait persister à noyer l'autre sous sa logorrhée.

- J'ai donc apprécié les articles de mademoiselle Hottenborg et comme mes modestes études personnelles m'ont conduit à des conclusions parfois similaires, je vous serais très obligé si vous me mettiez en mesure de la rencontrer... Doit-elle vous donner d'autres études ?

Le suisse ahuri saisissait un bras du garçon, ébaubi à son tour, et auquel l'inmaîtrisable interlocuteur demandait à brûle pourpoint.

- Mais peut-être savez-vous où elle habite ?

Les paupières refugiées derrière les verres épais s'abaissèrent tandis que le bonhomme marmonnait :

- J'ai entendu parler de l'Étoile, ou de l'avenue de Friedland.

L'une des deux secrétaires impliquées dans l'affaire abandonna précipitamment son poste et vint s'immobiliser devant son collègue lunetté en manifestant une évidente mauvaise humeur.

- Voyons, monsieur Fernand, pourquoi parlez-vous d'une demoiselle Hottenborg alors qu'il s'agit d'un jeune professeur danois en stage de français. Au téléphone, monsieur Barbay vient de me le confirmer, comme il m'a confirmé que nous ne possédons pas son adresse.

Sans saisir parfaitement ce que l'on attendait de lui, le grand benêt cessa de parler, et fit volte-face, remontant dans les étages plus rapidement qu'il en était descendu. Désirant clore l'entretien la jeune fille éleva les mains en signe d'impuissance et dit au visiteur qu'elle devait avoir pour mission d'éloigner :

- C'est tout ce que nous pouvons faire pour vous, monsieur. Nous regrettons...

Afin d'utiliser un reliquat de cautèle dont il désirait mesurer l'effet, il insistait :

- Je n'ai pas ce qu'il faut sur moi. Mais je suppose que vous pourriez me vendre l'ensemble des numéros dans lesquels figure l'étude que monsieur Hottenborg a publiée chez vous ? Je les ai laissés chez moi, en Suisse, et je dois cependant travailler dessus tout de suite.

Pour se montrer aussi rebelle que devait lui en avoir donné l'ordre la direction, elle opposa une imaginaire formalité.

- Il faudra nous exposer par écrit les références des numéros que vous recherchez, afin que nous les prélevions en archives. Nous ne disposons ici que des tout récents spécimens...

L'ahuri estima que cela suffisait. Il sourit, remercia, tendit une main que la jeune personne n'attendait pas, et poussa le scrupule jusqu'à heurter du front la porte de sortie qu'il n'avait qu'insuffisamment ouverte. Le personnel de la réception dissimula un collectif sourire. Et respira mieux. L'étudiant se rendit au bureau de poste le plus proche et pénétré de l'importance de ce qu'il venait d'apprendre, il appela Tante Colette au téléphone : ils se retrouveraient le soir même, chez Honzulo, pour dîner.

Léonard abandonnait l'analyse des faits à Colette. Pragmatique, conséquente, efficace, elle avançait comme dans la démonstration d'un théorème.

- La confusion, apparente seulement, entre un homme et une femme est impossible. Par une conjoncture imprévisible, ils ont été victimes de ladite confusion, née d'une mauvaise transmission dans les consignes. Première et capitale constatation : Hottenborg est une femme. Seconde certitude, et qui découle de la première : ils ne désiraient pas, boulevard Haussmnann, que cela fût connu, et pour cause. Ce détail rendait plus obscure une enquête comme la nôtre. Et si parmi nous quelqu'un entendait renouveler une visite au journal, le ridicule frapperait l'attaquant. Mais pour un temps, je ne rejette pas encore cette perspective. Je propose que Léonard se consacre à la recherche de mademoiselle Hottenborg. Et ce, à partir des informations accidentellement recueillies : ... Étoile... Friedland... J'ai feuilleté l'annuaire du téléphone ; l'ambassade du Danemark est installée avenue de Friedland. Je vous vois vous présenter en demandant candidement à parler à mademoiselle Hottenborg...

Léonard sourit dubitativement.

- Et vous croyez, Colette, que la petite sirène d'Andersen m'apparaîtra dans l'heure, souriante et déclarant :... Je suis mademoiselle Hottenborg, auteur des études philosophiques publiées dans l'Homme du Siècle...

En ahuri conséquent, l'étudiant suisse-allemand énonça :

- Le meilleur est improbable, mais le pire n'est jamais certain. Je me propose pour cette nouvelle mission.

Colette morigénait déjà Léonard pour son scepticisme et décidait de précipiter l'action.

- Pas vous, Hans. Ils peuvent s'être émus, boulevard Haussmann, après votre visite. Janzé-Cardroc a l'oreille fine. Je serai, personnellement, demain matin, à l'ouverture des bureaux de l'ambassade danoise.

En raison de l'affirmation de Léonard pour lequel cette incursion dans l'ambassade resterait stérile, Colette exposa qu'une ressortissante d'une nation quelconque travaillant ou étudiant à Paris, a toujours à faire avec son ambassade. Par conséquent, la jeune Hottenborg avait dû laisser un souvenir quelconque de son passage à Paris. Le seul risque encouru consistait à se trouver face à une homonyme. Ou à une parente. Encore que de cela pourrait naître une piste. N'attendant pas que Léonard excipât d'un nouvel et imaginaire obstacle afin d'atermoyer, elle lui demanda de l'appeler au journal à onze heures trente, le lendemain matin, afin de lui fournir compte-rendu de sa démarche. Mais à sa grande surprise, Colette entendit Léonard lui répondre qu'il serait présent, à ses côtés, le lendemain, avenue Friedland.

- Enfin ! Un encouragement. Mais j'insiste : vous resterez à l'extérieur durant ma visite. Il faut éliminer toute suspicion. Je me déclarerai dame amie de la demoiselle durant son séjour en France, et j'aurais égaré son adresse. Vous me laisserez piloter à partir de cet instant.

On se sépara. Les rendez-vous furent fixés, d'abord avec Hans, l'ahuri qui manifestait suffisamment d'intérêt à l'affaire qu'il venait de mettre en branle, pour désirer en connaître les développements. Puis avec Léonard que Colette retrouverait à la sortie de la station de métropolitain Étoile. Léonard y fut quinze minutes avant l'heure, et sous un parapluie le protégeant d'une diluvienne bourrasque, il accueillit Colette en bottes noires et imperméable transparent.

Deux jeunes femmes et un homme d'âge mûr occupaient les trois bureaux des services de réception de l'ambassade. L'homme reçut Colette et écouta son exposé. Il ne pratiquait qu'approximativement le français mais déclara l'entendre parfaitement.

- Voici mon affaire : je suis une dame qui a rencontré à plusieurs reprises, chez des amis parisiens, une jeune fille danoise nommée Hottenborg. Nous avions vivement sympathisé, car je travaille dans la presse, et j'aurais aimé conserver le contact avec cette jeune personne qui parlait si élégamment le français, et l'écrit même agréablement, je crois savoir...

Les trois secrétaires se concertèrent du regard, échangèrent de rapides commentaires dans leur langue nationale et les deux jeunes femmes semblèrent se retirer tacitement dans un mutisme insolite en même temps qu'elles s'affairaient doublement à la manipulation des papiers recouvrant leur sous-main. L'homme revint vers la visiteuse française.

- Parlez-vous le danois, Madame ?

- Nullement, Monsieur...

- Pouvez-vous nous décrire, physiquement, la personne recherchée ?

Colette éprouva, mais dissimula, une gêne subite, se noya dans une narration imprécise : un obstacle sottement imprévu. Elle tenta, par la description d'une vêture ressemblant, bien évidemment, à toute femme jeune et suivant la mode, de tuer un temps devenant pesant et inutile.

- Mais ce n'est pas cela que je demande à vous, Madame. Je veux description le visage demoiselle danoise, sa hauteur...

Colette s'élança. Il ne lui restait plus beaucoup à perdre car elle percevait être déjà perdante, et songeait à la façon dont elle quitterait ces locaux, portant la courte honte dont elle ferait présent à Léonard. Donc, à moins de circonvenir quelque employé du boulevard Haussmann, ce qui ne laissait pas de devenir périlleux, on revenait au point de départ. L'actif et efficace suisse-allemand-ahuri en serait navré, lui qui, déployant tant de clownesque astuce, avait embouqué l'équipe dans le canal de la réussite.

- Physiquement ?... Eh bien ! plutôt pâle, figure allongée ; bouche et oreilles petites, nez fin, cheveux blonds, bien entendu...

Une rafale venteuse sans source détectable ploya les trois employés d'ambassade sur leur bureau. Et si les deux jeunes femmes parvinrent à dissimuler partiellement leur hilarité en tournant le dos à Colette et en enveloppant leur visage dans leurs mains, l'homme libéra spontanément une goguenardise ridiculisante découvrant une denture impeccable effaçant l'involontaire insolence de l'attitude.

- Excusez nous trois, Madame. Nous voulons pas moquer... Mais beaucoup danoises ont bouche fine, nez comme vous dites, et cheveux blonds... Voyez ces deux jeunes filles...

Pardi ! Bien entendu que Colette voyait ! Aussi clairement qu'elle s'était fourvoyée et ridiculisée. Elle ressortirait de cet immeuble, la fierté en miettes, et n'en pouvant mais. Sans doute était-ce sans conséquence en ce qui concernait ces gens. Mais pour l'affaire qu'elle couvrait, quel échec ! Et si, par des détours aussi fortuits que ceux l'ayant conduite ici, l'aventure de "Tante Colette" parvenait à la connaissance de la rédaction de l'Homme du Siècle, quelle jubilation sarcastique en tirerait le marquis ! Il fallait vider les lieux, s'extraire de ce piège avec un semblant d'ingénuité dont les témoins involontaires ne resteraient pas dupes, et retrouver Léonard avec l'oxygène humide du boulevard, et dire au collègue que même l'honneur était resté aux mains de l'ennemi...

- Je vois, monsieur, qu'il ne me reste qu'à vous remercier de votre bonne volonté et de votre courtoisie. Je tâcherai de retrouver mes amis pour retrouver l'adresse...

Ce disant, Colette marchait à reculons, ne voulant déguerpir en vaincue, sans mauvaise humeur ni déconvenue visibles, dans une retraite consommée. Puis, alors qu'elle franchissait l'un des doubles vantaux de la lourde porte, elle se retourna :

- À tout hasard, comme il se pourrait que vous la revoyiez, dites-lui qu'une journaliste française qui a lu tous les articles philosophiques qu'elle a signés dans l'Homme du Siècle, aimerait en discuter longuement avec elle...

Elle venait de jeter sa bouteille à la mer. Le vantail claqua. Tout était ruiné. Lourde de son humiliation, Colette ne sentait point la pluie toujours violente. Ayant ramené autour de son visage la coiffe de son imperméable, elle chercha Léonard du regard. Puis elle se souvint qu'en raison du mauvais temps, ils étaient convenus de se retrouver dans l'étroit estaminet récemment ouvert à cent mètres de l'ambassade. Elle pénétra dans le débit, aperçut son ami regroupé quinteusement dans un angle de banquette et prit place face à lui :

- Fou-tu... La Bérézina et Waterloo réunis...

Souriant, conservant les mains dans les poches de son vêtement, pontifiant presque, de certitude perverse et orgueilleuse, il fixait Colette, les cils emperlés de pluie, et en proie à un court instant de déprimante détresse. Une affaire si bien amorcée... Tandis qu'ils se considéraient en vaincus solidaires, une jeune femme en robe, un parapluie étroit maintenu près de sa chevelure, contournait extérieurement l'angle de l'étroite véranda de verre formant terrasse intérieure, et apercevant Colette, s'immobilisa.

- Mais... C'est pour vous, Colette... Elle vous montre du doigt...

- Une jeune fille de l'ambassade ! s'exclama Colette, déjà dressée et se portant vers l'arrivante.

Colette faisait asseoir la jeune fille, qui sans y être davantage invitée, expliquait la raison de sa présence.

- Madame, vous avez dit que vous étiez intéressée par les articles parus dans l'Homme du Siècle. Pour quelles raisons ?

Le parfait français de la jeune fille s'enjolivait des hésitations propres à une étrangère ralentissant sur les élisions. Et cette singularité jugée charmante par Colette la disposa à une immédiate sincérité. Comme on l'invitait à prendre un thé, la jeune danoise refusa en raison de la nécessité de rejoindre son poste, mais elle proposa une rencontre dans les meilleurs délais.

- Mais bien sûr, mademoiselle,  et tout de suite, tout de suite, mettons des choses au clair. Vous vous êtes aperçue que je ne connais pas mademoiselle Hottenborg, mais que je connais parfaitement les articles qu'elle a écrits. Et je connais aussi bien tous les gens qui l'ont reçue à l'Homme du Siècle, et particulièrement monsieur Janzé-Cardroc...

La danoise sourit :

- Celui-là, c'est le grand patron de la maison...

- Évidemment, consentit Colette, secrètement intriguée. Mais quand pourrons-nous rencontrer mademoiselle Hottenborg elle-même ?

- Mais que lui voulez-vous donc ?

- Je lui veux que si j'admets qu'elle écrit un excellent français et qu'elle est vraisemblablement très savante, elle a pillé, plagié... Vous comprenez les mots : pillé et plagié ?

- Cela veut-il dire voler ?

- Pas si grave. Mais cela veut dire : imiter, emprunter, utiliser quelque chose qui ne vous appartient pas...

- Mais à mademoiselle Hottenborg, monsieur Janzé-Cardroc a déclaré qu'il possédait le droit, le pouvoir, de disposer du texte d'un écrivain nommé Léonard Darius, auteur d'un gros livre intitulé "Introduction aux...

Fébrile, Colette l'interrompit :

- À quel titre assistiez-vous à cet entretien ?... Mais j'y pense : vous êtes donc une familière de mademoiselle Hottenborg

Et ce disant, Colette savourait ce qui découlerait de cette rencontre ayant si malencontreusement débuté et qui ne pouvait plus que se conclure selon ses vœux. Et la journaliste éprouvait plus de joie que ne l'avait blessée le quiproquo de l'heure  précédente. Mais elle fut tirée de sa subite et inexprimable satisfaction par une émotion plus violente encore que son récent ravissement.

- Je suis Skania Hottenborg...

Léonard se dressa. Figée, Colette laissait courir son regard de l'un à l'autre de ses compagnons. Elle se ressaisit.

- Je vous présente Léonard Darius, auteur, et exclusif propriétaire de son œuvre : "Introduction aux Fondements Définivistes"

La petite sirène ouvrit sa petite bouche, posa sur le bord d'une table d'où il chut, son court parapluie et s'assit aussi distraitement qu'instablement sur le bord de la plus proche chaise.


26


En cette période, fût-ce en philosophie ou dans le romanesque, Darius n'avait pas écrit depuis plus d'une quinzaine de jours. Il accumulait une quantité d'observations. Des feuilles volantes séjournaient dans chaque poche comme sur les meubles de sa chambre ou de sa table de toilette, voisinant avec le rasoir et le blaireau. Toute élucubration spontanée, quelle qu'en fût la valeur, donnait naissance à l'un de ces papillons sauvages posés en tous lieux et à toute heure. Mais il ne s'était pas attablé avec cette faune neuve autour de son sous-main depuis la soirée écoulée en compagnie du couple Hauclère, dès après l'apparition de Skania Hottenborg introduite à cette occasion dans les affaires de l'association morale Darius-Hauclère.

Si du côté de l'Homme du Siècle, le différend relatif au pillage de ses textes ne constituait qu'un armistice sans traité de paix, la découverte de Skania renforçait sa position dans le cas d'une éventuelle reprise du conflit. En même temps qu'elle assurait Darius contre la poursuite du pillage. Et c'était afin de faire le point sur les conditions dans lesquelles Janzé-Cardroc avait utilisé Skania Hottenborg, que Colette, son époux, Skania et Léonard, une nouvelle fois réunis au cinquième étage de la rue de la Cerisaie, établissaient un procès-verbal de constat et déterminaient l'attitude nouvelle à adopter à l'égard de l'Homme du Siècle.

De taille médiocre, potelée, blanche d'épiderme, rose de teint, joliette par son sourire et ses yeux clairs sous une chevelure ébène opulente et simple, Skania Hottenborg eût pu se déclarer d'origine portugaise sans qu'un soupçon investît l'esprit de ses interlocuteurs. La séduction émanant de la vivacité et de la générosité d'un regard captant suffisamment l'attention pour que l'on ne fût plus préoccupé de ses origines, créait la confiance, et eût dissout toute mauvaise intention nourrie à son endroit. Dès que thé, chocolat et pâtisseries confectionnés par Gwendoline furent déposés sur la table basse du salon, Colette annonça l'ouverture de la séance. Et Skania Hottenborg parla, seule, lentement, précisément, sans interruption, et longuement.

En poste à Paris depuis trois années, diplômée de sciences politiques et de langue française de l'Université de Copenhague, elle avait intentionnellement orienté des études dont sa présence à Paris représentait l'aboutissement. Dès son arrivée en France, elle s'obligeait à la lecture d'un certain nombre de journaux parmi lesquels, incidemment, ALTERNANCES. Elle y avait découvert les articles de Darius. La nature et la méthode stylistique de l'écrivain frappant singulièrement ses opinions et ses préférences intellectuelles, Skania lisait régulièrement la publication, en conservait les spécimens, annotait les articles.  S'essayant à quelque éxégèse accrue de variantes et de commentaires personnels, elle se rendait un jour à l'Homme du Siècle, dont la ligne littéraire, et la ligne philosophique qu'elle espérait retrouver la séduisaient autant que la teneur générale. Elle ignorait l'éviction de Darius et se présentant au siège du journal, déclarait désirer le rencontrer. On lui exposait alors que l'écrivain voyageait au loin pour ses études personnelles, mais qu'il avait laissé tous pouvoirs à la direction de l'hebdomadaire pour traiter avec qui s'intéressait à ses textes. Quant aux commentaires et observations que mademoiselle Hottenborg projetait de publier, le principe de la dite publication était acquis... À elle d'en fixer la date. Soulevée par l'émotion et l'enthousiasme issus de sa collaboration à un journal français, Skania ne revendiquait aucune rémunération. Qu'on ne lui avait d'ailleurs jamais proposée. De temps à autre, elle passait boulevard Haussmann solliciter quelque information sur le retour attendu de Léonard Darius. Mais, lors de sa dernière visite, on lui affirmait que loin de regagner Paris, l'écrivain-philosophe campait très loin en Asie, en quelque monastère où il s'initiait au fondamentalisme Zen ! Si l'énormité du mensonge transformait celui-ci en canular, elle n'en manifestait pas moins la duplicité machiavélique de Janzé-Cardroc. Et, après le rire, Colette et Léonard estimèrent suffisamment grave le procédé pour y répondre par une action quelconque. Mais sous quel angle, par quel moyen, sous quel prétexte ? Découvrant l'existence d'une telle sordide lutte entre Janzé-Cardroc et son ancien collaborateur, Skania épousa d'emblée la cause de ses nouveaux amis, qui lui offraient d'ailleurs l'avantage de constituer pour elle, encore relativement isolée dans Paris, un foyer d'amitiés où elle pouvait se présenter, intervenir et parler comme elle l'eût fait en son propre pays. Colette comptait l'âge de sa mère, et l'intelligence de Darius lui inspirant la muette admiration d'une fervente disciple, elle devint en un soir, non plus une jeune fille étrangère, mais Skania tout court, partie prenante du groupe de la Cerisaie. Et la permanence de fréquentation que lui offrait cette neuve alliance, la réchauffa comme l'eût émue la perspective de vacances dans sa famille. En conclusion de cette réunion, Vivien et Léonard déclarèrent inexpédiente la détermination, sur le champ, d'une stratégie d'attaque, contre Janzé-Cardroc. Ce n'était d'ailleurs pas l'homme qu'il fallait compromettre en l'occurrence, mais la personne morale de l'Homme du Siècle, toute perturbation dans la réputation de l'organe de presse navrant davantage son responsable que des attaques personnelles. Vivien affirmait qu'il convenait que chacun d'eux quatre -puisque Skania n'était pas la moins concernée- réfléchît sur la nature des moyens et des actions qu'il utiliserait pour semoncer sévèrement un individu supérieurement intelligent, professionnellement respecté, et dominant momentanément l'intelligentzia de l'heure, par sa distinction naturelle, son urbanité, mais encore, par tout ce que contenait de redoutable un bon mot, un calembour perfidement allusif, mais surtout l'Homme du Siècle par lui-même. Toute maladresse tactique du groupe de la Cerisaie eût renvoyé celui-ci à son anonymat profond et consacré une définitive impuissance. Skania, sollicitée d'émettre un avis avant la séparation, énonça :

- Je ne suis pas suffisamment informée des actions de monsieur Janzé-Cardroc et de vos démêlés avec lui pour proposer quoi que ce soit. Mais je crois, intuitivement, que c'est sur la manipulation des textes de monsieur Darius que le directeur du journal serait le plus vulnérable...

Vivement approuvée par Vivien, Skania parla la dernière et se retrouva au côté de Darius qui lui proposa de la raccompagner jusqu'à la rue Lauriston, près de l'Étoile, où elle partageait l'appartement d'une dame âgée dont elle était la locataire. Celle-ci n'acceptait d'accueillir que des employés d'ambassade afin de s'assurer le versement régulier des mensualités. Mais ces précautions n'en provoquaient pas moins un constant défilé de pensionnaires, en raison de l'infrangible prétention de la vieille dame à interdire l'accès du logement à toute autre personne qu'au ou à la locataire. Cette disposition laissait Skania indifférente, qui jusqu'à sa récente intégration au groupe de la Cerisaie écoulait le plus clair de ses loisirs ou de ses congés auprès de compatriotes ou aux spectacles théâtraux. Maintenant que Tante Colette l'accueillait comme le ferait une marraine, elle écourterait davantage encore ses présences dans la sombre vastitude de l'appartement de la rue Lauriston. Où Darius l'abandonna, au seuil d'un combat épique auquel la jeune scandinave ne concevait avec quelle incontrôlable précipitation elle s'y était jetée.

S'éveillant un dimanche matin après avoir eu l'esprit longtemps occupé par Skania qui le séduisait davantage par l'intérêt qu'elle portait à son œuvre que par sa personne, il se souvint de la recommandation de Tante Colette.

- Si je comprends que vous ne puissiez vous remettre, sur ordre, à la composition de votre tome second, travaillez donc continûment aux plans de nos deux prochains romans, que j'en lise la trame. Si je me sens à jamais incapable de pondre les textes romancés que vous enfilez comme des perles, je saurai vous dire, sous l'angle populaire, ce qui séduit ou rebute le lecteur. Avec le style nouveau que vous utilisez sous mon nom, je vous vois l'héritier de la clientèle de Pierre Benoît...

Ce à quoi Vivien avait ajouté que dans un tel cas, son avenir serait suffisamment assuré pour qu'il renonçât à l'élaboration de son œuvre philosophique.

La semaine qui suivit la réunion du groupe de la Cerisaie s'écoula sans motiver de conférence. Et le thé-débat du Samedi suivant s'annonçait détendu et familial chez Tante Colette, lorsque celle-ci fut appelée sur le téléphone intérieur par son collègue Romuald Thorrey, dès qu'il la sut dans son bureau.

- Avez-vous lu le numéro de ce jour de l'Homme du Siècle ?

- Je ne le prends que pour le lire le dimanche à la maison.

- Je vous l'envoie par planton.

Toutes affaires cessantes, Colette lut l'encadré occupant une demi-colonne verticale de la page une.

"À NOS LECTEURS

"La rédaction de l'Homme du Siècle nourrit trop de respect à l'égard de chacun de ses confrères de la presse nationale en général et de la presse parisienne, en particulier, pour se  considérer comme le seul capable de maintenir élevée la pensée de la  philosophie française, dont l'école, à ce jour, et jusques à preuve du contraire, est l'une des plus prestigieuses du monde. Mais on nous rendra cette justice que nous avons œuvré, depuis la création de l'Homme du Siècle, en faveur d'une promotion culturelle supérieure, tout en la maintenant accessible, compréhensible et familière au maximum d'esprits tournés vers cette discipline.

"C'est dans la perdurance de cette pratique, qu'après avoir ouvert ses colonnes à des auteurs ou commentateurs de textes inédits, l'Homme du Siècle a le plaisir d'informer ses lecteurs, qu'à compter du prochain numéro, ceux-ci trouveront, publiée en  études successives, la structure d'un ouvrage que la hardiesse fondamentale de conception, et l'intentionnelle rigueur rédactionnelle, devrait rendre abordable par tout esprit helléniquement épris de dissertation et de progrès humain.

"L'auteur -un penseur français auquel l'âge permet de n'avoir point cédé à la présomptueuse impatience de savoir tout, et tout de suite, et à la fièvre issue de hâtives découvertes- livrera au verdict du jugement et de la culture de nos lecteurs, le résultat de dix années de labeur, de compilation et de comparaisons doctrinales. Ainsi que le fruit de ses déductions et conclusions. De plus, édité simultanément à l'exposé de ses motivations, l'ouvrage est aujourd'hui disponible aux bureaux de notre journal, et sera diffusé en librairie dès que parue la dernière livraison dans l'Homme du Siècle.(1)

"Nous ne saurions nous prononcer avant nos lecteurs, mais c'est dans la confiante attente d'une non moins fructueuse et nouvelle collaboration avec ses fidèles que l'Homme du Siècle souhaite résonnante et raisonnante, la carrière d'un nouveau produit de la culture française. - La rédaction de l'H. d. S. -

1) Prolégomènes à l'élaboration d'une éthique laïque pour le XX° siècle - Éditions de l'Homme du Siècle , par E. Blankenberghe..

Colette téléphona chez Honzulo. Mais lorsqu'il s'absentait, le chilien fermait à clef la galerie-boutique-salle de réunion. Bien qu' ils fussent convenus de se retrouver rue de la Cerisaie à seize heures, Colette eût voulu converser avec Léonard, immédiatement. Un pneumatique le projetterait peut-être jusqu'au "Nouvel Âge" pour la sortie des bureaux, à douze heures. Elle en prit le risque :... Achetez HdS stop Rejoignez-moi au journal toute urgence - Colette.

La tentative réussit et Léonard s'annonçait à onze heures quinze à la réception du "Nouvel Âge", où le rejoignit Colette, qui attaqua la première :

- En deux mots, que pensez-vous de ce lancement "résonnant et raisonnant..."

- Honnêtement, sans parti pris, si je ne le soupçonnais pas d'avoir terminé ce dont nous connaissions l'existence, je ne me sens pas particulièrement ému...

- Parce que vous ... ne subodorez rien ?

Léonard prit place sur une banquette à sa portée, et sourit à Colette en renouvelant l'affirmation selon laquelle cette "sortie" aussi solennellement annoncée ne l'inquiétait pas. Colette brûla les étapes.

- Dites-moi, petit jeune homme, vous n'avez pas été un seul instant assailli par l'éventualité que Janzé-Cardroc ayant éventé notre présence dans la visite de notre Inca, boulevard Haussmann, avait cherché, et peut-être trouvé une sortie en noyant le poisson Hottenborg et en lui substituant le poisson Blankenberghe ?

Bien que l'opération lui parût complexe à équilibrer, il n'en écartait pas l'éventualité. Comme Colette demandait à Léonard s'il voyait pour quel motif Janzé était allé chercher un pseudonyme nordique, le garçon put lui apprendre que c'était là le nom de jeune fille de madame Janzé-Cardroc, fille d'un fortuné armateur belge qui lui destinait sa fortune. Ce qui eût dispensé J.C. de tout effort s'il n'était vacciné à l'encre d'imprimerie. Priant Léonard de l'excuser de l'avoir débûché au débotté, la journaliste lui demanda de tâcher d'aller quérir Skania à son bureau pour qu'ils fussent tous deux au plus tôt rue de la Cerisaie, où ils expédieraient une collation tout en recherchant un procédé immédiatement applicable leur permettant de savoir si, et comment Janzé-Cardroc les avait détectés.

Le malaise ressenti par les secrétaires de la réception au siège de l'Homme du Siècle, rapidement transmis aux étages supérieurs, atteignait Barbay, qui, après enquête immédiate et personnellement diligentée, ne pouvait que constater la bévue d'un jeune journaliste stagiaire fils d'un ami du directeur général. Et que celui-ci acceptait provisoirement dans sa rédaction pour conserver le contact politique que le père du jeune plumitif entretenait dans les allées du pouvoir. Non informé de la distorsion des relations entre Janzé-Cardroc et son ancien collaborateur, le jeune homme n'avait pas flairé le piège et donné sottement tête baissée dans le leurre. Informé par Barbay, le directeur général sanctionnait le benêt en l'affectant à la manipulation des archives, sous la direction d'un autre protégé du patron aussi insupportable d'autorité que de prétentions littéraires. Cette première heure d'agacement écoulée, Janzé-Cardroc estima urgent de savoir d'où venait cet étranger les ayant si bellement floués. Et décida de faire venir Skania Hottenborg que l'on convoquerait avec mille précautions et amabilités, boulevard Haussmann. Chargé de la manœuvre, Barbay imagina de lui demander d'écrire deux ou trois articles dans la ligne de ses précédents travaux, et auxquels -proposition alléchante- la rédaction de l'Homme du Siècle ferait allusion lors de la publication du premier feuilleton reproduisant l'œuvre philosophique nouvelle, véhiculée par l'hebdomadaire. Skania devina, derrière cet appât, la réaction engendrée par l'investigation de l'étudiant suisse, et excipa d'une période particulièrement chargée dans ses obligations professionnelles. Et qui se prolongerait vraisemblablement encore quelques semaines. Suivant la conversation téléphonée depuis un poste intérieur, Janzé-Cardroc s'engagea impromptu dans le dialogue, en se déclarant courroucé que l'on n'eût pas songé, lors des premières publications, à rémunérer son concours, mais que l'on ajouterait ce dû à celui encouru par la complémentaire étude sollicitée. Il invitait même Skania à dîner pour ce même soir dans un restaurant de l'avenue des Champs Élysées, pour l'heure qu'il conviendrait à la jeune fille, de fixer.

L'évident embarras de Skania à sortir d'une offensive menée par un Janzé-Cardroc, aussi déterminé que singulièrement urbain, ne trompa le journaliste : son administration s'était bien laissée piéger ! Coiffé de son feutre à la Guitry, canne et gants en mains, le monocle pendulant, le patron informa Barbay qu'il s'absentait une heure. Il gagna à pied la rue du Havre, et s'engagea dans la rue d'Amsterdam. Puis sur la placette où naissait la rue de Budapest, il franchit le seuil d'un modeste immeuble à l'entrée duquel il s'assura que siégeait toujours bien en ces lieux un nommé :

Louis BOYUT
Détective Privé -Ex -
Insp. de la police d'État
Filatures - Surveillance - Vigilance industrielle

Par l'étroit escalier dont une toile élimée dissimulait l'usure, Janzé-Cardroc accéda au bureau du détective. Puisque l'on pénétrait sans frapper après que la sonnette automatique vous eût annoncé, il exhiba sa carte de visite à la secrétaire en sollicitant une introduction immédiate. Et obtint satisfaction.

- Monsieur le directeur général de l'Homme du Siècle, il y a beau temps que je ne vous ai vu !

- Sans doute que personne ne me voulait de mal !

- Parce que quelqu'un vous veut du mal, en ce moment ? Il est vrai que votre insolent succès professionnel doit créer de nombreux cas d'insomnie. Exposez-moi cela, que nous y remédiions...

- Je voudrais que vous fassiez surveiller, durant une semaine, sans jamais l'inquiéter ni lui créer d'ennuis, une jeune étrangère dont voici les coordonnées. Je facilite votre tâche puisque je vous remets déjà trois adresses qui doivent tenir de ses pratiques quotidiennes. D'abord, l'ambassade de Danemark, siège de ses occupations professionnelles ; puis la rue Lauriston, son domicile privé ; et l'adresse du quotidien "le Nouvel Âge", d'où m'est venu un écho imprimé concernant quelqu'un que j'observe... de loin. Et qui me le rend peut-être. L'important de l'affaire tient pour moi en l'identité, et si possible, l'activité, des gens qu'elle fréquente régulièrement, et en compagnie desquels on pourrait éventuellement la rencontrer au restaurant, ou en toute autre occasion extérieure. C'est d'une prioritaire urgence. Il faut veiller jour et nuit. Votre prix sera le mien. Et je vous laisse un chèque, incontinent...

- Inutile, monsieur Janzé-Cardroc... J'ignore le montant des frais que nous engagerons. Mais nos relations privilégiées me condamnent à vous donner immédiatement le meilleur résultat. Et vous ne me réglerez que sur pièces. Comme d'habitude...

Janzé-Cardroc ne tiqua même pas aux deux dernières paroles, mais se dit qu'il lui faudrait en tenir compte. Tout était dit. Il reviendrait dans une semaine, à la même heure, prendre connaissance des rapports réunis, règlerait et disparaîtrait jusques à une prochaine nécessité.

Ces dispositions n'empêchant pas d'autres initiatives, l'aristocrate décida de promouvoir le résultat de ses travaux personnels en anticipant sur le calendrier qui ne prévoyait cet événement qu'au retour d'une période de congés, coutumière, et suivie rituellement des délibérations de jurys littéraires. Et simultanément à l'annonce informant les lecteurs de l'hebdomadaire qu'ils goûteraient plus tôt que prévu la "rigueur rédactionnelle", selon l'encadré, d'une œuvre "de hardiesse fondamentale", Janzé-Cardroc-Blankenberghe faisait acte de candidature aux récompenses académiques de l'Institut de France, et accessoirement à deux ou trois prix d'académies privées dans lesquelles il possédait de-ci de-là, quelque intelligence. Mais il n'attendait rien de ces assemblées, sinon les échos qu'en répandraient ses confrères.

La coincidence de ce samedi pluvieux qui rendait plus chaleureuse encore la réunion du groupe de la Cerisaie, voulut qu'aux mêmes instants Janzé-Cardroc se trouvât chez le détective Boyut lui donnant à lire la synthèse des rapports issus de dix jours de filatures pédestres dont les éxécutants, s'ils avaient été eux-mêmes filés, eussent laissé croire qu'un groupe d'excentriques olibrius jouaient à cache-cache de porte cochère en porte cochère, en changeant chaque jour d'arrondissement.

Skania Hottenborg, danoise, vingt cinq ans, secrétaire à l'ambassade de Danemark, résidant 79 ter rue Lauriston à Paris, diplômée en sociologie, lettres, et littérature française, de l'Université de Copenhague, fréquente régulièrement une compatriote, correspondante à Paris du quotidien danois Tageblatt Diar, puis une journaliste française signant "Tante Colette" dans les colonnes du quotidien le "Nouvel Âge", où elle tient la rubrique dite courrier du cœur. En plus des visites à ce journal, S.Hottenborg se rend, de temps à autre, rue de la Cerisaie, dans le quatrième arrondissement, où ladite "Tante Colette", de son véritable nom Agathe-Pauline de Kereskoran, réside avec son époux, un dessinateur humoriste infirme et bien connu dans la presse pamphlétaire sous le nom de Bémoldièze. Tant en se rendant au siège du quotidien que rue de la Cerisaie, S. Hottenborg se rencontre fréquemment en compagnie de Léonard Darius (qui est connu de vous-même) et qui réside présentement, impasse des Bœufs, dans le quartier Latin. Jusqu'à ce jour, S.Hottenborg n'a jamais été rencontrée aux abords du domicile de L. Darius. Il semble que la réunion de tous ces personnages ait exclusivement lieu rue de la Cerisaie, domicile des époux Hauclère, qui ne sont autres que Tante Colette et son mari.

Le feutre en place, le monocle en orbite, la canne appuyée à l'intérieur de ses genoux écartés, tenant à deux mains le rapport global de Boyut, Janzé-Cardroc répétait : ...Bémoldièze... Bémoldièze... pas mal ce crayon-là... J'aurais dû le prendre dans l'équipe... Mais là où il se trouve, il a l'air d'une fausse note... Quant à celle-là, à près de cinquante ans, tenir le courrier du cœur au "Nouvel Âge", c'est inespéré... Pour les deux autres, s'ils n'ont encore été rencontrés de compagnie, ce n'est que parce qu'il y a collapsus dans la tradition... Mais je parierais bien ma bibliothèque napoléonienne que le décor va se modifier...

Puis il fut debout, canne sous le bras, monocle en pendule, et parut tout de même un peu méprisant à Boyut lorsque lui tendant un gros billet et embrassant le décor d'un regard oblique, il émit :

- Je sais que vous n'attendiez pas tant, mais votre travail est parfait. Dommage que vous soyez si mal logé... j'aimerais à venir vous voir... D'ailleurs, il se peut que je revienne bientôt... Au revoir, mon bon Boyut...

Il ne serra pas la main du détective, se bornant à un discret soulèvement du feutre, et disparut dans le colimaçon aux marches ébréchées. Regagnant son bureau, Boyut recueillit l'opinion de la secrétaire qui respirait profondément :

- Il sent bon ce vieux marcheur. Mais je n'aurais quand même pas honte de sortir avec lui. Il doit être d'un raffiné, dans l'intimité...

Prêt à réintégrer son bureau, Boyut revint de deux pas en arrière :

- Je vous le répéterai tout le temps que vous passerez ici : ne vous fiez jamais aux apparences. Tout le monde est capable de tout. Et même du pire...

À une heure de marche de la gare Saint Lazare, le groupe de la Cerisaie spéculait fébrilement et fermement, mais sans ligne directrice, sur l'opportunité d'une attitude qui, sans revêtir un caractère spectaculaire, eût été un message de Darius à J.C. Et qui eût pu, par exemple, signifier en substance : Ai pris note. Vous exercez votre métier. En cas de sournoiserie ou de nouveau pillage, attendez riposte blessante.

Pour Colette, cela restait insuffisant. Pour Vivien, la semonce devenait inutilement provocatrice. Skania ne voyait, pour sa part, aucune raison d'intervenir tant que Darius ne serait pas nommément ou visiblement atteint. Tout bien considéré, J.C. restait libre de publier ce qu'il désirait. Mais Colette réagissait belliqueusement en expliquant à Skania qu'elle avait été exploitée, Léonard pillé, et qu'en se préparant  à diffuser ce qui ne pouvait être que sa propre prose, J.C. effacerait le souvenir que Darius avait laissé du temps d'ALTERNANCES. Enfin, Colette ajoutait au compte débiteur de Janzé-Cardroc, la vilenie sordide dont il s'était rendu coupable à son égard bien des années auparavant et dont elle entendait tirer réparation. Ne pas réagir aujourd'hui rendait plus lourde et difficile une réaction retardée, alors que "l'Homme du Siècle" croissait en importance. Puis Colette éleva le ton, interrogative et réprobatrice.

- Léonard, vous, principale victime, vous ne proposez rien ?

En vérité, Léonard évoluait. Jadis prompt à épouser le parti des turbulents, il paraissait lantiponer, vaticiner, composer, prendre des distances. Colette allait le fouetter de quelque allusion comique, lorsqu'il se leva, et marchant à travers le salon, il exposa son point de vue et son plan.

- Banderilles et piqûres de moustiques le feront toujours sourire. Mais s'il est attaqué sur son terrain, qui est en temps le mien, nous l'inquiéterons. Je ne dis pas que nous le vaincrons, mais cette inquiétude l'empêchera déjà de nous mépriser Je lirai donc son bouquin, que vous demanderez à quelque Inca de vos connaissances, d'aller acheter sans délai. Je l'étudierai ligne à ligne et je vous livrerai ici, en comité, l'éreintement que j'en ferai. Car je l'éreinterai au moins aussi violemment qu'il s'y est livré à mon endroit. Ensuite, nous attendrons, et aviserons...

Colette et Skania applaudirent. L'ouvrage de sape creusé par Janzé-Cardroc sous l'œuvre de Darius appelait une telle réaction. Seul Vivien demanda :

- Et quelle feuille, s'il vous plaît, accueillera votre brûlot ?

Si Léonard ignorait encore, Colette, elle, savait.

- Avec Thorrey, j'irai au "Voltaire".

Léonard opina.

- J'ai également une entrée au "Voltaire", Un ancien de "La Cité" où j'étais à la mort de Balda. Il n'est pas à la rubrique littéraire, mais parlementaire. S'il accepte de me parrainer pour ce que je veux faire, c'est acquis.

- C'est le journal le plus efficace dans le pamphlet, ajouta Colette.

- Mais le plus périlleux, conclut Vivien.

Skania approuvait inconditionnellement. Qu'elle ait été exploitée, comme l'assurait Colette, laissait la danoise marmoréenne. Mais elle ne pardonnait pas au directeur de l'Homme du Siècle d'avoir écrit une si fielleuse critique de l'ouvrage de Darius. Comme Colette lui demandait combien de temps il lui faudrait pour analyser le volume de Janzé-Cardroc-Blankenberghe, il estima que quinze jours, annotations comprises, lui suffiraient.

- Combien de temps pour rédiger l'analyse ?

- Rassembler les points intéressants, discutables, puis ceux que j'estimerai dialectiquement erronés ; faire un premier jet, me relire, récrire, vous soumettre le tout. Apporter les modifications déterminées de concert. Basons-nous sur deux semaines d'élaboration.

Colette établit le calendrier.

- Nous laissons dès maintenant Léonard à son labeur. Je dirai à Honzulo de lui monter ses repas. Rendez-vous ici, quand même, Samedi, pour la détente, les éventuelles nouvelles, la chaleur de la conspiration. J'irai mardi après-midi au "Voltaire" où Léonard aura été la veille visiter son confrère. Vous me donnerez son nom, Léonard, et, je me présenterai de votre part. J'essaierai d'obtenir une date précise pour la publication de votre critique. Ils paraissent le Vendredi, à cause du V de Voltaire, pour que les lecteurs se souviennent. Vous disposez donc d'environ trois semaines. Il faudra frapper fort ! J'y tiens.

Vivien échangea un regard électrique avec Léonard. Ils s'étaient entendus, car Vivien conclut :

- Avec cet enfant de Belial, je crois au contraire que pour le faire mordre, il faudrait frapper fin, éminemment fin...

Léonard, déja plus loin en pensée, s'adressait à Vivien :

- Vous, qui sur vingt cinq centimètres carrés, en exprimez dix fois plus que moi en dix pages, vous devriez songer à une illustration cynique, cruelle, décapante, qui bouclerait mon papier...

- Inopportun...

Surpris, ils attendirent, tous les trois, la justification du refus.

- Inopportun, parce que mon dessin ne peut être que satirique. Or, ce n'est pas satiriquement que vous traiterez de son bouquin, sinon, notre auteur aurait beau jeu d'en rire. Et si je vous saisis bien tous, et même toi, ma chérie, c'est une exécution, que vous montez, et que vous espérez. Le plus grave serait de le blesser, au lieu de le tuer, professionnellement. Et il ne vous reste que vingt jours !

Skania ne pouvait que suivre. Elle restait zélatrice inconditionnelle de Darius, mais ne se reconnaissait pas le droit de manifester une opinion individuelle, étrangère qu'elle était, non seulement à ce pays, mais encore, aux griefs des individus, entre eux. Et bien qu'applaudissant aux projets de combat, elle se fût sans trouble ralliée à une capitulation en rase campagne. Ces démêlés ne correspondaient pas à ses préoccupations intellectuelles. Elle éprouvait simplement du plaisir à être admise en ce cénacle de gens à l'intelligence desquels elle frottait la sienne. En vérité, le reste ne la concernait pas. Puisque ces français pour lesquels elle s'était prise d'amitié, la voulaient enrôler, autant leur faire plaisir. Elle regrettait secrètement que Vivien ne soit pas suivi dans sa modération, mais elle ne pouvait envisager de se rallier à l'infirme sans trahir et Colette et Léonard. Et pour des raisons différentes.

Le programme fut observé et appliqué, comme établi par Colette. À ceci près que le comité de la Cerisaie n'entendît point lecture de l'article de Darius à la date prévue.

- Je suis venu pour le plaisir de me retrouver avec vous durant quelques heures, mais encore pour vous informer que ma tâche sera beaucoup plus ardue que nous ne nous l'imaginions. Le travail de Janzé est sérieux, consciencieux, rationnel. Pour être purement théoriques, certaines de ses hardiesses sont de pure intelligence. J'avais espéré pouvoir me situer d'un point de vue plus rhétorique qu'il ne s'est placé pour me démolir. Or, tant sur la dialectique que sur les canons de la grammaire philosophique d'Alexandrie, il est imbattable et incollable. Argumentation et références sont inattaquables. Le point faible, c'est la distorsion entre son cours magistral et ses conclusions. Là même je pourrais réfuter oralement et aboutir en conclusion à une thèse différente, en utilisant ses propres démonstrations. Mais comme je ne peux bâtir ma critique que sur cette faiblesse, je vais devoir me faire plus polémiste que philosophe. J'ai téléphoné hier au "Voltaire" : tout est prêt et la date proposée par nous, acceptée. Je me mets au travail cette nuit. Il faudra que je sois brillant dans la forme, parce que sur le fond, n'importe quel familier de l'école actuelle me ridiculiserait dans une rectification qui resterait encore flatteuse pour Janzé. Pénétrez-vous bien des risques que nous prenons...

Ils grignotèrent et sirotèrent encore durant une heure, et sans proposer à Skania de la reconduire jusqu'à son domicile, Léonard alla fourbir ses armes. Il se mit au travail après une longue déambulation péripatétive. Mais ce ne fut ni à l'écrasement de Janzé-Cardroc qu'il se consacra, ni à son œuvre philosophique, ni à l'achèvement d'un roman alimentaire. L'enveloppe déjà libellée dans laquelle il introduirait ses pages manuscrites concernait Madame et Monsieur Hauclère :

"Pauline, Vivien, mes Amis très chers,

"Pour ne pas consommer davantage d'heures en plus de celles que vous me prodiguez depuis que nous nous connaissons, j'ai préféré l'épistole à la parole. Ne nous dispersons pas en ratiocinations comme n'eût pas manqué d'en provoquer la déclaration que vous porte ce message : je ne prévois pas de vous soumettre le texte destiné au "Voltaire". Pourquoi ? Parce que, objectivement examinée, la querelle qui capte notre attention, ne concerne que moi. Je sais... Je sais... Colette également entend régler des comptes. Mais ils ne sont pas de la même nature que les miens. Et si, comme l'éventualité en reste suspendue au-dessus de ma tête, l'animadversion de J.C. se décharne, j'entends être le seul visé, et vous exempter tous les deux d'une possible catastrophe. Car le bonhomme est aussi fortement organisé qu'intelligent et les dommages par nous, subis, pourraient être qualifiés d'irréparables. Colette assume sa tâche au "Nouvel Âge" et Vivien à "l'Âne Rouge". Et vous ne devez rien à quiconque. Surtout pas à moi. Vivez votre bonheur sans prendre en charge les dettes d'autrui. Si notre machine de guerre doit être composée de la réparation des torts causés à Skania, de la réparation de ceux causés à Colette, et de la réparation due aux  miens, elle sera inmanipulable et efficace en rien. Si le combat reste singulier, il sera plus brutal, moins savamment élaboré, mais y gagnera en clarté. Restez spectateurs, arbitres, mais point partisans. Si je suis vaincu, vous vous féliciterez de votre discrétion. Si je l'emporte, il sera toujours temps que je vous associe à ma victoire. L'ennemi est en position de force. Son journal, sa personne, et les sympathies (je ne dis pas les amitiés) gravitant alentour, représentent tous des forces alliées contre ma personne. Afin que rien ne vienne infléchir ma décision, je me tiendrai à la discipline suivante : qu'aucun de vous trois, Colette, Skania, Vivien, ne tente de me joindre d'ici la parution du "Voltaire". Pour occuper le temps qui s'écoulera d'ici la journée attendue, je m'attaque au roman promis à Colette. Je vous embrasse tous les trois. J'espère que Skania acceptera... Je vous assure de ma fidélité. Léonard."

Il était une heure du matin lorsque Léonard jeta à la poste de la rue Danton, la lettre destinée à Monsieur et Madame Hauclère. Et dès que remonté à sa chambre, il tâcha, sans transition et sans effort au forgeage de son arme singulière.

"Des PROLEGOMÈNES aux PROLEPSES
ou
de J .P. BAFOURNIER à Ed. BLANKENBERGHE


"   Si la philosophie ne devait rester qu'un perpétuel exercice de dialectique rhétoricienne entre gens usant d'un certain langage pour véhiculer certains matériaux abstraits sans que les résultats des dites manipulations contribuent à l'enrichissement intellectuel et moral de notre société, et donc, à l'amélioration du comportement individuel, nous devrions tordre le cou, non seulement à l'éloquence, non seulement à la philosophie, mais encore aux philosophes. Soulignons que si cette discipline avait été appliquée au début du millénaire anté-chrétien jusques à nos jours, nous aurions gagné trois mille ans de temps quasi-vierge, et que nous disposerions peut-être, aujourd'hui, d'authentiques philosophes, c'est-à-dire de cerveaux assez bien construits pour redouter les sanctions frappant la sottise et la vanité et n'incitant les-dits penseurs, qu'à se consacrer aux travaux pratiques et efficaces dont l'utilité sociale est aussi évidente que la distribution de la justice.
"   Mais si j'use, en cet instant, avec une si insigne maladresse, d'un droit hérité de l'antiquité, je n'en perçois pas moins de quels vices et tares, ce legs est le fourrier. Et j'en suis porté à conclure que l'inexistence de certains de nos concitoyens serait une contribution des entités mythologiques au bien-être de nos contemporains.
"   Parlons sans détour. À quoi servent les travaux philosophiques élaborant des principes dont l'application est impossible ? Si un penseur bien intentionné ne limite pas ses recherches à la production de rébus pour les salons ou les chapelles intellectuelles, il doit, avant que de se livrer à l'alchimie des comparaisons, des compilations, des interprétations et des extrapolations, envisager la matérialisation de ses conclusions et découvertes, à l'usage de ses semblables. Dire, d'une pensée, d'une doctrine, d'une discipline, qu'elle est la substance même de l'intelligence, sans lui appliquer l'épreuve chimique de la catalyse populaire, c'est livrer à la foule un aliment inconsommable. Sans doute la parabole des perles aux pourceaux est-elle étayée de faits historiques. Sans doute l'élitisme a-t-il ses défenseurs. Mais lorsqu'une caste confisque le pouvoir que lui confère la maîtrise de sciences diverses, on la hait. Ou on la renverse.
"   Or, la publication qui vient d'attirer notre attention, n'est point parvenue, en dépit de ses 372 pages de fine typographie, à nous convaincre de son immanente nécessité. Nous ne croyons pas que sa diffusion infléchisse d'une once, ce que la structure de l'école philosophique française offrait, voici une année ; ce qu'elle offrira dans une année. Et nous le déclarons avec d'autant plus de conviction, que M. Blankerberghe, voici quelques mois, commettait, sous l'incertaine signature de J.P.Bafournier, une corrosive, partiale, et fantaisiste chronique destinée à l'un de ses confrères en philosophie. C'est-à-dire que pour Edmond Blankenberghe, alias Bafournier, alias... que sais-je ? la philosophie n'est qu'alibi transformé en levier pour contrecarrer l'œuvre -dont la valeur ou la médiocrité n'est pas en cause ici- d'un confrère abhorré. Si M.Blankenberghe-Bafournier, pénétré de l'immarcescible vocation de créateur dont l'œuvre est voulue par les dieux... laïcs du XX° siècle n'avait été habité que d'une banale mais robuste probité, il eût intitulé son essai... PROLEPSES pour l'élaboration etc... etc...
"   Pour l'excellente raison que Blanken-Fournier ne cesse, dans les chapitres impairs de son élaboration, de réfuter les arguments qu'un philosophe bon teint et de bonne école lui opposerait au terme de chaque chapitre pair ! L'exercice de style est louable, car M.Beaufournier sait écrire. Il accumule les prolepses avec la virtuosité que d'autres apportent à accumuler les contrepèteries, et le titre de l'ouvrage eût pu être condensé sous la forme : Précis de prolepses à usage philosophique. M.Bafournier pourrait donc prétendre à la fondation d'une chaire de prolepsique en Sorbonne. Ce qui lui conférerait l'incontestable laïcité à laquelle tient tant M.Bafourberghe.... qui, je le précise, car on l'y a vu, se rend ponctuellement à la messe...
"   Tout cela ne serait que mineur si l'auteur des prolepses systématiques ne pré-tendait contribuer au perfectionnement des règles d'urbanité et déontologiques limitant la rédhibitoire mauvaise foi de l'espèce à laquelle il appartient. Et si, bien que fréquentant les cathédrales de préférence aux églises de village (pour des raisons de prestige et d'opportunité), l'auteur prolepsique n'ignorait bibliquement ce que sont ses Lundis philosophiques. Voici donc un doctrinaire-raisonneur dominicalement Augustinien, Kantien le lundi, Bergsonien le mardi (pour le rire). Mais nous ne nous aventurerons pas plus avant dans la semaine, car il devient machiavélique jusqu'au prochain samedi, à douze heures, instant du retour au temple du veau d'or, qui clôt traditionnellement la semaine prolepsique du Magister.
"   Il n'y a point que les familles à sang dit bleu, qui affichent leur aristocratie dans la galerie des ancêtres. Mais également les Intelligences. Et à l'intérieur de celles-ci, les philosophes. Et ces derniers ne peuvent donner le change par une vêture d'apparat ou des bottes à la Souvarow. Ils sont tenus de prouver qu'ils s'affinent, se parachèvent ; en un mot, qu'ils se civilisent. Et ce par le truchement de leur pensée, de leurs réflexions. S'il ne leur est pas demandé de produire une panacée par siècle, le commun des mortels recueillerait avec gratitude et respect, qu'ils limitent leur génie à la pratique, sinon exclusive, à tout le moins intermittente, de leur éventuel humanisme.
Léonard Darius


Le comité de la Cerisaie s'en était tenu aux prescriptions de son porte-drapeau, et les trois membres non encore informés de l'action du quatrième attendaient fiévreusement le jeudi matin, six heures. Instant auquel Colette se précipita place de la Bastille pour s'y saisir, au kiosque ouvrant à cette heure et en ce lieu, du premier numéro du "Voltaire". Bien que l'on eût proposé à Darius un meilleur emplacement que le rez-de-chaussée de la chronique littéraire hebdomadaire en page sept, il s'était refusé à toute autre faveur que celle lui permettant de publier son texte vengeur. Il fallait que la contre-attaque, latente depuis la brutale et cynique offensive de J.P. Bafournier, restât dans le cadre d'une rubrique commune à tous les organes de presse. Si les états-majors des grands de ladite presse n'ignoraient pas que le rédacteur en chef du "Voltaire" ainsi que le responsable habituel de la rubrique littéraire entretenaient de personnels griefs envers Janzé-Cardroc, la surprise fut cependant brûlante en fin de lecture d'une chronique comme le "Voltaire" n'en consacrait qu'à des romanciers professionnels. Davantage pour créer des controverses et des polémiques, que pour les entretenir. Le "Voltaire" jouissait d'une moins bonne réputation de tenue que "l'Homme du Siècle", et ses rédacteurs y étaient moins obligés à l'observance des règles convenables de la bienséance traditionnelle. On y pratiquait même une satire sous-jacente que l'on sentait inspirée du grand confrère, le "Canard Enchaîné" mais on n'avouait pas en être influencé. Toutefois, ou à raison de cela, le "Voltaire" tirait plus généreusement que "l'Homme du Siècle". Point tant opposées que complémentaires, les deux feuilles réunissaient dans la région parisienne, la plus importante clientèle dédaignant les revues austères dont l'intellectualisme parfois rebutant pour les dilettantes, limitait le nombre des fidèles.

En ce jeudi qui contenait tout le destin du comité de la Cerisaie, aucun citoyen quelque effleuré d'écriture qu'il fût ou tirant son pain de la manipulation des linotypes ou de la fréquentation des marbres, n'ignorait la teneur d'un papier grenadant le terrain où manœuvrait généralement "l'Homme du Siècle".

Léonard se présenta sans autre forme qu'à l'accoutumée au rez-de-chaussée du "Nouvel Âge", avec l'intention de saluer Colette et de recueillir ses sentiments. Mais il y fut amicalement et flatteusement interpellé par Romuald Thorrey et quelques membres du personnel plus intéressés par sa personne et le talent qu'ils lui supposaient, que pour "l'affaire", pour eux lointaine, confuse, et réduite à un duel de plumitifs orgueilleux. C'est d'un cercle de partisans tout neufs, que Colette, arrivée sans que Léonard ait seulement eu à l'alerter, le tira sans ménagement, afin de s'isoler avec lui. Ils sortirent de l'immeuble et se jetèrent au fond de la salle du premier bar aperçu.

- Vous ne me surprenez plus. Mais j'ose dire que c'est bien supérieur à ce que j'attendais. Je suis aux anges ! Mais moi, là-dedans ? J.C. ne m'apercevra même pas. Or, j'aurais voulu qu'il sache que je suis montée dans votre barque. Vous pouviez vous exprimer de telle sorte qu'il reste seul à l'entendre, et qu'il se méfie davantage...

Léonard entrecroisa ses mains sur la table, respira longuement, et prit les deux poignets de Colette entre ses longs doigts.

- Colette, je vous aime... Je vous aime fraternellement, comme j'aime Vivien. C'est-à-dire au même degré tous les deux, et j'ai le devoir de vous dire que quel que soit le souvenir que vous conservez de Janzé-Cardroc, il est plus dangereux, plus diabolique que vous semblez le soupçonner. S'il décidait de vous frapper, il le ferait. J'ai donc choisi que Vivien et vous vous teniez le plus loin possible du ring. Contre moi, si j'y réfléchis, il ne peut plus grand chose. J'écris pour vous ? Il l'ignorera toujours, puisqu'il n'existe de contrat que moral. Et ce que je fais pour vous me permettra toujours de vivre. Votre nom et votre rubrique au "Nouvel Âge", vous assurent, et m'assurent, trente mille exemplaires vendus de chacun de nos titres. Ma position est enviable. La vôtre, mise en lumière deviendrait intenable. Dix papiers venimeux de J.C. à mon égard ne constitueront plus qu'une publicité gratuite...

- Étranges vous êtes, les hommes. Vous n'admettez jamais la participation de la femme, à vos avatars. Vivien me tenait exactement le même langage. Ce matin, après la lecture du "Voltaire", il a même ajouté... S'il figurait, dans ce papier que je trouve parfait, une seule allusion à toi, j'aurais protesté...

Mais brusquement, Léonard demanda à Colette si depuis ce matin, elle avait eu l'occasion de converser avec Skania.

- Oh ! Léonard, nous ne pensons qu'à nous. J'oubliais. Elle m'a appelé de son bureau après avoir lu le "Voltaire". Voici en substance, sa déclaration : Au Danemark, nous n'imaginons pas des duels imprimés semblables. Mais moi je trouve beau comme du théâtre que l'on s'apostrophe ainsi. J'ai la même sensation que celle que me donne le texte de Cyrano de Bergerac. Toutefois je pense que c'est mauvais pour le travail de Darius, cette polémique. Je sais que les français aiment cela. Mais c'est une suite de méchancetés que l'auteur ne pense pas. J'ai relu l'article signé Bafournier après avoir lu Léonard. J'ai trouvé autant de mauvaise foi chez l'un que chez l'autre..

Colette confia à Léonard qu'elle avait prié Skania de lui dire vers lequel des deux polémistes allait sa sympathie. Puis elle attendit que Léonard réagît, par curiosité. Mais il s'en garda. Et elle conclut sans autre transition :

- Évidemment... Vous pourriez lui demander n'importe quoi... J'ai précisément l'intention de lui demander quelque chose.

- Ah !... Et quoi donc ?

- De rester prudente, de garder le contact permanent avec vous, et de m'ignorer quelques semaines. Hormis les réunions de la Cerisaie, bien sûr, et jusqu'à ce que nous percions, éventuellement, et si faire se peut, les projets de vengeance inspirés à J.C. par le "Voltaire" d'aujourd'hui...

Un planton du "Nouvel Âge" vint informer Colette que son absence jetait le désordre dans le fonctionnement de son service particulièrement assailli de communications téléphoniques. La journaliste embrassa fraternellement Léonard pour son exploit du jour, lui lança " à Samedi..." et s'éloigna, fébrile et talonnante.

Léonard plongea dans une station de métropolitain, pour aller mesurer, au siège du "Voltaire", la température ambiante. Qui était élevée ! Car au "Voltaire", un rédacteur sur deux avait sollicité, puis obtenu son intégration à l'équipe rédactionnelle en raison de sa déclaration avouée, et plumitivemment manifestée, de ses intentions polémiques et pamphlétaires. Elles ne se débridaient que sur accord de la direction, et sur des sujets déterminés, mais chacun y trouvait alternativement, son heure, son sujet et son compte. Insuffisamment nombreuses aux regards des candidats, les autorisations de combat étaient accordées avec une impartialité neutralisant la jalousie. Ce qui n'empêchait pas ceux qui le pouvaient d'aller en découdre ailleurs, à la pige, dans des feuilles de tirage confessionnel, et à la rémunération aussi variée qu'intermittente. En dépit de l'heure encore éloignée du repas, Léonard y trouva une réunion improvisée où lui fut offert un champagne qui lui tordit l'estomac mais lui chauffa le cœur, tant la sympathie, aussi inattendue que désintéressée, l'assurait que le "Voltaire" lui serait un refuge probable, s'il se trouvait serré de trop près par ses ennemis. Puis comme le rédacteur en chef s'étonnait que Darius n'eût encore rien publié dans cette maison, concernant sa somme définitiviste, on déclara sur le champ, à lui ouvertes les colonnes du "Voltaire". Dès qu'il le voudrait. Et aussi longtemps qu'il le voudrait. Mais à condition que par ailleurs, il offrît une nouvelle manifestation de son souffle satirique, dont on attendait qu'il attirât un surcroit de lecteurs. Ce fut dès après la proposition confraternelle présentée par le rédacteur en chef que le téléphone intérieur avisa Darius que le directeur du "Voltaire"  aurait plaisir à le recevoir en son bureau.

Dans une vaste pièce de style... Voltaire, et aux murs de laquelle différentes effigies du villageois de Ferney composaient la décoration majeure, Darius fut accueilli par un grand voltairien qui serra vigoureusement la main de son confrère.

- C'est bon !... Ce n'est pas véritablement objectif (il éclata de rire) mais c'est bon ! Et puis ce n'est que de la polémique. Mes gars ont bien aimé. Mais l'autre, là-bas, au bout de son siècle, va différemment apprécier. Je me mets à sa place (il rit de nouveau et frappa du plat de la main sur son bureau).

- Monsieur Vandemer, je vous lis, et si je ne peux renier l'Homme du Siècle, après avoir été directeur littéraire de son prédécesseur, ALTERNANCES, j'estime que vous parvenez adroitement à intéresser à la philosophie, des gens qui, sans le "Voltaire", en resteraient aux chroniques de "La Cité" ou du "Nouvel Âge". Je suis donc honoré de lire ma signature dans vos colonnes. Mais, si j'en formulais l'intention, me laisseriez-vous y récidiver ?

Vendemer sourit largement, confraternellement, sans répondre. Puis il dressa sa grande taille de sportif aux muscles jouant sous des vêtements légers, et après avoir fait le tour de la pièce, vint s'asseoir dans le fauteuil avoisinant celui qu'occupait Léonard.

- Confrère, je ne vous ferai pas de théâtre : ça me gênerait.

Encore un silence, puis vint la période décisive,

- Ce que vous avez écrit aujourd'hui va nous avoir vraisemblablement fait vendre cinquante mille exemplaires de plus que ce que nous vendons en une semaine ordinaire. Ce qui justifie le chèque que je vous ai fait adresser ce matin, par la comptabilité. Voici l'aspect positif. Mais si je vous ouvre nos colonnes -ce que je ne vous refuse d'ailleurs pas- non seulement les ventes exceptionnelles ne se maintiendront pas, mais chuteront à partir de la quatrième semaine. Non pas parce que votre talent décroîtra, mais parce que dans le premier cas, nous n'attirons pas davantage la clientèle du "Canard Enchaîné" qui recherche l'ironie et la dérision, que nous ne retenons, dans le second cas, le pinailleur et compilateur obstiné, et qui lirait vos textes définitivistes, comme certains abonnés de l'Opéra, suivent la Walkyrie, le livret à la main... Vous serez lu deux semaines consécutives, négligé la troisième, abandonné la quatrième, indisposant par la suite. Et bien que vos papiers n'aient rempli... qu'une infime partie de nos vingt pages, le tirage en serait affecté. Je vous parle en confrère sans négliger votre autorité de philosophe. J'ai lu votre tome premier et j'attends le second. Mais si je laisse parler le responsable économique de cette entreprise, je suis opposé à une collaboration de cette nature.

Le directeur se leva et revint à son bureau.

- Toutefois, je vous assure, pour une date qui sera la vôtre, et au risque de bouleverser une maquette achevée, de la disposition de l'espace nécessaire, pour une réponse -une seule, monsieur Darius- à l'Homme du Siècle. Si par ailleurs, vous désirez traiter d'un sujet littéraire, philosophique, ou théâtral, mais en critique pure, j'entends, et à la pige, considérez dès cet instant que vous êtes de la maison, et à votre discrétion.

Tout était dit. Darius n'était point mécontent. Il n'en espérait pas tant. Il enregistra même, en quittant le "Voltaire", quelques intentions d'invitation à déjeuner qu'il se garda de matérialiser, d'abord pour sa propre quiétude, et ensuite, parce qu'il connaissait l'évanescence des propos énoncés verre en main. D'une fin de matinée aussi harassante, que pouvait-il bien faire d'utile ? Rien. Sinon se rendre rue de la Cerisaie. Si Colette n'était pas encore rentrée, il converserait avec Vivien, dont les propos, jamais vains, jamais stériles, constituaient une excellente consultation. À son arrivée au cinquième étage, Gwendoline s'alarma : -Et madame qui n'est pas là !... Mais Vivien pouvait la remplacer et Léonard alla s'asseoir dans le fauteuil que Vivien réservait dans son atelier au visiteur imprévu.

- Vous avez vu, Léonard : Gwendoline n'a qu'un dieu ! Dont Vivien n'est que l'enfant de chœur...

Ils rirent et s'approchèrent d'une fenêtre. Le journaliste demanda au pamphlétaire graphique ce qu'il pensait de l'événement.

- C'est-du-ca-non-Léonard... Du canon ! Mais pas d'illusion. Si vous avez tiré une sacrée bordée, celle que vous allez essuyer sans retard ne sera pas moindre. D'abord, merci d'avoir exempté Colette de la mêlée. Si votre lettre l'a encolérée, à moi elle a fait du bien, m'a permis de dormir et de travailler normalement. En me bornant à vous dire que je vous en sais gré, je groupe tous mes compliments.

- Passons, Vivien. De "l'Âne Rouge", quel écho ?

- À ce propos, je suis heureux que vous soyez ici avant Colette.

Vivien regarda en direction de la porte d'entrée, et se propulsa lui-même avec son fauteuil pour l'aller presque clore, en ne laissant qu'un infime créneau pour surveiller visuellement et auditivement ce qui pourrait surgir, après avoir demandé à Gwendoline, pour ne paraître l'exclure totalement de l'entretien, d'apporter l'apéritif.

- Léonard, votre parole, sur le champ, et sans réserve, que les quelques mots que je vais prononcer resteront pour toujours ignorés de Colette ?

Gravement et sans hésitation, Léonard acquiesça. Et il apprit alors que le commanditaire principal de"l'Âne Rouge", fréquentait incidemment Janzé-Cardroc, qu'il appréciait négativement, mais avec lequel, pour la bonne règle, il entretenait des rapports corrects. Il apprit encore que Janzé-Cardroc, par des moyens pour l'instant ignorés, savait que Vivien, Colette, Skania et Léonard, constituaient une association de Carbonari... Janzé-Cardroc s'était d'ailleurs avancé, depuis avant la publication du "Voltaire", jusqu'à solliciter du directeur de "l'Âne Rouge" la congédiement de Bémoldièze. Mais le patron de Vivien excipant devant le financier de la société éditrice de l'hebdomadaire, de la rentabilité que représentait le crayon du dessinateur auprès des lecteurs, s'y était personnellement déclaré opposé. Cependant c'était là une éventualité à ne pas perdre de vue. Selon Vivien, et en possession des renseignements qu'il détenait, Janzé-Cardroc allait s'attaquer à quelque autre membre du comité de la Cerisaie... Les deux hommes étudièrent alors, séparément, le cas de chacun d'entre eux, sous l'angle de leur vulnérabilité respective aux agressions du directeur de "l'Homme du Siècle".

En ce qui concernait Skania, elle courait tout au plus le risque de perdre son emploi à l'ambassade, Mais sa connaissance du français et ses moyens personnels lui assureraient toujours une fonction culturelle rémunératrice puisqu'elle ne poursuivait pas une carrière diplomatique. Encore que Janzé-Cardroc, économe et sagace, ne gaspillerait pas son influence et sa cautèle à poursuivre sans résultat utile, une jeune étrangère incidemment insérée à son corps défendant, à la coalition de ses adversaires. Vivien et Léonard sachant parfaitement où ils en étaient l'un et l'autre, en l'occurrence le seul individu en danger restait Colette. Et tous deux perçurent que l'amertume de Janzé-Cardroc ne connaîtrait maintenant, de déclin, qu'avec quelque succès de prestige et d'orgueil acquis au détriment de madame Hauclère. Qui, plus de vingt ans après avoir sévèrement sanctionné le séducteur, s'autorisait la surérogatoire coquetterie de faire cause commune avec ses ennemis professionnels, à l'heure où il était le plus apprécié, le plus réputé, le  plus riche, et plus craint que jamais, dans son milieu. L'impudence de cette femme appelait un cinglant rappel à l'ordre. L'époux et l'ami fraternel de celle-ci n'en doutaient plus. Comment prévoir et prévenir l'action ? Comment maintenir Colette hors d'atteinte ?

On entendit la clé introduite dans la serrure. Les deux hommes se portèrent vers le vestibule après un échange de regards scellant leurs convention et détermination.

À Colette surprise d'avoir été devancée par Léonard, celui-ci exposa qu'ayant écoulé la matinée à se faire encenser et régaler par le "Voltaire", il ne se sentait plus guère apte à d'autre tâche que de poursuivre chez ses amis, auxquels il apprit qu'il disposait dans ce journal d'un droit de réponse, et d'une pige de critique littéraire. Colette s'inquiéta de l'opinion de Vendemer, dans tout cela. Lorsque Léonard déclara tenir de Vendemer lui-même la proposition de collaboration, Colette exulta :

- Çà, Léonard, c'est du sérieux. Que je suis contente ! Vendemer a remonté le "Voltaire" lors de la chute de cette feuille, il y a cinq ans. Et il dispose de toute la confiance des financiers. Avec lui, et avec le titre, vous tiendrez tête à J.C.

- Pas de méprise, Colette : un seul droit, éventuel, de réponse, et pas de tartine philosophique, définitiviste ou autre. Seulement de la pige littéraire traditionnelle. On ne me fournit pas d'arme contre Janzé, mais seulement un peu de monnaie dominicale...

Ces explications complémentaires parurent décevoir Colette.
Mais tous vivaient encore de la fièvre enregistrée depuis six heures du matin. Et l'on attendit Skania autour d'une collation dont Gwendoline approvisionnait son monde sans même en être priée. En dépit de l'effort accompli par chacun d'eux pour se maintenir dans une attitude conforme à l'ambiance du jour, la semi-réserve des deux hommes gâtait l'enjouement de Colette.

- Si je n'avais lu le "Voltaire", je croirais que le papier de Léonard est un fiasco ! Heureusement que je suis portée par le "Nouvel Âge"... D'ailleurs, Léonard, avez-vous apprécié cet accueil, ce matin, à vous réservé ? Thorrey est tout disposé à pondre d'autres papiers.

Léonard fit observer qu'il n'y avait que sept heures que le "Voltaire" s'affichait dans les kiosques. L'intégralité de ses fidèles ne l'aura lu que dans six jours. Et il faudrait reparler des propositions de Vendemer et de son équipe, quinze jours après le coup de vent que constituait le brûlot de Darius. Colette lui jeta alors au visage une légère boulette de papier en demandant à son mari de remonter le moral du philosophe.

- Je pense comme lui, énonça doucement Vivien, se déplaçant pour venir côtoyer sa femme.

Le téléphone sonna. Gwendoline, proche du récepteur, répondit et informa Colette que Skania désirait lui parler. Celle-ci pâlit, adressa un regard à son époux, écouta. Autour du récepteur, ses doigts trémulaient imperceptiblement. Skania ayant beaucoup à faire, ne pourrait être des leurs, aujourd'hui.

- Skania, vous mentez !... Je sens et sais que vous mentez ! Dites-moi la vérité !

L'autorité de Colette contraignit Skania.

- Ce matin, à neuf heures trente, on a téléphoné à l'ambassade, de la part du ministère des affaires étrangères français, en déclarant que l'on allait ouvrir une enquète sur moi, sur mes activités contraires au statut diplomatique. Mon chef de service a répondu vertement, et a déclaré n'avoir aucun compte à tenir d'une menace énoncée par téléphone, et jusqu'ici, anonyme...  Personne n'a rappelé depuis. Mais comme je passais chez moi, rue Lauriston, pour prendre un document danois que j'y conserve, ma propriétaire m'a dit que deux messieurs en civil s'étaient présentés en tant que détectives. Vous logez quelqu'un dont vous ne connaissez pas les activités, Madame, et vous pouvez vous attendre à des ennuis si vous gardez cette locataire. La dame a répondu qu'elle ne converserait avec eux que s'ils lui montraient leurs papiers d'identité. Ils ont tergiversé puis l'un d'eux s'est décidé à exhiber une carte bariolée sur laquelle elle a lu un nom qu'elle a retenu et noté. Elle me l'a répété, et je vous l'épelle : B-o-y-u-t... Mais elle m'a quand même priée de m'en aller dans la journée. Aussi, je pars chercher une chambre dans le quartier pour y porter mes valises. Je vais être bien occupée jusqu'à ce soir. Si vous voulez bien, j'irai seulement vous voir demain après-midi...

Colette s'élança comme esquissant un pas de danse.

- Skania !... Skania !... écoutez-moi. Et faites ce que je vais vous conseiller... D'abord êtes-vous à jour de votre loyer ?... Parfait, de ce côté pas de souci. Maintenant, emplissez tranquillement vos valises, réunissez tout ce qui vous appartient, et attendez-moi. Combien de temps vous faudra-t-il pour que l'on puisse tout prendre en quittant l'appartement ?... Je serai donc dans deux heures auprès de vous...

Skania désirait fournir ou solliciter d'autres explications, mais Colette, raccrochant le récepteur, devait répondre à son époux lui demandant ce qu'elle comptait faire de cette première et innocente victime. Ayant déjà tout prévu, tout agencé, Colette exposa que Skania serait logée dans la chambre du sixième étage qu'ils avaient fait aménager pour Gwendoline lorsque la mère de Vivien devait venir habiter avec eux. Mais la mort subite de madame Hauclère ayant laissé libre le logement du sixième, Skania y serait à l'aise, et en paix. Le mouvement de sourcils et d'épaules de Vivien se refusant à laisser sourdre la moindre crainte ou idée trouble dans l'esprit de son épouse, répondit affirmativement à la proposition.

Puis Colette prit ses dispositions pour aller quérir Skania.

Et les deux hommes échangèrent un regard angoissé.


27


S'il advenait que Vivien Hauclère-Bémoldièze se rendît au siège de "l'Âne Rouge" en taxi, le coursier du journal lui rendait plus fréquemment visite, pour prendre possession à domicile des noir-et-blanc préparés pour le numéro à sortir. Et cet après-midi, le cycliste de "l'Âne Rouge" remit au dessinateur, sur ordre de la direction de l'hebdomadaire, le dernier numéro du "Chat-Huant".

Tiré en format hybride, sur huit pages, le "Chat-Huant" paraissait chaque vendredi depuis deux années. À gauche du titre, la figuration stylisée du strigidé, flanquait le bandeau d'une énorme tache noire, autour de laquelle, comme sur une pièce de monnaie, courait le sigle utilisé publicitairement par l'hebdomadaire : "Le CHAT-HUANT hulule dès six heures chaque vendredi".

La composition en caractères maigres permettait une accumulation appréciable de textes généralement agressifs, humoristiquement mais perfidement allusifs. L'illustration aussi intentionnellement privée de nuances que le texte, était due à des talents encore inconnus, parce que trop modiquement honorés, mais à la mesure même des moyens de la trésorerie de l'entreprise. Le crédit politique auprès du public ne dépassait pas les limites de celui accordé par la profession, mais l'organe se maintenait, progressait lentement en tirage, et le vendredi matin, le "Chat-Huant" se rencontrait en des mains populaires dans les wagons surchargés du métropolitain. Cette croissante renommée provenait davantage de la corrosiveté des dessins que de la crédibilité des sources d'information. D'une épaisse mine bleue, un collègue de Vivien avait tracé quelques mots sur un carré de papier blanc agrafé à la première page "- ... Salut ! Bémol, avec mes amitiés pour Tante Colette et toi-même. Jette un regard en page 7". En page sept, un cerne bleu isolait un pavé sans alinéa.

     "On peut s'attendre à du schtroumpf dans le beau monde littéraire. Un philosophe de l'Homme du Siècle s'est fait agresser au coin du rez-de-chaussée du VOLTAIRE, par un confrère jadis expulsé de l'Homme du Siècle, pour cause de concurrence déloyale dans le bazar philosophique. Les milieux généralement bien informés prétendent qu'il s'agit là d'un règlement de comptes entre gens-de-biens ; c'est-à-dire celui où les proxénètes ne collent pas un mégot aux lèvres, mais un stylographe en or dans la pochette. Quant aux dames de ce milieu, on sait qu'elles ne sont pas protégées, mais protègent, en ouvrant un parapluie en papier-dollar, au-dessus de la tête de l'homme, provisoirement promu celui de leur vie. Affaire à suivre. Rendez-vous vendredi prochain, six heures, devant votre kiosque habituel".

Colette à son bureau du "Nouvel-Âge", Skania à son ambassade, Léonard à ses inventions romanesques, Vivien, seul dans son bureau-atelier estimait de plus en plus déraisonnable l'impétuosité de son épouse, en un pari où l'adversaire prenait progressivement la main. Il abandonna ses crayons et d'un tour de roue alla se poster devant la fenêtre ouverte sur les jardinets étiolés, les terrasses et les façades postérieures lépreuses des immeubles, puis se couvrit le visage de ses deux mains ouvertes. Sa réflexion le porta à se convaincre qu'il ne pouvait plus faire quoi que ce fût pour suspendre l'accumulation d'événements imprévisibles et incontrôlables, déclenchés par Janzé-Cardroc. Et bien que le "Chat-Huant" fût hors l'orbite du fielleux philosophe, cet équivoque articulet en était une onde comme s'en épandraient quantité d'autres. Se propulsant jusqu'au poste téléphonique, Vivien appela la rédaction de "l'Âne Rouge" où il se fit brancher sur le bureau du chef de l'illustration, ami personnel et inconditionnel.

- Bémoldièze... Salut Oscar.

L'autre coupa la parole à Vivien.

- Ah ! dis-donc, as-tu vu notre cycliste ?... Je lui ai confié un papier pour toi.

- J'ai vu, mon vieux. C'est pour cela que je t'appelle... Peux-tu m'entendre quelques instants sans que personne ne nous court-circuite ?

- Conserve l'appareil, je passe dans le bureau du patron... il est absent...

Percevant un cliquetis, Vivien exposa :

- Oscar, ça va très mal pour Tante Colette...

- Tu plaisantes... Entre vous deux ?

- Mais non. Ce n'est pas ce que tu supposes. Il s'agit de son cas professionnel. Avec sa fougue coutumière, elle s'est postée à côté d'un de nos nouveaux amis, l'écrivain-philosophe Léonard Darius, dont je t'ai entretenu deux ou trois fois. Elle a pris sa défense dans des démêlés avec l'insupportable Janzé-Cardroc, aidée en cela par une jeune fille étrangère, intelligente et charmante, que le vieux renard séduisant de l'Homme du Siècle a compromise en lui faisant signer des articles, et en l'introduisant par là dans le différend entre deux hebdomadaires qui se canonnent. Maintenant, les réactions de Janzé-Cardroc s'essaiment de-ci de-là depuis une semaine. Et le "Chat-Huant" que tu m'envoies n'apporte que l'avant-garde des mines que le vieil empoudré répand autour de nous. Darius, la petite danoise et moi, pouvons encore observer en spectateurs, mais la plus fragile et la plus vulnérable est Colette...

Et Vivien Hauclère expliqua à son ami que voici vingt années et alors que Colette et lui-même ne se connaissaient pas encore, Colette travaillait dans une modeste revue féminine, et à ce titre, assistait à nombre de présentations de collections de couturiers. Colette y rencontrait fréquemment une riche belge, madame Janzé-Cardroc, dont l'époux, gérant d'une obscure feuille locale, et disposant de beaucoup de temps, accompagnait parfois sa femme. Celui-ci s'était pris à suivre Colette de collection en collection et parvenant un jour à engager une conversation, l'invita à déjeuner. La jeune Colette accepta, parce que son anniversaire était imminent, mais imposa la présence de deux de ses amies, ainsi que celle de madame Janzé-Cardroc. Bien qu'avec regret et réticence, le bonhomme consentit. Sous le prétexte de l'événement, et mettant à profit une courte absence de son épouse, il hasarda subrepticement un bouche à bouche. Le réflexe breton se déclenchant, le champagne du verre de Colette fut projeté vers le nœud papillon, entraînant par voie de conséquence le monocle sur la table voisine, au moment du retour de l'épouse. Colette effectua alors une retraite fracassante en ne laissant rien ignorer à l'entourage de l'identité et de la profession du délinquant. Ce dernier enregistra la leçon sans se manifester autrement. Mais depuis ce temps suivit le cursus de la journaliste, en n'oubliant pas qu'il lui demanderait  un jour  raison de l'affront. Et Vivien Hauclère concluait :

- C'est pourquoi je te parlais de mines semées autour de nous depuis quelque temps. Aussi, je voulais que tu tentes de savoir par quelqu'un qui travaille chez nous et a un copain au "Chat-Huant", si l'on projette de suivre cette affaire...

Le correspondant de Vivien réfléchissait, tirait des plans, parlait de la conférence de mise en page, et lui proposa de le rappeler sous quatre jours. Ce délai lui suffirait pour être informé. Puis convention fut prise selon laquelle Colette devait autant ignorer le texte du "Chat-Huant" que la conversation de ce jour. Enfin on demanda à Vivien s'il redoutait quelque nouvelle sournoiserie à l'égard de Darius.

- Darius ne dépend en rien de Janzé-Cardroc, en ce moment. Il ne le fera tout de même pas assassiner !

- Écoute, Vivien. S'il se produit la moindre des choses inquiétant ton épouse, tu nous fais signe. Nous irons à deux ou trois d'ici présenter nos compliments au Janzé... Avec discrétion, et dans le style vieille France... En ce qui te concerne, tu ne bouges plus de chez toi. On fera tout prendre à domicile durant un temps, et je t'envoie sous pli fermé tout ce que je lis sur l'affaire. Salut !

Vivien revint à sa table de travail, lut et relut le poulet et le dissimula entre deux chemises de projets crayonnés, sur une étagère vers laquelle il était improbable que Colette vînt fureter.

Les jours s'écoulèrent jusqu'au mercredi suivant. Skania occupait chez Colette Hauclère la chambre confortable que l'on lui avait offerte, mais refusant la place proposée à table, prenait ses repas à l'extérieur, par discrétion. Et par désir de conserver une marge d'indépendance. Aucune nouvelle intervention auprès de l'ambassade du Danemark n'inquiétant Skania, celle-ci fit en sorte d'être la moins présente possible à l'appartement du couple, et reprit les visites à ses compatriotes. Ce mercredi donc, à l'heure où Gwendoline servait à Vivien la légère collation qu'il absorbait à dix-sept heures, sur l'angle de sa table de travail, le téléphone tinta.

- Salut Bémol ! Selon notre convention, je t'appelle pour t'informer que j'ai tous les textes du "Chat-Huant" pour le numéro de Vendredi. Dormez sur vos deux oreilles : il n'y a pas une syllabe vous concernant. J'exerce la même surveillance en ce qui concernera le numéro de la semaine prochaine. Amitiés à Colette...

Sans en tirer de conclusions euphoriques, Vivien éprouva soulagement et apaisement. Peut-être qu'après avoir exercé quelque intimidation, Janzé-Cardroc estimait-il ses manœuvres suffisantes pour que l'on ne l'aiguillonnât davantage ? Quant à la botte reçue du "Voltaire", c'était là affaire de journalistes dont Colette restait exclue. Celle-ci arriva à dix neuf heures trente, et sans transition lui exhiba le numéro du "Chat-Huant" que son époux venait de serrer avec précaution. Mais il joua le jeu et répondit aux commentaires en déclarant que cela n'était pas grave ; que Janzé-Cardroc voulait par là, rappeler qu'il pourrait faire mieux si l'on poursuivait la guerre. Il convenait donc que Léonard restât sur son succès d'estime, sans l'exploiter, et sans même l'amplifier par des échos. Colette écoutait, mais restait frustrée d'une revanche.

- Je voudrais pourtant qu'il sache que je suis également partie prenante...

Et avant que Vivien lui ait démontré l'inutilité de cette participation, elle poursuivait :

- J'oubliais, avec ce papier du "Chat-Huant" dans la tête... Alors que je passais devant la loge, la concierge m'a dit que voici quelques jours, vers huit heures du matin, deux individus ayant l'allure de policiers en civil, lui ont demandé des renseignements sur nous. À sa requête ils ont exhibé deux cartons bariolés immédiatement escamotés. Ils n'ont pas insisté. Elle non plus. Qu'en penses-tu ?

Vivien exposa qu'il devait s'agir des mêmes individus que ceux s'étant présentés chez la logeuse de Skania, et qui peut-être même avaient téléphoné à l'ambassade. À tout le moins il ne pouvait s'agir que d'envoyés du cabinet Boyut, au service de Janzé-Cardroc. Colette réfléchit puis vint, selon une habitude familière, se placer derrière le fauteuil de Vivien, et lui passa les bras autour du cou, en exprimant sa surprise que les indésirables visiteurs n'aient laissé aucun message. Vivien estima utile de ne laisser trop de confiance s'insinuer dans le raisonnement de son épouse. Et désignant du menton le specimen du "Chat-Huant" posé sur la table, il commenta.

- Ce n'est pas ici que les tentatives d'intimidation seront à relever, mais là-dedans...

Skania se présentait. On ne voulait lui celer l'écho pamphlétaire. Mais on ne l'entretint pas de la visite des policiers appointés de Janzé-Cardroc. On la retint à dîner et elle accepta car Colette devait lui établir une liste d'articles de Paris que la jeune fille désirait adresser à sa famille. Encore attablés à vingt deux heures, tous les trois tressaillirent à la stridulation du téléphone. À Gwendoline qui se précipitait, Vivien fit signe qu'il s'en inquiétait.

- Bonsoir, Oscar.

Sans qu'elles puissent en isoler le moindre mot, une cascade verbale dégoulina du récepteur. Vivien notait, maintenant, l'essentiel de ce que lui exposait son collègue, et Colette observait la contraction maxillaire de Vivien. Elle ne dit rien pour ne pas inquiéter Skania, mais attendit fébrilement le terme de l'entretien. Le récepteur raccroché, Vivien enfouit le document dans une poche et frappa dans ses mains

- Rien d'intéressant pour nous. Les affaires seront pour demain, et pour l'heure, goûtons au far breton de madame de Kereskoran...

- Oui, mais cuit par Gwendoline... rectifia Colette qui planta interrogativement son regard dans celui de son époux, qui d'un battement de paupières et d'une bouche imperceptiblement arrondie commandait à sa femme de se borner au sujet de conversation qu'il venait de jeter. Mais Skania, qui entendait autant par son instinct que par son ouïe, découvrit sur l'instant le prétexte convenable propre à justifier son départ. La porte de l'appartement reclose, Colette, appuyée à l'épaule de son mari cherchait à déchiffrer le papier froissé qu'il venait de retirer de sa poche.


"L'Homme du Siècle c/ VOLTAIRE (Suite)
         "Le duel entre les deux hebdomadaires dont nous entretenions nos lecteurs la semaine écoulée, n'était pas, comme nous le supposions, le premier conflit jetant dans l'actualité les protagonistes d'un tournoi professionnel. Ayant chacun remporté une manche lors des deux premières empoignades, il faut aujourd'hui qu'ils s'administrent la belle à la loyale. Et c'est là que le bât blessera. Car la loyale, dans ce milieu où l'esprit flotte au-dessus de la matière et les espèces sonnantes à peine au-dessus de l'esprit, ne se déroule pas selon les règles du vrai milieu : tous les coups y sont permis. Et ce que nous en entendons circuler, nous laisse subodorer que chacun des deux antagonistes majeurs, pourrait, l'un voici quelques années, l'autre, présentement, se réclamer des mêmes faveurs sentimentales et... trébuchantes, à eux octroyées par la même personne, mais à une époque différente. Ce qui relève incontestablement le niveau éthique de ces galipettes philosophiques. Mais là grince le fonctionnement du syllogisme : une ancienne journaliste, jadis égérie du plus âgé des deux, et qui serait passée à l'ennemi, soutiendrait aujourd'hui pugnacement l'ardeur combative du poulain du "Voltaire"... En dire davantage serait anticiper. À suivre. De près. De très près même. Nous nous y employons."

Colette alla se réfugier sur une chaise, face à Vivien.

- Tu le savais, puisque tu l'attendais...

- Je ne savais rien. Mais je redoutais. Et j'avais demandé à Oscar de lire la presse pour moi. En début de journée, il n'y avait encore rien dans la maquette de la rédaction du "Chat-Huant". Oscar me dit que ses renseignements lui confirment que ce texte a été composé après le bon à tirer... Je suppose que la copie était déjà sur les lieux. Mais que par méfiance, quelqu'un était chargé de la retenir jusqu'au moment opportun...

- Possible. Mais Oscar même n'en a rien su...

Colette lisait dans le regard de son mari tous les reproches qu'il lui dressait en ce moment, mais ne formulerait jamais. Inutile d'alarmer Skania avec ce dernier communiqué de l'ennemi. Mais il fallait que Léonard en fût instruit sans délai. Pour ce faire, Colette partirait une demi-heure plus tôt demain matin et se rendrait rue Réaumur, via l'impasse des Bœufs. Léonard lui téléphonerait au bureau ou se présenterait à la cantine du journal. Si, comme pour tous les écrits pamphlétaires, certains fidèles achetaient le "Chat-Huant" à leur réveil, d'autres, curieux en dilettantes, laissaient s'écouler plusieurs jours pour déguster la prose préférée en des lieux propices à la méditation inspirée par l'incessant combat qu'ils soutenaient de leurs intentions morales et de leur hebdomadaire obole. Au "Nouvel Âge" parvenait dès le matin, tout ce qui s'était imprimé dans la nuit, de quotidiens ou de périodiques français. Toutefois, l'examen et le classement des documents autres que les quotidiens ne s'effectuant pas obligatoirement dans une même journée, ni même en quarante huit heures, cette modalité permit à Colette de gagner son bureau sans être interpellée ou observée, et d'y traiter des affaires habituelles jusques à ce que Léonard l'appelât.

- Léonard ?... Je suis dans une rogne inextinguible. Il faut que nous "le" semoncions de manière cuisante !

Il lui répondit par un rire avorté.

- Vous riez tout de même...

- Bien sûr. Désirez-vous, pour faire quelque chose, que je lui flanque un second papier dans les dents ?

Elle ne répondit pas. Il poursuivit :

- Je me sais égocentrique. Mais cette notion oubliée, je suis convaincu que la plus retentissante mornifle qu'il puisse essuyer serait une critique dithyrambique de mon tome premier, dans le "Voltaire"... et sans qu'il soit consacré un seul mot de référence à son bouquin... Là, je marquerai un avantage authentique,et ravageur pour ses nerfs. Et sans même paraître me souvenir du conflit en cours.

- J'abonde, Léonard, j'abonde. Mais cela n'empêchera pas le "Chat-Huant" de nous servir son feuilleton hebdomadaire...

- Point de vue partagé. Mais si vous le lisez bien, ce canard ne ménage pas notre bonhomme...

- Avis contraire. Je dirais même qu'il inspire le feuilleton en ayant l'astuce de ne s'y pas ménager, de façon à conserver une aisance qui le laisse inidentifiable...

- Si c'est le cas, nous pourrons le vérifier. Tentons d'entrer en rapport avec le "Chat-Huant" sous le prétexte d'exercer notre droit de réponse.

Après un soupir et un silence, Colette admit que l'idée lui plaisait. Mais comment approcher le journal satirique sans se découvrir ?

Elle invita Léonard à venir en parler ce soir à la maison.

Puis, happée à nouveau par les secrétaires, elle reprit à son compte les appels angoissés implorant une entrevue pour apprendre à conserver le bourreau qui s'éloignait ou faire revenir un insupportable qu'elles s'entêtaient à pardonner.

Afin de rencontrer Vivien seul, Léonard arriva intentionnellement tôt rue de la Cerisaie. La pondération du dessinateur et l'absence de Colette permettaient aux deux hommes de rendre à l'affaire sa dimension intrinsèque, vierge des impétuosités de la journaliste. Selon Darius, il convenait de ne pas tenir Skania ignorante des développements du conflit. La jeune fille pouvait se heurter brutalement à quelque complication devant elle suscitée, et tout incident de cette nature devait être rapproché de l'évolution des faits. Les deux hommes partageaient l'opinion selon laquelle les manœuvres de Janzé-Cardroc n'étaient pas tant destinées à troubler le sommeil de la suédoise qu'à faire connaître au comité de la Cerisaie qu'il restait sous surveillance. Enfin, Vivien demanda à Léonard de combattre par le silence et une opposition amicale mais constante, l'obstination de son épouse à rechercher les provocations. L'accord établi sur ces points, Léonard exposa le projet de chronique nouvelle sur son ouvrage, dans le "Voltaire", et la tentative de pénétration au "Chat-Huant". Cette dernière éventualité déplut à Vivien qui émit la supposition selon laquelle le geste ne resterait pas inconnu de Janzé-Cardroc, et déclencherait une nouvelle intervention de l'agence Boyut. Mais la perspective d'une nouvelle publication favorable à Darius dans le "Voltaire" enthousiasma le dessinateur, qui déclara que puisque l'Homme du Siècle connaissait leur collusion, il ne voyait plus d'inconvénient à signer, lui, Bémoldièze, une illustration bénévolement consentie...

- Toutefois, Léonard, vous ne jouissez pas encore d'une entrée permanente au "Voltaire" ?

- C'est vrai. Mais j'échangerais volontiers la proposition de Vendemer, pige et droit de réponse à L'Homme du Siècle contre un seul rez-de-chaussée en page sept...

- Intelligent... Mais qui tartinera la critique ?

- J'ignore encore... Je nourris l'espoir, assez téméraire, de solliciter Vandemer en personne...

- Subtil, susurra Vivien, après un instant de méditation. Inattendu pour Janzé. Pour un épisode supplémentaire, ça le contraint à attaquer directement le "Voltaire"... Accroissement pour l'aristocrate, du nombre des combattants et du volume des obstacles. Je n'y aurais pas pensé. Et pourtant, ça me parait être le plus intelligent de ce que nous avons produit jusqu'à aujourd'hui !

Se propulsant dans son fauteuil mécanique, Vivien laissa son visage exprimer des sentiments différents successifs, et gravement conclut :

- Puisque nous prenons les décisions collégialement, ma voix vous est acquise. Tâchez d'emporter l'adhésion de Colette. Nous n'avons pas d'autre solution honnête à notre disposition... Surtout si Vendemer accepte de participer. Pas lécheur, suffisamment critique pour ne pas brosser, et suffisamment instruit des choses de la philosophie pour en parler correctement, et positivement, Janzé-Cardroc ne pourra pas sourire ou ordonner une entente à ses sbires....

Remarquant que Léonard semblait ne l'écouter que distraitement, il s'en inquiéta, mais Léonard le saisissait à mi-mot.

- Impossible ! Vivien...

- Quoi ? Impossible... Votre chronique ?

- Non. Votre illustration...

Et Darius d'exposer à Bémoldièze quelle pâture pour le "Chat-Huant", après la perfide rédaction dernière, que de faire figurer la signature de l'humoriste dans le corps d'un article à la gloire du philosophe dont le nom voisinait avec celui de "Tante Colette"... Le regard de Vivien s'envola très au-dessus des toits.

- Quelle absurdité ! Je n'y avais pas pensé....

Il fit pivoter nerveusement son fauteuil.

- Aucune allusion à cela devant Colette. Elle s'y cramponnerait.

Léonard le rassura. Il avait été trop tenté lui-même par la proposition de Bémoldièze pour n'avoir pas fait le tour de la question. Son œil consulta une neuchâtelloise enserrée de livres et battant le temps au faîte d'une bibliothèque. Puis il sollicita la permission d'utiliser le téléphone. Il appellerait le "Voltaire" et si Vendemer pouvait lui parler, Vivien et Léonard connaîtraient la réponse du patron du journal aux propositions d'encensement de l'œuvre Dariusienne. Et Vivien écouta son ami dire à Vendemer qu'il ne se formaliserait pas si l'on opposait une fin de non recevoir à sa sollicitation, qui consistait à troquer l'offre à lui présentée de collaboration traditionnelle contre une seule faveur : que Vendemer acceptât de lui consacrer une chronique. Il ne semblait pas que la discussion proprement dite se fût engagée. Léonard monologuait. Vendemer observait le silence... Par signes, Léonard invita Vivien à se saisir de l'écouteur, à l'instant où Vendemer demandait :

- Mais par qui projetez-vous de faire écrire le dithyrambe ?

Léonard se jeta littéralement dans le précipice que la voix intimidante et sépulcrale de Vendemer, lui ouvrait :

- Précisément, je ne veux pas de dithyrambe. Je veux une critique authentique et impartiale. Fût-elle un éreintement sincère...

- Et qui tenez-vous capable de pratiquer une telle ascèse ?

- Vous-même, monsieur le Directeur du "Voltaire"...

Le coup fit hurler de rire Vendemer, et l'écouteur résonna comme une grotte magdalénienne.

- Celle-là, elle est inattendue...

Puis Vendemer cessa de rire et enchaîna :

- Inattendue. Mais pas absurde, Darius. Pour un gars dont on dit qu'il a davantage de spontanéité que d'esprit spéculatif, votre projet relève de l'école de guerre...

Échangeant un regard dubitatif avec Vivien, Léonard demanda :

- Qui est ce "on" ?

- Je ne lis pas que le "Voltaire", mon cher confrère, mais aussi le "Chat-Huant". Et je suis abonné, secrètement, à un sérieux, obscur et antédiluvien mensuel intitulé "Zénon", rédigé depuis sa fondation voici au moins un siècle, par des rats de bibliothèque gros comme des mangoustes, et qui consacrent bénévolement, donc sincèrement, d'innombrables heures à répertorier, classer, et mettre en fiches tout ce qui relève de la philosophie, dans le monde. Ils composent, à l'occasion de chaque parution, une analyse condensée, qui ne manque pas d'objectivité. En raison de leurs connaissances perpétuellement renouvelées, ils savent à quoi s'en tenir sur les "hardiesses" des philosophes contemporains. Vous avez été la vedette de leur dernière livraison. Tenez, je prends leur conclusion qui est là sur ma table et vous la lis intégralement : ...

"Monsieur Darius réussit à apporter des idées neuves, et ce qui est encore plus insolite, pratiques, en un domaine où les siècles n'ont vu défiler que compilations, nuées de rodomontades, de boursouflées et éphémères vues de l'esprit, et d'échos tonitruants aussitôt éteints qu'émis. Mais comme il faut bien que nous cherchions à connaître les traits des inventeurs, nous allions nous préoccuper de la personne de celui-ci, lorsque les criailleries du monde bavard attirèrent notre attention sur une passe d'armes dans laquelle notre héros s'opposait à un confrère plus âgé. Et quoique ne nous sentant autorisés à formuler une opinion que quiconque ne nous demandait, nous ne pouvons que dire notre sympathie à l'auteur d'un labeur écrasant, rigoureux, et ahanant vers une moins imparfaite civilisation que celle dont nous nous prévalons. Nous clamons ceci avec d'autant plus de conviction que nous étant enquis des œuvres de l'adversaire de monsieur Darius, nous n'avons en celles-ci, trouvé que fioritures dissimulatrices élitistes et savantes, sans doute, mais basées sur une érudition-mirage, un trompe-l'œil élégant et charmeur, un narcissisme raffiné, nourri à profusion de prolepses, ce qui en langage populaire signifie que l'on ne cesse de se dédire d'une affirmation et d'une démonstration, à l'autre. Mais nous reviendrons sur les fondements du Définitivisme lorsque l'examen du Tome deuxième nous aura conduits à l'élaboration d'une synthèse basée sur une pensée que nous persistons, jusqu'à plus ample informé, à considérer comme la plus neuve de toutes celles apparues depuis la dernière guerre. Ce qui nous laisse d'autant plus de liberté, pour avancer que notre nouvel ami gagnerait davantage, et nous avec lui, à mépriser et oublier les sordides démêlés dans lesquels il est présentement, malencontreusement et maladroitement "impliqué."

D'un geste dont on féliciterait un chien de cirque ayant accompli une savante figure, Vivien passa plusieurs fois une main sur l'épaule de Léonard.

- Vous en voyez ma modestie ébaubie, mon cher confrère, mais voilà qui n'apporte pas de réponse à ma respectueuse sollicitation.

- Êtes-vous si pressé de savoir ?

- Si vous avez lu le "Chat-Huant", vous comprendrez qu'il me faut agir...

- Nous paraissons vendredi matin. Je serai tranquille quelques heures vendredi après-midi. Passez me prendre au bureau vendredi soir. Je vous emmènerai dîner chez un indonésien quelconque de la Contrescarpe. Nous parlerons. Je vous laisse. On m'attend sur deux lignes...

Vivien estimait que ce que désirait Léonard n'était pas acquis. Pourquoi Vendemer atermoyait-il, sinon pour consulter au-dessus de lui ? Léonard ne partageait pas cette appréhension. Mais Vivien possédait ses raisons. Parce qu'il savait que la banque qui avait permis à Vendemer de relever le "Voltaire", et bien qu'étant maintenant remboursée de ses crédits, mais tenant les comptes du journal, était dirigée par un ancien condisciple de Janzé-Cardroc au Lycée Henri IV. Ce qui pouvait interdire à Vendemer de manifester professionnellement son appui à Darius. Et puis Bémoldièze prévoyait divers effets secondaires déclenchés par la chronique du "Voltaire".À commencer par la prétention de Janzé-Cardroc à jouir, sous le prétexte d'un droit de réponse, de commentaires, quels qu'ils fussent, dans le journal adverse. Perspective éventuellement trop désagréable au banquier pour qu'il laissât s'amplifier la controverse potentiellement contenue dans la chronique de Vendemer, Darius admit que tout cela ne manquait pas de logique. Et Colette arriva. En trombe. En retard. Et tenant par la main une Skania raccolée accidentellement dans le métro. Elle comprit, à l'attitude des deux hommes, qu'ils émergeaient d'une importante concertation et voulant en connaître sur le champ les détails déclara qu'elle ne se dévêtirait qu'après en avoir été informée. Elle fut exaucée, mais dès la table dressée, tous réempoignèrent leur sujet de débat. S'il était impensable que Colette n'approuvât pas le projet Léonard-Vendemer, elle jugeait la manœuvre insuffisamment incisive. Et elle regrettait encore davantage le rejet d'une illustration signée Bémoldièze. Aussi, après avoir écouté les hommes spéculant sur la nature de la réponse de Vendemer, tenta-t-elle de leur arracher un aval en exposant que si Vendemer écrivait, comme espéré, la critique concernant Darius, elle, "tante Colette", resterait dans l'expectative jusqu'à la prochaine manifestation de mauvaise humeur de Janzé-Cardroc, qui se produirait immanquablement. Mais si Vendemer refusait ou était contraint de refuser, il faudrait envisager une quelconque riposte au second feuilleton du "Chat-Huant". Vivien estima expédient de freiner les velléités belliqueuses de son épouse, en affirmant qu'il serait raisonnable d'attendre, pour banderiller à nouveau, le prochain feuilleton du "Chat-Huant". Bien que l'on ne sollicitât pas son avis, Skania exprimait, par son manque d'appétit et une perceptible contrition, qu'elle appréciait de moins en moins la prolongation du conflit et les débats en résultant. Et n'eût été la présence de Darius, qu'elle rencontrait avec un plaisir et une émotion sans cesse renouvelés, elle se fût lancée à la recherche d'un autre logement. À l'ambassade, aucune autre intervention la visant ne s'était produite, son chef direct l'engageait, le logement étant toujours vacant : et la propriétaire consentante, à retourner rue Lauriston. Mais sans justifier son atermoiement avec clarté, elle en repoussait l'éxécution.
Projets, plans, velléités, suggestions spontanées ou réfléchies, animèrent une soirée toujours nourrie de la chaleur d'une amitié progressivement renforcée, et convergeant vers Darius, dont l'œuvre, encore partielle et nécessairement imparfaite, suscitait, lentement, obscurément, mais avec constance, des commentaires et des études dont se nourrissait Skania. Pour laquelle se modelait, dans une lente concrétion, un maître à penser, un écrivain prophétique, dont elle eût tout de suite accepté de devenir la confidente, l'égérie, la secrétaire, la gouvernante, et même la lavandière, s'il le lui avait demandé. Mais ne croyant pas qu'il soupçonnât le moins du monde de telles dispositions chez son adepte, Skania se tenait dans une réserve dont il lui eût paru condamnable qu'elle se délivrât, même secrètement, auprès de Colette et de Vivien, dont les soucis, pour l'heure, remplissaient, à saturation, l'intimité.

Lorsque Léonard quitta l'appartement des Hauclère, ils étaient convenus tous les trois de se réunir le samedi après-midi prochain, comme à l'accoutumée. La veille, Léonard aurait recueilli la réponse de Vendemer. Puis dès le samedi matin six heures, Colette serait allée diligemment vers le kiosque de la rue de la Bastille, prélever un spécimen du "Chat-Huant" afin d'offrir à son époux, le feuilleton troisième inspiré par Janzé-Cardroc. À partir de là, on aviserait...

Ce fut au premier étage des "Quatre Sergents de la Rochelle" à l'orée du boulevard Beaumarchais, que Vendemer traita Darius. L'échoppe indonésienne étant close en cette soirée, et Vendemer étant reçu en habitué aux "Quatre Sergents", la facilité réglait les imprévus. Ce qui fit sourire Darius, songeant, en prenant place dans une salle inondée de lumière, que les membres du Comité de la Cerisaie se nommaient par dérision les "Carbonari de la Bastille", mais qu'il demeurait invraisemblable que comme les quatre sergents carbonari, ils terminassent guillotinés.

Carré de parole comme de silhouette, Vendemer ne barguigna point.

- Choisissez tout ce qui peut vous faire plaisir... C'est la seule concession que je suis autorisé à vous octroyer...

D'emblée et dès l'accueil, le ton était donné. Vendemer n'usa d'aucune circonlocution.

- Je vous appelle Darius, tout uniment. Parce que je vous apprécie. J'aurai l'occasion de vous le prouver. Dans l'immédiat je vais me livrer à une confidence. Alors que je ne sais de vous que ce que les bruiteurs professionnels agitent, j'ai étudié votre ouvrage, ligne à ligne, lunettes sur le nez, plume aux doigts, dictionnaires philosophiques à portée des mains...

Sceptique, Léonard souriait. Sceptiquement, sans doute, mais il souriait...

- Quelle preuve voulez-vous de mon affirmation ?

Darius n'en demandait pas tant ! Il enregistrait, acceptait, écoutait. Vendemer avala une longue gorgée d'une mixture apéritive qui le fit grimacer, et lorsqu'il en eut évincé l'amertume, il dit, comme pour lui-même :

- Zénon, c'est moi...

Léonard cessa de gratter la coquille de l'huître qu'il venait d'avaler. Il ne savait qu'exprimer. Mais Vendemer ne lui en laissait aucun loisir.

- J'ai écrit cette étude alors que je ne vous avais jamais vu. Je suis un ancien prof agrégé de philo. Et je vous ai lu tout comme je me suis imposé la tartine de votre aristocrate d'ennemi intime, que j'ai rencontré cette semaine... Je ne vous dirai rien de ce que nous avons échangé... Je vous confirme simplement que les colonnes du "Voltaire" vous sont offertes à la pige...

Vendemer s'étant interrompu, Léonard risqua :

- Il semble que pour le reste....

- Il n'y a pas de reste. Mon supérieur hiérarchique, et... financier, précisément venu en visite d'inspection dans nos bureaux et en compagnie de Janzé-Cardroc, le lendemain de notre dernier entretien téléphoné, me l'a, sans ambiguïté, signifié. Je prévoyais sa visite lorsque nous conversions, mais point la visite de votre ancien patron. Sur le plan financier, je n'ai aucun poids, vous le supposez, mais j'ai jeté ma fonction dans la balance pour disposer du droit de vous accueillir comme pigiste.

Vendemer absorba quelques bouchées, une gorgée de vin  blanc sec, et reposa son couvert. Les mains à plat sur la table, il parla comme un professeur à sa chaire.

- Ce n'est pas une mesure spéciale en votre faveur. Je l'eusse fait pour tout confrère dans le même cas. J'ai fait rechercher, et obtenu, des renseignements sur les avatars de Janzé-Cardroc, dans les années écoulées. C'est un professionnel de la bonne mise en page, cultivé, écrivant bien, doué du flair de détection du bon texte, du bon reportage. Il sait donner de la matière à sa clientèle sans ne lui vendre que du papier. Son "Homme du Siècle" est excellent, le meilleur présentement sur la place et dans sa spécialité.

Darius glissa :

- J'en ai fait partie...

- Je sais... je sais... Il est dommage que vous n'ayez pas suffisamment attendu pour recueillir le fruit de votre investissement intellectuel et professionnel.

Devant ce que son hôte lui offrait d'apparemment sincère, Darius ne resta pas sur sa réserve.

- Une affaire d'incompatibilité de caractère en raison d'une rancune sur le terrain idéologique, et qui a tourné au sur, en fonction des moyens financiers détenus par une commanditaire américaine...

Vendemer acheva la phrase :

- Et à laquelle vous étiez lié...

Darius eut le bon goût d'en sourire :

- Vous êtes abonné à l'agence Boyut ?

L'autre fronça le sourcil.

- Je ne vois pas...

Darius l'informa aussi amplement que nécessaire. Et Vendemer dit entre ses dents :

- Ah ! c'est par là qu'est tuyauté le "Chat-Huant"...

- Vous le lisez régulièrement ?

- Obligés, que nous sommes, voyons ! Ce n'est certes pas le "Canard Enchaîné", mais on y entend des cloches qui ne sonnent pas ailleurs.

- À propos, et puisque vous avez donc lu les deux premiers hululements, pensez-vous qu'il poursuivra longtemps son feuilleton ?

- Aussi longtemps que Janzé-Cardroc sera disposé à payer...

Darius posa sa fourchette, s'éclaircit la voix par une gorgée de Chablis, et adossé à la banquette, les bras croisés, poussa Vendemer dans ses retranchements.

- Êtes-vous certain de ce que vous venez de me dire ?

Sans affèterie ni grandiloquence, Vendemer mit Darius à l'aise.

- Confrère, je vous lisais lorsque vous écriviez dans ALTERNANCES, puis à l'Homme du Siècle. Vous n'êtes pas n'importe qui. Et si demain je dispose de fonds me permettant de créer une feuille, je vous téléphone sur le champ pour vous dire, d'abord combien je peux vous payer, et ensuite que vous m'indiquiez la fonction que vous désireriez exercer. Je sais donc où en est Janzé-Cardroc. Je sais encore qu'il est aussi astucieusement vicieux que bon journaliste et patron avisé. Mais sa morgue orgueilleuse est d'une sensibilité d'opisthoprachte dipneuste... L'effleurer de l'extrémité d'une nageoire l'incite à mordre... par personne interposée. C'est-à-dire que disposant d'une intelligence secrète à l'intérieur du "Chat-Huant", il leur a proposé un budget de soutien remis officiellement à la trésorerie du journal par un citoyen neutre et hors de tout soupçon. Libéralité contre laquelle il a demandé de voir publier, à sa demande, et étalée sur un temps lui convenant, une série feuilletonesque de la nature que vous savez. Sa malignité, vous le constaterez, va jusqu'à se larder lui-même dans cette manipulation tauromachique, pour être réputé traité comme le tout-venant. Le bon état des finances de son journal l'exemptant des turbulences inhérentes à vos différends, il n'y a que vous et vos amis qui en souffriez...

- Moi ? fit Darius

- Mais bien sûr ! Supposez que je vous parraine pour entrer à plein temps au "Voltaire". Dans la conjoncture présente, je reste sans poids, hormis la pige. Sans lesdites conjonctures, vous seriez admis sans mon intervention. Si donc vous étiez dans la nécessité impérieuse de gagner votre vie quotidienne, Janzé-Cardroc vous en empêcherait à discrétion.

Darius fit allusion à la voie que lui ouvrait Colette, puis médita sur la déclaration de Vendemer, qui ne parla plus guère jusqu'à la fin du repas. Lorsqu'ils se séparèrent à l'angle de la rue de la Bastille, Vendemer prit ainsi congé.

- Bien que plus âgé que vous, faites-moi l'amitié de me considérer comme un confrère. En temps voulu faites-moi tenir un exemplaire du tome second de votre œuvre. En l'état actuel des choses, je ne peux rien de plus pour vous. Si vous apprenez que je change "d'usine", venez immédiatement me voir...

Sincère, muettement chaleureuse, l'effusion fut de courte durée, après laquelle Vendemer s'engouffra dans un taxi. Puisqu'il était à deux cents mètres de chez les Hauclère, Darius se rendit chez eux avec la certitude d'y être attendu.

À l'évidence, Colette ne regrettait que médiocrement le refus opposé à Léonard par le "Voltaire". Elle réintégra sa position première : reprendre l'initiative, quelle qu'en fût la nature, à l'encontre de Janzé-Cardroc. Vivien ne l'approuvait ni ne la combattait. Tous attendaient le prochain "Chat-Huant". Quant à Léonard, si le dîner partagé avec Vendemer ne pouvait constituer un roboratif, il n'en emportait pas moins le souvenir d'un confrère dont les affirmations de sympathie et de solidarité ne résonnaient pas comme des clauses de style. Cette même nuit, Léonard trouva jusqu'au courage de travailler à un roman de la collection de Kereskoran. Et avec un tel élan que le petit jour vint le trouver sous sa lampe avec la discrétion d'un parfum. Il se secoua, se confectionna un thé, s'étendit en travers de son lit, en attendant, bras écartés, yeux clos, que l'aiguille eût dépassé six heures sur le cadran d'un réveil de bazar battant sur la table de nuit. Dans la rue vide et sonore, il gagna la station de métro, échangea un sourire avec la kiosquière, et serra sous son bras le "Chat-Huant" qu'il lirait là-haut, chez lui, peut-être légèrement crispé, mais l'âme fortifiée par le souvenir de Vendemer. Et prêt à tout accueillir de méprisable de la part de cet inqualifiable et caractériel marquis. Pour ne pas céder à la nervosité et retarder l'instant de la découverte, il prit le temps de balayer les titres de toutes les pages précédant l'emplacement critique, et survola les sous-titres annonçant les échos les plus vésicants. N'y trouvant rien le concernant, il revint en page deux, puis de nouveau en page sept, sans avoir satisfait sa curiosité. Il éprouva subitement une inquiétude supérieure en intensité à celle ressentie en ouvrant le journal, un moment auparavant : Janzé-Cardroc dissimulerait-il une action plus rude, et exercée ailleurs ? N'éprouvant plus le besoin d'écrire ni de dormir, il passa un imperméable, coiffa à la venvole un feutre usagé, et se dirigea vers la rue Soufflot. Il boirait un chocolat chaud chez Capoulade. Les bruits de la ville s'éveillant, les palabres naissant au comptoir à la lecture des titres du matin, les écrivassiers s'installant déjà dans l'angle des banquettes froides pour y gâter du papier, lui firent désirer que l'heure s'écoulât rapidement, afin de retrouver la rue de la Cerisaie. Découvrant subitement avoir goulûment avalé le chocolat, il en commanda un autre. Et en l'attendant redéplia le "Chat-Huant" posé sur l'angle de la table. Le manipulant au hasard pour y lire un texte quelconque l'occupant encore quelques minutes, son œil heurta au rez-de-chaussée de la page six, un titre en maigres qui figea son regard et le fit déglutir.

                 "Les Gigolos du stylo Philosophique (3)


    Nous poursuivons ici, en informateurs privilégiés, la publication du feuilleton cardio-philosophico-économico-journalistique, dont les implications promettaient des rebondissements somptueux et distrayants. Les échos nous en parviennent par bribes. C'est ainsi que des penseurs bien-pensants, puis de moindres penseurs, ainsi que des courriéristes sentimentales, s'y collettent (non, non : aucune intention...) donc s'y collettent éclectiquement, échangeant en toute solidarité professionnelle et inclinations diverses, des coups de pertuisane à fendre les têtes les plus pleines, comme eût dit notre regretté camarade Montaigne. La trame de ce roman prend source auprès d'un homme de ce siècle, s'enrichit d'esprit encyclopédique chez les Voltairiens, s'éduque sentimentalement chez les Nouvelâgiennes, dont une animatrice en puissance d'époux compréhensif accaparé par un solipède écarlate et ne dédaignant pas la soutenance de thèses philosophiques. Deux philosophes sont d'ailleurs les héros de cette nouvelle guerre des Guelfes et des Gibelins, dont le plus jeune chef de file reste aussi incertain dans ses élections amoureuses que dans ses convictions doctrinales alternatives. L'influence de la culture américaine, si opiniâtrement dénoncée par nos intellectuels prend ici toute sa signification quand on saura que c'est par le truchement de la veuve du magnat Nelson Betwey, que s'est requinqué l'Homme du Siècle considéré aujourd'hui par ses confrères comme l'un des plus représentatifs dans le monde du snobisme pseudo-intellectuel. Mais peut-être ne sommes-nous pas au terme de nos découvertes. En dernière heure, il nous est signalé qu'une influence scandinave serait sur le point de suppléer l'assistance Nouvelâgeuse rebutée."


Léonard posa le journal ouvert, sur ses genoux, vida d'un trait la tasse de chocolat, abandonna le coût de sa consommation sur le guéridon, et la feuille pendant au bout de sa main, pénétra dans les jardins du Luxembourg. En déambulant sous les arbres, il relut lentement la prose imprimée, et fixa sa pensée sur Colette, en même temps que s'élevait en lui de la compassion, du dégoût, et enfin, de la colère.

Le pamphlet existe. Il est de tous les pays, de toutes les cultures, de tous les esprits. C'est le moyen de rire bruyamment, de débrider des penchants à la liberté, et des ressentiments contenus, qui, hors cette voie resteraient inconnus des puissants. C'est l'arme du démuni ou de l'homme d'esprit sans appui. Mais ça ne pouvait être ce giclement stercoraire dirigé vers des gens dont la transparente vie quotidienne eût dû les protéger de ces éclaboussures. Dans le maelstrom de paradoxales émotions qui le bouleversait, Léonard eût désiré acquérir tout de suite une certitude : le Janzé-Cardroc qu'il connaissait était-il le véritable stratège de cette déshonorante manœuvre ? Avait-il eu connaissance avant publication, de ce texte diffamatoire ? Certes, le "Chat-Huant" ne pesait au trébuchet ni son esprit ni ses mots, mais il semblait à Léonard qu'aucun écho parmi tous ceux véhiculés par le "Chat-Huant" dans ses trois dernières livraisons, n'exhalât autant de remugles et de turpitudes. La révulsion ayant incommodé Léonard, s'apaisait. Il sentait s'y substituer un croissant besoin d'action salvatrice, qui pulvériserait, dissoudrait, annihilerait ce monument d'ignominies. Les silhouettes de Colette et Vivien penchées l'une vers l'autre et comme oublieuses de cette mécanique sinistre, le disposaient à tous les renoncements, à toutes les capitulations, à toutes les concessions professionnelles, susceptibles de rendre à ses amis, la paix que son arrivée à leur foyer leur avait ravie.

Il lui apparut inutile de téléphoner rue de la Cerisaie avant que de se rendre à l'Homme du Siècle. En ce moment même, Colette devait disputer avec Vivien de la définition d'une riposte immédiate, violente, à laquelle, de toute évidence, s'opposait son époux, qui ne réussirait pas à fléchir son indignation. Il ne seyait plus que Léonard prît conseil de ses amis. Il devait payer de son autorité et de sa personne, et il ne lui en contait aucunement, soulevé d'écœurement qu'il se sentait, par l'ignominieuse injure dont il irait ce matin même demander compte à Janzé-Cardroc.

C'est alors qu'il se dirigeait vers la rue de Rivoli, que Léonard avisa que Janzé devait avoir déjà quitté son domicile pour le boulevard Haussmann surtout en un jour de sortie du "Chat-Huant". Se présenter à l'appartement serait donc provoquer un inutile dérangement auprès de madame Janzé-Cardroc. Certes, la crapulerie que constituait l'insinuation du journal satirique évoquant des relations intimes entre Colette et Léonard eût pu comporter sa sanction immanente en la dénonciation auprès de l'épouse du directeur de l'Homme du Siècle, d'une complicité du même ordre entre Kitt Betwey et son directeur général. Encore que la manœuvre fût périlleuse. En effet, si Léonard savait que Kitt avait fixé ailleurs ses préférences, madame Janzé-Cardroc n'en était plus, depuis longtemps, à prendre en considération de telles incartades. Le seul avantage de la visite à domicile, si l'aristocrate y était encore, tenait en ce que Léonard eût pu administrer à son ancien patron quelques gifles propres à éjecter son monocle. Et puis ? Sans autre témoin éventuel que l'épouse, J.C. ravalerait rapidement sa brève honte et réattaquerait plus cruellement en quelque brûlot moins vertueux, s'il en était, que le "Chat-Huant". Il fallait que le soufflet fût vu et entendu de la rédaction du journal et que l'écho en parvînt non seulement au "Chat-Huant" mais aussi à la presse quotidienne. Et Léonard mit le cap sur l'impasse des Bœufs où il revêtirait une tenue de gifleur.

À dix heures, Léonard Darius se présenta au siège de l'Homme du Siècle. Le personnel présent ne le connaissait physiquement qu'imparfaitement et il n'entendait pas se faire annoncer. Sollicitant audience du directeur général, il inscrivit un nom fantaisiste sur le bloc adéquat, et ajouta : journaliste. Par le téléphone intérieur une secrétaire appela à l'étage directorial et la résonance du récepteur dénonça Barbay. Éloignant l'appareil de son oreille, la jeune femme demanda :

- Voulez-vous rencontrer le rédacteur en chef ?

- Non. Je tiens à m'entretenir avec le directeur général.

Léonard s'était contraint à déformer quelque peu le timbre de sa voix, et comme on le priait de patienter un court instant, il accomplit quelques pas dans le hall, découvrant en souriant un agencement qu'il inspectait pour la première fois. Mais des pas lourds résonnaient dans l'escalier auquel Léonard tournait le dos, et la grande carcasse de Barbay s'immobilisa. En quatre enjambées Darius fut contre Barbay. Le bras velléitairement déployé pour une hypothétique poignée de mains, celui-ci reçut l'acutesse d'un regard belliqueux dans la réverbération de ses verres grossissants, et observa Léonard amorçant l'escalade de l'escalier aux larges degrés.

- Il n'est pas arrivé, lança Barbay d'un timbre voilé. C'est pour cela que vous me voyez...

Barbay paraissait s'offrir en bouc-émissaire et Léonard éprouva un sentiment de pitié pour cette ombre qu'il eût pu gifler sans qu'elle se défendît. Revenant sur ses pas et constatant que les secrétaires, visiblement inquiètes et ayant cessé toute activité, échangeaient regards et moues dubitatives, Léonard demanda à Barbay vers quelle heure le patron était attendu.

- Nous l'attendons depuis neuf heures pour un papier qu'il devait remettre hier soir à la composition. J'ai téléphoné rue de Rivoli. Ça ne répond pas...

Sans geste ni parole, Léonard se perdit à l'extérieur.

Curieux bonhomme, pensait-il, en revoyant Barbay crucifié dans sa maison. Il m'aurait suivi si je le lui avais ordonné...

Mais tout cela ne réglait pas l'affaire appelant une décision ne pouvant être différée. Léonard projeta de se dissimuler à distance et d'attendre l'arrivée de Janzé-Cardroc. S'il se rangeait à cette détermination, il devrait conserver le regard fixé sur l'entrée des bureaux du journal, sans distraction aucune. Mais en l'occurrence, lui-même ne pouvait échapper à la surveillance du personnel et peut-être de Barbay en personne. En outre, téléphonant incidemment pour expliquer son absence, Janzé pouvait être informé de la présence proche de Darius. Il s'éloigna donc, gagna la plus proche station de métropolitain, d'où il téléphona au "Nouvel Âge".

- Colette ?... allo... Colette ?

- Ce n'est pas Madame Colette, Monsieur, c'est la première secrétaire...

- Madame Hauclère est-elle près de vous ?

- Non, Monsieur. Elle n'est pas encore arrivée.

Darius déclina son identité, et saisit que sa correspondante en informait son entourage.

- Vous avait-elle informée d'un retard possible ?

- Du tout, monsieur.

Il se donna un temps de réflexion.

- Avez vous tenté de téléphoner à son domicile ?

- Comme il n'y a pas encore eu d'appel d'urgence pour elle, nous attendions la fin de la matinée...

- Quelqu'un de la direction du journal s'est-il inquiété de cette absence anormale ?

- En dehors de ce bureau, personne n'est au courant. Ce sont d'ailleurs des instructions de Madame Colette qui nous imposent cette discrétion...

- Personne de votre service documentation, ou monsieur Thorrey lui-même, ne serait-il venu lui remettre un journal satirique paru ce matin ?

- Pas jusqu'à maintenant...

Il consulta la pendule suspendue au-dessus du guichet de délivrance des billets.

- Il est dix heures quarante cinq. Je vous rappellerai dans une heure. Pour information. Inutile de dire à madame Hauclère, si elle arrive, que j'ai téléphoné. Je me signalerai en temps utile.

Bien que ce geste lui causât un malaise, Léonard téléphona à Vivien. Il allait devoir échanger des commentaires avec son ami, et en l'absence prévisible de Colette, cette éventualité le paralysait. Mais il lui fallait savoir à quelle heure Colette avait quitté la rue de la Cerisaie. Il composa le numéro d'appel avec résignation. La conversation s'engagea sans que la voix de l'infirme trahît l'humeur ou la peine. Et cela dérouta Léonard qui avait spéculé sur cette situation pour justifier son appel. Vivien ne faisant allusion à l'article du "Chat-Huant", Darius improvisa.

- Je vous appelle, Vivien, parce que je n'ai pas encore acheté le "Chat-Huant" que je n'ai pas trouvé à mon kiosque habituel ce matin, et qui sera peut-être, cela arrive parfois, distribué avec vingt~quatre heures de retard. Donc, Colette ne l'a pas trouvé non plus.

- Vous devez avoir raison, parce qu'elle est descendue à six heures trente, et remontée dix minutes plus tard. Elle m'a lancé, à travers la porte de la salle de bains, où j'étais - Je repars tout de suite. Nous sommes samedi et j'ai beaucoup à faire au bureau. Mais je serai de retour assez tôt...... Appelez-la donc au bureau...

- Non. Je sais que ses samedis matins sont toujours trop courts, et que je la dérangerais. À ce tantôt, pour notre "conférence"...

Raccrochant, et n'ayant décelé aucune angoisse dans la voix de Vivien, Léonard s'apaisait. Mais il n'était pour autant sur la piste de Colette. Une supposition dont l'image le taraudait, prenait consistance. Si l'impétuosité et la détermination de madame Hauclère l'avaient conduite rue de Rivoli ? Il ne pourrait attendre douze heures en lisant des journaux devant une consommation. Il s'octroya quinze minutes de réflexion, puis de la même cabine, il téléphona à l'Homme du Siècle, au Nouvel Âge, et rue de Rivoli. Dans les deux rédactions on restait sans nouvelle des personnes recherchées. Rue de Rivoli, le téléphone tintait dans le néant. Alors Léonard se rendit rue de Rivoli. Comme il passait devant la loge de la concierge, celle-ci lui demanda chez quelle personne il se rendait.

- Chez madame et monsieur Janzé-Cardroc.

De forte stature et d'un sang-froid apparemment éprouvé, la femme l'inspecta comme si elle recherchait un défaut dans sa vêture.

- Que lui voulez-vous à Monsieur Janzé-Cardroc ?

Le ton et la physionomie ne trompèrent pas Léonard. Cette femme admirait, sans doute, et défendait, visiblement, son aristocratique locataire, qui avait dû passer des consignes pour filtrer les visiteurs.

- Je suis journaliste. J'ai travaillé avec lui. J'aurais des documents importants à lui faire tenir.

Elle s'accorda un complément d'examen, un nouvel atermoiement, et s'effaçant, invita Léonard à pénétrer dans sa loge. La porte reclose, elle tira un rideau de velours pour occulter la partie vitrée. Puis elle s'assit sans inviter son visiteur à l'imiter.

- Y'a combien de temps que vous l'avez vu, monsieur Janzé-Candroc ?

- La dernière fois, avant hier soir, boulevard Haussmann. J'ai passé deux heures dans son bureau.

Comme si cette déclaration la déterminait enfin à parler, elle parla :

- Lui, il est à l'hôpital depuis ce matin, huit heures... ainsi que sa femme, qui l'a accompagné.

Tenté de poser des questions, il perçut à temps qu'il devait la laisser parler d'abord. Inquiet, ému, déconcerté, il s'appliqua à n'offrir que le plat visage d'un étranger contrarié par l'absence de celui qu'il venait visiter.

- Pas possible ?... Une attaque cardiaque ?... Une chute dans son appartement ?

- C'est pas du tout ça ! Une folle arrivée en trombe à sept heures du matin, qui frappe à ma loge en me demandant l'étage des Janzé-Cardroc, et me crie - c'est urgent, urgent... répondez vite... Je dis donc : second à droite. Et elle monte quatre à quatre. J'étais encore en chemise de nuit sous ma robe de chambre. Je suis même pas sortie pour l'écouter. Je me mets à mon petit déjeuner. Le temps passe un peu. Et tout d'un coup madame Janzé-Cardroc qui arrive ici en peignoir. Vite, vite qu'elle me dit : courez au commissariat, qu'ils viennent arrêter la folle que vous avez laissé monter, elle va tuer mon mari !... Je cours comme j'étais. Je reviens avec deux sergents de ville. On monte tous à l'appartement d'où venait un bruit affreux. Des vases cassés, du verre par terre, des papiers aussi, les doubles-rideaux arrachés, le monocle de Monsieur fracassé sur le bureau, à coups de canne qu'elle tenait encore en main. Et elle frappait ce pauvre Monsieur, elle le frappait. Il avait une grosse tache de sang sur le front, puis une autre sur une oreille. Il était tourné dans un coin que le mur fait avec la cheminée et recevait des coups de pommeau sur les épaules, le dos. Il criait : assez ! assez ! ça s'entendait depuis mon escalier. Alors les agents ont saisi la bonne femme par les bras, lui ont arraché la canne en se garant des coups, eux aussi...Y en a même un qu'a vu rouler son képi. La pauvre madame Janzé-Cardroc pleurait au fond d'un fauteuil. Alors, moi, je suis allée voir Monsieur, et l'ai conduit dans la salle de bains pour essuyer le sang et voir comment étaient les blessures. Je suis une ancienne infirmière des hôpitaux, ça me faisait pas peur. Une grosse fente sur l'arcade sourcilière, une oreille un peu décollée. une grosse bosse au menton, une lèvre comme une escalope. Si on avait tardé, je crois que la folle l'aurait tué. Pendant ce temps-là, le fourgon de la police l'a emmenée. Mais dès qu'elle a été sur le palier, elle s'est calmée. Elle a seulement dit, en regardant la pauvre madame Janzé-Cardroc : "D'après ce que je vois chez vous, vous devez être autant cocue que vous êtes riche. Mais ne vous alarmez  pas. Il restera avec vous jusqu'à votre mort. Il est lâche, mais pas fou...". Puis un agent est remonté pour me dire qu'une ambulance allait venir prendre Madame pour l'emmener lui faire un examen.

Léonard dissimulait son émotion en affichant une expression béatement imbécile.

- Et la folle, l'aviez-vous déjà vue ?

- Jamais de la vie ! Elle était même élégante et au début, elle parlait bien...

La concierge ébaucha une velléité de sourire qui se crispa aussitôt.

- Avec un tel bel homme, Madame n'a pas eu la vie rose tous les jours de son existence. Je mettrais ma main au feu que c'était une ancienne qu'il ne voulait plus voir. Faut dire que pour se détacher d'un homme pareil...

En dépit de la nature de ses préoccupations, Léonard aventura une tentative d'indiscrétion.

- Moi, qui le vois de temps à autre, je croyais qu'il était au mieux avec une riche américaine ?

- Mais je la connais. Elle le ramène ici avec une énorme voiture qui n'en finit pas, qu'a des pneus blancs et un chauffeur en marron avec une casquette de sergent de ville de nuit. Vous savez, ceux qu'on appelle les hirondelles...

La conversation déviant, Léonard remit son interlocutrice sur le cap.

- Ah ! vous connaissez l'américaine....

- Bien sûr. Mais elle n'est pas avec lui. Il a donné, il n'y a pas longtemps, dans son grand salon meublé de laques chinoises et de bahuts en gothique espagnol, un dîner de douze personnes. L'américaine était là avec un grand blond qui s'occupait bien d'elle. J'étais embauchée pour aider le maître d'hôtel venu de l'extérieur. D'après ce que j'ai cru comprendre, le grand blond, qui a un accent pas possible, est dans la diplomatie. Il travaille dans une ambassade dont le nom finit en ...ark, je crois.

La femme marquant une pause, Léonard faillit s'abandonner à de plus profondes réflexions, issues de la dernière et involontaire révélation de la portière. Mais l'image de Colette partant entre deux policiers raviva son inquiétude, et il prit congé de son interlocutrice en lui promettant de venir prendre des nouvelles de la santé de Janzé-Cardroc.

Maintenant qu'il se dirigeait vers le commissariat de police, Léonard se convainquait que certaines femmes savent prendre des décisions et les exécuter avec plus de rigueur que les "penseurs" n'appliquent leurs principes, affaiblis qu'on les retrouvait, gangrenés par les états d'âmes, les scrupules intellectuels et métaphysiques. Et il s'interrogeait sur la permanence de la casualité qui ne lui avait fait rencontrer que des femmes fortes, plus pragmatiques que lui-même, et capables d'affirmer leur dignité sans le secours de casuistiques alambiquées nourries aux doctrines de l'antiquité.

D'une politesse froide, Léonard exhiba, sans la laisser examiner plus de temps qu'il convenait, une carte de presse datant de l'époque de sa fonction de directeur littéraire à ALTERNANCES. Correctement accueilli, il enregistra ostensiblement, en prenant des notes, la narration des agents commis à l'arrestation de madame Hauclère, et ne releva que de dérisoires variantes, par comparaison avec la relation de la concierge de la rue de Rivoli. Il apprit que Janzé-Cardroc avait été dirigé vers l'hôpital américain, et qu'après interrogatoire, Colette logeait maintenant à la prison de la petite Roquette. Il en fut blessé au point d'en pâlir, mais se contint, et prenant congé, s'esquiva comme un suspect. Il fallait au plus tôt informer Colette que l'on ne l'abandonnait pas, et constituer un avocat en mesure de prendre ce jour même le dossier en mains. Il téléphona à Wetzler, pour que ce dernier alertât Gluck, son conseil habituel. Mais Gluck officiait en province et ne serait de retour à Paris que sous huitaine. Alors Léonard se tourna vers Vendemer. Celui-ci, informé depuis le petit jour de la teneur du feuilleton du "Chat-Huant", attendait plus ou moins une communication de son confrère. Mais les conséquences de cette crasse le hérissèrent, et il proposa à Léonard les secours de leur avocat attitré, en en portant la rétribution à la charge du "Voltaire". Il ne s'agissait pas d'ergoter sur des questions de principe. Léonard accepta en demandant à son confrère de lui donner sa parole qu'il n'aviserait quiconque du développement désastreux de l'affaire, tant que lui, Darius, ne serait venu informer Vendemer des résultats de la consultation de l'avocat, et surtout de l'état moral de madame Hauclère, dont il importait qu'il se fît entendre au plus tôt. Puis Vendemer pria Léonard d'interrompre leur conversation pour appeler lui-même son conseil, solliciter une rencontre immédiate, et en fournir sans délai la teneur à Darius. À quatorze heures, maître Lederellin, moins réputé pour son talent oratoire que pour sa connaissance des textes spécifiquement axés sur les conflits de presse, se présentait au greffe de la petite Roquette, en compagnie de Darius. Mais celui-ci n'étant d'aucune manière parent de la détenue, ne fut pas autorisé à la rencontrer.

Tante Colette n'en croyait pas ses oreilles ! Déjà quelqu'un auprès d'elle ? Où était Darius ? Vivien était-il informé ? Et Skania ? Au "Nouvel Âge", savait-on ? Déprimée, moi ?... Vous voulez rire. J'y retournerais sur le champ, si je le pouvais. Et sans en faire un cas de conscience, l'avocat lui confia que Léonard se chargeait de l'exécution de toutes les consignes et recommandations, émanant d'elle, madame Hauclère, et que lui, Lederellin, ami de Vendemer et avocat du "Voltaire", allait immédiatement s'inquiéter du chef d'inculpation dont le magistrat chargé d'instruire la plainte déposée par monsieur Janzé-Cardroc, titrerait le dossier de madame Hauclère. Mais on était un samedi. Rien ne pourrait être amorcé avant lundi matin.

Le programme des missions que devait remplir Darius sur l'énoncé de Colette Hauclère, ne constituait pas un délassement. Mais le plus éprouvant, le plus redoutable, parce qu'il ne saurait un instant avant que de s'y attaquer, comment l'introduire, était la visite à Vivien, dans cet appartement ce soir déserté par l'épouse, donc vide de sa chaleur, et ne résonnant plus des potins des salles de rédaction, ni des drôleries du courrier du cœur. Pour retrouver son sang-froid, inventer des prétextes à son retard et se ménager le temps propre à laisser venir les mots, Léonard téléphona à Vivien.

- Ici, Léonard. Salut, confrère. Saviez-vous que Colette croule sous le labeur ? Elle restera au journal tout ce tantôt. Moi j'en profite pour voir du monde intéressant, au "Voltaire". Skania arrivera sans doute avant nous. Tâchez à la faire patienter...

- J'aurais pourtant préféré qu'elle n'arrive pas avant vous. Je crois que mes pieds nickelés de fausse mécanique lui font peur. Dites-moi : le "Chat-Huant" a-t-il paru ?

- Oui. Bien sûr. Rien de sensationnel. Je l'apporterai avec moi. À ce soir, monsieur de la Cerisaie...

- Vous me tranquillisez pour Colette. J'allais l'appeler au journal. À ce soir, ami.

Et Léonard se retrouva seul, déglutissant sa salive, la thyroïde bloquée dans la gorge, vide d'idées, d'ambition, d'espoir quelconque, saignant dans sa chaleureuse affection pour ce couple qu'il respectait, admirait, regardait se disputer amoureusement au milieu des lettres de femmes désespérées, de dessins féroces stigmatisant à l'aide de quelques traits noirs et d'une légende de deux lignes les ridicules et les cruautés aussi perdurables que l'homme lui-même. La fuite de l'Irrintzina, la ruptures avec Nêne, l'abandon méprisant de Kitt, ses démêlés avec Janzé-Cardroc ne restaient qu'événements dérisoires et sordides comparés au chagrin qu'il allait causer ce soir, au seul homme à l'amitié duquel il attachait du prix. Et auquel il se sentait inférieur.

Il était quinze heures trente, Darius ne prévoyait pas de se rendre rue de la Cerisaie avant dix neuf heures trente. Quatre heures restaient donc à tuer. Il projeta d'aller visiter Vendemer à qui il devait un rapport, et des remerciements. Puis il songea qu'à défaut de pouvoir lui parler, il pouvait dire son amitié à Colette, par écrit. Dans une brasserie, il commanda du thé et de quoi écrire. Il irait déposer ce message à la petite Roquette, et Colette en serait sans doute ragaillardie. Bien que maître Lederellin ait exposé à Léonard combien madame Hauclère lui était apparue sans remords, sans regret, sans culpabilité, et combative.

        "Bien chère Colette,

Vous dire ma désolation en songeant aux vicissitudes par vous traversées, en raison de votre dévouement, à vous et Vivien, à ma cause, m'emplit d'amertume et de remords. Mais vous sachant plus courageuse que nous tous confondus, je ne m'appesantirai pas sur ce qui est irréversible. Soyez convaincue que TOUT ce qui pourra être accompli, en faveur de vous deux, le sera. Je ne saurai m'intéresser à rien d'autre que votre sort tant que vous ne serez revenue auprès de Vivien. Affectueusement, fraternellement, et avec humilité. L.D."

Et soudainement, tandis qu'un taxi l'emportait vers la rue de la Roquette, il se souvint qu'au "Nouvel Âge" on devait toujours attendre des informations. Il dérouta le taxi, mais parvenu rue Réaumur, décida de ne rencontrer que Romuald Thorrey, qui assurait une permanence tant que Colette n'aurait donné signe de vie. Il livra tout ce qu'il savait à un confrère bouleversé jusqu'à ciller dans les larmes, mais qui prit sur lui de faire connaître à la direction, les désastreux développements d'une joute satirique.

Au guichet de la Petite Roquette, il tenta, sans illusion comme sans succès, d'approcher madame Hauclère à destination de laquelle il ne put que laisser le message. Puis il se rendit enfin au "Voltaire" où Vandemer l'attendait, impatiemment enveloppé de flegme. Ouvert sur le bureau du patron du "Voltaire", "l'Intransigeant", quotidien du soir, relatait l'événement du matin.

       "UNE NOUVELLE AFFAIRE CAILLAUX ?"

Le directeur de l'hebdomadaire l'Homme du Siècle agressé à son domicile par
                          une journaliste du Nouvel Âge

     "Ce matin vers huit heures, Monsieur Janzé-Cardroc, fondateur et directeur général du périodique littéraire l'Homme du Siècle a été attaqué à son domicile, rue de Rivoli, à Paris, par Pauline Hauclère, plus connue sous le nom de Tante Colette, en tant que responsable de la rubrique "courrier du cœur", au quotidien le "Nouvel Âge", où elle officie à la satisfaction des lecteurs et de la direction du journal, depuis plusieurs années. Dans l'attente d'éclaircissements qu'une enquête diligentée sur plainte de M. Janzé-Cardroc, nous apportera dans les jours prochains, nous nous en tenons aux informations, pour l'instant partielles, obtenues tant auprès des services de police, qu'auprès de notre confrère satirique, le "Chat-Huant", dont les échos publiés ces semaines écoulées, ont provoqué l'ire de "Tante Colette" qui tient le directeur général de l'Homme du Siècle, pour inspirateur des diffamations intentionnelles distillées par le "Chat-Huant". Il faut de plus savoir que l'écrivain-philosophe Léonard Darius, ex-collaborateur de M. Janzé-Cardroc à ALTERNANCES et à l'Homme du Siècle, première formule, devenait l'intime du ménage Hauclère, simultanément au développement d'une inimitié de longue date entre le directeur de l'hebdomadaire et son ex-directeur littéraire. Né sur le terrain philosophique où l'écrivain et le journaliste se tenaient en position d'adversaires idéologiques, le conflit virait rapidement à la lutte de prestige, les travaux de M.Darius paraissant plus dignes d'intérêt aux spécialistes, que les thèses de son concurrent. Mais voici qu'aux potins de salons littéraires, s'ajoutaient non plus d'autres potins, mais des ragots visant de supposées relations privées entre la journaliste du "Nouvel Âge" (mariée au dessinateur-humoriste bien connu, Bémoldièze) et l'écrivain-philosophe. Soulignons que c'est précisément sous la pulsion née de l'indignation provoquée par cette diffamation, que "Tante Colette" est allée administrer à M. Janzé-Cardroc, et à son domicile, la correction dont elle le tenait passible. Parallèlement, un bruit émanant d'une source non moins repérable que la première, courait dans les milieux de presse, aussi perfidement allusif, quant aux rapports qui existeraient entre le directeur général de l'Homme du Siècle, et sa commanditaire américaine, Madame Kitt Betwey, veuve du richissime négociant en papiers de Philadelphie, décédé voici environ deux années. Incarcérée à la prison de la Petite Roquette, Madame Hauclère a choisi pour avocat maître Lederellin, célèbre pour sa connaissance de la législation de presse, ainsi que pour l'excellence de ses rapports avec diverses personnalités de notre profession. L'initiative musclée de notre consœur se muant en justicière de son propre diffamateur, voilà qui nous remémore l'affaire Calmette-Caillaux, qui a défrayé la chronique scandaleuse de 1914. Avec cette différence, qu'aujourd'hui, il n'y a point mort d'homme. A.B."

Léonard rendit le journal à Vendemer, et les deux hommes restèrent longuement silencieux, face à face. Léonard crut lire dans l'œil de porcelaine de Vendemer une interrogation muette, qui ne serait jamais formulée. Léonard y répondrait sans y être contraint, afin que les rapports entre les deux confrères en fussent éclairés et consolidés.

- Colette et Bémoldièze sont deux séraphins égarés parmi nous. Je suis en effet devenu leur intime, et l'image qu'ils m'offrent, dans une discrétion de laquelle nous déshabitue notre profession, me griffe le cœur chaque fois que j'arrive chez eux. Tenez, en trente mots, je vais vous raconter leur mariage...

Lorsque Léonard eut tout dit, Vendemer, qui n'avait encore émit une parole, avoua :

- J'ignorais que Bémoldièze fût infirme. Votre Janzé-Cardroc mériterait une plus fastueuse correction !

- Je ne vous l'ai pas dit ce matin au téléphone, parce que nous avions plus urgent à traiter, mais si j'ai découvert le drame avant tout le monde, c'est que j'étais venu pour lui casser la gueule... Madame Hauclère m'avait devancé... J'en étais honteux.

Vendemer se leva, et Léonard lut dans son regard que lui, le responsable de ce gâchis, venait de grandir en estime.

- Que vous reste-t-il d'utile et de possible à faire, en faveur de vos amis ?

- La terrible épreuve de la rencontre avec Vivien Hauclère...

- Voyez-vous un inconvénient à ce que je vous accompagne ?

Vendemer déambulait à travers son bureau. Ratatiné dans un fauteuil, annihilé par la perspective de la tâche restant à accomplir, Léonard leva le visage vers son collègue comme le ferait un affamé auquel on offre des vivres. Il ne sut pas même acquiescer. Mais Vendemer le comprit.

- Le plus tôt sera le mieux.

Et il invita Léonard à le précéder. Dans le taxi les emportant vers l'ingrate mission, Vendemer s'inquiéta :

- Savez-vous quels sont les engagements professionnels de Bémoldièze ?

- Contrat annuel, renouvelable, à "l'Âne Rouge".

- Le terme ?

- Si ma mémoire ne me trompe : trente juin.

- Donc, dans un mois. Puisque vous êtes de ses intimes, pensez-vous que je puisse lui proposer, avec précaution, une entrée au "Voltaire" ? Avec une rallonge financière au chiffre du dernier contrat.

Durant que Léonard réfléchissait à l'opportunité de cette proposition, Vendemer concluait :

- Sur la lancée, je vous propose, non pas une collaboration, ni même de la pige -je ne tiens pas à ce que l'on vous sache dans l'équipe- mais la publication, à une époque et pour un nombre de feuilletons à déterminer, des bonnes feuilles de votre tome second. C'est, bien entendu, rémunéré...

Léonard allait demander sottement - Mais pourquoi faites-vous tout cela ? Il s'en abstint et jugea Vendemer plus digne d'intérêt que tous les plumitifs qui allaient bientôt solliciter les souvenirs et impressions de madame Hauclère, avant que de torturer Vivien avec une curiosité aussi incongrue. Le taxi stoppait devant le numéro vingt neuf de la rue de la Cerisaie. Léonard régla le chauffeur, précéda Vendemer jusqu'au cinquième étage, et sonna. Personne ne répondant, l'appel fut renouvelé par légers coups réitérés, comme lorsqu'il signalait qu'il arrivait impromptu.

- Nom de dieu ! jura gravement Léonard. Il s'est impatienté et a pris le parti de descendre acheter le "Chat-Huant". Je lui avais affirmé qu'il n'avait pas paru...

- Mais il reste donc seul dans la journée ?

- Non. Il y a une cousine à la fois bonne et gouvernante qui habite l'appartement et couche pratiquement sur le seuil de leur porte de chambre...

- Serait-elle allée faire des courses pour la rencontre que vous deviez tenir ce soir, et lui aurait-elle rapporté le "Chat-Huant" ?

Cette logique frappa Léonard qui en conclut que pour n'avoir pas prévu cette éventualité, Vivien devait déjà perdre pied dans cette épreuve. Il pria Vendemer de patienter les quelques minutes nécessaires à un aller et retour entre le cinquième étage et la loge de la concierge qui avait peut-être vu Gwendoline ou Vivien. Mais il n'avait encore atteint la loge qu'il se heurtait à Gwendoline chargée d'un lourd cabas. Elle était partie depuis environ une heure en laissant Vivien à sa table de travail, et en compagnie d'un Monsieur, camarade de Vivien, arrivé chez eux après avoir annoncé sa présence par téléphone. Le nom de ce Monsieur ? Elle croyait se souvenir avoir entendu parler d'Oscar... Quinze minutes environ après qu'Oscar fût entré dans le bureau de Vivien, celui-ci demandait