DES OCCISEURS BIEN PACIFIQUES


Raymond Jacquette


C H A P I T R E    1



En ce temps où les navires fonctionnaient au charbon, le DEROULEDE accostait au quai de la douane, à Papeete. Et en cette Polynésie française qu'avaient failli nous ravir les anglois. Et par le truchement d'un pasteur anglican nommé Pritchard. Aussi coriace qu'un capitaine Blight du "Bounty" et un Churchill fumant son inextinguible cigare sous l'avalanche des V2 allemands. Des gens que surclassait cependant avec brio, dès 1842, un certain Dupetit-Thouars, capitaine de Vaisseau français de son état. Et qui usant de l'éblouissement provoqué par l'étincellement des galons d'or cousus sur les manches de sa vareuse, obtenait l'abdication de la Reine Pomaré IV. D'où fut issu le protectorat offrant à Pierre Loti comme à quelques centaines de fonctionnaires, militaires et halefessiers issus de divers départements français, d'aller goûter du poisson cru et du fruit de l'arbre à pain, au son des ukuleles ... hawaïens. Où des navigateurs portugais les avaient introduits au ... XVIIIe siècle ! Des itinérants étant passés à temps afin que nos compatriotes fussent charmés dès leur arrivée en Polynésie. Encore, encore que ... comme débutent nombre de mariages d'amour intercontinentaux, fussent versées quelques larmes de sang tahitien précédant la prise de possession du territoire comme celle, musclée, de certains archipels éloignés dans laquelle les populations croyaient encore que leur dieu se montrerait en sortant de la mer afin de les sauver. Des gens, en somme, dont encore de nos jours, les savants disputent afin de connaître s'ils vinrent d'Asie, à l'Ouest, ou des côtes péruviennes ou chiliennes, à l'Est. Mais dont les mêmes sommités conviennent que ces "naturels" furent en tout état de cause, capables d'orienter, durant des milliers et des milliers de kilomètres, les pirogues qu'ils armaient.

Établi à Tahiti, le protectorat voit passer et défuncter nombre des membres de la dynastie des Pomaré. Dont l'un des derniers représentants hésitait si peu à afficher ses préférences françaises -et insignement pour l'immodérée consommation d'un produit "bien de chez nous" appelé Bénédictine- qu'il repose en bord de mer dans un mausolée revêtant l'architecture galbée d'un flacon de cette liqueur par lui appréciée comme d'une incomparable esculence.

Mais à cette heure, et sur le DEROULEDE gris, rouillé, fumant comme dix locomotives, ferraillant et culant, toutes hélices fouettantes, les passagers réunis sur le pont, de la poupe à la proue, n'imaginent pas qu'ils rencontreront à courte distance un sépulcre bouteilliforme, et dans la vallée de la rivière Fataua, une stèle à la gloire d'un Pierre Loti auquel l'immortaliseur a composé, selon l'écrivain S'Tsertevens passé par là voici quelques lustres, "une tête de pédéraste anémié" (Tahiti et sa couronne) ! Mais, pourquoi anémié ?

À sept heures du matin et le soleil ardant déjà en cet été tropical, autorités civiles, militaires, familles locales des passagers ainsi que marchandes de colliers de tiare (gardénia tahitien) attendaient que fut abattue la coupée dont descendait, serrée et agitée, la cohorte des gens de service du navire allant en ville accomplir formalités légales ou missions diverses. Une meute précédant celle d'une partie des badauds se ruant aussitôt en sens contraire, vers la branlante passerelle de coupée à rampe de corde, afin d'aller embrasser et enguirlander leurs amis ou parents présents à bord. Et alors que bien avant ces envahisseurs du DEROULEDE les commandos de tahitiennes du syndicat d'initiatives aient pris en rade, et à l'abordage depuis leurs embarcations, le vapeur. À travers les ponts et les coursives duquel, hâlées, pieds nus et vêtues de jupes et de soutien gorge en tapa, elles distribuent couronnes et baisers à la venvole.

En ces temps, l'atterrissage, ou l'appareillage, d'un navire, constituait bien autre chose que ce religieux spectacle de chenilles processionnaires s'engouffrant funèbrement dans un aéronef. Depuis l'intérieur duquel il est insignement malaisé d'admirer, durant les quelque vingt heures de vol entre la France et la Polynésie, les continents et panoramas survolés, comme les cétacés ou autres créatures pélagiques surgissant inopinément autour du vaisseau durant les quelque trente cinq journées de navigation. Et les trente et quelques journées gagnées, me direz-vous ? ... Soyons sérieux : jusqu'à l'invention de l'avion les affaires se traitaient entre les continents à la satisfaction des usagers. Et les hommes se rejoignaient non moins utilement. Si la transmission des bonnes nouvelles pouvaient toujours emprunter les procédés hertziens, les mauvaises nouvelles disposaient du recours aux lents acheminements. Quelle est la nature du gain véritable obtenu de la promptitude accrue dans l'établissement des rapports humains ? Celle de provoquer des séïsmes en Bourse ? D'annoncer des résultats électoraux ? D'être favorisé par l'occurrence privilégiaire de mainmise sur un produit de valeur ? En somme, des opérations dans lesquelles le vulgum pecus n'a guère à gagner. Lorsqu'il n'a pas à y perdre. Sinon que le coût du transport aérien et les règlements policiers y afférents interdisent présentement aux candidats "écumeurs de plage", tel notre héros proche, de se lancer en une telle équipée.

Cette fois le branle était donné. Redescendues sur le quai reconstituer l'intégralité du commando folklorique, les tahitiennes, telles les corybantes grecques dansant pour leurs dieux, s'adonnaient sans préalable à une chorée intentionnellement frénétique soutenue par le battement forcené des rutu (tambours) et suscitant les concupiscibles appétits des mâles aux regards braqués sur ce théâtre païen. Un spectacle inspirant immanquablement aux tout neufs assistants débarquant, de raffinées considérations ethnographiques et ethnologiques chez les "intellectuels", mais nécessairement libidineuses chez les plus épicuriens ou le vulgum pecus. Encore que l'on pût sans risque engager des paris sur le fait qu'à plus ou moins long terme, spiritualistes, hédonistes et plébéïens abondassent dans le même sens ...

Parmi la foule disparate évacuant les coursives du DEROULEDE, fallait-il encore discerner les tahitiens ou popaa de retour de congé écoulé en Europe et rejoignant ici leur base ordinaire. Mais aussi les fonctionnaires et militaires revenant de permission, ainsi que les nouveaux promus venus se substituer à leurs homologues en fin de campagne. Et que pour la première fois de leur vie on enguirlandait d'humides et odoriférantes florifères aux fragrances tropicales comme si l'on voulait déjà les stupéfier en les préparant à l'imbibition du charme qui n'opérerait qu'un temps après le débarquement.

Enfin, après une dispersion de la multitude bigarrée et jacassière mêlant gens de mer, gens d'armes, serviteurs tropicaux de l'Etat, vacataires locaux, notables du cru et groupes folkloriques, se repéraient immanquablement, comme issus d'un tamis les ayant expulsé du reste de leurs compatriotes, ceux que depuis la période historique de la présence anglaise, on dénommait ici les "beach-comber". Littéralement traduit : des écumeurs de plage ! Des gens plus spécifiquement aventuriers qu'explorateurs. Des "mésaventuriers" auxquels l'Europe devenait trop étroite. Et l'activité issue de la guerre terminée, trop prometteuse d'emploi, à leur sens, mal rémunéré. En somme des demi-sels de la circumnavigation après que les routes hauturières aient été tracées par des équipages de sac et de corde commandés par des capitaines assez follement téméraires pour garder le cap sur un horizon toujours fuyant mais au-delà duquel ils subodoraient exister des continents moins maussades que ceux qu'embrumaient les frimas nordiques de leur port natal.

Que venaient donc rechercher sous ces tropiques ces brelandiers-écumeurs de plage point encore eux-mêmes fixés sur la manière dont ils subsisteraient sur des lieux que leur avait fait choisir leur désir d'itinérer à tout prix ? Des êtres disposés à déclarer qu'ils étaient "prêts à faire bien des petites choses". Mais lesquelles ? Puisque ne demeurant déjà plus dans l'emploi dès que l'on évoquait les heures de présence ou des salaires ne leur semblant pas plus fastueux que celui qu'ils percevaient en métropole, et tout juste applicables aux dockers du port de Papeete. Qu'ils seraient bien en peine d'imiter. Ils avaient tellement lu, ou entendu dire que "là-bas" on se sustentait en pêchant son poisson d'une main tandis que l'autre main cueillait le fruit de l'arbre à pain l'accompagnant. Et qu'il leur suffirait d'attendre sur la plage qu'ombrageaient les cocotiers que sonnât au fare-purera (église ou temple) l'heure du repas, pour qu'une fille les invitât à partager le poisson cru au citron. Il leur avait encore été dit que tout étranger pourvu de quelque argent s'assurait la compagnie de quelques jeunes femmes parmi lesquelles ils choisiraient, en "popaa horos rahi roa" (étranger munificent) celle devant partager leur couche. De plus, certains compatriotes de retour du "paradis" (pour quel motif n'y étaient-ils pas demeurés ?) leur avaient affirmé que jamais une polynésienne n'abandonnait un popaa dans la malefortune. Puisqu'elle consentait à l'héberger et à le nourrir, même après une rupture. Et ce jusques à temps que le garçon retrouvât son autonomie financière ... Ou le départ auquel en était réduit l'infortuné lorsque ses bienfaiteurs estimaient que le "popaa" les avait suffisamment abusés.

En puissance d'argent ou non, les abuseurs pouvaient encore exploiter la convivialité des naturels désireux d'accueillir cordialement le nouvel et désorienté arrivant. Joyeux drilles par nature, les polynésiens mêlés aux popaa, composent un peloton de riboteurs que danses et libations parallèlement consommées, conduisent à cette "bringue" riche de la même signification et de la même exubérance ... éthylique, dans les îles qu'à Paris ! Donc ce rituel divertissement aussi bruyant que généralement alcoolisé veut que fréquemment l'ébriété avoisinât la lubricité. S'éveillant le dimanche matin vers dix heures, sur sa couche ou sur celle sur laquelle l'avaient charitablement déposé ses partenaires, l'intempérant évaluait le poids de sa "gueule de bois" en considérant que cette population se révélait tout de même bien accueillante. Et qu'il valait la peine de tenter de s'y insérer. Et de ces bringues incluant déjà le nouvel arrivant peu regardant sur la nature des canaux conduisant à l'assimilation, résultait parfois la constitution d'un couple né dans la nuit agitée et dont la musique américaine avait jointoyé les apports farani et polynésien. Après que les riboteurs aient abondamment transpiré dans les bras l'un de l'autre. Et qu'ils envisageassent tacitement et sans plus d'investigations d'aller horizontalement expérimenter ce qui les avait réunis dans la verticalité. Et cette année là quelques appariements de cette nature s'étaient effectivement réalisés par l'effet de la sirupeuse rengaine intitulée "Siboney", durant des mois quotidiennement et vespéralement rebattue dans le plus célèbre établissement de Papeete : le "Quenn's". Sorte de "Closerie des Lilas" hybridée de "Balajo" parisien de la rue de Lappe, et où les corps évoluant s'épousent telle une queue d'aronde. Un établissement dominé par son chef d'orchestre, un certain Eddie Lund, à la calvitie débonnaire aussi connue en Nouvelle-Calédonie qu'en son Amérique yankee et ne cessant de commettre des compositions éponymes célébrant les plus jolies ou les plus originales créatures féminines du lieu. Un individu impliqué de par son art, en tant d'incohérents et damnables accolages que les plus patriciennes familles papeetiennes interdisaient à la partie de leur engeance en âge de danser les airs modernes, de fréquenter ces lieux où se perpétraient de polissonnes turpitudes. Mais sur lesquelles, par un immanent effet de compensatoire équilibre, se ruinait fréquemment le fruit issu des délétères miasmes chromatiques quelques semaines auparavant.

Certes, on pourrait citer quelques dizaines de couples franco-tahitiens qui, formés dans les vapeurs de la bringue, résistaient à l'après-bringue. Mais à condition de ne pas retourner au "Quenn's". Dans la durée de ces couples nés non seulement du hasard mais encore de l'existence de quelques réelles affinités que la dissipation des vapeurs d'alcool avait révélées, on relevait généralement que la tahitienne conservait l'initiative : emploi du temps, organisation de la journée, relations avec sa famille. On trouvait de la franche amitié comme de la tendresse. Des situations qui, sans que l'on puisse en rien préjuger, conduisaient certaines rencontres jusqu'au concubinage bourgeois assumé. Voire jusqu'au mariage, lorsque survenait quelque naissance. Encore qu'une postérieure brouille pût dissocier le ménage dont l'élément féminin conserverait le fruit, jalousement et sans solliciter aucune aide. Une conjoncture depuis longtemps relevée par les ethnographes et psychologues de tous poils. Lesquels avouent par ailleurs leur stupéfaction lorsque des êtres inclinant à une telle propension du chérissement de l'enfance, acceptent si aisément le don du même enfant à qui le sollicite. Que la quémandeuse fut polynésienne ou popaa. Mais c'est là une thèse de psychologie dont on laisse aux érudits de toute langue le soin de débattre dans les publications de la locale Société d'Etudes Océaniennes qui, depuis 1917, année de sa création, apporte au monde ethnographique et ethnologique en contribuant à son enrichissement, les plus valeureuses thèses. Tout compte fait, qu'apportait aux polynésiens nus, le civilisé leur prescrivant au nom d'une morale religieuse élaborée aux antipodes, de se revêtir d'oripeaux destinés à dissimuler "les parties honteuses" du corps humain ? Alors que du même coup, en les soumettant à des variations de température corporelle, ils les soumettaient aux risques des pathologies propres aux gens vivant au septentrion. Ce qui donnait beaucoup à regretter aux ancêtres polynésiens. Comme aux étrangers vivant sur les lieux. Et déplorant que les découvreurs de terres vierges aient si tôt tiré de leur isolement des peuples n'ayant rien d'autre à attendre des maîtres que leur imposaient les explorateurs, que des virus, des vices, la manipulation de l'argent et l'exploitation de la clientèle que les naturels ont toujours constitué pour les missionnaires et les mercantis. Mais, argueront ces derniers, nous leur avons apporté la notion spirituelle de leur origine ! Ainsi que des hôpitaux, l'instruction et la démocratie !

Ah ! les braves gens que ceux-là ! Auxquels il faut rappeler que leurs involontaires catéchumènes et clients ne sollicitaient rien. Et que le salut de leur âme comme celui de leur santé physique étaient déjà assurés depuis bien avant que les romains tyranisassent les chrétiens. Et alors que ce sont ces chrétiens canonnant venant prétenduement leur annoncer la "bonne nouvelle" et projeter de substituer au dieu soleil des indigènes, et dans la coercition, une abstraction que se disputaient catholiques et protestants. Quant aux hôpitaux, routes et écoles, ils ne prennent guère de signification si les élites conquérantes réputées démocratiques dépêchées chez les conquis vivent parmi ces derniers comme des satrapes et des concussionnaires. Tels ceux, parfois, qui les envoient.

Mais quels que fussent l'état et la situation des lieux lorsque le passager du DEROULEDE, Armel Labrique, parisien de 19 ans, au regard transparent gris-bleu de chien de traîneau, mesurant un mètre soixante quinze, coiffé de cheveux blond-filasse et vêtu d'une chemisette à carreaux et de brodequins, débarqua, en ce mois de juillet 1948, à dix sept mille kilomètres de son lieu de naissance. Le migrant ne pouvait imaginer ce qui l'attendait parmi une population dont il n'avait connu, et encore que par ouï-dire, une célébrité : Rarahu, la fiancée de Pierre Loti ! Une référence ne permettant guère au déboulant pérégrin de se frayer un chemin dans la société locale. Il lui fallait, sur le champ, prendre une décision. Bien qu'il eut, de façon spartiate, réduit ses dépenses à bord du navire, il ne restait à Armel en cette fin de matinée que de quoi dormir et se sustenter durant environ une semaine, dans le plus modeste des hôtels. Une évaluation à laquelle il s'était livré après avoir débattu du problème avec un homme d'équipage du vapeur.

Des beach-comber comme vous, j'en ai connu un certain nombre parmi lesquels une demi-douzaine ont débarqué ici. Chacun d'eux devait revenir me voir au passage de retour du DEROULEDE. Je n'en ai retrouvé aucun ... Et si vous songez qu'il y a trois à quatre navires par an qui, depuis Marseille et Le Havre, desservent cette ligne, çà fait des victimes ... J'en ai également vu rembarquer aussi sec dès l'accostage de retour et désireux de retrouver la Gaule au plus tôt ... Puisque vous sollicitez un conseil, voici le mien : si vous possédez de quoi supplémenter votre billet de passage, allez le faire immédiatement après le mouillage, au bureau des Messageries Maritimes qui est à cinq cents mètres du quai. Prenez votre supplément pour Brisbane. Dans ce port, vous serez coffré immédiatement parce que vous n'avez pas d'autorisation d'entrée. Ne paniquez pas : votre passeport sera utile, et comme ils manquent toujours de main d'œuvre, ils vous autoriseront à séjourner si vous acceptez l'emploi qu'ils vous proposeront ... Si vous tenez deux ou trois mois sans histoire, ils vous offriront un an de séjour dans les mêmes conditions. Et par la suite, selon l'importance de la branche dans laquelle vous aurez travaillé, vous pouvez devenir ... australien ... de Brisbane partent des cargos de céréales vers l'Asie. Si vous ne redoutez pas le cal aux mains, vous ne mourrez pas de faim. Et puis vous ne serez pas loin de la grande ville industrielle de Sydney ... Usines et imprimeries y foisonnent ... Bien sûr, vous aurez intérêt, si vous ne le parlez pas, à apprendre l'anglais ... Après quoi vous ne redouterez plus rien. Il y a encore Canberra, à l'intérieur, la capitale, mais plus morne que Sydney ou Adélaïde, par exemple. Qui ouvre sur la Tasmanie ... D'où l'on aperçoit, par beau temps, les ours blancs du pôle Sud ! ...

Le matelot riait de sa plaisanterie, mais point Armel Labrique, auquel les perspectives exposées par le marin ne semblaient nullement complaire.

Vous savez peut-être que l'Australie n'a été civilisée que voici à peine deux cents ans ... des convicts et des putains que l'Angleterre a envoyés là-bas pour peupler les grands espaces ... Si c'est ça qui vous gêne, ne perdez pas de vue que c'était à peu près pareil en Nouvelle-Calédonie ... pas loin d'ici ...

Sur cette rudânière exhortation, l'homme de pont repartait vers son poste en saluant Labrique.

- Bonne chance et ... revenez me dire ce qu'il en est lorsque je repasserai dans un mois ...

Le matelot qui de loin surveillait l'attitude de son interlocuteur saisit que ce dernier ne ferait rien des suggestions avancées de bonne foi ... Tu resteras donc écumeur de plage, conclut in petto le marin.

Une valise au bout de chaque bras, Labrique se retrouva sur le quai sablonneux et recuit. Affamé, altéré, il chercha du regard où aller méditer et s'abriter. A cent mètres, un étroit "fare hoo ava" (estaminet) vendant pain, fruits et boissons, lui parut sur l'instant le havre auquel il aspirait. Mangeant debout les fruits qu'il avait choisis, et débouchant un flacon de bière locale, il fut hélé par la serveuse.

Tu peux t'asseoir ... Ici c'est pas plus cher, païe !

La jeune femme lui montrait une chaise et un guéridon sur lequel elle porta d'autorité fruits et bière. Et un morceau de pain que le client avait sur lui. Revenue près de l'homme, elle entama sans complexe la conversation.

Tu débarques du DEROULEDE ... Je t'ai vu descendre la coupée, le dernier passager ...

Elle prononçait DEROULEDE en doublant le "r". Comme le ferait chez nous un natif, bourguignon ou des Pyrénées orientales. Armel pensa que cette entrée en conversation pourrait lui être utile et ne refusa pas le propos, tout en sortant son porte-monnaie.

- Alors ? ... vous me dites combien ça fait ?

Mais ... t'as pas besoin de payer tout de suite ...

Vous avez dit : paie !

Elle éclata de rire et pivota deux fois sur elle-même comme en une figure de ballet.

J'ai pas dit de payer, oye ! (voyons) ... j'ai dit "païe" ... Ca veut dire, comme tu dirais en français : allons ... ou encore : c'est bien comme çà ...

Puis elle poursuivit, passant sans transition à ce qui excitait sa curiosité.

T'es venu seul ? ... T'as pas de vahine ?

Tout seul ...

Avec un soudain sérieux, la femme rétorqua

C'est pas grave ... Tu trouveras facilement ici ...

Armel estima l'instant opportun aux interrogations

Savez-vous si ...

Tu me tutoies si tu veux, païe ! ... c'est comme ça ici...

C'est gentil de votre part, mais je ne suis pas habitué ... Je voulais vous demander si vous pensez qu'un gars comme moi, arrivant de France sans connaître personne ici, pourrait y trouver du travail ... ?

Qu'est-ce que tu faisais au "fenua farani" ? (en France)

Il pouffa d'un rire triste et court

J'étais garçon de livraison chez un grand épicier parisien des quartiers chics ... Et à moto ...

- Et ... t'as pas amené ta moto ?

Croyant à une manière de plaisanterie de la part de la jeune femme, il réagissait aigrement

Que voulez-vous que je fasse d'une moto dans un pays que je ne connais pas ?

La vendre ... oye !

Il n'y avait pas songé. Encore que le coût du transport à bord du DEROULEDE eut pu annihiler le bénéfice éventuel. Mais la tahitienne répondait déjà à la question qu'il se posait

Il y a ici plus de gens qui veulent des motos que de motos à vendre ... T'aurais fait "ruperupe te mau ohipa" ... Une bonne affaire ... t'aurais eu plusieurs clients à la fois ...

Il lui demanda d'énoncer un chiffre

Cent mille francs ... peut-être ...

Il sursauta

C'est moins payé que ce que je l'aurais vendue en France !

Elle se reprit

Ara maite ! (attention) ... Il faut que tu multiplies par cinq les prix français !

Il se rappela soudain que l'on lui avait en effet indiqué que le franc polynésien équivalait à cinq francs cinquante métropolitains. Et qu'en expédiant d'un guichet postal papeetien mille francs, ceux-ci deviendraient cinq mille cinq cents francs dans n'importe quel guichet postal français ... Et il convint que s'il s'était fait accompagner de son outil de travail il se fut d'un coup remboursé son voyage en même temps qu'il conservait un appréciable bonus. Mais la cause étant entendue, il devait oublier la désagréable constatation, et reprendre contact avec la matérialité de l'heure ...

- Alors, pour du travail possible, vous avez un conseil à me donner ?

e ! (oui) ... tu fais "faaipoiporaa" ...

Elle riait sans retenue tandis que son chapeau de toile repoussé sur la nuque, les lèvres entr'ouvertes, mâchonnant encore, il attendait quelque lumière complémentaire ...

C'est vrai ... tu comprends pas : ça veut dire te marier !

Il osa une saillie

Avec toi ... par exemple ...

Ayant énoncé quelques mots tahitiens, elle s'expliqua

Je suis déjà mariée. J'ai deux "tamaiti" (jeunes enfants) à la maison, avec ma mère. Et mon tane (époux) fait la pêche ... Il est en mer en ce moment ... Il rentrera à la nuit ...

Ce dernier mot rappela à Armel qu'il lui fallait trouver d'urgence un logement. Ayant fait connaître cette nécessité à son interlocutrice, celle-ci lui désigna, à quelque cent mètres, sur le port, un panonceau répondant à la préoccupation du débarquant . Le coût en était raisonnable, lui exposait la jeune femme. Et il pourrait y prendre ses repas. Puis Armel insista quant aux moyens éventuels lui procurant un emploi immédiat.

Tu peux faire deux choses tout de suite ... Aller trouver les directeurs des deux cinémas de la ville ... Ils ont souvent besoin de monde pour manipuler du matériel, travailler dans la salle, faire des courses, visionner les films qu'ils reçoivent ... Le premier est tahitien, le second est français ... Les salles sont à quelques centaines de mètres l'une de l'autre ... Ils ont chacun d'autres affaires où ils pourraient t'employer ... Mais tu verras avec eux ... Tu prends la grand rue ici, tu vas jusqu'au troisième carrefour, tu tournes à droite et tu verras les grandes pancartes ... Le premier s'appelle le "Bounty" et l'autre "Ninita" (la papaye) ...

Tu les connais ? ... Ils sont accueillants ?

Tous les deux "avaava" (avares) ... Mais faut discuter ton prix si l'un ou l'autre t'embauche ... Dis que tu iras voir ailleurs ... Si on a besoin de toi on te paiera ce que tu demandes ...

Comme il posait sur le guéridon un billet de cinquante francs métropolitains elle s'en saisit et lui rapporta de la monnaie qu'il compta.

Mais, si ce que je t'ai donné faisait environ dix francs tahitiens, tu me rends trop d'argent !

Je vois bien que tu es pas taoa (riche) ... C'est moi qui t'offre ... Maintenant il faut aller retenir ta chambre à l'hôtel ... C'est moi qui vais le faire ... Toi tu vas tout de suite au cinéma ...

La jeune femme avait saisi les deux valises et partait sans plus de formes vers l'hôtel, lorsqu'elle posa les bagages et revint sur ses pas

Écoute : si ça marche pas au cinéma, tu iras jusqu'au journal ... Il s'appelle "L'Écho des Îles" ... c'est pas loin des cinémas ... Tu demanderas ... C'est rue des Remparts, on t'indiquera ... J'ai un "fetil" (parentèle quelconque) qui travaille là ... Le directeur est pas toujours commode, et il se bat presque tous les jours avec l'administration quand il écrit dans son "vea" (journal) mais il t'écoutera ... il a déjà aidé des beach-comber comme toi ... Si tu veux vendre le journal, le matin, en ville, ou partir à bicyclette dans les districts, il te donnera ce qu'il faut ... Fais d'abord l'argent pour l'hôtel ... Tu viendras manger dans mon petit shop ... Je te ferai un prix pendant quelque temps ... Puis tu y connaîtras mon "tane" ... Dommage que tu sois pas marin, il t'aurait pris avec lui sur le boat ...

Trop préoccupé par les réflexions que lui inspirait la conduite de la jeune étrangère décidant pour lui à peine une heure après qu'il ait touché terre, Armel Labrique n'avait su que répondre ni comment remercier. Mais déjà la femme s'éloignait vers le modeste hôtel en portant allègrement les impédimenta d'un écumeur de plage dont aucun devin, à cet instant et dans ce lieu, n'eut été en mesure d'augurer de l'avenir.


C H A P I T R E    2


Gaston Howar, un tiers australien, un tiers néo-zélandais, un tiers polynésien et citoyen français propriétaire du cinéma le "Bounty", en même temps que de quelques firmes d'import-export fonctionnant sous la direction de gérants divers, considérait, sans encore lui répondre, le jeune Labrique. Assis à son côté dans la salle de cinéma vide mais éclairée par la lumière du jour que prodiguaient les sorties de secours ouvertes. Afin que, comme chaque matin, fussent effectuées l'inspection de la salle et la propreté exigée par l'enlèvement de tout ce que les spectateurs jetaient ou oubliaient chaque soirée, sous leurs fauteuils.

Des touristes de cette nature et de cette origine, Howar en recevait cinq à six par année. Soit qu'ils le visitassent dès leur arrivée. Comme c'était le cas de Labrique. Soit que l'individu à la recherche d'une tâche s'y résolût après quelques semaines de vaines tentatives auprès d'autres entreprises. Et comme à chacune de ces visites, Howar constatait ce matin que l'étranger ne possédait aucune des qualités en faisant un projectionniste ni même un manouvrier manipulateur de quelque secours en matière de pellicule. Howar se rendait de temps à autre en Australie afin d'acheter -au kilomètre, disait son concurrent commercial- des centaines de kilogrammes de films américains et français. Dont l'utilisation serait fonction d'une actualité susceptible d'avoir quelque rapport avec les arguments de l'une quelconque des bandes de western, de peplum ou de thriller, acquises comme en une salle de ventes publiques. Mais Howar connaissait excellemment les goûts et préférences de sa clientèle. Si éminemment d'ailleurs qu'il était parvenu, durant les années de guerre mondiale le privant de tout nouvel arrivage de films, à motiver ladite clientèle fréquentant cependant les deux salles obscures de la ville, à raison de l'originalité extravagante du spectacle qui s'y donnait. Un divertissement d'une heure et demie composé à l'aide d'extraits hétéroclites découpés dans une demi douzaine de films déjà amortis par d'innombrables projections. Et il avait même fallu, un jour, l'intervention d'un prêtre venu discrètement parlementer, sur l'ordre de l'évêque, à propos de l'introduction dans le corps du salmigondis de quelques scènes de "la vie de Jésus-Christ" : un film français depuis vingt cinq années consécutives constituant l'attraction principale du vingt quatre décembre au soir ... Et Howar, qui ne désirait aucune polémique ni regimbement, s'était alors réapprovisionné pour le quart d'heure censuré en prélevant la même longueur de pellicule sur un rogaton archivé après début d'incendie. Et intitulé"Le mystère de la chambre jaune". Et déjà distribué quinze ans avant la déclaration de guerre. La substitution n'avait non seulement mécontenté quiconque, mais encore Howar avait-il dû prolonger le programme ainsi établi au delà du temps primitivement imparti à son maintien ...

Et c'était bien parce que Labrique eut été en peine d'assimiler de telles pratiques empiriques que l'exploitant recommanda, en toute équanimité, à son solliciteur, d'aller consulter le propriétaire farani du "Ninita".

Si plus conviviale s'était révélée l'entrevue avec Jean Sevestre, responsable de la salle s'efforçant de projeter davantage d'œuvres françaises que son collègue, plus porté vers les produits anglo-saxons, le farani n'avait pu offrir à son compatriote mieux que son concurrent. Les tâches étaient les mêmes ici que dans l'autre salle. Le syncrétisme photographique et intellectuel mis à part ... Et Sevestre s'était manifesté franc et loyal :

Bien que vous ne sachiez rien de ce qu'il me faudrait, et parce que vous m'êtes sympathique, je vous propose ce que je n'aurais proposé à tout autre que vous : si vous ne trouvez rien ailleurs assurant votre subsistance, j'assure celle-ci durant une dizaine de semaines ... Le temps utile à votre apprentissage de projectionniste ... Le hasard voulant que ce poste devienne vacant d'ici trois mois en raison du départ vers la France du jeune tahitien qui va là-bas tenter sa chance. Je vous prendrais comme successeur si vous manifestiez le désir d'assurer sa suite ... Je vais plus loin : afin de limiter vos frais durant l'apprentissage, je vous loge dans le fare, à partager jusqu'au départ de votre collègue, et dont vous disposerez après lui ... D'autre part, je vous assure vos repas dans l'estaminet de la jeune femme qui vous a donné mon adresse .... Elle n'est dans aucun guide et ne fait pas couramment ce genre de choses ... Mais à ma demande -je suis très ami avec son mari- elle le fera ... Réfléchissez, mais ... allez voir ailleurs avant que de me répondre ... Je ne peux faire mieux ...

Devant tant d'urbanité, Labrique avoua que la tenancière de l'estaminet lui avait conseillé de se rendre jusqu'à "L'Écho des Îles" ... Son compatriote surenchérit en l'incitant à ne pas attendre un instant de plus pour ce faire. Si rien ne résultait de cette troisième visite, que Labrique revienne dire s'il poursuivait ses investigations ou s'il s'arrêtait à la proposition du journaliste. Et avant d'accompagner le beach-comber à l'extérieur, Sevestre précisa

Adury -c'est le patron du journal- est un type teigneux ... Il est toujours en combat contre quelqu'un ou quelque chose ... C'est son tempérament. Et ici il y a à faire ... Mais c'est un type carré et direct ... Allez y. Ce ne sera pas du temps perdu ...

Bien qu'intimidé par anticipation par les paroles de l'exploitant concernant le journaliste, Labrique prit congé pour se rendre au journal, en promettant de revenir si une meilleure part ne s'offrait pas à lui dans la même journée. Et il s'en fut vers "L'Écho des Îles", dont, sans motivation particulière, il espérait mieux ...

Et le beach-comber pénétra dans l'atelier de "L'Écho des Îles". Après le franchissement des quelques geignantes marches de bois termité accédant à l'atelier mesurant quelque trente mètres sur vingt, Armel entendit le cliquetis des matrices de linotypes autour desquelles s'affairaient, torse et pieds nus, des typographes déambulant, galée entre leurs doigts de la main gauche tachée d'encre, et portant rabattue sur les sourcils la visière protégeant de l'éclairage fluorescent. Pivotant sur sa droite dès après avoir franchi le seuil il se trouva devant une main courante de l'autre côté de laquelle dactylographiaient, écrivaient, paperassaient, trois femmes. Une française enchignonnée d'un blond d'éteule entre deux tahitiennes aux tresses noir corbeau dévalant jusqu'aux reins. Dont l'une d'elles, se portant vers le visiteur, lui demanda s'il venait "pour s'abonner" ... Il sourit, ôta son chapeau de toile kaki et répondit

Pas aujourd'hui ... Mais dans quelques semaines, peut-être ...

Interdite et décontenancée, la jeune femme laissait la place à sa collègue farani venant à son secours. Labrique s'expliquait, parlait avec sa compatriote d'une voix sourde et lasse. Ayant écouté avec attention, mais sans répondre à son interlocuteur, la femme aux cheveux miellés se rendit au fond de l'atelier où, s'entretenant avec le prote, le directeur de "L'Écho des Îles" gardait le silence durant que sa secrétaire lui exposait le motif de la présence de l'étranger. Ayant rejoint son bureau, Julien Arudy proposa à Labrique une chaise et ... un journal du jour. Il reviendrait dans quelques instants.

En  tenue locale de bureau -short blanc et chemise telle à manches courtes- Julien Arudy revint quinze minutes plus tard et prit place dans un vétuste fauteuil de bois. Puis plongeant son regard dans celui du visiteur, lui lança

Alors ! si je ne m'abuse, vous vous parachutez à vingt mille kilomètres de chez vous sans avoir pris la précaution d'approvisionner un compte à la banque locale ... Je ne vous dirai pas l'avenir -ce pourrait être traumatisant- mais le passé ... Vous aviez ras le bol de votre travail tranquille en métropole et avez supposé qu'après avoir été ici accueilli avec des fleurs, on vous logerait dans une case au bord du lagon ... Voyez, ce n'est pas le cas ! Et je ne me tromperais pas davantage si je supposais que vous avez été envoyé jusqu'à moi -sans préjudice d'autres adresses- par la propriétaire de l'estaminet du port ...

Souriant, Labrique opina du chef. Arudy se leva et invita l'étranger à le suivre à travers l'atelier. Passant devant un jeu de casses qu'utilisait un typographe, le journaliste demanda

Vous connaissez ? Vous savez à quoi cela sert ? Et les linotypes ronronnantes, là-bas, vous savez comment elles fonctionnent ?

Sur la dénégation, toujours silencieuse, de Labrique, Arudy conclut sourdement

Sur l'instant, à quoi vous verriez-vous utile, ici ?

Devant la mine chagrine et soudainement agacée du jeune homme, le directeur du journal ajouta

Jusqu'à quel degré d'instruction avez-vous poursuivi vos études ?

... brevet élémentaire

C'est mieux que le certificat d'études mais insuffisant pour écrire tout de go des articles ... Même à destination des populations d'un caillou comme celui-ci ... Vous seriez arrivé dix mois plus tôt, je vous aurais mis à l'apprentissage des linotypes qui venaient d'arriver accompagnées d'un technicien chargé de former les manipulateurs de la machine ... D'ailleurs les hommes que vous voyez sont de nos compatriotes, anciens matelots ayant ici terminé leur campagne ... Tandis que vous avez peut-être vendu au delà de ce que vous possédiez pour acheter votre billet de passage ... En admettant que vous n'ayez pas emprunté ... Mais je ne suis pas habilité à vous faire la morale alors que vous ne savez de quoi vous vivrez dans huit jours ...

Après avoir embrassé du regard le panorama s'étendant au delà de la porte de l'atelier, Arudy revint à son visiteur

Je suppose que vous avez rendu visite aux propriétaires des deux cinémas ? ... C'est généralement comme cela que les choses se déroulent ... Oui .... bien sûr, c'est le parcours classique ... Aussi je vais vous dire autre chose. En ce qui me concerne, je n'ai rien à vous faire faire dans cet atelier, mais ... si vous savez monter à bicyclette, je vous fournis l'engin qui possède, installé sur le porte-bagage avant, un vaste coffre en bois ... Une caisse en somme, pouvant contenir deux cents numéros de "L'Écho" ... Bien que nous ayons des abonnés et des dépositaires dans les districts, des gens ne voulant pas se déplacer achèteront le journal si vous vous présentez chez eux ... Je ne vais pas vous aligner de chiffres, mais deux voyages dans la journée à l'est et à l'ouest de la ville vous feront probablement vendre entre deux cents et trois cents exemplaires ... De quoi payer votre nourriture quotidienne. Lorsque vous aurez rôdé la pratique et que vous connaîtrez les itinéraires intéressants, vous pourrez partir plusieurs heures consécutives et quasiment doubler vos ventes. Je le sais parce qu'un jeune, tombé ici il y a un an, et qui a travaillé pour le journal six mois avant de dénicher un emploi fixe plus intéressant, vécut décemment en vendant "L'Écho" ... Je n'ai pas dit qu'il faisait des économies, mais qu'il vivait correctement. Il a fini dans une exploitation agricole du sud de l'île où il a creusé son trou ... Il y est toujours ... Un coup de chance dont on ne peut faire une règle ... Je vous laisse réfléchir ... Visitez encore les deux ou trois drugstores du quai des Subsistances ainsi que les bureaux d'import-export ... Si vous n'obtenez rien qui vous satisfasse, revenez me voir ... Quelle profession exerciez-vous à Paris ?

À la réponse du jeune homme, Arudy convint qu'ici et dans cette activité rien ne lui serait proposé. On attendait le journaliste dans l'atelier et ce dernier se leva afin d'accompagner Labrique jusqu'à l'extérieur. Devant le perron de bois passait un piéton, que héla le directeur du journal.

Eh ! salut Whong ... Tu vois ce monsieur à côté de moi ? ... Il viendra dîner chez toi ce soir. Tout ce qu'il prendra sera sur mon compte ...

Puis le farani disparut dans l'obscurité de l'atelier tandis que Labrique, qui désirait le remercier plus longuement, regagnait la rue ensoleillée. Mais avec lenteur, lassitude, et, pour tout dire, désespéramment.

Ce ne fut que le lendemain matin, c'est-à-dire quatorze heures après qu'il se fut séparé d'Arudy, que Labrique fut demandé à son hôtel par un envoyé de Gaston Howar, du "Bounty", ayant vraisemblablement quelque activité à lui proposer. Mais lorsque l'envoyé de Howar redescendit de la chambre du jeune français, il déclara n'avoir trouvé qu'un lit vide resté défait ainsi que des valises ouvertes. Un compte-rendu de mission qui ne provoqua de la part de Howar qu'un geste de résignation précédant un ordre nouveau intimé à son employé.

Ce matin Papeete était encore en liesse. Le DEROULEDE appareillerait dans l'après-midi à destination de Brisbane, via Nouméa. Et les bureaux administratifs, comme à l'accoutumée, demeuraient désertés depuis la veille par un personnel ne pouvant se priver d'accompagner quelque voyageur de sa connaissance. Nul n'eut songé à s'en douloir. De tous temps et depuis que les vapeurs escalaient ici, l'habitude en était contractée. On ne laissait jamais appareiller un navire -de commerce ou militaire- sans aller souhaiter à ses passagers comme à son équipage bonne brise et gaie traversée. Et les coups de sirène tonitruant sur le port touchaient au cœur tout polynésien les entendant. N'eut-il aucune connaissance à bord du navire. Depuis le fond des âges ces gens au sang desquels était mêlée de l'eau salée respectaient la mer comme étant la genèse, le milieu amniotique, l'origine de la vie humaine et animale. Et chez les plus réservés des natifs on pouvait rencontrer ce sentiment selon lequel ne pas aller en personne recommander aux Océans ceux que l'on leur confiait, eut été un sacrilège.

Le DEROULEDE ayant poussé de terre, le hourvari éteint, et le quai déserté, Poeva Nanai abaissant le rideau de son minuscule débit à la nuit tombante, vit venir à elle Piri Natao, l'hôtelier chez lequel elle avait la veille transporté les valises d'Armel Labrique. L'homme interpellait sa compatriote

As-tu vu le popaa ces heures passées ?

Pas depuis que je t'ai porté ses bagages ... Il n'est pas dans sa chambre ?

Il est passé dans la soirée mais est reparti ... Howar, du "Bounty", a envoyé quelqu'un le chercher en fin d'après-midi ... Mais le "tono" (messager) est reparti sans rencontrer le farani ...

Et comme tout en devisant, Poeva et Piri s'étaient retrouvés devant l'hôtel, ils montèrent à la chambre du français.

Ouvertes au sol, les deux valises contenaient du linge, des vêtements et des chaussures européennes. Dans l'une, livres, documents imprimés et photographies de famille, étaient mêlés à des babioles sans valeur. Rien de singulier ni de précieux, rien surtout pouvant tenter un coquin inopinément présent.

Poeva et Piri devisaient sans pensée ni conjecture particulière à l'esprit. Ils convinrent qu'il était possible que Labrique eut été en rapport avec une personne singulièrement intéressante pour sa condition et qu'il fut resté dîner avec elle. En tout état de cause il serait temps d'aviser demain matin. Toutefois, et comme pour se délivrer d'un doute, la tahitienne se rendit jusqu'au quai des Subsistances où, amarrées et dodelinantes, les goélettes au mouillage eussent pu constituer pour l'arrivant un spectacle nouveau le retenant dans les clapotis, les friselis de voiles et les frictions grinçantes des élingues. Un théâtre nouveau pour qui n'avait encore fréquenté ces rivages. Mais au milieu de ces bruissements pour elle ordinaires, elle n'assista qu'à l'appareillage d'une goélette gagnant paisiblement la passe du lagon qui lui livrerait la route des Tuamotu. Et déjà, du pont de l'embarcation provenaient les miaulements d'une guitare dont les passagers de pont accompagnaient leur mélopée autour d'un fanal clignotant comme une étoile gisant à cent années de lumière. Alors Poeva rejoignit l'étroit logement qui était le sien au-dessus de l'estaminet et attendit que rentrât Poro, son tane. Auquel, incontinent, elle conta le fait dominant de la seconde journée du farani à Papeete. Pour le pêcheur, Armel était parti aux aurores afin de se rendre auprès de quelqu'un devant lui promettre un emploi. Mais quelle sorte d'emploi pouvait justifier un tel empressement ?

Sans qu'aucun motif précis en inspirât le sentiment, Poeva se prit à imaginer que peut-être, la goélette qui hier soir mettait le cap sur les Tuamotu emportait le jeune homme. Insensé ! lui rétorquait son époux. Il aurait emporté ses affaires, pris congé de l'hôtelier en réglant sa note, puisqu'il lui restait de l'argent. Poro en était convaincu : Labrique était toujours sur l'île de Tahiti. Où, en quelque lieu de district, devaient le retenir des personnes avec lesquelles il avait vraisemblablement festoyé. Après quoi, ivre ... il dormait afin de se refaire une santé. Comme lorsque lui-même Poro allait "bringuer" avec quelques collègues ... Et Poro estimait même que le silence du français était un excellent indice signifiant que celui-ci avait réglé ses difficultés ! Avec ses quelque douze mille habitants et ses cent cinquante kilomètres de routes carrossables, Tahiti n'eut pu dissimuler longtemps le plus roué des popaa. Mais Poeva se refusant à se ranger à l'avis de son mari, ce dernier décida qu'ils iraient ensemble à l'hôtel une dernière fois, et que si rien de nouveau n'était parvenu à la connaissance de l'hôtelier, ils prendraient l'affaire à cœur. Et sans délai, pousseraient leurs investigations. Voici qu'à l'instant même Poeva se souvenait que l'un de ses clients occasionnels, un cultivateur de coprah résidant à Atimaono, à l'extrémité de l'île, était venu prendre un verre, debout au comptoir, et lui avait négligemment demandé si aucun beach-comber n'était venu solliciter quelque renseignement concernant une éventuelle embauche. Poeva allait répondre lorsque, intriguée par la question apparemment innocente, elle s'en abstint ... Pour quel motif ce client à visites tout occasionnelles lui posait-il une question aussi étrangère à son activité ? D'autant plus que résidant à quelque cinquante kilomètres de Papeete, l'homme n'eut dû avoir à se préoccuper d'un personnage tout juste débarqué. La jeune femme réfléchissait au moyen d'extraire de son client une lumière l'éclairant sur les intentions de celui-ci dont elle ne voyait pas quel lien il eut déjà pu établir avec Labrique. Sans qu'elle eut pu justifier son comportement, elle émit avec une intentionnelle indifférence

Ici, païe, on voit tant de monde ! J'ai eu hier matin au bar une dizaine de popaa fraîchement débarqués ... Aucun ne m'a semblé à la recherche de qui que ce soit ... Si ! Des matelots du DEROULEDE m'ont demandé où se situait le "Quenn's". C'est déjà pour danser ? que je fais ... Ils m'ont répondu que c'était parce qu'ils y avaient rendez-vous avec un caldoche (habitant de Nouvelle Calédonie) les attendant ici depuis un mois !

Poeva se demandait si elle allait devoir en formuler davantage afin de retenir l'attention du cultivateur de coprah, lorsque celui-ci régla sa consommation, et saluant d'un "haere oe" (bonsoir) chantant, s'éloigna vers la ville. Suivant l'homme du regard, Poeva le vit modifier sa direction pour gagner l'hôtel où Labrique avait passé la nuit. Dissimulée dans l'ombre de l'auvent de l'estaminet, elle observa que son client s'était immobilisé devant l'hôtel. Et qu'après un rapide regard circulaire d'inspection de l'alentour, il entrait dans l'établissement.

À cet instant Poeva fut assurée qu'il existait quelque relation entre la question que l'homme lui avait posée et la visite qu'il rendait à l'hôtelier. Jetant à sa voisine, une marchande de curios, un " ...- Tu surveilles, païe ... je reviens tout de suite", elle se rendit à pas vifs jusqu'à chez l'hôtelier afin d'interroger elle-même l'homme venant d'y entrer, lorsque celui-ci, ressortant déjà, se dirigeait, cette fois pour de bon, vers le centre ville. Et il ne resta plus à Poeva qu'à interroger Piri Natao, l'hôtelier et vieil ami de Poro, son époux.

Il ne m'a rien demandé ... Il m'a seulement recommandé de faire savoir à Labrique qu'il viendrait lui rendre visite demain matin à sept heures. Et qu'il prendrait ici son petit déjeuner avec lui ...

Interloquée, Poeva se reprochait d'avoir sans motif soupçonné le cultivateur de quelque méfait. Et cette visite prouvait que le farani ne pouvait avoir pris la mer sur la goélette des Tuamotu. Elle se plaisait maintenant à supposer, avec son mari, que le farani prolongeait en joyeuse compagnie et en quelque district de l'île, une réunion fructueuse pour ses desseins. Et elle se sentait satisfaite que le beach-comber ait à cette heure franchi la frontière entre la métropole et la Polynésie. Il ne lui restait donc plus qu'à attendre que le popaa vint l'informer de son insertion, ultra-rapide, dans une société au demeurant bien hospitalière.

À Poro, son époux travaillant à quai à quelque réfection nécessaire sur son bateau de pêche et avec lequel il repartirait sous quarante huit heures, Poeva fit part de la visite de l'homme d'Atimaono et de son détour par l'hôtel où logeait Labrique. N'ayant alors rien objecté durant l'heure précédente, Poro, maintenant dînant avec sa femme, spéculait sur les diverses et inconnues raisons de la visite de l'étranger à la ville, à l'hôtel du popaa ... Et le pêcheur décida que dès le dîner terminé, ils se rendraient chez l'hôtelier. Qu'il connaissait bien. Mais qui ne se confiait plus aussi jactancier qu'auparavant depuis que le subrécargue joli garçon d'une goélette faisant le commerce avec l'archipel des Tubuaï lui avait ravi sa compagne. Durant que Poro ferait parler Piri, Poeva se rendrait à "L'Écho des Îles". Où l'on travaillait à des heures où les autres bureaux étaient clos. Poeva y rencontrerait Arudy, qui peut-être, la veille, avait reçu la visite du beach-comber.

À son époux rendu soudainement soucieux par la tournure de l'incident, Poeva avait demandé

Quelque chose t'inquiète ?

Oui ... Ce qui m'inquiète, c'est que ces jours derniers les propriétaires du voilier qui se promène depuis une année entre la Nouvelle-Calédonie et Tahiti recherchaient un matelot de pont supplémentaire ... On ne sait pas d'où ces navigateurs tirent leur argent, et avec deux matelots déjà en service, je ne vois pas ce qui motiverait l'embauche d'un troisième ...

Mais ... le beach-comber n'est par marin !

Justement ... Pourquoi se seraient-ils adressés à un popaa qui ne doit rien connaître à la mer ? ...

Si tu as des inquiétudes, il faut aller le dire aux "mutoï" (agents de police)

Tu penses ... Avec le patron qu'ils ont et qui voit des complots politiques partout, la ville serait parcourue de "mutoï" durant une semaine. Et s'il y a quelque part de véritables malfaiteurs, ils auront le temps de prendre des dispositions pour réussir leurs coups ... Puisque c'est à toi que le farani s'est adressé en premier et que tu lui as offert son premier repas, nous devons être les premiers à savoir ...

À nouveau dans la chambre désertée d'Armel Labrique en compagnie de l'hôtelier, Poro Nanai manipulait et palpait les affaires personnelles du farani. Comme si de la palpation desdits objets eût émané la résolution de l'énigme. Et ce fut plus navré encore qu'à son arrivée devant les valises ouvertes de la chambre vide, que le pêcheur regagna son domicile.

Au bureau de "L'Écho des Îles" bruissant du bourdonnement de la presse, Poeva, assise à la place de l'une des secrétaires à cette heure nécessairement absentes, conversait avec Julien Arudy, examinant, avant que de lancer le rituel "tournez-comme-ça ...", les premiers exemplaires du numéro qui, dès l'aurore, partiraient vers le marché aux poissons et les districts. La vérification terminée, le journaliste se réintéressa à la visiteuse et l'invita à être brève : elle réitéra pour la troisième fois, et sans que réagît le popaa, la chronologie de l'emploi du temps d'Armel Labrique. L'écoutant sans jamais l'interrompre, il se laissait aller à un geste quasi compulsif accompagnant toujours, chez lui, les périodes de méditation ou de réflexion intense : passer et repasser inlassablement et légèrement sur ses lèvres un pouce dont l'ongle velouté et luisant caressait d'une commissure à l'autre sa bouche charnue. Et ce fut alors sans observation préalable que semblant s'extraire d'une intense cogitation, Arudy frappa des deux mains ouvertes sur son sous-main, énonçant

Tu me téléphoneras demain matin à sept heures chez moi ... S'il n'y a rien de nouveau nous devrons alerter le commissaire de police ...

Poeva s'alarmait

Mais Poro m'a dit que "dire" à la police, c'était faire du "péapéa" (remue-ménage) inutile ...

Inutile ? ... Comme il y va. Nous n'avons vu chacun que quelques instants quelqu'un débarquant de France et dont nous ne connaissons que le nom ... Et Poro dit que c'est du péapéa inutile ? ... Plutôt que de me téléphoner, tu m'enverras Poro à sept heures au fare, si le popaa n'est pas retrouvé ... Nous prendrons le petit déjeuner ensemble, en discutant. Et nous déciderons de ce qu'il conviendra de faire.

Poeva se préparait à partir. Et comme un ouvrier apportait à Arudy un paquet de journaux prêt à la vente qu'en ferait, à cinq heures du matin, l'épouse du prote arrondissant ainsi le salaire de son époux en puissance de neuf enfants de moins de vingt ans, Poeva se saisit d'un spécimen en en déposant le coût sur la main courante ...

Ce ne fut pas à sept heures, mais à six heures, que Poro Nanai franchit le seuil du fare d'Arudy, éveillé, mais encore couché. Et alors que croyant que c'était sa sexagénaire et fidèle bonne-cuisinière qui arrivait, le farani lui lançait

C'est toi, Mathilde ?

Tandis que l'ursine voix de Poro rétorquait

Julien ... C'est Poro Nanai ... à propos du beach-comber ...

Arudy jura puis apparut devant Poro qu'il rejoignit dans la pièce principale. Et face au pêcheur, pieds nus, en short et chemisette, il lui serra la main

Poro, je me douche ... Pendant ce temps tu mets la table et tu sors ce qu'il faut du réfrigérateur ...

Mais Poro n'arrivait pas les mains vides ! Outre deux superbes papayes, il apportait un récipient contenant du poisson cru confectionné la veille par Poeva. Et qui mettrait en bouche les deux hommes qui accompagneraient leur thé de petits pains chauds faits dans la nuit par le chinois fournisseur attitré de "L'Écho des Îles". Au personnel duquel, lorsque celui-ci travaillait en "nocturne", le tinito (chinois) livrait brioche et thé bouillant sur le lieu de travail.

Mangeant goûlument et face à face, les deux hommes débattaient de ce qu'il conviendrait de faire maintenant qu'ils savaient que Labrique n'avait pas davantage rejoint son hôtel qu'il n'avait donné signe de vie.

Poro avait son idée. Et y tenait aussi opiniâtrement qu'il semblait à Arudy que ce ne fut pas la bonne. Pour Poro, le beach-comber s'était trouvé, par on apprendrait plus tard quel canal, à rencontrer les gens de l' "ADELAÏDE". Une bisquine cancalaise à trois mâts et huniers superposés et à la grand'voile amurée non pas sur le bord, mais au pied du mât principal. Une singularité étonnant les marins polynésiens accoutumés à leurs goélettes gréées de voiles auriques. Une embarcation dont les quatre farani qui l'armaient avaient surgi, le jour de leur mouillage, d'une brume épaisse comme celle baignant les bancs de Terre-Neuve. Trois mois de mer par les Antilles et Panama conduisaient ici ces gens fortunés ayant armé le navire en France afin d'accomplir un tour du monde. Si le couple cinquantenaire n'eut pu, par ses propres connaissances hydrographiques, piloter la bisquine jusqu'en Polynésie, l'un des deux "matelots" de l'équipage, un ancien officier au long cours de la marine marchande, agrémentait et enrichissait sa retraite en s'enchantant de cette prolongation des circumnavigations professionnelles. Peu après son apparition, l' "ADELAÏDE" avait rejoint Nouméa où les propriétaires de la bisquine possédaient des parents. Et déjà à trois reprises successives, et pour des motifs inconnus, ces navigateurs avaient relié, avec de courtes relâches, Papeete à Nouméa et vice-versa. Comme s'ils devaient assurer entre les deux ports une navette étrange. Il était depuis trois semaines connu des pêcheurs et capitaines de goélettes que l' "ADELAÏDE" recherchait un troisième matelot : un homme de pont, célibataire et aimant la navigation. On ne connaissait pas le salaire offert. Mais à l'aune des apparences la proposition s'annonçait intéressante pour un homme sans attache et féru de voyages. D'autant plus qu'il s'était répandu que l' "ADELAÏDE" rejoindrait dans quelques mois l'Europe, par la Nouvelle-Zélande, les îles de la Sonde, l'Océan Indien, Madagascar et le canal de Suez. Une séduisante perspective d'escales cosmopolites à laquelle eut pu succomber Labrique s'assurant de la sorte une connaissance plus complète d'une planète sur laquelle il paraissait s'ennuyer.

Mais, à propos, où mouillait présentement l' "ADELAÏDE" ? Tout bonnement au quai des Subsistances. Côte à côte de ses sœurs goélettes. Afin de ne pas brutalement contrarier son ami Poro, dont il ne partageait pas les présomptions, Arudy recherchait avec celui-ci le moyen de franchir la passerelle de l' "ADELAÏDE". Bien que n'attendant rien de cette manœuvre, le farani la laisserait s'exécuter afin que le tahitien se tournât vers une autre occurrence.

Le pêcheur soutenait à Arudy qu'il lui appartenait en tant que directeur d'un journal d'information de se rendre à bord de la bisquine. Au prétexte qu'il désirait "parler" dans son journal de ce bâtiment au profil connu dans toute l'Océanie. Argument auquel Julien répondait qu'il était à cette heure caduc, puisque le rédacteur-échotier chargé des affaires maritimes avait déjà publié deux papiers concernant le caractère et l'odyssée de cet équipage insolite armant cette espèce de terre-neuvier. Les patrons de la bisquine s'étonneraient donc d'une réédition sans justification. Ce qui, au cas où ils eussent été un tant soit peu dans l'illéicité, eut empêché d'ultérieures relations. Ce qui contraignit Poro à inventer un autre mobile pour forcer le pont de l' "ADELAÏDE".

Les deux amis ayant terminé leur repas, Mathilde arrivait, ébahie de voir expédié un petit déjeuner qu'en croyante austère elle préparait aussi religieusement qu'elle priait, pour un patron aux heures de présence et de repos aussi désordonnées.

Écoute Julien ... Je ne sais pas ce que je trouverai ... Mais je trouverai ... Et je vais de ce pas jusqu'au port ... tourner autour de l' "ADELAÏDE" pour qu'elle m'inspire une idée ... Proposer de leur vendre du poisson peut-être ...

Bien que Julien eut pouffé de rire au propos de Poro, celui-ci, réajustant son étroit chapeau de pandanus sur son crâne planisphérique, enfourcha sa bicyclette à destination du quai des Subsistances. Un lieu dont il tira d'autant moins de suggestions que l' "ADELAÏDE" avait appareillé !

Un événement auquel Poro n'avait pas même songé. Et qui le conduisit, après avoir envisagé de se renseigner à la Capitainerie du port, à s'informer auprès des quelques personnes éventuellement présentes sur le pont des goélettes voisines, toutes appartenant à des armateurs effectuant régulièrement le commerce avec les archipels. En tant que pêcheur hauturier, il connaissait et était connu du monde des marins. Un subrécarge recontrôlant sa cargaison avant l'appareillage prévu pour le même soir, le reçut cordialement.

Tu cherches l' "ADELAÏDE" ? ... Partie cette nuit à trois heures ... J'ai parlé avec l'un des matelots ... Ils iront jusqu'en Nouvelle-Zélande ... Tu avais à faire avec eux ?

Ne voulant se découvrir devant son interlocuteur, le pêcheur songea à une autre astuce.

Du tout ... J'ai seulement un copain qui aurait volontiers embarqué comme troisième matelot ... Puisque j'ai entendu dire qu'ils étoffaient leur équipage ...

Parce que tu ne sais pas ? Mais ils ont enrôlé un beach-comber ... Un farani arrivé ici il y a peu ... Il était à bord dès hier soir ... l'affaire est réglée ...

Dérouté, abasourdi, mortifié, Poro recula. Et sans lantiponner remonta en selle pour pédaler vélocement jusqu'au bureau de "L'Écho des Îles". Devant l'immeuble duquel il laissa négligemment tomber au sol son cycle pour sauter les marches de bois fendues et venir s'accouder à la main courante en jetant à Julien

On est baisés ! ... Labrique a embarqué sur l' "ADELAÏDE" cette nuit ... Il vogue vers Auckland ...

Ils se considéraient tous les deux comme si un deuil les frappait ensemble. Tandis que les secrétaires et les ouvriers cessant leur travail s'agglutinaient autour de Poro, s'encolérant subitement.

Je t'ai dit, Julien, que l'on aurait dû faire plus "oioi noa" (vite) ... Quand Poeva était sur le quai hier soir, c'est pas la goélette des Tuamotu qu'elle aurait dû surveiller, mais l' "ADELAÏDE" ...

Julien posa la main sur un bras de Poro.

Pas d'emballement, camarade ... Il y a deux choses qui me font dire que le beach-comber n'est pas à bord de la bisquine ... D'abord parce qu'il ne serait pas parti sans prendre ses valises ... Ensuite, parce que pour le peu que j'ai vu le bonhomme, il ne serait pas parti sans payer l'hôtelier ... Enfin, je devais le revoir afin qu'il m'informe du résultat de ses autres démarches ... Et s'il avait embarqué, il n'y avait aucune raison qu'il ne vienne pas me le dire ... Il est sur l'île ... quelque part ou chez quelqu'un, mais surtout pas à bord de l' "ADELAÏDE" ... Je le soutiens et vais même te le prouver dans la demi-heure ...

Se tournant vers sa secrétaire, le patron déclara qu'il s'absentait quelque quarante minutes. Si quelqu'un désirait le voir, qu'il attende ... Puis entraînant Poro jusqu'à la Juvaquatre faisant autant office de voiture particulière que de véhicule de fonction du journal, il conduisit son ami jusqu'à l'entrée de la capitainerie du port. Pénétrant en connaisseur des lieux, le journaliste se rendit jusqu'à un bureau dont les occupants disputaient de l'arrivée d'un cargo dont le pavillon de complaisance provoquerait des soucis à raison de la nature de la cargaison. L'un des hommes s'avança main tendue vers Arudy

Salut monsieur de "L'Écho" ... Que puis-je pour vous ?

Beaucoup ! ... Pourriez-vous me dire le nom du matelot que l' "ADELAÏDE", que l'on dit faisant voile vers la Zélande, a embarqué hier après-midi ...

Tirant de son rayon un étroit et haut registre, le fonctionnaire l'ouvrit grand sur un bureau et le feuilleta jusqu'à ce qu'il découvrît le texte en cause ... Et lut à lente et haute voix ...

À dix huit heures le x ... du mois de w ... un nommé John Karriding, citoyen britannique âgé de 22 ans, sans occupation ni domicile fixes, a embarqué à bord du sloop que leur propriétaire nomment Bisquine française ADELAÏDE, appareillant à destination de Auckland, via Nouméa ... en qualité de matelot de pont ...

Arudy commenta

Homme de pont, c'est aussi bien rondier que cuisinier ou faubertier ... Du vrai travail de beach-comber ... À part cela, que sait-on de sûr quant aux propriétaires de la bisquine ?

Le fonctionnaire sourit et s'esclaffa

Eh ! ben ... En voilà qui auront fait jaser. Ce ne sont ni des trafiquants ni des flibustiers ... Seulement des anciens gros pêcheurs de la côte atlantique -La Rochelle, je crois- qui ayant hérité inattendûment d'une grosse fortune dont la bisquine cancalaise constituait la partie ... maritime, ont fait transformer le bateau de pêche afin de venir jusqu'ici où, voici cinquante ans, a été inhumé un membre de leur famille parti à l'aventure très jeune, comme mousse sur un énorme clipper-cap-hornier allant quérir des nitrates à Iquique, au Chili. Le patron du navire m'a conté tout cela ...

Et les escales à Nouméa s'inscrivent dans quels souvenirs ?

Là, j'ignore tout ... Il ne m'a rien dit de la Nouvelle-Calédonie ... Le désir de découvrir des continents, sans doute ...

Dès que revenu à la Juvaquatre prouver à Poro qu'il se méprenait, Julien nota minutieusement sur un carnet dont il s'était muni l'essentiel de la déclaration du fonctionnaire de l'Inscription maritime et de la Police portuaire.

Autant les dites informations rassuraient le journaliste, autant elles semblaient consterner le pêcheur jusqu'à cet instant convaincu qu'il tenait la clef de l'énigme. Qui restait à résoudre ... en repartant de la dernière visite de Labrique au bureau de "L'Écho des Îles". Où donc en sortant de l'atelier du journal le beach-comber avait-il bien pu se rendre ?

Sous l'angle de la rationalité, le français n'avait pu qu'être intercepté lors de son cheminement à la sortie du journal. Et avoir été invité -on ne pouvait subodorer une contrainte- à suivre quelqu'un qu'il ne connaissait pas. Mais lui ayant laissé entendre que l'on lui trouverait du travail. Or, à l'heure hypothétique de cette conjecturale rencontre, le français ne connaissait encore que cinq personnes : Poeva, l'hôtelier l'hébergeant, les deux exploitants de cinéma et le journaliste. Bien qu'il n'en attendit point de solution, Arudy songeait à une investigation au Shin I Tong. Qu'était-ce que le Shin I Tong ? Un minuscule ghetto presque exclusivement chinois encastré dans le vieux Papeete. Et dans lequel, une demi-douzaine, tout au plus, de fumeries et tripots-capharnaüms sordides et nauséeux pompaient l'argent jamais superflu cependant, des plus minables asiatiques cultivateurs de légumes sur les pentes arides de Faaa.

La raison pour laquelle le beach-comber eut été traîner ses pas dans un lieu nécessairement ignoré de lui ne ressortissait à aucune justification comme à aucune hypothèse cohérente imaginable par tous ceux ayant déjà reçu la visite du jeune mésaventurier ... À moins qu'il s'y fut trouvé au hasard d'une déambulation erratique issue du spleen engendré par ses successives et vaines démarches. Bien que seule la proposition d'Arudy consistant à lui faire vendre le journal au porte à porte eut pu constituer une occupation transitoire, elle n'avait pas même provoqué un cillement de la part de l'intéressé.

Il importait toutefois que ni le journaliste ni le pêcheur ne se montrassent dans le Shin I Tong interlope. Parce que le pêcheur risquait d'y surgir tel le pachyderme dans la porcelaine, et que le journaliste susciterait la méfiance en n'obtenant que des sourires enveloppant le verbiage trompeur. Ce pourquoi, Julien, de retour à son bureau avisa le plus ancien de ses typographes. Sexagénaire ayant, enfant, connu Gauguin, et dont le père, typographe déjà, avait avec l'artiste travaillé à la composition de l'irrégulière parution du journal "Les Guêpes". L'ancêtre turlupineur de fonctionnaires qu'était "L'Écho des Îles". Et cet ouvrier, un certain Tetu passablement grignoté par le saturnisme et qui, né à Papeete, en connaissait tout ce qui était clandestin ou occulte, eut vagabondé les paupières closes dans le ghetto asiatique. Sa présence dans les ruelles comme dans l'une des échoppes, bazars ou arrière-boutiques n'eut pas fait lever les sourcils à un seul des marchands de sommeil louant pour une durée de six heures -renouvelable contre monnaie- à quelques claque-patins à fond de poumon comme de bourse, la grosse corde sur laquelle ils somnolaient, assis et les bras croisés, et que le tenancier décrocherait brutalement au terme du temps convenu afin qu'ils évacuassent sans délai le local empestant autant le bran que les régurgitations opiacées.

Toutes recommandations et spécifications énoncées à l'oreille de Tetu au terme de la tourbillonnante journée, celui-ci s'éloignait, en bleu-de-chauffe maculé d'encre d'imprimerie flottant sur son émaciée carcasse, vers le paradis artificiel doublant furtivement celui touristiquement présenté comme la perle du Pacifique. Ou encore décrit par affiches comme le reliquat des célestes lambris génésiaques.


C H A P I T R E    3


La Police de Papeete n'eut su être la même qu'à Paris, Plougastel ou Saint-Tropez. Si elle était ici représentée par un Commissaire métropolitain, celui-ci était assisté d'un adjoint, demi-tahitien et demi-chilien, assurant la fonction d'inspecteur, lui-même suité de huit mutoï (agents de police) de seconde et première classe.

Si, eu égard aux nombreuses péripéties militaro-politiques traversées par le territoire, on ne pouvait avec précision établir depuis quelle date le style local y avait éclos, les enquêtes n'étaient ici menées selon la même procédure que dans les trois agglomérations précitées : moins formelles et accompagnées de moins d'apparences. Sans doute parce que ne disposant pas des mêmes moyens matériels qu'en d'autres lieux, les investigations diverses y provoquaient moins de divulsions familiales que chez les familles du fenua popaa (la France). Sans doute encore parce que l'approche des délits comme de leurs auteurs s'effectuait selon une méthodologie et des principes qu'y avait instaurés, environ les années vingt-vingt cinq, un Commissaire de Police, ancien inspecteur, et promu ici à son premier poste d'officier de police judiciaire. Sorti sans égratignure d'une "der des der" que pour sa part il estimait avoir été comme la démonstration la plus convaincante et la plus probante, depuis l'origine de l'humanité, de la sottise et de l'inconséquence de l'homme -et encore n'avait-il pu subodorer ce qu'il en adviendrait un quart de siècle plus tard- il entendait, maintenant que nommé Commissaire en un lieu qu'il n'avait jamais imaginé exister, jouir dans une paix retrouvée et après les périls essuyés y laisser également jouir dans la mesure du possible jusques aux délinquants dont les actes ne pourraient jamais être aussi furieusement extravagants que les décisions de militaires de toutes nationalités jetant techniquement des centaines de milliers d'êtres vivants dans la géhenne comme ils eussent remis au broyeur d'archives les ordres démentiels d'attaque et de contre-attaque.

Dénommé Gaston Hébé, le rescapé du Chemin des Dames, hors promotion de l'École spécialisée de Police mais désigné pour le poste océanien à raison du refus d'un camarade estimant inhumain "d'aller vivre chez ces éloignés sauvages", s'était donc retrouvé dans un logement de fonction en bordure de plage et ventilé par la brise marine ainsi qu'abrité du soleil par des cocotiers inclinés comme des saules pleureurs. Pour étancher sa soif et rafraîchir son corps, le "popaa api" (nouvel étranger) disposait d'une intarissable source d'eau fraîche que lui apportait jusqu'à la cuisine un aqueduc de bambou amenant depuis la montagne la précieuse denrée.

Le célibat n'étant, en Polynésie, qu'une hérésie que les naturelles s'employaient à combattre quasi-institutionnellement et sans relâche, l'officier de police judiciaire, à peine quarantenaire et point mal tourné de sa personne s'était vu, sans aucun effort puisque par un aimable voisin de plage, doté d'une cuisinière, camériste, couturière et gouvernante dont les pouvoirs et compétences s'étendaient, comme il convient en ces lieux bénis de tous les dieux païens, jusqu'au déduit. Ce qui, seulement quelque huit jours après l'intronisation de l'ancillaire maîtresse de maison, avait fait dire au chef des mutoï que ... "dans son département natal de la vieille France, on recourait à de bien coûteuses et sophistiquées formalités pour un même résultat ... peut-être pas inférieur en qualité à celui obtenu "là-bas" ... Mais l'homme n'oubliait pour autant ni la noblesse ni l'exercice consciencieux de sa fonction. Et la considération de la population lui parvenant par les voies ordinaires immatérielles de la rumeur, il se sentit comme cautionné par cette muette élection et éprouva même une concupiscible et vaniteuse satisfaction à l'écoute de ses mutoï lui traduisant ce qu'en tahitien disait la population ...

Le fâcheux vint seulement de ce que lors de l'une de ses premières instances, le délinquant -voleur de deux équidés paissant sous une cocoteraie- s'avéra n'être autre que le plus jeune des frères de la vahiné du commissaire de police ... En résumé le presque beau-frère de ce dernier si lui-même et sa vahiné étaient passés par la mairie.

La première réaction de Gaston Hébé commissaire fut, nonobstant le déchirement de Gaston Hébé l'hominidé, de s'en tenir à la cornélienne et rigoureuse morale consistant à prier l'attachante jeune femme assurant l'intégralité des besoins du citoyen Hébé, de vouloir bien discrètement évacuer le fare concubinal. Ce que celle-ci, ne paraissant pas entendre la monitoire admonestation, négligeât de faire jusqu'à ce que, quarante huit heures plus tard, elle dît elle-même à son tane, à l'instant pathétique où celui-ci se préparait, le fer dans le cœur, à jouir d'une ultime fois de la vénusté de sa camériste

Ton affaire est arrangée ... À cette heure-ci le propriétaire des deux "puaahoro fenua" (chevaux) les voit à nouveau brouter depuis sa fenêtre ...

Et Gaston Hébé, qui commençait à assimiler le maori, écarta brutalement sa vahiné penchée sur lui et s'écria

E aha ra te mea ? ... (Comment est-ce possible ?)

Aussi impassiblement que si elle énonçait le cours du poisson frais pêché, la vahiné exposait qu'afin que n'éclatât aucun scandale autour de son tane api, elle était allée tancer son frère quelques heures avant que l'on vînt l'arrêter. Et que ce dernier avait pris l'engagement de rendre son larcin dans les deux heures qui suivraient en demandant au propriétaire de retirer sa plainte. Ce qui à cette heure était accompli.

Une procédure qui dérouta si intensément le policier qu'en dépit de l'heure tardive, il passa un pantalon et une veste, et que pieds nus, à la tahitienne, il monta dans son véhicule de service afin d'aller de visu vérifier les allégations de sa vahine. Et que bien qu'il pensât que celle-ci lui mentît afin de gagner du temps, il découvrait les deux bêtes levant vers lui leur ganache lorsqu'il s'appuya à la clôture pour se persuader qu'il ne rêvait point.

Si sûre d'elle était la jeune femme que Gaston Hébé la trouva profondément endormie lors de son retour au fare. Et que renonçant pour ce soir aux délectations charnelles escomptées il s'endormit jusqu'à ce que les premières lueurs solaires désembrunissent la chambre.

L'efficacité d'une procédure aboutissant aussi célèrement en l'absence de toute instrumentation, frappa le professionnel de la répression à un point tel que depuis cette démonstration, Hébé, qui ne voyait plus la nécessité de se séparer de sa vahine, ne considéra plus aucune affaire litigieuse sans, a priori, en envisager la résolution par une approche aussi directe que discrète des protagonistes.

Sans doute n'en put-il établir des principes d'école. Mais le recours aux hétérodoxes comportements fournissant autant de résultats satisfaisants, dans les affaires où il n'y avait pas crime de sang, que les comportements orthodoxes, Hébé n'attaquait plus jamais un dossier sans l'étudier d'abord sous l'angle de l'hétérodoxie. Non plus que, quelle que fut sa conclusion, sans consulter sa vahine. Dont les suggestions et la connaissance de la mentalité de ses compatriotes prêtaient à Hébé un style personnel dans l'art de ne causer aucune inutile comme trop précoce agitation.

Et ce fut ainsi que depuis l'ère Gaston Hébé, dont la doctrine et la casuistique s'étaient prolongées dans la conduite de ses successeurs jusqu'à la perturbatrice déclaration de guerre de Septembre 1939, on put, au fur et à mesure qu'ils se substituaient dans le temps, l'un à l'autre, suivre le cursus des commissaires de police. Qui, pipe au bec et casque colonial sur le chef, badaudèrent, tel des beach-comber fraîchement tombés du dernier cargo. Tout en exerçant intégralement leurs fonctions de vigile de l'ordre public, lorsque stationnant devant un magasin, à la poupe d'une goélette, ou sur le marché aux poissons, ils ouïssaient le petit peuple, ou surveillaient l'un ou l'autre des individus objets de leurs suspicions ...

Une action globalement positive si l'on voulait bien s'aviser qu'il n'éclatait pas davantage d'affaires suspectes ou délictueuses, à population égale, que dans les années précédentes. Et alors qu'il s'en réglait confidemment au moins un quart. Au point que les trois membres du barreau local en vinrent à laisser entendre que c'était à leurs intérêts que s'attaquait occultement l'officier de police judiciaire. Ce à quoi le procureur de la République avait réagi en convoquant le commissaire de police du temps. Et auquel il avait fait savoir que démocratiquement il convenait qu'il reconnût les activités des avocats au même titre que celles de la police elle-même. Une situation critique qu'avait circonscrite un commissaire de passage en allant, dès qu'une affaire s'avérait pouvoir être hétérodoxement liquidée, trouver le bâtonnier afin de connaître quelle eut été la valeur des honoraires si ... l'affaire avait été publique. Et quel était le montant des frais pour percevoir entre le tiers et la moitié de la même somme sans devoir plaider. Bien qu'à ses débuts le système causât quelque turbulence, il démontrait que certains délinquants préféraient débourser qu'affronter le public ou risquer l'incarcération.

Cahin-caha l'accoutumance s'était perpétuée jusques à ce que l'éversive action de la guerre bousculant hommes, principes et choses, apportât un terme à ce que l'inventeur Gaston Hébé avait exercé comme un art à la fois ethnologique et philosophiquement moralisateur. Puis les protagonistes et coryphées des années guerrières disparaissant après une agitation ayant annihilé tous us et coutumes, l'après-guerre conduisait sur le territoire des gens ayant beaucoup vu, entendu partout où l'on les avait fait donner du fusil. Quand ce n'était pas de la torture. Des expériences d'où ces nouveaux rapportaient des manières d'opérer bouleversant l'ordre régnant depuis un demi-siècle.

C'est ainsi que Julien Arudy se présenta un matin devant le Commissaire de Police Antoine Farcalucci. Un fonctionnaire tout en nerfs, muscles, et éclairs inextinguibles dans le regard protégé par des lentilles divergentes biconcaves portant ses interlocuteurs à songer à un batyscaphe opérant en abysse marin. D'une taille napoléonienne, l'homme corrigeait ce handicap nuisible à son autorité par l'adjonction, à l'intérieur de ses chaussures, de talonnettes le faisant progresser en danseuse. Ce qui, les premiers jours de sa présence en Océanie, amusa ses mutoï. Lesquels furent par une sévère mercuriale ramenés à l'idée qu'ils devaient se faire d'un "tomana mutoiraa" (commandant de police). Lequel, quelque huit jours après sa prise de commandement, s'était fait remarquer publiquement pour sa fermeté, en giflant une prostituée ne le connaissant pas encore et dont il sollicitait la production de sa carte d'identité ... professionnelle.

La péripatéticienne lui avait, en maori, destiné un rebèquement équivalant chez nous au traditionnel " ... va te faire foutre" des ribauds. Ou encore des automobilistes incarcérés dans un encombrement. Et catapultée tant par l'orgueil blessé par l'insolence que par l'insulte à l'autorité, une mornifle douloureuse comme un coup de poing gonflait pour deux semaines la pommette de l'hétaïre.

Sans qu'il put deviner d'où provenait la dénonciation, Farcalucci s'entendait, vingt quatre heures plus tard, personnellement et téléphoniquement convoquer par le Procureur de la République, chef du service judiciaire. Et dans le vaste et frais bureau duquel, en lui proposant cigare et rafraîchissement, le haut magistrat avait familièrement et avec considération énoncé les faits émérites professionnels de l'intéressé

J'ai lu votre dossier ... Élogieux est le seul qualificatif que je puisse employer ... Mais ... l'Indochine de papa, c'est fini ... Papeete n'est pas Saïgon ... Il faut vous défaire d'errements ici rigoureusement étrangers aux mœurs ... Même si les naturels soufflettent de temps à autre leur vahiné ... Le procédé nous est interdit sous peine de soucis politiques ... Et de ce point de vue, il serait suicidaire de songer à l'introduire ...

Farcalucci regagna son commissariat en sautillant comme un myrmidon s'étant nuitamment fait strapasser au détour d'une ruelle mal éclairée. Et l'ennui, pour le journaliste, tenait en ce qu'il se présentait le lendemain de l'admonestation du procureur. Et que le commissaire entendait se prouver à lui-même que nonobstant le blâme de sa hiérarchie, il ne se laisserait pas décontenancer. En Asie, il en avait vu d'autres.

Le policier et le journaliste ne se connaissaient que de nom. Le premier savait du second ce qu'il en avait lu dans le journal ayant fait mention de son arrivée et de ses titres. Et le second par ce que lui avait communiqué le chef de cabinet du gouverneur, avec lequel Arudy entretenait une relation d'amitié et d'estime mutuelles.

Actuellement le journaliste ne possédait aucun motif de défiance à l'endroit d'un homme qu'il ne consultait que dans le cadre de ses attributions professionnelles. Mais l'intérêt que d'un coup le policier porta à l'affaire Labrique assombrit Arudy. Et lui communiqua le regret d'avoir cédé trop tôt au désir d'officialiser l'événement. Farcalucci reprochait bientôt à Arudy d'avoir laissé Poro, l'époux de Poeva, se rendre dans la chambre du disparu. Dans les valises duquel "l'autre" avait dû "fourrager". Et, sait-on jamais, peut-être "prélever" quelque objet important. Dans l'heure qui suivrait Farcalucci en personne et son adjoint iraient saisir lesdites valises. Et dès le lendemain seraient convoquées aux fins d'interrogatoire les cinq personnes ayant eu des rapports avec le jeune français débarqué du DEROULEDE. Et comme Arudy faisait très cordialement observer à Farcalucci que si lui-même, Julien Arudy, était disposé à satisfaire sur le champ à un éventuel interrogatoire, il n'était pas certain que les exploitants de salle de cinéma déférassent à la convocation avec la civilité dont lui-même faisait preuve

Eh bien ! on les enverra chercher par les mutoï ...

Monsieur le Commissaire, je ne suis pas un familier de ces deux messieurs que je ne fréquente que par le truchement de la publicité qu'ils me confient pour leur salle respective ... Mais je me permets de vous informer que même si elle est civiquement excessive, la notoriété de ces deux personnes est due au fait qu'elles ont, dans la mesure de leurs moyens, craché au bassinet qu'est le trésor de campagne de l'élu ... Lequel élu a quasiment choisi, et je le dis avec le respect qui lui est dû, notre actuel "Tavana" (gouverneur) ...

Le commissaire pressa ses maxillaires jusqu'au prognathisme. Et pour s'évader des pénibles révélations de son visiteur, émit une réflexion civique

J'ai l'impression que l'autorité, dans ce pays, a grand besoin d'être réhabilitée ...

Je ne vous le fais pas dire ... Mais il ne faut pas négliger de s'aviser que ce climat érode les énergies, éloigne des préoccupations qui sont celles de la métropole, dissout les projets, et surtout dévalorise les principes qui prévalent en Europe ... D'ailleurs bien que je n'aie fait qu'y passer à plusieurs reprises, sans jamais y habiter, l'Indochine dont vous êtes familier doit souffrir d'un pareil climat ... Dans les deux sens du terme ...

Eh pardi ! Vous avez vu ? ... La guerre !

Ce n'est pas le risque, ici ...

Qu'en savez-vous ? ... C'est de ne pas sévir que sont nées les difficultés. Et pour ma part, je vous promets que je sévirai ...

Avec un sourire précédé d'un silence, Arudy laissa échapper

Vous avez déjà commencé ...

Le myrmidon maintenant debout, le bout des doigts appuyé sur son bureau, penchait la tête

Que voulez-vous dire exactement ?

Que je vous trouve énergique ... à l'excès ...

Puis tandis que l'autre le considérait avec l'attitude d'un oppugnateur se préparant à sauter à la gorge de sa proie, Arudy se rapprochait de la sortie

Monsieur le Commissaire, je demeure à votre disposition ... Je ne pense pas que les gens que vous entendrez parmi ceux que j'ai cités vous apportent plus de lumière que moi-même ...

Ce sera à moi d'en décider !

Cette dernière considération tua net l'intention de Julien de faire connaître au commissaire qu'il avait envoyé l'un de ses ouvriers vers le Shin I Tong. S'il impliquait Tetu dans cette affaire et que par ailleurs le policier menât dans ce milieu quelque desquisition, non seulement le journaliste en pâtirait quant à ses sources d'information sur la communauté chinoise, mais encore lui-même se verrait silencieusement mais manifestement interdire l'accès à certaines activités du milieu asiatique sur lesquelles on le renseignait sans qu'il le sollicitât. Enfin, "L'Écho des Îles" courait le risque de voir s'amenuiser, puis peut-être cesser, la remise des communiqués et publicités que la communauté chinoise confiait fidèlement au journal. Etant seule sur la place, la feuille d'Arudy ne redoutait que peu la concurrence. Mais l'état d'esprit des asiatiques très attachés à leur culture comme à la renommée de leurs associations diverses ferait que, fortunés ou humbles, bien des chinois cesseraient de lire "L'Écho". Sans démonstration ni dénonciation matérielle, mais avec une si coutumélieuse et efficace confidentialité que l'existence même de la feuille eut pu en souffrir. Une conjecture que le journaliste devait proscrire sans retour, du fait que certaines notabilités asiatiques de la ville s'étaient proposées à assurer à "L'Écho", et en contrepartie d'une modération bienveillante à l'égard des commerçants et négociants chinois, une aisance que le journaliste avait repoussée au nom de sa liberté d'expression. Et en assurant les candidats bienfaiteurs qu'ils jouissaient en toute occasion du même traitement administré dans l'information que les tahitiens ou les farani. Une attitude si bien comprise que les écoles chinoises enseignaient le français à leurs élèves avec des manuels français mais encore avec la quotidienne lecture, en classe, de "L'Écho des Îles". Par le biais de nombreux abonnements que contractaient et renouvelaient les institutions chinoises.

La cause était entendue : Farcalucci ne serait pas un sympathisant de "L'Écho". Même neutre. Mais un dominant zélateur farouche de ses opinions et prérogatives. Surtout après que le journaliste eut montré le faîte cuspide d'une oreille entendant les choses autrement que le répresseur professionnel. Et si l'affaire Labrique ne pouvait, en tout état de cause, que passer par les mains de Farcalucci, Arudy entendait bien confisquer à son avantage toute probante information susceptible de lui donner sur l'enquêteur officiel une avance exploitable dans "L'Écho des Îles".

C'est que, précisément, le saturnique Tetu rapportait du ghetto d'intrigants indices.

Primo : Labrique était bien allé traîner ses brodequins de routard dans les ruelles du Shin I Tong. Secundo : le beach-comber s'était rendu à une adresse déterminée avec le tenancier de l'un des troquets-fumeries fréquentés par les habitués opiomanes venant là "voir-en-dedans".Comme disait un français que depuis trente années le vénéneux narcotique chevillait à Tahiti alors qu'il annonçait depuis ce temps à son entourage qu'il rentrerait au pays par le "prochain courrier maritime".

Et s'étant réunis afin d'en débattre, Arudy, Poeva et Poro Nanai, ainsi que l'hôtelier Piri Natao, butaient sur les motifs et le but caché du beach-comber se rendant, sans connaître la topographie des lieux, au point le plus malencontreusement névralgique du territoire. Alors Poeva suggéra que Labrique fumait peut-être ... Bien que son visage rubacé et son regard aigu et net témoignassent du contraire. S'était-il par hasard fourvoyé en ce pouillis découvert au fil d'un cheminement n'ayant d'autre but que de découvrir du pittoresque ? Parce que, de l'extérieur, ces galetas excitaient son instinct fureteur ?

Rien ne répondant aux pourquoi ? et comment ? des involontaires et furtifs partenaires du beach-comber, ceux-ci se séparèrent marris, comme préoccupés du sort d'un individu qui pour n'être qu'un naïf apparemment abusé n'en était pas moins, pour Arudy, un compatriote qu'il lui eut été agréable d'obliger. Ce qu'il avait commencé à faire en proposant à l'étranger non seulement du travail, mais encore un logement. Ce qui, si l'intéressé faisait preuve de quelque ténacité, pouvait le conduire à s'entendre offrir, sans plus de débours, un apprentissage de typographe. Voir de linotypiste, dont "L'Écho" aurait toujours besoin.

Regagnant son domicile au sortir de la réunion tenue à propos de Labrique, Arudy y trouva Mathilde attendant, repas du soir au chaud, que revint son patron. Dès le seuil elle manifesta son inquiétude

Miti ! (Monsieur) c'est le "tomitera mutoï" (chef des agents de ville) qui a téléphoné ... J'ai répondu ...

Vivement intéressé Arudy ne la laissa pas poursuivre

Ah ! Et qu'as-tu répondu ?

Que je te dirai qu'il a appelé quand tu serais de retour ... Et qu'il veut que tu viennes demain matin à huit heures à son bureau ... Et il a encore dit : obligatoire ...

Étonné de cette bien impertinente "convocation" officieuse et téléphonée, Arudy décida qu'il n'y déférerait point. Mais n'entendant pas davantage se priver de ce que le policier eut pu lui apprendre de nouveau sur les mouvements de Labrique, il imagina d'y expédier son chroniqueur préposé à la rubrique du Palais. Un nommé Théodore Denfert, originaire de Belfort. D'où le folliculaire s'autorisait à se prétendre descendre du général Denfert-Rochereau, résistant une année aux prussiens en 1870-1871. Sans désirer connaître plus profondément l'ascendance de son collaborateur, Arudy laissait Denfert signer ses papiers : D. Rochereau. Ce qui ne nuisait à quiconque et permettait au signataire de parler en toute occasion de la guerre de 1870. À défaut de parler de celle venant de se terminer pour l'excellente raison qu'il avait presciemment évacué la France quelques semaines avant la déclaration de guerre, et en tant que correspondant d'un hebdomadaire ayant cessé de paraître à raison des événements. Depuis son arrivée à Papeete durant l'année 1939, Denfert, privé d'emploi, s'était reconverti dans la pêche, quelque six mois après son atterrissage et après avoir écoulé une période de précarité au sein d'une famille tahitienne de pêcheurs qu'il aidait tant bien que mal dans son industrie mais dont il séduisait une parente par le truchement de sa voix de basse agissant sur la vahiné tel un spiritueux capiteux. Plus par raison que par amour, Denfert s'était donc fait "halieuticien". Puisque sous cette dénomination s'étant livré à la rédaction d'un manuel qu'avait édité un imprimeur local assez imprudent pour se charger d'une édition de cinq cents exemplaires, qui, en traduction maorie, avaient dû être gracieusement distribués afin que le bouillon n'en encombrât plus l'imprimerie. Mais l'important n'en était pas moins que l'ex-journaliste était devenu un rompu harponneur sachant, seul ou accompagné, prendre nuitamment sur le récif et au "mori-gaz" (lampe à gaz) suffisamment de poisson pour aller lui-même le vendre au marché de Papeete dès cinq heures du matin. Et acquérir par là auprès de la famille de sa vahiné une considération assurant son existence en toute occurrence. Mais une considération dont s'était cependant sans lamentation ni soupir tiré le plumitif acceptant sans transition de passer du maniement de la foène à celle, retrouvée, du stylographe. Une fonction qu'il réexerçait avec une suffisante pratique pour que, d'emblée, la chronique du Palais de "L'Écho" devint un créneau porteur ...

Ce fut donc D. Rochereau qui se présenta devant le commissaire de police à l'heure où ce dernier attendait le directeur de "L'Écho des Îles".

Ah ! c'est vous ? ... Pourquoi pas votre patron ?

Mais, Monsieur le Commissaire, mon patron passe plusieurs nuits par semaine dans l'atelier avec ses ouvriers ! ... Et il doit dormir de temps en temps ...

Visiblement piqué au vif que ce ne soit pas Arudy en personne qui fut présent devant lui, le policier manifestait son aigreur.

C'est tout de même une affaire grave que la disparition d'un homme !

Denfert, auquel son patron avait parfaitement exposé l'affaire, jouait avec conviction celui n'en pouvant mais, et qui n'est là que par devoir professionnel.

Monsieur le Commissaire, mon patron n'est pas, que nous sachions, et jusqu'ici, responsable de la disparition de Monsieur Labrique ... Envers lequel il s'est montré des plus obligeants en lui proposant, pour commencer, une précaire mais rémunérée fonction dans l'entreprise ... Et même un logement ... Je ne suis pas ici à la place de mon patron mais plutôt afin de recueillir de source autorisée, et afin d'en informer les lecteurs de "L'Écho", les derniers détails de votre enquête ...

Et sans attendre que son interlocuteur l'y invitât, Denfert prit place sans autre formalité sur le coin du bureau du commissaire, tandis qu'il décapuchonnait son stylographe et ouvrait un carnet à feuillets détachables. Alors que Farcalucci, agacé par la désinvolture simulée du chroniqueur, s'efforçait au calme à la perspective de ce qu'il allait confier au journaliste et qui serait répercuté par "L'Écho". Ce fut d'une autorité ampoulée qu'il ébaucha sa dictée ...

... La Police, sous l'autorité du Commissaire Farcalucci assisté de l'inspecteur Osorno, a, hier après-midi, effectué une perquisition à l'hôtel des Archipels, où, sur recommandation des époux Poeva et Poro Nanai, un jeune touriste débarquant du s/s DEROULEDE, et nommé Armel Labrique, était descendu. Celui-ci n'ayant pas reparu après une courte déambulation dans la ville, nous en avons été informés et c'est en procédant à l'examen des vêtements et objets personnels déposés en l'hôtel par le susnommé en possession de deux valises, que nous avons constaté que l'une d'elles portait des traces de poudre que le pharmacien Bordebure a identifiée comme étant de la diacétylmorphine. Autrement dit : de l'héroïne ...

Le commissaire s'était levé et tel un maître d'école péripatétisant autour de son bureau, verbiageait avec jouissance. Ne notant que les mots utiles à son article, Denfert attendait que s'épuisât la logorrhée policière. Ne doutant point de son ascendant sur l'échotier, Farcalucci lui lança

Vous me suivez ?

Oh ! la la ... Facilement.

Ayant repris son discours le commissaire surveillait d'un regard furtivement oblique l'attitude de Denfert. Puis stoppant net ses déclarations, il fit observer au visiteur qu'il ne le voyait plus écrire.

Je ne prends pas tout monsieur le Commissaire ... D'abord parce que nous n'aurions pas la place de tout publier et ensuite parce qu'il y a dans votre exposé des suppositions devant être avérées ...

Devinant, au mutisme subit du policier, qu'il ne le convainquait pas, Denfert ajouta

Je vois déjà des points qui seront exploitables dans les papiers qui suivront ... Vous aurez alors découvert d'autres éléments qui corroboreront vos déclarations d'aujourd'hui ... L'enchaînement logique entraînera la divulgation ... Puis je viendrai vous interroger à titre personnel ...

Le piège posé par Denfert jouait si joliment que celui-ci percevait des lueurs d'orgueil dans la prunelle du myrmidon. Qui revenant soudainement prendre place dans son fauteuil ôta ses verres d'hypermétrope et plantant son regard maintenant nu dans celui de Denfert lui demanda avec une intentionnelle aménité

Monsieur le libelliste, me prendriez-vous pour un con ?

Sans accuser l'attaque ni tressaillir, Denfert répondit avec un immense sourire

Je serais coupable dans cette affaire que vous ne m'apostropheriez pas différemment, monsieur le Commissaire ...

Ayant rechaussé ses lunettes, le policier siffla

Je sais des choses que vous ne savez pas que je sais ...

Aussi imperturbable qu'il s'était montré jusqu'ici, Denfert rangea ses papiers, son stylographe, se leva et tendit ses poignets à Farcalucci.

Ne tergiversons pas ... Je plaide coupable ... Et je déclare qu'un bon policier sait toujours ce qu'il se passe dans son canton ...

Debout et immobile Denfert maintenait ses bras tendus que ne regardait plus Farcalucci, le visage à la fenêtre par laquelle il observait le spectacle de la rue. Délibérément, et apparemment très sûr de lui, Denfert reprenait son discours

Voilà une bonne chose de dite, à défaut de chronique écrite ... Mais j'aimerais savoir si je dois rester ici ou si je puis m'en aller ...

Tourné maintenant vers son interlocuteur, Farcalucci lui décocha un regard agressif accompagné d'une moue coutumélieuse et d'un haussement d'épaules. Auxquels crut devoir rétorquer Denfert

Que je fréquente de temps à autre l'antre de l'indien Satyajit est une chose ... Qui, vous le savez mieux que moi, n'est pas un délit ... Vous ne m'appréhenderez jamais tirant sur le bambou ... Quand bien même planqueriez-vous dix jours consécutifs sur les lieux ... Ce qui serait d'ailleurs un scrupule professionnel qui vous honorerait. Car il vous permettrait peut-être -je précise ce "peut-être"- d'apercevoir, franchissant le seuil de cet artificiel et védique paradis, un magistrat ou encore quelque fonctionnaire hautement prisé du gouverneur pour son habilité au jeu d'échecs ... Pour ceux-là vous n'auriez pas besoin de planquer : vos mutoï sauraient vous dire quels jours et à quelle heure rencontrer ces dignitaires sur les grabats poisseux du salon de Satyajit ...

Farcalucci sursauta

Rappelez-moi donc leur nom !

Ayant déjà franchi le seuil du bureau et alors que retirant son chapeau de pandanus afin de saluer son interlocuteur, Denfert répondit

Monsieur le Commissaire, me prendriez-vous pour un con ?

Et Denfert s'éclipsa.

S'il était improbable que cet entretien eut quelque suite, verbale ou pratique, il n'en était pas de même en ce qui concernait les rapports entre le directeur de "L'Écho" et son collaborateur. Et bien que Denfert appréciât peu les joutes oratoires, la perspective de cet exercice le navrait davantage encore puisqu'il allait vraisemblablement en découdre avec le patron. Qui sans doute, pour l'heure, ne savait rien, mais ne tarderait pas à tenir du policier la nature de la faiblesse du chroniqueur judiciaire. Aussi valait-il mieux que celui-ci en réservât la primeur à Arudy.

Lorsque Denfert pénétra dans le bureau-atelier de "L'Écho", les trois secrétaires examinaient des projets d'encarts publicitaires que les clients présents venaient de déposer sur la main courante. Quant à Arudy lui-même, il s'entretenait avec un visiteur inconnu auquel avait été offert un fauteuil amené tout près de celui du patron afin qu'ils conversassent confidemment. Denfert se voyant donc tranquille pour quelques instants encore, alla s'installer au fond de l'atelier où s'ouvrait une pièce exiguë contenant une réserve de matériel typographique au milieu duquel une étroite table lui permettait de dresser la copie qu'il n'avait pas préparée chez lui.

Ayant eu le temps de rédiger une colonne relative à l'affaire Labrique, il en déposa le texte sur la main courante en demandant aimablement que l'une des secrétaires disponibles le dactylographiât puis le remît au patron auquel il s'adressa, à la venvole

Je ne vous dérange pas ... Je repasserai au début de l'après-midi : j'ai quelque chose à vous dire ...

Sans surprise aucune Arudy le stoppa dans la suite de l'interpellation

Moi également ... Soyez à treize heures chez Whong ... vous êtes mon invité ...

Et sans attendre d'autre commentaire, Arudy réamorça la conversation avec le visiteur inconnu. Point mécontent de disposer d'un prétexte retardant de quelques instants la confrontation désirée et néanmoins redoutée, Denfert se prenait à subodorer qu'Arudy savait déjà ce ... qu'il avait à lui confier. A moins qu'Arudy également ait su, et par une autre voie, que de l'héroïne avait été glanée dans les bagages du beach-comber évanoui. Les coïncidences ont de ces schémas : deux sujets vénéneux en débat à la même heure ...

Depuis déjà trois années Denfert était opiophage. Et en tant que tel se fournissait chez Satyajit une fois par mois en boulettes du volume d'un pois chiche et d'aspect du bois de réglisse, qu'il ingérait. Et dont l'assuétude l'avait contraint, jusqu'à ce que le journaliste arrivé sur le continent vint le chercher à son domicile, à accroître la consommation. Et si Denfert s'était félicité de l'occurrence toute contingente que constituait la reprise d'un métier qu'il avait cessé brusquement d'exercer depuis peu après son arrivée à Tahiti, il se félicitait bien davantage de la non moins fortuite circonstance le contraignant à se modérer. Et peut-être même à se détacher de vénéneux et onéreux errements le plongeant dans une totale parésie durant deux ou trois journées consécutives. Ce qui par ailleurs navrait Denfert tenant en ce que bien qu'ayant réussi à espacer ses rechutes et à en écourter la durée, il n'avait pas encore trouvé l'énergie propre à avouer sa veulerie au directeur de "L'Écho". Lorsque le reprenait son démon, il prétextait une quelconque indisposition l'obligeant à s'aliter quelques heures. Et encore s'abandonnait-il à sa funeste inclination avec l'angoisse qu'Arudy déboulât chez lui afin de s'inquiéter de son état. Il s'était donné encore une année afin de guérir. Mais l'adversité ayant précédé l'atteinte de son objectif, il allait se faire bouter hors "L'Écho" avant que de s'être redressé. Quoi qu'il advint il importait que ce ne fut pas de Farcalucci qu'Arudy tînt l'information. Sans connaître là-dessus les principes de son patron, le chroniqueur jouait à quitte ou double. Et ce serait l'involontaire moyen de prendre la mesure de la morale de l'autre.

Comme ils en étaient convenus, Arudy et son chroniqueur se retrouvèrent dans le modeste "fare tamaaraa" (restaurant) de Whong. Chinois fournisseur à toute heure et en tout temps du personnel de "L'Écho". Direction comprise. Tout comme il était courant d'affirmer que dans l'ensemble des archipels polynésiens les épiciers chinois étaient les seuls commerçants capables, éveillés en sursaut à trois heures du matin, de vous vendre affablement un carton d'aiguilles à coudre ou un sachet de poivre, Whong semblait ne jamais dormir mais cuisiner et vaisseller sans relâche. Et avec d'autant plus de résistance comme d'égale humeur qu'il surgissait parfois dans l'atelier du journal à trois ou quatre heures de la nuit, et afin d'offrir, sans que quiconque le lui ait demandé, une énorme brioche chaude, une immense tarte à l'ananas ou des petits pains chauds fourrés de condiments chinois inidentifiables. Et dont les ouvriers s'empiffraient de leurs doigts maculés d'onctueuse, luisante et noire encre d'imprimerie. Non satisfait de ce service nocturne, Whong, à l'arrivée des secrétaires, réapparaissait en disant :

Ils en ont mangé cette nuit ... mais j'en ai mis de côté pour vous toutes ...

Et dans un linge immaculé, Whong déposait sur la main courante les gourmandises qu'il laissait l'impression de devoir gracieusement et indéfiniment fournir à "L'Écho des Îles". Sans doute avait-il droit, chaque jour, à un numéro gratuit de "L'Écho". Mais personne ne doutait que par ailleurs Arudy rémunérât à sa convenance le pâtissier chinois devant le restaurant duquel, les jours de fête et de repos, légaux, faranis et polynésiens mêlés faisaient la queue dans l'attente d'une place parmi les quelques misérables couverts qu'il renouvelait jusqu'à quatre ou cinq reprises dans l'après-midi. Sans jamais renvoyer qui que ce fût. Comme Whong lui-même, son personnel s'avérait insurmenable : son épouse, sa sœur, son beau-frère et trois de ses cinq enfants !

Mais, Whong, quand et comment fais-tu tes enfants ? lui demandaient les clients.

Facile ... J'ai de bons copains ...

Et d'un rire striduleux, Whong vous remettait à votre place. Lorsque, enfin, un soir, Arudy, seul avec Whong à une table de la gargotte, lui avait demandé pourquoi il travaillait aussi follement, le chinois s'était fait grave

Je suis né dans le Kouang-Si. Une province parmi les plus pauvres de la Chine. Mon père et ma mère sont toujours là-bas, vieux et infirmes. Avec deux autres enfants victimes d'un mal que l'on ne soigne pas dans cette région. J'ai eu la chance, alors que je cherchais du travail dans le port de Hong-Kong, d'embarquer sur un cargo dont je ne savais même pas la destination. Et je me suis retrouvé ici où j'ai débarquéclandestinement chez un compatriote qui m'a caché chez lui durant un mois. Bon cuisinier, mon bienfaiteur m'apprit la cuisine. J'ai réussi à avoir des papiers m'autorisant à séjourner, puis j'ai épousé une chinoise. On a monté ce snack-bar. J'ai appris le français depuis quinze années que nous sommes ici. J'envoie à mes parents tout l'argent qu'il reste après que nous ayons retenu le nécessaire. Et si j'aime bien te porter des pâtisseries et faire votre petit déjeuner la nuit, c'est parce que, à "L'Écho", vous travaillez un peu comme je travaille ... toujours présents ... Et puis, avec ton journal, j'ai perfectionné le français que je parlais lorsque tu es arrivé ... Alors comme je ne peux te payer autrement qu'en te faisant la cuisine ... D'ailleurs, tu sais, si tu n'avais plus à manger, tu pourrais continuer à venir ici aussi longtemps que tu aurais besoin ...

En ponctuant de son rire spasmodique sa confidence, Whong retourna vers la cuisine d'où l'on l'appelait. Tandis que Denfert, qui avait écouté sans intervenir, s'adressait à Arudy

Vous, au moins, vous savez où retomber en cas de pépin ... ce qui n'est pas mon cas ...

Vous exagérez. Vous avez vécu avant mon arrivée. Vous êtes pêcheur et avez une famille d'adoption maohi (indigène).

Puis Arudy se fit soudainement plus rudânier

Que me ramenez-vous de chez notre Fouché local ?

Bien qu'il parût à Denfert que la question dissimulât quelque occulte allusion, il ne fut pas fâché d'être à l'heure de la vérité.

Fouché, comme vous dites, aidé de son argousin Osorno, est allé tripatouiller dans les impédiments de Labrique. Et la nouvelle c'est que notre explorateur candide transportait de la "blanche" ...

Arudy cessa de mastiquer et planta son regard dans celui de Denfert. Qui, d'un branle du chef, opina lourdement.

C'est donc ça, lâcha le directeur de "L'Écho", en posant sa serviette sur la table et croisant les bras sur sa poitrine.

Denfert voulait en connaître davantage.

Vous avez des raisons de rattacher cela à quelque autre événement ?

J'ai envoyé, hier soir, Tetu, vieux connaisseur de tous les lieux tahitiens, flairer dans le Shin I Tong. Et il m'en a rapporté de quoi satisfaire Farcalucci. Mais Motus ! hein ... Denfert. Qu'il trouve tout seul, le limier indochinois ... Il est payé pour cela ...

Et Arudy conta que Tetu lui avait rapporté et appris qu'un popaa api, Labrique selon toute vraisemblance, s'était présenté chez Satyajit, à la nuit tombée, avec un paquet sous le bras, et que l'indien avait entraîné le visiteur vers les appartements  privés. Mais que tout d'un coup, et très peu de temps après l'arrivée du popaa, un second visiteur -un tahitien avait affirmé l'informateur- surgissait dans le bistrot en appelant bruyamment l'indien, et s'était porté vers les deux hommes disparaissant par un couloir. Puis Satyajit abandonnant le popaa, le tahitien attrapait celui-ci et l'entraînait à l'extérieur ... pour disparaître avec sa prise dans un galetas voisin ... Depuis, personne n'a revu ni l'un ni l'autre de ces deux hommes ...

Et ... la "marchandise" ? ...

Apparemment elle est restée chez Satyajit.

À la question de Denfert désirant connaître le volume de ladite "marchandise", Arudy répondit n'en rien savoir.

Fallait-il supposer que Labrique demeurât prisonnier de quelque malfrat concurrent de Satyajit, ou fut emmené par son agresseur en quelque point de l'île, au milieu de la nuit ? En dépit de ses réserves à l'endroit de Farcalucci, Arudy estima qu'il fallait sans délai informer le policier. Il y allait du sort de Labrique, stupidement impliqué, selon le journaliste, dans une affaire le dépassant et dans laquelle il s'était saugrenûment laissé abuser par la promesse d'une confortable rémunération s'il livrait la "blanche" là où elle était attendue. Mais si à cette heure on connaissait le client -l'indien Satyajit- on ne savait rien du fournisseur non plus que du livreur. Et seule la police était à la fois habilitée et capable de conduire une enquête dont le principal objectif demeurait pour l'heure de remettre la main sur l'imprudent popaa beach-comber.

Et Denfert ne laissant pas d'approuver son patron lui demandait ce que, dans l'ordre de ses faibles moyens à lui, modeste chroniqueur au modeste "Écho des Îles", il pouvait faire en faveur du disparu.

Versant dans le verre de son compagnon le fond de la bouteille de bière qu'ils venaient de vider ensemble, Arudy dit très bas à son collaborateur

Si vous avez vraiment le désir de m'aider, la meilleure manœuvre serait encore que vous cessiez un temps d'aller acheter vos pilules brenneuses chez Satyajit ...

Et se levant sans autre forme, il partit en direction de son bureau. Mais Whong le rattrapait pour lui glisser en confidence que le beach-comber n'était pas venu dîner, comme prévu, la veille au soir.


C H A P I T R E    4


Estimant prudent de tenir compte de l'avertissement d'Arudy à propos de l'importance politique des deux exploitants de salle de cinéma, le commissaire Farcalucci leur avait expédié, en éclaireur médiateur, l'inspecteur Orsono, son second. Avec recommandation de ne se présenter qu'au titre de collecteur d'indices quant à la disparition d'Armel Labrique. Et sans avancer aucune allusion à la présence de drogue. Un fait néanmoins rendu public par le dernier numéro de "L'Écho des Îles". Une information qui avait laissé de marbre les deux commerçants se bornant, chacun pour son compte, à affirmer que "c'était là une banale actualité" dont ils entendaient parler à chaque passage de navire. Ayant fait état de la visite du popaa fraîchement débarqué du DEROULEDE ainsi que de la conversation tenue avec celui-ci, ils observaient encore que ce type de démarche leur était trop connu pour les étonner. Mais qu'il y aurait lieu de faire savoir au fenua popaa (France) que si l'on n'était pas déjà nanti, la Polynésie ne demeurait susceptible d'offrir d'emploi qu'à des gens qualifiés en quelque spécialité professionnelle. Et que, tout bien pesé, "l'écumeur de plage devenait une plaie pour la colonie". Bien que, avait fait observer l'inspecteur Orsono, on ne relevât pas plus de méfaits caractérisés commis par cette catégorie de lecteurs de Loti ou de Stevenson que l'on en relevait à la charge des naturels débonnaires hébergeant et sustentant parfois plusieurs semaines durant ces aventuriers immatures.

Et après des salamalecs appuyés en guise de prise de congé, Orsono avait rejoint le commissariat afin d'y déposer un rapport n'apportant pas de clarté complémentaire à celles dont disposait Farcalucci, afin de tirer Labrique du néant. Une séance encolérant tant le commissaire de police que celui-ci résolut, à son corps défendant, d'utiliser la pratique de quelques uns de ses nombreux prédécesseurs : s'entretenir personnellement, sans formalité, et comme s'il glanait des récits destinés à constituer un répertoire folklorique, avec chacun des personnages jusqu'ici apparus au cours des heures écoulées. Il commencerait donc par le ... commencement. C'est-à-dire parler avec chacune des personnes ayant conversé avec l'absent depuis le débarquement des passagers. Relisant ses notes, il en déduisit que Poeva Nanai étant la première interlocutrice du beach-comber, il convenait qu'il se portât en priorité vers elle. Et commandant, depuis l'un des étroits guéridons de la non moins exiguë terrasse, une mixture pour laquelle il ne ressentait aucune appétence, il attendit que la jeune femme vint le servir et le reconnut, avant que de justifier sa visite.

Oh ! miti le tomitera ! (monsieur le commissaire)

C'est moi, en effet ...J'avais à faire au bureau des douanes et je me repose deux minutes chez vous ...

Pas le moins du monde obtuse, Poeva répliqua

- Vous avez bien fait. Ça vous permettra de me poser des questions. Mais vous n'aurez pas à "me faire parler", païe ! ... je dirai toute seule ... Une chose m'est revenue, dont j'avais déjà parlé, mais qui n'a pas été entendue ... Souvenez-vous : un cultivateur de coprah de Taravao est venu me voir après que le DEROULEDE ait libéré tous ses passagers. Et comme je ne pouvais mieux faire que dire qu'il était à l'hôtel des Archipels, il est allé dire à l'hôtelier qu'il viendrait le lendemain matin déjeuner avec le popaa ... J'ai questionné Piri, l'hôtelier; eh bien le cultivateur de "pufa" (coprah) n'est même pas revenu le lendemain matin ... comme il avait dit ...

Considérant son interlocutrice sans commenter ce qu'elle venait d'énoncer, le commissaire pensa que c'était là la première nouvelle information valant d'être écoutée. Et pouvant être à la base d'une nouvelle orientation de son enquête. Le fâcheux, néanmoins, tenait en ce que la jeune femme ignorait le nom, comme l'adresse, de l'individu en cause. Si elle savait que l'homme faisait du coprah, cela était dû à ce que des camarades de ce dernier avaient, en sa compagnie, parlé des soins à donner aux "haari" (cocotier) à une certaine période Mais il était, sur ces seuls détails, inutile d'échafauder quelque opération visant à cerner l'individu. Le commissaire commencerait par solliciter de la chefferie de district l'adresse de tous les cultivateurs de coprah. Lesquels il faudrait ensuite visiter un à un jusqu'à ce que l'on rencontrât le visage que Poeva se faisait forte de reconnaître. Et Farcalucci fut si satisfait de la conjoncture qu'il manifesta à l'égard de Poeva une courtoisie dont il ne se souvenait pas avoir jamais usé à l'égard de quelque naturelle du temps où il officiait en Indochine. En même temps qu'il regrettait avoir dû employer, pour le résultat de ce matin, une méthode laxiste qu'il réprouvait avec une telle conviction qu'elle lui donnait de l'humeur ! Mais aussi un plan soudainement né et qu'il désirait mettre à exécution sans délai.

Se présentant, dès le lendemain, et accompagné de Poeva, à la chefferie de Taravao, Farcalucci se contraignit à la même urbanité que celle dont il avait la veille fait preuve auprès de Poeva. Une situation déplaisant fort à la tahitienne se sentant coupable de délation à l'égard d'un compatriote. Mais la débonnaireté de Labrique en même temps que son regard caresseusement translucide, avaient inspiré à la jeune femme une compassion qui se transformerait en horreur s'il advenait qu'elle apprît sa mort. Au chef de district ayant, dès la description que lui en fit sa visiteuse, reconnu son administré, le commissaire demanda ce qu'il en pensait.

Rien d'autre que ce que je pense des autres cultivateurs de coprah ...

répondit le magnanime et clément géant auquel la rumeur publique attribuait, en sus de ses sept enfants légitimes, une bonne douzaine d'enfants adultérins mêlés ça et là aux familles du district. Dont aucune n'était disposée à intenter un procès en paternité illégitime au cyclope, qu'en dépit de ses soixante quinze ans, les jeunes tané en puissance de vahiné redoutaient toujours. Ce que n'ignorait pas Farcalucci sourdement menaçant lorsque l'ancêtre lui déclara que "tant qu'aucune charge ne pèserait contre son administré, il soutiendrait et protégerait son compatriote".

Alors le policier usa de références légales : entrave à l'action de la justice, faux témoignages, amendes et prison ... Des allusions qui firent tourner le dos au chef du district. Le temps qu'il allât se munir de deux objets qu'il revint, du haut de ses deux mètres, offrir au regard du crapoussin trépignant et manipulant son "code pénal" brusquement extirpé de sa serviette de cuir. Alors, écarquillant les paupières, Farcalucci perçut un sous-verre protégeant une "citation à l'ordre de l'Armée française" et une croix de guerre. Tandis que le titulaire énonçait très doucement

Chemin des Dames ... 1917 ...

Et relevant jusqu'au genou l'une des jambes de son pantalon, il offrit au regard du policier une cicatrice courant longitudinalement entre genou et tibia. Puis se portant lentement vers la véranda, l'homme attendit que le commissaire le rejoignit. Ce à quoi se résignèrent Poeva et Farcalucci, comprenant que l'on les congédiait. Au bas des marches, le policier désireux de prendre de quelque manière congé du chef de district, allait s'adresser à lui quand l'autre le devança

C'est moi qui vous dirai si votre suspect est ou non coupable de quelque méfait. S'il ne l'est pas, je vous l'écrirai. S'il l'est, je vous le livrerai moi-même ... I a ora na, tomitera ...

Furieux jusqu'à l'exaspération, le commissaire reprit place dans sa jeep en bousculant si malencontreusement Poeva qu'elle jugea plus sage de passer sur le siège arrière.

Déposée chez elle sans que son accompagnateur lui eut dit seulement un mot, et pas une banale formule de politesse, Poeva narra à son époux l'entrevue entre le tomitera et le chef indigène de district. Et Poro, convaincu que "l'inconnu" de Taravao possédait une part quelconque de responsabilité dans la disparition du popaa, voulait se porter, seul, à la recherche de celui qu'entendait couvrir le chef de district. Poeva s'y opposait. Craignant que, si l'homme s'était déjà livré à des violences sur le beach-comber, il les réitérât sur Poro. Puissant il est vrai, mais sans la malice d'un malandrin.

À moins que le procureur eut été en mesure d'obtenir du gouverneur que l'on accordât à Farcalucci le secours d'une brigade de militaires, le commissaire eut été dans l'impossibilité de procéder à un ratissage méticuleux du district. Au point où en était l'enquête, menée d'après les interrogatoires des témoins de quelque fait ou parole, l'énigme demeurait absolue.

Et cependant Poro exprimait à Poeva son étonnement que le policier n'envisageât pas de convoquer Satyajit à son bureau. Puisque l'indien, acquéreur de l'héroïne, était en même temps témoin de "l'enlèvement" du livreur. En dépit de l'opposition alarmée de son épouse, Poro décida de rendre visite à Farcalucci. Et il partit bien résolu à rendre visite en personne à l'indien si le policier refusait d'opérer lui-même. Mais Poro ne fit point part à sa femme de cette détermination afin qu'elle ne se livrât à aucune tumultueuse démonstration attirant l'attention de son entourage.

Et au mutoï de garde à l'extérieur du commissariat, le pêcheur demande si le tomitera était présent ? Mais l'autre répondit que le patron venait de partir en expédition en direction de l'indien Satyajit ... accompagné de trois mutoï.

Poro sursauta : Farcalucci chez l'indien ! Le tomitera y avait enfin pensé. Qu'allait-il en rapporter ? Si, comme Poro l'avait envisagé, il s'était rendu jusqu'au Shin I Tong, quelle complication n'en eut-il pas résulté ? Il ne lui restait plus qu'à retourner chez lui et y attendre les informations. Si ... le policier en diffusait. Puis comme il priait Poeva d'aviser téléphoniquement Julien Arudy, Poro se reprit et objecta qu'en ce qui concernait la discrétion, le téléphone n'était pas sûr ... Les demoiselles du standard entendait bien des choses qui le lendemain couraient les rues. Le pêcheur se rendrait donc en personne jusqu'à "L'Écho des Îles". Le meilleur endroit, encore, pour y rencontrer, quelle que fut l'heure, Julien Arudy. Qui n'était pas à son poste ! Mais quelques centaines de mètres plus loin. Chez Whong, lui servant dans le style "fast-food" le déjeuner qu'il n'avait pas encore absorbé au milieu de l'après-midi.

Maintenant attablé à côté du journaliste, le pêcheur contait son déplacement inutile en direction du commissariat et l'information selon laquelle le tomitera investiguait présentement chez Satyajit. L'événement intéressait suffisamment Arudy qui, au cas où il ne recevrait aucune communication du policier, lui téléphonerait à son domicile vers les vingt et une heures, afin de publier le lendemain matin, s'il y avait lieu, les derniers résultats de l'enquête en cours. Ce qui ne plairait sans doute pas à Farcalucci. Qui n'en satisferait pas moins à la démarche d'Arudy, tant son désir de prouver combien il s'agitait dominait sa stratégie. Ce qui n'en laissait pas moins dubitatif le directeur de "L'Écho", redoutant que ses agitations conduisissent le policier à faire chou blanc au cas où rien de probant ne fut par lui décelé dans la fumerie.

Levant la tête afin de jeter un distrait regard à l'extérieur du restaurant, Arudy se leva d'un bond

Bon Dieu ! Farcalucci qui passe en direction du bureau ... Il doit y avoir du nouveau ...

Il courut derrière le véhicule. Comme supposé, le tomitera était dans la place, qui accueillit le journaliste

Alors, on se promène au lieu de corriger les morasses ?

Non ! On prend, avec deux heures de retard, le repas de midi ...

Farcalucci paraissait radieux, urbain, fréquentable. S'adressant à Arudy, il lui demanda s'il

... y avait un inconvénient qu'afin de ne pas le déranger dans ses travaux, il dictât quelques phrases à l'une de ces dames secrétaires ...

Pensant lui octroyer une faveur dont l'autre pourrait toujours tenir compte dans un proche avenir, Arudy enjoignit à la secrétaire popaa de se tenir à la disposition du commissaire. Puis afin que celui-ci se sentit en quiétude, il s'éloigna dans l'atelier où le requérait la mise en page en compagnie du prote. S'efforçant de faire durer une tâche plus rapidement expédiée que prévu, Julien attendait que son compatriote en eut terminé pour n'avoir pas à s'entretenir avec lui. Le compte rendu qu'il laisserait sur le bureau suffirait à son information. Un scénario se déroulant dans le temps et l'ordre prévus.

Monsieur Arudy, tonitruait le commissaire depuis le secrétariat, j'ai dicté un rapport que vous n'aurez sans doute que peu à modifier ... Nous sommes cette fois sur une erre qui peut nous conduire où je le désire ... Je vous salue ...

Tout le personnel de "L'Écho" demeurait stupéfait ! Connaissant les rapports tendus que depuis son arrivée le tomitera entretenait avec le directeur du journal, l'attitude du policier ne s'expliquait pas. Et puis pourquoi, soudainement, ce langage châtié, cette "erre" alors que généralement l'homme affectait l'argot ? Et Arudy supposa que l'exempt de la République avait mis la main sur ce qui assoirait sa réputation et le rétablirait dans la considération d'une population inoublieuse de la gifle à une hétaïre.

Ayant repris place à son bureau, Arudy lut à haute voix le texte dactylographié qu'y avait déposé le commissaire.

"L'enquête autour de la disparition du beach-comber du DEROULEDE suit son cours. Après que se fussent posées nombre d'interrogations au sujet d'un certain Armel Labrique, qui, après avoir déposé ses bagages dans une chambre de l'hôtel des Archipels, n'a pas reparu dans ledit hôtel depuis maintenant trois jours et deux nuits. Comme nous le savons déjà, Labrique, chargé de remettre des stupéfiants à un commerçant indien du Shin I Tong, a disparu de la circulation après l'accomplissement de sa mission "spéciale". Une visite domiciliaire chez le commerçant indien a, ce matin, apporté une documentation complémentaire. A savoir qu'alors que Satyajit entrait en possession de la drogue, un polynésien d'identité encore inconnue se précipitait dans l'estaminet de l'indien, et s'y saisissait par la force du nommé Labrique, qu'il entraînait à l'extérieur, disparaissant avec sa victime vers une destination encore inconnue. La livraison de drogue -de l'héroïne- d'un poids de deux kilos, a été récupérée chez le nommé Satyajit qui en répondra prochainement lors d'une comparution devant le Tribunal."

"Il reste pour tâche à la police de retrouver la trace d'Armel Labrique et d'identifier le personnage ayant "enlevé" le beach-comber. Ce qui ne saurait tarder, la retraite de ce dernier ayant été circonscrite."

Ayant repris place à son bureau, l'une des secrétaires émit une opinion rendant hilare tout le personnel

Aoué ! On n'a plus besoin de miti Denfert pour la Chronique judiciaire maintenant que c'est le tomitera qui la fait !

Arudy complétait la saillie

D'ici que le tomitera me demande de lui payer sa pige ...

Puis il pria l'une des secrétaires de bien vouloir directement dactylographier ce qu'il allait tirer du "rapport" de Farcalucci. Et de porter dès son achèvement ce texte au prote afin que l'articulet passât dans le numéro sortant cette nuit.

"LA DISPARITION D'UN PASSAGER DU "DEROULEDE" - Comme nos lecteurs l'ont appris par nos livraisons précédentes, le nommé Armel Labrique, ressortissant français débarqué à Papeete récemment, n'a pas été revu à son hôtel, dès qu'après y avoir déposé ses bagages. Lesquels contenaient de la drogue destinée à une fumerie clandestine du Shin I Tong, et dans laquelle la police a récupéré ces heures dernières les deux kilogrammes d'héroïne livrés par le nommé Labrique. L'inconnu supposé s'être saisi par la force dudit livreur dans l'échoppe du propriétaire n'est toujours pas identifié, bien que l'on sache qu'il réside vraisemblablement dans la presqu'île. Bien entendu, nous demeurons à l'écoute de ce dont voudra bien nous informer le commissaire Farcalucci, chargé de l'enquête."

L'une des secrétaires observa

Cette version ne change pas grand chose à la prose du tomitera, païe !

Ce qui conduisit Arudy à répondre qu'il était d'accord avec elle, à ceci près qu'il ne fallait pas laisser croire au dit tomitera qu'il lui suffisait de remettre des communiqués afin qu'ils fussent tout bonnement recopiés. Et que de plus, ce serait la première et la dernière fois qu'il autorisait le policier à dicter ici ses rapports. Quand bien même les relations entre "L'Écho" et la police dussent en souffrir.

Si la saisie de la drogue était une avancée à mettre au crédit de Farcalucci, Arudy ne croyait pas que le fait causât beaucoup de souci à Satyajit. Et ce pour deux motifs. Le premier tenant en ce que les protections dont il se savait jouir éviteraient à l'indien la prison. Le second tenant à ce que l'amende à laquelle il ne pourrait échapper n'écornerait que ridiculement le pécule réservé que depuis longtemps il tâchait à constituer à l'effet de parer à cette nature de désagréments. Une précaution à laquelle recouraient, sur ce continent comme sur d'autres, tous ceux concourant à l'évasion de quelques uns de leurs contemporains vers l'onéreuse et momentanée échappade due aux euphorisants.

Et jusques à temps que le commissaire mît la main au collet de l'anonyme séquestreur de Taravao, Arudy demeurerait circonspect quant aux supputations qu'eussent sans doute goûtées les lecteurs de "L'Écho", mais qu'interdisait de formuler une si décevante conjoncture.

Le soir même de la visite de Farcalucci au bureau du journal, alors que la presse grinçante commençait à livrer le numéro du lendemain matin dont Arudy saisissait les premières feuilles, une pensée fulgurante l'assaillit : ... et si Labrique était reparti par le DEROULEDE ?

Dominant le couinement de la presse en action par une tonitruante interrogation lancée à la cantonade, il demanda si quelqu'un se souvenait de l'heure à laquelle avait appareillé le DEROULEDE ? ... Deux hommes firent écho. Qui estimaient que le paquebot avait poussé de quai entre quinze et seize heures. Ce qui permit à Arudy de supposer que Labrique pouvait avoir regagné le navire, ou y avoir coercitivement été reconduit, dès après sa livraison à la fumerie. Une éventualité ne semblant pas, a priori, avoir été retenue par le commissaire. Encore la conjecture se divisait-elle en deux pré-suppositions : soit Labrique avait nuitamment été reconduit à bord du steam-ship, soit le "transport" n'avait eu lieu que le lendemain et quelques instants seulement avant l'appareillage. Ce qui ne changeait rien à l'affaire, sinon que dans le second cas de l'alternative, quelqu'un eut pu avoir été témoin de l'embarquement contraint du beach-comber. Mais un témoin qui selon toute logique n'eut pu être qu'un visiteur occasionnel sur le paquebot, et qu'il faudrait identifier. Ou encore un homme d'équipage qui à cette heure, malheureusement, naviguait vers Nouméa.

Si Arudy avait été commissaire de police, il eut, sur l'instant, téléphoné à son collègue caldoche pour l'informer de la situation et l'inciter à une méticuleuse inspection du bâtiment, dès avant que tombât la coupée. Mais en tant que responsable de "L'Écho", il ne se voyait pas diligenter auprès du policier une initiative ne revenant qu'à l'homme habilité. Enfin Arudy doutait qu'un nouvel interrogatoire de Satyajit apportât davantage de lumière sur l'affaire. Et afin que l'on ne remontât point jusqu'aux "manipulateurs" de Labrique, il s'avérerait peut-être que l'indien fut disposé à "chanter" plus haut que le coût de l'amende future. Dès la fin du tirage de "L'Écho", le journaliste prendrait à part Tetu le saturnique. Et envisageant pour cela une rémunération sortie de sa poche, il lui demanderait de se rendre une nouvelle fois dans le Shin I Tong. Mais qu'il s'y promène, consomme sur le comptoir des bars du ghetto, et joue même à l'ivrogne si quelqu'un paraissait disposé à lui imposer cet exercice dans le dessein de lui brouiller les idées.

Car si personne n'avait tenté de brouiller les sens de Tetu en lui offrant du "Mei Kuellu" (alcool de riz chinois), deux inidentifiables personnages n'en avaient pas moins strapassé le typographe à la sortie d'un bar situé dans le Shin I Tong, exactement face à la fumerie de Satyajit. Un bar dont la propriétaire avait été visitée par Tetu au prétexte qu'elle eut pu avoir observé, le soir de la disparition d'Armel Labrique, quelque échauffourée. Ce qui était bien le cas. Puisque Tetu, en dépit d'une oreille légèrement décollée et gonflée comme par la piqûre du poisson épine et de superficielles et sanguinolentes estafilades sur sa calvitie, rapportait à son patron une moisson de faits dont il n'avait conservé la mémoire que parce que les deux nervis l'ayant assailli avaient été dérangés dans leur tâche par l'arrivée d'un groupe de jeunes asiatiques closant une journée de noces par une incursion dans le ghetto.

Non seulement l'agression dont Tetu rapportait le témoignage manifestait que des vapeurs flottaient dans le Shin I Tong autour de l'affaire Satyajit, mais encore que l'ensemble des propos recueillis auprès de la tahitienne travaillant dans le bar d'où l'on pouvait observer les entrées et sorties de la clientèle, fournissaient au journaliste la certitude que l'affaire Labrique était plus complexe que ses apparences.

C'était vers les seize à dix sept heures, le jour de l'arrivée du DEROULEDE, que deux hommes -un tahitien et un popaa- dont l'un tenait sous le bras un volumineux colis, entraient chez Satyajit. Aucun client n'étant dans son bar et un client inconnu d'elle se promenant dans le ghetto, la femme conservait le regard fixé vers la fumerie connue comme telle dans toute l'île. Ce popaa était-il à la recherche d'une officine de cette nature vers laquelle l'eut conduit l'homme l'accompagnant, ou, puisque porteur d'un paquet, venait-il déposer chez l'indien une marchandise dont la tahitienne ne doutait pas qu'elle fut celle dont commerçait l'indien ? Toujours est-il qu'après l'arrivée du duo, un troisième larron franchissait fébrilement le seuil de la fumerie, peu avant qu'en ressortît seul l'accompagnateur  du popaa, et qui, sans regarder derrière lui, détala les jambes à son cou. Enfin, quelques minutes plus tard, le popaa quittait à son tour l'échoppe indienne, mais brutalement accompagné par le personnage arrivé le dernier chez l'indien. Malmené comme s'il s'agissait d'un malfrat "embarqué" par un policier, le popaa et son agresseur embouquèrent inopinément une étroite venelle menant en dédale à des taudis puants, dans lesquels ne pénétraient jamais que les habitués du ghetto. Et puis, avait conclu la tahitienne, je n'ai plus rien vu ni su. Personne ne s'était inquiété de l'événement dans ce quartier où aucun familier ne cherche à connaître ce qu'il advient de son voisin ou des rixes aussi promptement éteintes que surgies.

Arudy dédommagerait Tetu par une gratification généreuse et quarante huit heures de repos. En admettant que le saturnique ne revint de lui-même travailler dans l'atelier où depuis sa naissance, il avant davantage passé de temps que sur sa couche.

Les informations dont il disposait à cette heure permettaient à Arudy de présumer qu'il en savait plus sur l'affaire Labrique que n'en savait le tomitera. Encore eut-il fallu que quelque nouveau communiqué sur le sujet conduisît à une conclusion pratique et vérifiable, sans trop de délai. Un risque que ne pouvait courir le directeur de "L'Écho" sans qu'aient été davantage élucidées les rixes dont avait été témoin la tahitienne amie de Tetu.

À cette heure, il s'avérait que le beach-comber n'avait pas réembarqué puisque l'algarade dont il était la victime s'était déroulée après l'appareillage du DEROULEDE. Donc Labrique séjournait présentement dans le Shin I Tong ou dans le district où il eut été nuitamment conduit. Ne pouvant raisonnablement solliciter de Tetu que celui-ci retournât "flâner" dans le Shin I Tong afin d'obtenir de son informatrice qu'elle parvint à apprendre si l'étranger résidait toujours sur les lieux où elle le savait avoir été conduit, il fallait obtenir l'information par une autre voie. Et ce fut à cet instant que le journaliste songea que les cordiaux rapports entretenus avec le gargotier Whong, ayant dit au farani qu'il était disposé à le nourrir sans mesure en cas de disette personnelle, lui permettaient de solliciter de l'asiatique, après lui avoir exposé l'affaire Labrique, une aide occulte. Un exploit autrement hardi que celui consistant à sustenter un clampin désargenté. Mais qu'accepta d'exécuter Whong afin d'honorer sans sourciller la parole donnée à son ami français.

Sans lantiponner, et le soir même, après le service du dîner, Whong se rendait au Shin I Tong. Et sous des prétextes que lui seul pouvait élaborer, il pénétrait en de nombreuses échoppes, estaminets ou autres galetas hôteliers hébergeant d'impécunieux claque-patins en même temps qu'héroïnomanes payant leur euphorisant de la faible recette obtenue en taillant à des coûts imbattables le short et la veste de toile kaki ou blanche, à manches courtes, qu'ils s'engageaient à livrer trois heures après la prise des mesures.

Et ce que rapportait Whong de sa descente aux enfers s'affirmait, sinon déterminant, à tout le moins une progression, tant dans la direction qu'exploitait Arudy que par rapport aux indices possédés par le commissaire de police.

Il était maintenant établi que Labrique ayant été accompagné chez  Satyajit par un homme d'équipage du DEROULEDE, les deux piétons venaient de remettre la marchandise à leur client lorsqu'un troisième personnage les agressait à l'intérieur de la fumerie. Pris de panique l'accompagnateur de Labrique s'était enfui avec la plus folle célérité alors que le poursuivant, de forte corpulence, se saisissait brutalement de Labrique qu'il entraînait jusqu'à un havre d'occasion. Mais de lui connu. Et depuis lequel, et dans la nuit sans doute attendue avec impatience, il avait propulsé son prisonnier jusqu'à ... ?

Ici stoppait la documentation de Whong. Et la piste de Labrique. Ce dernier n'étant plus dans le ghetto, où convenait-il de le rechercher ? Chez le troisième homme, répondait la logique. Mais qui était ce troisième homme ? Où résidait-il ? En compagnie de son otage, peut-être ...

Une autre inconnue dont la résolution eut facilité le dénouement de l'énigme, s'imposait à un raisonnement conséquent : qui, dans ce chaos, demeurait en possession de la valeur de la marchandise ?

Le premier échappé quittant vélocement le terrain de la rixe ? Le troisième homme, oppugnateur et geôlier virtuel du beach-comber ? Ou bien Labrique lui-même ? À moins que ce fut Satyajit, qui dans la confusion n'eut pas eu le temps de payer le "livreur" ?

Si Farcalucci avait recouvré la marchandise, il ne semblait pas -à moins qu'il retînt par devers lui cette information- qu'il eut mis la main sur le numéraire. Et que pour lui, policier, l'enquête put être considérée comme close. À défaut de retrouver un jour ou l'autre, ici ou ailleurs, le dénommé Labrique. Vivant ou mort. Et pour l'heure réclamé par personne. Ce qui n'offrait pour l'officier de police judiciaire qu'un médiocre intérêt. Sinon celui de boucler une affaire dont il ne sortait pas déconsidéré. Encore que la comparution en justice de l'indien constituât une circonstance ne lui semblant pas concourir à sa gloire de fonctionnaire d'autorité. Eu égard à ce que l'inculpé pourrait y déclarer quant à la réduite et bourgeoise clientèle fréquentant subrepticement ses nattes. Enfin, Satyajit détenait un autre atout, et vraisemblablement ignoré de Farcalucci, mais connu d'Arudy. L'indien avait -oh ! voici au moins dix années- prêté, par acte notarial, helvetica, une certaine somme d'argent à un importateur-exportateur français n'étant que le relais financier entre l'indien et le député de l'époque. Et sans en fournir la justification, certains commerçants européens de Papeete prétendaient que le parlementaire était décédé sans parvenir à s'acquitter de sa dette à l'égard de l'indien. Qui considérait ces investissements comme un complément d'assurances ... tous risques.

Donc, à cette heure, et toute vaine digression écartée, Arudy estimait qu'Armel Labrique, beach-comber appétant à quelque emploi afin de subsister en ce qu'il avait pris pour le paradis, demeurait contre son gré détenu en quelque point de l'île de Tahiti. Et qu'il devenait urgent que la police réglât rapidement leur compte aux séquestreurs ... éventuels. Un cas que, de mémoire de tahitien, on ne se souvenait avoir jamais vu. Pour sa part, Arudy n'eut su dire pour quel motif il s'intéressait à cet itinérant avec tant d'attention. Sinon que la physionomie et le regard de l'homme lui semblaient exprimer une ingénuité dont avaient usée les malfrats pour lui faire exécuter une "mission" sans doute répétitive, et depuis un moment programmée avec lui. Et comme il convenait de le constater en l'occurrence, la seule victime du forfait demeurait celle n'en ayant nullement bénéficié. Et pour le journaliste il importait que ce jeune et inexpérimenté bipède trouvât un emploi convenable. Ou qu'il reprît le chemin de son pays natal. A défaut celui d'une île -ce qui ne manquait point sous ces latitudes- où trouveraient mieux à s'employer les qualités humaines que lui supposait Arudy.

Il se comptait maintenant huit jours qu'était née l'affaire Labrique et cinq jours que Farcalucci observait le plus absolu silence à l'égard de "L'Écho des Îles". Arudy songeait à lui déléguer Denfert, venant apparemment et routinièrement s'instruire de l'actualité judiciaire comme de la marche de l'enquête. Le commissaire de police, qui depuis la réception à lui réservée par le chef de district où était supposé résider le "troisième homme", visiteur de l'établissement de Poeva Nanai, avait sollicité du procureur l'autorisation de ratisser, avec ses mutoï et quelques recrues civiles d'occasion, voire des hommes prêtés par l'armée, le district critique. Mais le magistrat, pour un motif inconnu du commissaire, avait fait attendre quarante huit heures son autorisation. Et la cible de l'opération, vraisemblablement prévenue par quelque parentèle employé dans l'entourage de la police, s'était évaporée. Ce que n'avait pu que constater le commando. Et puisqu'il était impensable que quelque résident voisin de l'individu recherché acceptât d'abriter, fut-ce une heure, un mutoï "planqué" dans son fare, la troupe bredouille regagnait ses quartiers. Une défaite pour l'autorité que le restaurateur Whong interpréta, auprès d'Arudy, comme étant le résultat de la protection que Satyajit, par personnes interposées, assurait à l'obscur protagoniste de l'empoignade dans l'établissement de l'indien.

Et Arudy guettant l'arrivée de son chroniqueur judiciaire vit à l'heure dite stopper devant son bureau un mutoï lui apportant une enveloppe frappée du timbre du commissariat de police. Annonçant dès le pli remis "en mains propres" qu'il n'y avait pas de réponse. Et le mutoï repartit après avoir salué à la ronde le personnel de l'atelier.

Julien ouvrait lentement l'enveloppe quand surgissait Denfert qui, visiblement intrigué par l'arrivée et le départ express du mutoï, se portait silencieusement vers le patron. Au milieu d'une feuille à en-tête du commissariat de police était collé un message radio arrivé dans les heures précédentes au bureau radio de l'armée.

"NOUVELLE-CALEDONIE. Nouméa-AFP-le .... Alors que mouillait le s/s DEROULEDE au quai des Messageries, une rixe éclatant entre des hommes d'équipage nécessitait l'intervention de la police, en faction ordinaire sur le quai comme il est coutumier à l'accostage d'un navire. Blessé assez gravement pour être transporté à l'hôpital de la ville, l'un des hommes appréhendés a fourni des renseignements permettant de savoir que la veille, en mer, une altercation de même nature avait entraîné la mort, par coups de poignard, d'un autre navigateur jeté à la mer par ses collègues, afin que le décès passât pour un accident de navigation. Une enquête a été ouverte concernant les polices de Nouméa et de Marseille, ville où résidait le navigateur dont le cadavre a été immergé quelques jours avant le mouillage à Nouméa."

Sa lecture terminée, Arudy se saisit du téléphone et demanda le bureau de l'AFP à Nouméa. Le temps que fut établie la communication avec la Nouvelle-Calédonie, il expliqua à Denfert que le correspondant de l'AFP en la capitale calédonienne était non seulement son collègue dans la même agence de presse, mais en sus un ami personnel.

Quelques crachements auxquels succédèrent des échos de voix féminines précédèrent la conversation.

Allo ... Florent ? ... Ici Julien ... à Papeete ...

Les congratulations échangées vint la justification de l'appel provoqué par la dépêche de l'AFP nouméenne, puis les explications sollicitées que Florent délivrait sur le champ.

C'est simple : ... des types se chataignent sur le pont durant que le navire accoste et que s'abaisse la coupée ... Ils paraissent au nombre de trois vers lesquels se rendent les policiers dès que complètement abattu l'escalier de planches et de cordes. J'ai l'identité de tous les gars mais je suppose que celle du type jeté à la baille t'intéresse davantage ... Il s'agit d'un nommé Gilbert Marceau, depuis plusieurs années matelot de pont aux Messageries. Les trois autres sont des garçons de cabine s'étant pris de querelle au sujet du cadavre immergé, résultat d'une mort par strangulation. On ne sait encore pour quel motif sinon qu'il s'agit de drogue, et de concurrence dans la fourniture de celle-ci auprès de clients auparavant alimentés par un autre réseau auquel appartenait l'assassiné. Une affaire très labyrinthique. Il faut attendre les informations marseillaises afin de savoir si le mort avait un casier ... En quoi tout cela t'intéresse-t-il particulièrement ?

Arudy s'expliqua. Exposa les événements s'étant déroulés à Papeete. Et communiqua l'identité d'Armel Labrique à son collègue qui convint qu'il pourrait exister quelque rapport entre les deux faits divers que constituaient une mort et une disparition. Sur promesse d'échanger leurs informations, les deux journalistes conclurent par de mutuelles et amicales civilités.

Ces renseignements possédaient deux mérites. Celui de confirmer qu'il s'agissait en effet d'un trafic de stupéfiants en même temps que de laisser apparaître que Labrique n'était pas la victime du meurtre justifiant l'intervention policière nouméenne. Et qu'il subsistât donc de fortes présomptions qu'il fut toujours sur l'île de Tahiti.

Le texte de la dépêche de l'AFP passerait tel quel dans "L'Écho". Mais adorné des détails fournis verbalement par le correspondant de l'agence de presse. Afin que Farcalucci conçoive qu'il ne pouvait plus jouer seul dans une affaire s'étendant de Marseille à Nouméa. Et qu'il se devait de décupler les moyens de capturer l'ambigu troisième homme de la rixe chez Satyajit. Afin de connaître le sort réservé au beach-comber. La seule certitude acquise à cet instant tenait en l'évidence de l'existence de deux bandes rivales de fournisseurs d'opium dont l'une désirait évincer l'autre sur la ligne maritime France-Pacifique. Mais où ledit opium était-il embarqué ? À bord du DEROULEDE ? À Marseille, à Fort-de-France aux Antilles ? Ou à Cristobal-Colon, port d'entrée du canal de Panama ?

C'étaient là des questions focalisant les muettes mais actives élucubrations d'Arudy à l'avance convaincu que quel que fut le sort actuel de Labrique, ce dernier, à part le fait d'avoir accepté de "livrer" de la drogue afin de se faire quelque argent, demeurait exempt de toute collusion ou compromission avec les organisateurs du trafic. Au point qu'il n'avait vraisemblablement même point conçu la nature du danger encouru en acceptant d'exécuter ce qui ne lui était apparu que comme une impromptue, anonyme et favorable assistance en une heure critique.

Bien qu'inattendu aujourd'hui, Denfert gravissait en les faisant geindre les marches termitées du bâtiment de "L'Écho des Îles". Et rejetant en arrière comme il en avait coutume son étrange chapeau de pandanus dont l'état justifiait qu'il fut diligemment remplacé, s'écriait

J'ai rencontré le tomitera en ville ... Il m'en a appris de belles !

Et Arudy de lui faire écho

Je sais ... je sais ... Votre tomitera m'a expédié le texte de l'AFP ... Nous le publions demain matin ...

Denfert se contractait et, docte, lançait

Je ne crois pas que nous parlions du même sujet ... Moi, je parle de l'expédition de Farcalucci prévue pour demain matin dans le district de Taravao ... Il m'a même invité à y assister ... Si vous disposiez d'un appareil photographique à me confier, je vous rapporterais une documentation de première !

J'en suis convaincu ... L'ennui c'est que nous ne disposons d'aucun matériel de photogravure permettant d'illustrer "L'Écho" de vos clichés ...

C'est là une lacune que je vous invite à combler dans les meilleurs délais ... Un jour un zèbre tombera ici avec le projet de fonder une autre feuille, et comme il sera techniquement nanti du nécessaire, nous relèguera aux vieilles lunes ...

Souhaitez-le Théo ... souhaitez-le ... Ils seront en mesure d'honorer mieux que je n'y pourvoie vos services. Et ce sera là pour vous une promotion méritée ...

Les secrétaires et les ouvriers rirent de la passe d'armes mouchetées échangée entre le patron et le chroniqueur. Puis tout retomba dans l'ordinaire jusqu'à ce qu'Arudy prévint Denfert qui se dirigeait vers l'ergastule lui servant de bureau ...

Théo ... demain après-midi vous vous présenterez à quatorze heures devant le chef du service des Travaux publics, qui vous prendra dans sa voiture à pétrole afin que vous l'accompagniez à l'inauguration du pont reconstruit au dessus de la Paraura ... N'oubliez pas qu'il sera candidat lors du prochain renouvellement de l'assemblée locale et que comme il possède une sérieuse chance d'être élu, et peut-être même de devenir président de ladite assemblée, soignez-le ... C'est un ami de "L'Écho" ...

Lorsqu'il revint remettre son "papier" au patron, Denfert exhibait un visage trahissant une tracasserie dont Arudy eut aimé connaître la nature. Se rendant négligemment sur le perron d'entrée des bureaux, le patron s'y immobilisa dans une attitude manifestant qu'il entendait bien que Denfert le rejoignit afin de converser confidemment.

Il fut d'abord demandé à Denfert s'il souffrait de quelque incommodité. Ce qui le conduisit à avouer que l'affaire Labrique lui occasionnait du tracas ... En effet, prenant des risques l'honorant mais dont les effets ne seraient peut-être pas ceux officiellement escomptés, Farcalucci avait officieusement fait informer l'ex-magistrat et l'administrateur clients de Satyajit qu'il se pourrait qu'il ait besoin de leur témoignage. Tractations rigoureusement secrètes, précisait le policier, tout en conservant l'intention, si quelque avantage en découlait, de pousser aussi rigoureusement que possible les éventuels épanchements des notables pris en faute. C'était là une prise de position que le commissaire avait verbalement et personnellement transmise à Denfert ce jour même, sur le quai des Subsistances, tandis que les deux hommes observaient benoîtement le dodelinement des goélettes. Et le policier entendait par là charger Denfert de répercuter auprès des deux autres adeptes de l'évasion spirituelle, l'imminente et sévère surveillance de la fumerie. Ce qui signifiait qu'il s'adressait aux intéressés en leur laissant entendre qu'il serait conséquent de leur part de s'abstenir durant quelque temps de la fréquenter. Et l'exposé de Denfert inspira à Arudy une conclusion inattendue

Mais vous, Denfert, qui présentement faites une cure de redressement, çà ne peut pas vous gêner ...

Moi ... non. Et d'ailleurs je progresse. Mais l'ennui c'est qu'un commerçant chinois auquel l'administrateur a enlevé sa vahine voici quelques mois entend profiter de ce remue-ménage pour torpiller l'administrateur ... Qui va d'ailleurs parfois chez le magistrat "tirer sur le bambou", de compagnie ... Et que si, même déguisée, la dénonciation réussissait, Denfert comme les deux autres, pourrait se retrouver au tribunal ... Ce qui serait mauvais pour ma réputation comme pour celle de "L'Écho".

Le lendemain de cet échange de considérations entre Arudy et Denfert se déroulait l'expédition policière dans le district de Taravao. Où, en dépit de l'opposition officiellement formulée auprès du gouverneur du territoire par le chef  du district, l'intrusion armée avait été décidée. On avait seulement proposé au tahitien d'accompagner le commissaire afin que si l'on découvrait l'homme traqué, ce fut son compatriote qui l'abordât en lui demandant de se rendre. Le chef de district pourrait même accompagner son administré jusqu'à Papeete où il assisterait à l'interrogatoire du captif. On avait, pour ce faire, désigné un envoyé spécial. Un demi français-tahitien parlant parfaitement le maori, instituteur et originaire du même district que celui où officiait le vétéran de 14/18. Qui avait accepté la proposition. Mais avec un minimum de paroles et de gestes laissant supposer qu'il fallait s'attendre à quelques échanges oratoires critiques si le fuyard était retrouvé.

Et avant même que de rendre visite au notable indigène, Farcalucci faisait se déployer les cinquante hommes que lui avait accordés le gouverneur sur requête du procureur de la République. Depuis "tahatai" (bord de mer) jusqu'à "uta" (terre) les hommes avançaient en tirailleurs, vers l'ouest, et pénétrant dans tous les fare abritant tahitiens ou popaa. Ou battant les surfaces broussailleuses comme s'ils recherchaient un cadavre. Il leur avait été recommandé la plus grande correction avec l'habitant, et il ne s'était produit aucune friction. Les tahitiens accueillaient les policiers en souriant et les interpellant cordialement. Le ratissage avait duré cinq heures consécutives, sans résultat. Ce qui ne surprenait pas l'officier de l'armée de terre commandant le détachement militaire "prêté" à la police.

Je ne vois pas l'utilité de cette opération, si l'homme que nous traquons a pris la direction de la montagne en apprenant notre venue. Et quand nous serions dix fois plus, celui-là connaît trop le terrain pour ne pas nous narguer. Même durant plusieurs semaines, s'il le décide ...

Une déclaration qui mortifia d'autant plus le commissaire de police que lors de l'ébranlement des colonnes du détachement répressif, un mutoï avait négligemment suggéré qu'il ne serait pas impossible que l'intéressé eut eu le temps de gagner Papeete, de nuit, et d'y embarquer en clandestin sur l'une des goélettes en partance pour quelques semaines de paix assurée.

Recrus de fatigue, amers à raison de l'inutilité apparente de la tâche accomplie, les hommes se regroupèrent sur le vaste terre-plein herbeux courant sous la cocoteraie au centre de laquelle s'élevait le fare-chefferie. Sur la véranda le chef conversait avec un autre tahitien. Ne pouvant disparaître sans plus de formalité qu'à l'arrivée, le commissaire de police et le chef du détachement militaire se portèrent jusqu'à la véranda afin de prendre congé.

Au prétexte que son adjoint dans le commandement du peloton fut un capitaine, le commissaire demanda à ce dernier de présenter le premier ses devoirs au chef de district. Après quoi Farcalucci s'avança et tendit la main au notable en prononçant quelques mots. Puis, alors que les deux popaa redescendaient les marches pour regagner les véhicules où les attendaient les hommes, le Milon de Crotone maori posa aux gens partant une question impondérable

Pourquoi n'êtes-vous pas venus me saluer lors de votre arrivée ?

Pris de court, l'officier et le policier, muets, cherchaient un alibi. Que le premier, le militaire avança

Puisque vous saviez ce que nous venions faire, il ne nous a pas paru nécessaire de vous déranger ... De toute façon nous nous reverrons plus tard ...

Laconique, et imperceptiblement persifleur, le vieillard susurra

Vous avez eu grand tort ...

Une observation qui plongea dans un tel abîme de réflexions les interlocuteurs pressés de repartir qu'ils n'eurent le temps d'aviser avant que le débonnaire géant achevât sa phrase

Parce que si vous aviez pris la peine de venir jusqu'à moi, je vous aurais remis en mains propres l'homme que vous recherchez ... Il est avec moi depuis ce matin ...

Et avec une muette mais expressive hilarité peinte sur sa face socratique, le prolifique hercule embrassa du regard l'intégralité de la troupe ayant investi sa propriété. Et avant même que le capitaine et le commissaire de police fussent revenus de leur éprouvant et humiliant ahurissement, il commandait à son administré

Allez ! ... va avec le tomitera et le raatira (capitaine) ... Ils ne te feront pas de mal puisque toi, tu n'as rien fait ... Sauf un peu malmener Labrique ... Demain j'irai te voir à la prison ... Après-demain tu reviendras chez toi ...

Puis se tournant vers les popaa, l'homme compléta son discours

Je l'ai interrogé ... Il vous répétera ce qu'il m'a dit ... J'ai suivi l'affaire dans le vea (journal) et je sais qu'il n'a rien fait ... I a ora na ... apopo (à demain).

Lorsque, sur l'ordre du commissaire, l'un des mutoï se prépara à passer les menottes aux poignets de Teuira, le chef de district émit des lèvres un frouement accompagné d'un geste de dénégation. Et si interloqués en furent les mutoï et leur chef que sans même paraître s'apercevoir de l'humiliation à laquelle il échappait, Teuira gagna lentement la jeep du commissaire dans laquelle il s'installa. Sans autre forme d'adieu. Et à la place du passager.

Sans plus de protestations verbales que d'attitude hostile, Teuira se laissa incarcérer, refusant obstinément de répondre aux questions que lui posait le commissaire, n'obtenant du suspect qu'un répétitif "apopo" (demain).

Le lendemain aux aurores, Farcalucci se présentait au greffe de la prison et se faisait amener Teuira. Aussi ferme et calme que la veille. Un jeune mutoï accompagnant le policier se présenta de la sorte à Teuira.

Monsieur Teuira (Teuira sourit malignement ...), je suis Adolphe Smithson, mutoï depuis un an. Je suis le fils de Maima Smithson, la vahine du marite (américain) qui était votre voisin lorsque vous habitiez Faaa ... Vous connaissez Maima puisque vous êtes tous deux paumotu de Rangiroa.

D'un branle du chef, Teuira opina. Et ce fut Farcalucci qui se substituant à son subordonné poursuivit

Si vous aviez accepté d'être interrogé par votre chef de district ou même chez vous, je n'aurais pas eu besoin de vous conduire jusqu'ici ... et de vous incarcérer.

Par un large et silencieux sourire, Teuira montra qu'il n'en croyait pas un mot.

Il s'agit simplement que vous nous disiez ce qu'il est advenu de Monsieur Labrique, que vous avez vraisemblablement déposé chez l'un de vos amis, après l'avoir enlevé, plutôt brutalement, de chez l'indien Satyajit ... dans le Shin I Tong ...

Et Farcalucci ordonnait au mutoï de traduire en paumotu la phrase qu'il venait d'énoncer. Ce à quoi satisfit le simple policier, écouté avec une morgue décourageante par son compatriote. Tourné vers son chef, le mutoï lui confirma que Teuira ne parlerait qu'en présence de son ami, le chef de district. Ce qui dressa tel un ressort le ragot commissaire qui, les bras levés, fit à grandes enjambées le tour du greffe. Ulcéré et ne se contrôlant plus, il éructait en donnant l'ordre au mutoï de traduire une phrase pouvant signifier : ... "je vais me fâcher !".

C'était inutile ! Atlas venait d'entrer. Et sa puissante stature occupait brusquement l'espace vide en même temps que sa voix chantante. Le commissaire expliqua au notable autochtone combien il était important, pour sa propre tranquillité de suspect, que Teuira satisfît à l'interrogatoire. Et comme le cyclope proposait de répondre à la place de son administré, on dut lui expliquer que seule la parole de l'intéressé demeurait valable. Sans quoi le commissaire lui-même eut été incapable de le faire libérer. Teuira eut-il été cent fois innocent.

Alors Teuira parla. Mais en maori paumotu. Traduit au fur et à mesure par son compatriote et les répétées approbations du chef de district, tandis que Farcalucci enregistrait personnellement la déposition du suspect d'enlèvement. Et la justification de Teuira se développait comme suit :

J'ai un ami popaa parmi les hommes d'équipage du DEROULEDE. Vous pourrez vérifier. Il se nomme Combalut et est employé aux cuisines de l'équipage. Je l'ai connu il y a un an alors qu'il prenait une consommation chez Poeva Nanai. Nous avons longuement bavardé et le soir même on faisait une "bringue" jusqu'au LA FAYETTE. Le mari de Poeva, le client et moi avons recommencé à deux reprises, toujours hors la présence de Madame Nanai, lors des passages du DEROULEDE. L'autre jour, comme d'habitude, je suis monté à bord du paquebot pour rencontrer Combalut. Mais il n'était pas disposé à m'accompagner à terre. Il était inquiet. Des histoires le retenaient à bord et il ne désirait pas s'absenter. Puis tout d'un coup il me dit que je peux lui rendre service en effectuant une course qu'il ne voulait pas faire lui-même parce que ne voulant pas se montrer à terre : je devais aller à l'hôtel des Archipels prévenir de sa part un popaa nommé Labrique ...

Le commissaire intervint

Comment votre correspondant savait-il que Labrique était descendu à l'hôtel des Archipels ?

Combalut m'a expliqué qu'ayant observé Labrique depuis le pont du DEROULEDE, il avait vu Poeva Nanai lui porter ses valises jusqu'à l'hôtel des Archipels. Et je devais seulement dire à Labrique qu'il ne fasse absolument rien de ce qu'un membre de l'équipage avec lequel il avait lié des relations de camaraderie durant le voyage, lui avait demandé de faire. Avec promesse de rétribution, bien sûr. L'ennui c'est qu'à l'heure à laquelle je suis arrivé à l'hôtel, le popaa était déjà reparti ... Alors, puisque je savais qu'il s'était arrêté chez les Nanai, j'y suis allé à mon tour pour tenter de savoir, sans en avoir l'air, où était maintenant le popaa. Devant l'ignorance de celle-ci et comme j'avais à faire des courses en ville, j'ai dit à l'hôtelier que je reviendrai le lendemain matin ... Parce qu'il n'était pas prévu que Labrique se rendit ce soir là même chez l'indien Satyajit ! Et que je comptais bien le revoir au saut du lit. Mais lorsque chez moi, dans la soirée, j'ai entendu dans l'heure d'information de Radio-Tahiti qu'il y avait eu de la bagarre chez l'indien, j'ai eu peur. Et pensé qu'il ne fallait plus que je me mêle de cette affaire, à laquelle on allait peut-être me suspecter d'avoir participé. Alors je suis allé voir le chef de district qui me connaît depuis longtemps, et qui m'a dit : puisque tu habites à cinq cent mètres de chez moi, tu viens immédiatement me trouver s'il se passe quelque chose d'anormal ... Le chef est mon parrain ...

En vérité, Farcalucci ne croyait pas le tahitien. Mais il ne disposait d'aucun prétexte pour infirmer sa thèse. Ce fut le géant qui trouva la réponse en proposant que l'on confrontât son filleul et l'indien Satyajit. Qui pourrait donc dire s'il avait ou non vu l'homme chez lui le soir de l'algarade. Encore que la parole de l'indien ne valût que ce que valait sa coupable industrie.

Le géant tenait à ce que la confrontation eut lieu le plus rapidement possible. Les trois hommes se transportèrent donc dans l'après-midi chez l'indien. Qui, à la vue du trio, s'alarma au point que le commissaire en rît in petto. Et afin de dérouter l'étranger, le policier transforma la question "- Connaissez-vous cet homme ?" en : "- Que vous a dit cet homme le soir oùil est venu chez vous ?"

Non pas seulement inquiet mais bousculé dans ses prévisions, le pandjabien saisit le tahitien par un bras et l'entraîna tour près de la plus proche fenêtre. Puis il recula avec une grimace.

Parce que vous prétendez que celui-là est venu chez moi un jour ? ... C'est que je n'étais pas là ... Je n'ai jamais vu nulle part ce "mata moe" (inconnu).

Le géant et son filleul unirent leur bruyante hilarité. Sûrs d'eux autant que le commissaire s'avouait dépité. Et le trio remonta dans la jeep de la police. Après avoir rempli, sur l'angle du bureau du commissaire, un formulaire que l'on lui fit signer, le "suspect" et son parrain furent reconduits jusqu'au district de Taravao par un mutoï en recevant l'ordre du commissaire. Qui prit cependant la précaution d'informer Teuira qu'il devait demeurer durant encore quelques semaines à la disposition de la police.

En fin d'après-midi du même jour, une chinoise déambulant pieds nus et passant devant "L'Écho des Îles" y pénétra silencieusement, et à la secrétaire s'avançant à sa rencontre demanda à parler à Tetu, le vieil ouvrier typographe. Qui après s'être entretenu discrètement avec l'asiatique et l'avoir observée repartant, vint non moins confidemment communiquer à Arudy que son amie tahitienne débitante dans le Shin I Tong les informait que le commissaire de police et deux tahitiens, dont le filleul du chef du district de Taravao, étaient passés chez Satyajit et en étaient rapidement repartis. Et Arudy ne douta pas qu'il s'agît de l'homme de Taravao accompagné d'un quelconque fetii (parent). Denfert n'étant pas en ville ce jour là, le directeur de "L'Écho" dut téléphoner à Farcalucci afin de connaître si quelque fait nouveau dans l'affaire Labrique justifierait un entrefilet dans le journal du lendemain matin. Le policier ne fit aucune difficulté pour évoquer son déplacement et la confrontation qui laissaient l'affaire où elle en était la veille, et achevait sa communication en déclarant ne pas envisager la résolution de l'énigme dans un proche avenir. Puisque, selon lui, de nouvelles lumières ne proviendraient que du développement de l'enquête tant à Marseille qu'à Nouméa. À moins de ratisser intégralement l'île de Tahiti, Labrique demeurerait le mystérieux absent.

De quoi, sans doute, publier une mise à jour des progrès de l'instance, sans en tirer ni projet ni conclusion. Et autant la fougue de Farcalucci était retombée, autant le souci singulièrement mais sincèrement cordial d'Arudy à l'égard du disparu tournait à la morosité. Une morosité qui se transforma en inquiétude lorsque entrant chez lui pour dîner, Mathilde lui tendit une enveloppe.

Un planton de chez le Tavana (gouverneur) est venu tout à l'heure ... Il m'a dit de te donner ça dans la main ... Puis il est reparti "teienei" (tout de suite).

Sur l'enveloppe, Arudy avait reconnu l'écriture de son ami Maladeta. Un "pays" arrivé en Océanie au titre de chef de cabinet du Gouverneur. Et par le truchement duquel le journaliste était anticipativement informé de ce qui allait incessamment devenir officiel. Une manière de s'exprimer particularisait dans ces communiqués subreptices ce qu'il convenait de faire connaître sur l'instant et sans restriction, ou au contraire ce qu'il convenait de conserver "en portefeuille", le temps de son mûrissement. Mais Arudy était à mille lieues d'imaginer le sujet évoqué dans le message.

"Sois demain matin à huit heures à ton bureau. Un planton te remettra la dernière dépêche AFP reçue ici voici une demi-heure. Le coursier a ordre de ne remettre le pli qu'à toi-même. Bien entendu, comme d'habitude, tu viens dîner à la maison jeudi ... Il y aura du riz au lait ...".

Un paraphe illisible ne composant qu'un entrelac de lettres capitales ponctuait la communication. Il était vingt heures. Arudy devrait attendre encore douze heures.


C H A P I T R E    5


Présent à son bureau dès sept heures trente afin de ne risquer point de forfaire au rendez-vous avec le planton de l'Administration, Arudy prit des mains de l'homme, à l'heure fixée, l'enveloppe dont l'ignoré contenu avait par anticipation perturbéson sommeil. Et il en rompait d'une lame impatiente le rabat lorsque le téléphone sonna.

Allo ! ... Ici Florent, à Nouméa ... Je viens de téléphoner chez toi. Mais n'obtenant pas de réponse, je sonne à ton bureau ... Je vois que j'ai eu raison. Je voulais te dire que j'ai expédié hier soir une dépêche à ton administration ... et que ...

Ne te fatigue pas : je viens de la prendre en mains à l'instant même ... Elle est assez longue ... Je l'étudie immédiatement et te rappellerai dans la journée ... Je te serre la pogne. À tout à l'heure ...

Les ouvriers franchissant le seuil de l'atelier l'un après l'autre jetaient un "I a ora na, paterono" (bonjour patron) auquel celui-ci répondant d'un élèvement du bras signifiant qu'il entendait bien mais qu'il ne désirait pas se laisser distraire de l'examen d'un texte dont les termes bouleversaient l'ordre admis des choses, jusqu'à cette heure, dans l'affaire Labrique.

"Nouméa-Agence AFP. Le ... Cette nuit vers quatre heures, à deux miles marins de la passe de Nouméa, la vedette des douanes a intercepté, naviguant tous feux éteints, à la voile et moteur stoppé, une sorte de Lougre qui depuis la tombée de la nuit passait de la côte Est à la côte Ouest en un incessant va-et-vient. Contrôlé par les douaniers, l'équipage s'est révélé être français et enregistré aux services de l'Inscription maritime de Lorient, en métropole. Sauf un matelot d'origine anglaise ayant embarqué à Papeete. Bien que les douaniers n'aient rien relevé d'anormal à bord du bâtiment dénommé ADELAÏDE, celui-ci a été conduit à quai afin qu'y soit effectuée une perquisition. Le Capitaine et propriétaire du navire a élevé une vigoureuse protestation auprès des autorités néo-calédoniennes."

Un voile de sourire figé sur le visage et le regard perdu bien au delà du fond de l'atelier, Arudy songeait, extrapolait, subodorait ... Ce ne furent que les arrivées successives des secrétaires qui, le tirant de ses cogitations, le conduisirent à s'agiter avant que de se donner le temps de nouvelles spéculations. Tandis qu'il priait l'une des femmes de demander sans délai la communication avec Nouméa.

Allo. Florent ?

Une minute, vieux ; j'étais en train de t'appeler ... Ce n'était pas libre. Ce que j'ai à te dire est fumant : ton Labrique est retrouvé ...

Comment cela ? ... À bord de l'ADELAÏDE ?

À bord de l'ADELAÏDE ...

A-t-il parlé, révélé quelque chose ... expliqué sa disparition ?

Il n'a absolument rien fait de tout cela ...

Il n'est pourtant pas idiot, ce me semble ...

... Idiot ou pas, il est mort, ton Labrique ...

Une rationnelle vérité à laquelle Arudy n'avait opposé qu'un mutisme atterré. Mais Florent poursuivait

Je suppose que cela te concerne et qu'il t'est déjà fort utile de le savoir. Une autopsie sera effectuée dans les vingt quatre heures à l'hôpital de Nouméa. Je t'en communiquerai le résultat. Je suis en cheville avec l'un des employés du service. Je te rappellerai dès que renseigné ...

Tu me dis que c'est Labrique, mais a-t-on retrouvé ses papiers d'identité ?

Pas du tout. Il n'en portait aucun. Mais d'après ce que tu m'as dit et qu'a fait savoir ici ton commissaire de police, les yeux bleus, les cheveux blonds et l'allure d'un français de dix neuf ans, il ne fait pour moi aucun doute que c'est notre homme ... Allez, je te laisse jusqu'à la prochaine nouvelle ...

Mais Arudy ne raccrochait pas son récepteur

Allo ... Florent ! Est-ce que tu émets un radio là-dessus à destination de Papeete ? Ou attends-tu d'être assuré de l'identité du cadavre ?

Je me donne deux heures afin d'en savoir davantage. Mais je te téléphonerai d'abord ... Tu seras informé avant ton commissaire ... Salut !

Ce ne fut pas dans l'atelier mais sur le seuil que Julien alla réfléchir et se donner le temps d'assimiler les conjecturales conséquences d'une information qu'il était encore seul à détenir sur ce territoire. Mais qui transformait une minable et locale histoire de drogue en une tragédie alignant jusqu'à ce jour deux cadavres.

Par rapport au commissaire de police, à quel autre privilège que celui de l'antériorité de la connaissance des événements pouvait à cette heure prétendre le journaliste ? Qui ne disposait même pas, sauf à se brouiller définitivement avec le policier, de la faculté d'annoncer en primeur dans "L'Écho" la découverte éloignée du cadavre de Labrique. D'ailleurs, l'intérêt, tout gratuit, que Julien avait porté au beach-comber ne devait pas l'acheminer vers une mésentente avec Farcalucci. Mais plutôt l'inciter à tenter d'apprendre par ses propres moyens comment le candide popaa s'était laissé piéger dans une entreprise délictueuse dont le précaire profit qu'il en eut tiré ne justifiait nullement qu'il s'y engageât. Bien qu'il eût pu en toute autre semblable circonstance proposer à tout débarquant abusé par des littératures illusoires un secours financier le mettant lui-même en difficulté, le journaliste se reprochait de n'avoir pas, en faveur d'Armel Labrique, fait exception. Mais il comprenait aussi que la perspective, pour le beach-comber, de percevoir sur le champ une somme représentant peut-être deux à trois mois de salaire classique, ait pu porter le jeune homme à l'imprudence. Et que la proposition à lui formulée par son compatriote et consistant à apprendre le métier de linotypiste n'eut été que peu alléchante, bien qu'adornée de la faveur d'être logé sans frais.

Mais ce qui était accompli, puisqu'irréversible, ne valait plus rien. Et pour sa seule satisfaction, Arudy entendait maintenant reconnaître par lui seul le cheminement funeste de son malchanceux compatriote.

Il pressentait que besoin n'était pas d'attendre la confirmation de la mort d'Armel Labrique. Dont la description du cadavre fournie par le correspondant nouméen de l'AFP s'appliquait bien à l'aspect du disparu. Encore que la nature de la mort infligée à l'homme offrirait peut-être une indication sur le lieu et les circonstances dans lesquels était advenue cette mort. En y pensant, Arudy s'avisa que selon toute vraisemblance le trépas n'avait pu survenir dans le Shin I Tong. Au sein duquel un cadavre se fut avéré encombrant. Ni même encore à terre. Puisque dans l'un ou l'autre cas, il eut été nécessaire de transporter la dépouille jusqu'au bâtiment. Le plus évident apparaissait que le jeune homme avait été entraîné jusqu'à l'ADELAÏDE, à bord de laquelle avait eu lieu l'exécution. Et que l'appareillage du voilier ait été consécutif à l'embarquement, par contrainte, du beach-comber, était moins le désir de naviguer que la nécessité de ne pas laisser à terre l'exécutant d'une mission aux regards de certains, inappropriée. Un raisonnement dont l'aboutissement semblait clairement indiquer à tout observateur que la rixe brève s'étant déroulée dans la fumerie de Satyajit résultait d'une rivalité entre deux clans de fournisseurs de stupéfiants. Mais s'agissait-il d'un fournisseur entendant se substituer au premier, ou du premier fournisseur réagissant par la force aux prétentions du second ? Quant à l'ADELAÏDE à bord de laquelle avait eu lieu l'exécution, son équipage était-il au service des premiers ou des seconds pourvoyeurs ?

Avant que le directeur de "L'Écho" s'engageât davantage dans l'examen de chacune des deux hypothèses, la sonnerie du téléphone tinta dans l'atelier, l'incitant à indiquer du geste à une secrétaire qu'elle veuille bien répondre. Ce qu'exécuta celle-ci, mais tendant aussitôt le combiné au patron.

C'est Nouméa ! ...

Julien ... J'écoute ...

Tu as intérêt à bien écouter, en effet ... Je suis de retour de ville où un douanier m'a appris, voici quarante minutes, qu'il a été trouvé à bord de l'ADELAÏDE ...

Un cadavre supplémentaire !

Non, mais de quoi en faire des dizaines ... C'est-à-dire cent kilogrammes d'héroïne, de haschisch, de marijuana, de kif, de chanvre indien, et même de mescaline qui, comme tu dois le savoir, est un extrait du peyotl mexicain ... De quoi satisfaire au budget du territoire pendant une année ... Je te passe cela en priorité avant de filer vers l'hôpital où en ce moment même a lieu l'autopsie de ton copain Labrique ... Salut ... À tout à l'heure ...

L'ébahissement de Julien l'empêcha de répondre au salut de son collègue avant que celui-ci coupât la communication. Un ébahissement suffisamment accusé pour que tant les secrétaires que les typographes à l'écoute involontaire et permanente des conversations téléphoniques de leur directeur et épiant par habitude les gestes et réactions de ce dernier, cessassent de s'activer, oreilles tendues et doigts immobilisés sur les composteurs.

Mes amis, l'affaire se corse ... Cent kilos de came trouvés sur la bourgeoise bisquine l'ADELAÏDE dérivant nuitamment le long de la côte ... Elle a livré son secret à quai, voici une heure.

Une voix s'éleva dans l'atelier

On a encabané du monde ?

Je ne sais pas encore. Mais nous saurons sous peu ...

La voix reprit

Et Labrique ?

En effet, Julien n'avait pas parlé de Labrique. Puisque les ouvriers n'étaient pas encore à leur poste lors de la communication de Florent le nouméen. Alors il décida de ne rien dire encore à propos de Labrique, afin qu'une quelconque indiscrétion ne manifestât pas auprès du commissaire de police que "L'Écho" était plus rapidement informé que la police. Et maintenant debout, accoudé à la main courante, Julien parlait à la cantonnade

Labrique ? ... on le cherche toujours ... Si l'un de vous le rencontre ... ou en entend parler, ça nous fera une "brève" pour le numéro suivant ...

Et sur ce mensonge, les linotypes retrouvèrent leur cliquetis et les secrétaires leurs "pata-pata", onomatopée typiquement tahitienne désignant le bruit de la frappe dactylographique.

Bien que sollicité par l'ardent désir d'en induire et d'en conclure, Arudy se résigna à attendre la communication dernière de son collègue de l'AFP avant que de se livrer à de nouvelles conjectures. Mais encore eut-il souhaité que lui parvint, du commissariat de police, le communiqué relatif à la découverte du cadavre de Labrique, afin qu'il put librement en traiter dans le numéro de "L'Écho" du lendemain. On n'était encore qu'en début d'après-midi et le commissariat oeuvrant jusqu'à dix neuf heures (au lieu de dix sept heures pour les services de l'administration), rien n'était perdu. Mais passé ce temps, et sans que devint officielle l'information nouméenne, comment Julien justifierait-il une "primeur" de cette nature ?

À cet instant, sur l'ensemble du territoire, il n'y avait que deux individus sachant ce qu'il était advenu de Labrique. Prioritairement, Satyajit l'indien ne pouvait ignorer d'où venait le coup. Puis l'homme ayant entraîné le beach-comber jusqu'à l'ADELAÏDE aux gens de laquelle il avait été abandonné. Mais si interroger l'indien -en admettant que quelqu'un s'y risquât- n'eut pu que déchaîner l'ire du commissaire de police, il s'avérait impossible d'interroger le second individu accompagnant le kidnappeur de Labrique, puisque l'on ne le connaissait pas.

Enfin, comment détecter le fournisseur premier de l'indien, et qui était candidat à la succession de ce dernier ? Quel navire approvisionnait la fumerie : l'ADELAÏDE ou le DEROULEDE ? À quel bord ressortissait l'agresseur de Labrique chez l'indien ? Une seule positive déduction s'imposait entre diverses autres, hasardées. Si Labrique avait été conduit à bord de l'ADELAÏDE, c'était que son équipage se composait des ennemis du premier fournisseur que devait être la poignée de membres d'équipage du DEROULEDE. Encore qu'il restât à découvrir, et à démontrer à quel bord ressortissait le feu Gilbert Marceau, première victime de la compétition entre deux associations de malfaiteurs. Un dilemme sans évidente échappée et dont, tant le policier que le journaliste, eussent pu se désintéresser dans l'attente que la réponse leur parvint de beaucoup plus loin que de la Polynésie.

Dans cette confusion de conjectures, un schéma s'imposa subitement à la pensée d'Arudy : auprès du DEROULEDE s'approvisionnant à Marseille, à Fort-de-France, ou à Cristobal-Colon, s'approvisionnait peut-être l'ADELAÏDE ? Qui distribuait ensuite sa coûteuse mais béatifique et substantielle moelle tous azimuts pacifiques ... Une perspective réduisant à néant l'antagonisme de deux bandes rivales ! À moins que, à moins que ... un courant interne hétérodoxe cherchant à émerger jouât le troisième larron s'imposant par sa férocité.

En tout état de cause, le trafic ne pouvait fonctionner qu'articulé autour d'un noyau de navigateurs circulant normalement et se rendant à terre à chaque escale du paquebot, et revenant nanti d'une marchandise que des approvisionneurs fidèles et familiers leur remettaient contre monnaie sonnante et trébuchante, le crédit, en ces occurrences, n'étant nullement une pratique propre à la spécialité ... Encore que les achats effectués auprès de présumables producteurs dussent laisser aux vendeurs-répartiteurs un bénéfice autorisant à rémunérer généreusement les nombreux et indispensables diffuseurs employés par la mafia. Et à permettre, au cas encore litigieux de l'équipage de l'ADELAÏDE, de vivre plutôt fastueusement dans les ports du Pacifique. Et Arudy ne cessait de se remémorer que si Labrique avait de sa vie payé cette extravagante situation, cela tenait à ce qu'il n'avait pas reçu à temps le contre-ordre à la mission primitivement fixée. Et qui devait être motivé par la virtualité d'un danger trop tard connu. Enfin, qui autre que Satyajit demeurait susceptible d'éclairer la police sur ses fournisseurs, puisque, selon toute probabilité, l'indien, dont les clients déploraient qu'il ne fut point en permanence en possession de leur produit préféré afin de partir en "voyage", devait se pourvoir du nécessaire auprès de ravitailleurs diversifiés ?

Par ailleurs, il fallait, s'il existait deux clans, déterminer auquel des deux appartenait l'homme jeté à la mer depuis le DEROULEDE.

N'ayant, à vingt heures de cette journée, encore reçu aucune communication du commissaire de police, Arudy constata que le policier pratiquait "la rétention d'informations" ... alors que celui-ci était déjà, et pour le moins, avisé de l'arraisonnement de l'ADELAÏDE comme de la perquisition y ayant été effectuée. Quant à l'autopsie de Labrique, puisque Florent n'avait pas appelé, Julien prévit que son collègue téléphonerait à son domicile. Et puisque ce soir le numéro de "L'Écho" était bouclé et que tout le personnel allait se reposer, il ferma lui-même les deux vantaux de la haute porte d'atelier et se porta vers la Juvaquatre fourbue faisant à la fois office de véhicule de fonction pour le journal et moyen de transport privé du directeur de "L'Écho". Une automobile ne portant aucune mention écrite de son utilisation mais reconnaissable, en ville comme sur les routes de districts où elle allait jeter sur le seuil des épiceries chinoises les paquets du journal du jour, à sa coruscante peinture vert olive, ainsi qu'à ses pneus dont trois sur quatre n'étaient pas tout à fait de la même largeur au sol ... Mais Julien n'eut pas le temps de prendre place dans l'automobile : à l'intérieur du bâtiment clos tintait le téléphone. Se précipitant il ferrailla dans la serrure, bouscula deux chaises et prit par dessus la main courante le récepteur pour entendre la réflexion agacée de son collègue Florent

Il n'est jamais où on le cherche, celui-là ...

Si, si ... collègue, je suis bien là et je t'écoute !

Après quelques échanges de rugueuse et humoristique camaraderie, Florent délivrait son message

Je n'enverrai le "radio" que demain matin à sept heures. Mais pour toi, voici la synthèse du légiste : on a vraisemblablement voulu tirer de la victime des renseignements qu'elle ne possédait pas. Et par le moyen de doigts écrasés dans une penture de porte, parce que ne se trouvait sans doute pas à bord d'instrument de torture convenant ... On a relevé des traces de brûlures de cigarettes, tant dans les oreilles que dans les narines. Il y a eu arrachement de cheveux ... La trace de contractions musculaires généralisées montre que le gars a terriblement souffert avant de mourir ... étranglé par un filin métallique qui a entamé le cou ... Mais ici on affirme qu'il a inutilement enduré tout cela alors qu'il n'avait strictement rien à dire ... Pour l'excellente raison qu'il ne savait rien de plus que ce qu'il a fait à Papeete ...

Mais ... pourquoi ne l'ont-ils pas jeté à la mer, celui-là ?

La police d'ici se pose la même question. Mais a conclu en supposant qu'à raison des forts courants marins périodiques, tel le puissant contre courant de Cromwell, en cette période de l'année, eut pu ramener vers quelque plage néo-calédonienne ou vers l'île des Pins ou Loyauté, un cadavre dérivant à dix milles marins à l'heure ...

Ce n'est pas possible ... Et que fais-tu des requins ?

Je leur accorde tout le mérite qui est le leur, mais un professeur de médecine d'ici, et qui officie depuis trente années sur les lieux, compte à ce jour neuf carcasses touchant de la sorte à terre ou ramenées dans les filets de pêcheurs ... Ce qui prouve que les gens qui n'ont pas commis l'erreur d'immerger ton protégé connaissent bien la navigation ... Et singulièrement le régime des eaux du Pacifique ... La police va incessamment s'intéresser à eux ... Je ne sais rien de plus ... Je te communiquerai, même de nuit, chez toi, ce que j'apprendrai ... Je te quitte

Pas si vite : as-tu expédié un message là-dessus à Papeete ?

Pas sur ce que je viens de te dire. Mais j'y procède incontinent ...

Échangées les plus brèves civilités et l'entretien suspendu, Arudy dut convenir que Farcalucci pratiquait bien la rétention de renseignements. Et il ne percevait plus aucune obligation d'urbanité à l'égard du commissaire. Dont il ne se soucierait point le moins du monde dans la tentative maintenant projetée d'obtenir, par émissaire interposé, quelque lumière de Satyajit.

Il y réfléchissait même intensément lorsque verrouillant une nouvelle fois les portes de l'imprimerie de "L'Écho", il vit venir à lui le gargotier Whong. Lequel lui demanda s'il dînerait chez lui. Une occurrence qu'en cette fin de journée n'avait pas envisagée le journaliste. Pourquoi pas ? soliloqua Julien. Mais il ne pouvait se permettre cette entorse à ses habitudes qu'en prévenant Mathilde afin qu'elle ne l'attendît pas pour le repas du soir. A moins qu'elle ait déjà confectionné quelque cuisine périssable. Et se disposant à rouvrir les vantaux, Julien en fut empêché par le chinois, qui devinant ce qu'allait faire le popaa, lui proposa de téléphoner depuis le restaurant. Ce dîner, décidé par hasard, serait l'impondérable d'une action à laquelle il n'aurait pas songé sans l'invite de Whong à venir goûter un shop-suey de nouvelle formule.

S'asseoir à la table du journaliste lorsque celui-ci prenait un repas chez Whong faisait partie des hommages que l'asiatique manifestait au français. Depuis ce poste, le chinois surveillait, ordonnait, estimait, intervenait s'il le jugeait utile, et revenait immanquablement prendre place auprès de son client. Alors, bien qu'il sût, ce faisant, exploiter le respect qu'avait pour lui le restaurateur, Julien se risqua au développement d'un projet venant de naître à l'instant où il ébauchait la dégustation du nouveau shop-suey élaboré par Whong. Mais il ne laisserait pas le chinois dupe de la manœuvre. Et lui ayant exposé l'intégralité de ses motivations et intentions, Julien développa le fondement des raisons qu'il possédait de connaître, avant qu'y parvint le commissaire, le ou les motifs justifiant de la part des malfrats la remise de Labrique aux mains de l'équipage de l'ADELAÏDE. Une proposition laissant néanmoins au chinois la faculté de se récuser sans que se fissurât l'estime réciproque que se portaient le français et l'asiatique.

Mais après le silence observé par Whong à l'écoute d'Arudy, le chinois quitta la table et disparut dans sa cuisine. Et Julien supposa avoir offensé Whong en en sollicitant une mission que l'autre avait dû estimer péjorative. Le farani se le tiendrait pour dit. Et ayant déposé sur la table non seulement le montant du coût du repas mais encore celui de l'arriéré de la semaine, il sortit de l'échoppe et repartit en direction de l'atelier devant lequel stationnait la verte Juvaquatre.

Deux kilomètres tout au plus séparaient les bureaux du journal du domicile de son directeur. Et alors que ce dernier consultait le rétroviseur afin de décaler vers la gauche en direction du garage qu'il ne pouvait gagner qu'en virant de quelque trois cents degrés autour de son fare, il avisa un véhicule se rabattant comme lui, à courte distance de sa demeure ... C'était Whong ! Au volant de l'indescriptible engin qu'était la rapiécée et tintinnabulante camionnette lui servant tant à faire son marché qu'à promener sa famille vers le district de Papara à chacune des bimensuelles journées de congé qu'il s'octroyait afin d'aller s'étendre dans un hamac sous la cocoteraie d'un humble fare de palmes et de niau, qu'il avait acquis en bord de mer, après les dix premières années d'inextinguible activité dans sa renommée gargote.

Tel Arudy, Whong engagea sa voiture jusque derrière le fare afin que de la route on ne put détecter le véhicule fort connu et repérable. Puis, souriant, sans prononcer un mot, il rejoignit Arudy dans les trois pièces avoisinant une résidence dont le journaliste n'était séparé que par un ruisseau franchissable d'un grand pas : le domicile du procureur de la République ... Mais, par Mathilde, au fait de tout ce qu'il se passait chez le magistrat par l'indiscrétion des domestiques, Arudy connaissait les heures de présence et d'absence de l'homme, qui, marié à une femme âgée résidant dix mois sur douze en métropole, se tiendrait jusqu'au petit jour dans le fare de sa maîtresse. Une sculpturale, supercoquentieuse, experte et majestueuse courtisane tahitienne autant réputée pour sa beauté que pour les successives et flatteuses relations depuis près de vingt années accumulées dans la strate supérieure de l'administration.

Les deux conspirateurs étant assurés du secret de leur conciliabule s'assirent immédiatement face à face, afin de débattre de la grave conjoncture dans laquelle le journaliste entendait s'assurer du concours de l'ancien coolie du Kouang Si.

Sans périphrase, Julien informait son dévoué compagnon de ce qu'il attendait de lui.

Ce Labrique, vois-tu, je ne sais même pas où il est né et ce dont il était capable. Mais intuitivement je lui accorde ma confiance comme les circonstances atténuantes, pour sa sottise. Car il faut être sot pour en terminer comme tu le sais alors qu'il venait ici pour vivre mieux que chez lui. Dès les premières paroles de notre entretien il était devenu comme l'envoyé d'un ami me le recommandant ... Son regard transparent m'assurait d'une certaine franchise ... Qui n'était que de la candeur ! ... Tout de même, il méritait mieux. Je regrette sincèrement, alors que tu sais que je ne me paie pas davantage que mes ouvriers ou secrétaires, de ne pas lui avoir avancé d'argent. Sinon il vivrait encore ... Mais ce qui est derrière ne compte plus. Et je voudrais seulement, pour mon compte, découvrir quels sont ceux, ou celui, qui l'a conduit à bord de l'ADELAÏDE. C'est tout ! Pour agir, le commissaire attendra maintenant des informations des polices néo-calédonienne ou marseillaise puisque le cadavre n'est pas chez lui ... Je veux être informé avant lui ... C'est pour cela que je t'appelle à l'aide. Comment, puisque c'est lui que je crois le mieux informé, faire parler Satyajit ? Etant donné que je ne vois aucun autre canal d'information, as-tu dans le Shin I Tong des compatriotes susceptibles de tâter de gauche et de droite, pour recueillir, peu ou prou, quelque indice ? ... Sans que tu te compromettes, bien entendu ... Je t'en serai redevable en tout état de cause ... Que nous trouvions ou non ... Mais je veux tout essayer ...

Les paupières de Whong, telle la déhiscence de certaines plantes dont le bulbe s'entr'ouvre passagèrement et infinitésalement à la lumière du jour, battaient et se refermaient sur un regard imperceptiblement luisant derrière la concavité conjonctive. Une manière d'expression pouvant tout aussi bien vouloir dire à l'interlocuteur que la démarche était inopportune, ou qu'elle était agréée. Et Arudy connaissait trop bien Whong pour ajouter à son exposé. Il attendait. Et Whong répondit

Tu me laisses une semaine. Il faut que je passe par plusieurs commissionnaires. Parce que personnellement, je n'obtiendrai rien. Et encore ne me répondrait-on jamais compréhensiblement. Satyajit ne doit pas être directement mentionné ni questionné. Il ne dirait rien d'utile. Il faudra que quelque personne dont il est l'obligé l'engage de façon détournée sur le sujet. Et la réponse que tu attends ne sera qu'une déduction de ses éventuelles confidences ... Je ne pourrai faire mieux ...

Ce que tu feras sera bien ...

Et en cherchant ce qui pourrait faire plaisir à Whong en contrepartie de son obligeance, Arudy convint que le plus opportun serait encore, à l'entendement du chinois, que le directeur de "L'Écho" s'ouvrit franchement auprès de son ami Maladeta, le chef de Cabinet du Gouverneur, du désir depuis longtemps entretenu par le restaurateur chinois d'obtenir la licence lui permettant de vendre du vin et des alcools dans son restaurant. Ce que lui réclamait fréquemment la clientèle popaa. Et ce qui accroîtrait ses recettes ...

Laissant à Whong le temps de conduire son opération, le journaliste prospectait mentalement et incessamment le répertoire des personnes susceptibles d'approcher Satyajit, parallèlement et indépendamment de Whong. Qui bien que semblant la plus adéquate articulation entre la ville et le Shin I Tong, pouvait éventuellement échouer. Denfert l'opiophage ? Peut-être ... Mais l'indien ne confierait de son organisation à un client toujours soupçonnable de parler malavisément, que des fallaces verbeuses et intentionnellement trompeuses. A-t-on jamais vu un pourvoyeur de psychotropes faire confiance à l'une de ses pratiques ?

À Papeete, l'enquête marquait le pas, puisqu'il n'y avait plus de disparu à rechercher, du fait que celui-ci retrouvé éteint entraînait l'extinction de l'instance. Et au chroniqueur judiciaire de "L'Écho des Îles", le commissaire de police déclarait qu'il lui fallait attendre le bon vouloir de l'un de ses collègues, nouméen ou marseillais, puisque le diligentement de la procédure émanait de ces derniers. Ce qui n'était pas une satisfaisante objection à l'entendement d'Arudy, mais offrait par ailleurs l'avantage d'octroyer à Whong le temps d'agir. Et il lui en fallait tellement, de ce dit temps, au fils du ciel, que deux semaines après son entrée en campagne, le chinois avouait au farani que si quelques uns de ses amis et compatriotes susceptibles de solliciter la mémoire de témoins visuels ou auditifs s'étaient affairés pour glaner indices ou attestations quelconques, la manœuvre était stoppée au seuil de l'officine de l'indien, s'avérant trop sagace pour céder à la plus sûre de ses relations ou au plus roué de ses complices, sur le chapitre de l'énigme Labrique. Ce qui, jusqu'à plus ample informé, semblait confiner à cette frontière du non-dit l'entregent inconditionnel d'un Whong n'en pouvant mais.

La mort d'Armel Labrique comme l'importance de la saisie de drogues étant maintenant des informations connues publiées par "L'Écho", et ne suscitant aucune nouvelle constituant pour Arudy une primeur, ce fut dans le tran-tran quotidien dans laquelle s'enlisait l'affaire Labrique que, précédée d'une furtive communication téléphonique de Florent de Nouméa à Julien de Papeete, tomba au bureau de la radio administrative tahitienne une dépêche exprimant en quelques lignes davantage que tout ce qui avait été imaginé depuis un mois dans la capitale polynésienne.

"NOUMEA - AFP - Le .... On apprend que le DEROULEDE, mouillant présentement à Rockhampton, sur la côte Est australienne, et en provenance d'Auckland, a provoqué une incursion de la police australienne à son bord, à la suite d'une information de la police néo-zélandaise ayant retenu à terre en dépit de l'appareillage du navire une passagère d'origine marseillaise descendant la coupée du paquebot en portant en bretelle sur l'épaule un étui d'accordéon dans lequel la drogue avait été substituée à l'instrument supposé. Interrogée, la femme a déclaré tout ignorer de ce qu'elle transportait, une passagère du DEROULEDE lui ayant confié le soin, assura-t-elle, de remettre l'instrument de musique à un marchand de curios tenant boutique sur le quai. Et où l'étrangère devait rejoindre sa commissionnaire. Depuis son incarcération, la passagère suspecte maintient ses dires tandis que le marchand de souvenirs, confronté à la suspecte, nie toute relation avec quelque quidam que ce soit voyageant à bord du paquebot. Les autorités de police font le rapprochement entre cet incident et la mort d'un homme d'équipage du DEROULEDE, nommé Gilbert Marceau, jeté furtivement à la mer entre le canal de Panama et Papeete, ainsi qu'avec l'arraisonnement d'un lougre français dénommé l'ADELAÏDE, et à bord duquel a été assassiné un passager français nommé Armel Labrique, lui-même soupçonné d'avoir été l'un des dealers des trafiquants de drogue. L'importance du trafic a justifié, de la part des autorités australiennes, la réunion à Nouméa, qui semble être le centre du trafic, des polices australienne, néo-zélandaise et française, des territoires néo-calédonien et polynésien. Mesure destinée à permettre l'étude approfondie du fonctionnement de transactions illégales dont on ignore la source comme l'identité, des commanditaires-organisateurs étant parvenus, depuis une durée de temps encore indéterminée, à prospecter toutes les étapes de la ligne française maritime du Pacifique."

L'espoir qu'entretenait Arudy d'éclairer les faits à son propre bénéfice s'écroulait. Ce n'était pas après un tel communiqué que Satyajit allait s'épancher. À moins d'y être contraint par le développement d'une entreprise dont lui-même ignorait l'importance, et conduisant chez lui des investigateurs troublant plus de deux décennies d'un calme onéreusement assuré. Plus que jamais l'indien se défierait des approches dont son intuition de docteur ès-science-oniromancique lui permettait de détecter les dangers.

Par voie de conséquence, l'information ne passerait, ou ne parviendrait plus, que de l'AFP nouméenne. Un parcours sur lequel, il est vrai, le directeur de "L'Écho des Îles" n'était pas mal placé à raison de sa confraternelle relation avec son homologue de l'agence de presse. Ce qui autorisait Julien à conjecturer qu'il serait -en principe- le premier averti du résultat des délibérations judiciaires. Avec la permanente réserve l'obligeant à ne jamais délibérément précéder Farcalucci dans la diffusion des communiqués de l'AFP.

Quarante huit heures exactement après l'arrivée du message radio précisant que les polices australienne et néo-zélandaise unissaient leurs efforts dans l'affaire devenue celle de "l'ADELAÏDE", une nouvelle dépêche apprenait aux populations que le commissaire Farcalucci, de Papeete, coifferait à l'occasion de ce symposium ses confrères de Marseille et de Nouméa. À raison de l'importance que revêtait la disparition en ce lieu du nommé Labrique. Une information emplissant autant de satisfaction le policier que le journaliste. Le premier parce que cette montée en puissance l'exaltait. Le second, parce qu'il serait en la circonstance débarrassé du commissaire et aurait donc moins de précautions à prendre dans la sélection des informations émanant de Nouméa. Mais pour le policier naissait, avec sa promotion, une situation moins enviable : les contendants judiciaires entendaient maintenant faire comparaître à Nouméa un certain ... Satyajit. Dont il apparaissait que le patronyme ait été passablement prononcé et connu en d'autres ports du Pacifique que celui de Papeete. Toutefois, l'intéressé se présenterait-il en tant que témoin ou suspect ? Son avocat intervenant, il fut dit qu'il ne serait que témoin. Encore en Nouvelle-Calédonie un confrère du défenseur tahitien prendrait-il en mains les intérêts de l'indien, si la malchance voulait qu'il passât de l'un à l'autre statut.

L'inspecteur Osorno assurerait l'intérim durant la vacance de son patron, et les mutoï se réjouissaient par anticipation de la levée momentanée d'une férule à laquelle ils s'habituaient sans doute, mais qu'ils n'étaient pas fâchés de voir se desserrer quelques semaines. En quoi ils se fourvoyaient. Puisque, afin que ne se relâchât point la vigilance policière, le Gouverneur et le Procureur décidaient que le capitaine ayant aidé le commissaire dans le ratissage du district de Taravao assisterait l'inspecteur Osorno. En même temps que quelques soldats seraient, depuis leur caserne, tenus à l'éventuelle disposition de leur officier assurant l'intérim policier.

Il s'agissait donc d'ordonner à Satyajit de faire ses bagages à destination de la Nouvelle-Calédonie. Prétendant, à juste titre, posséder les plus légaux attendus afin de transformer l'indien en suspect, le commissaire de police énonçait les chefs d'inculpation qu'il aurait désiré voir stipuler par un juge d'instruction à l'homme qui l'accompagnerait : détention et vente de drogue, exploitation d'une fumerie clandestine, hôtellerie proxénétique ... rendant bien service aux hétaïres bigarrant matutinalement le marché aux poissons dans le quartier ensoleillé où la population venait quérir les ruisselantes et frétillantes prises de la nuit. Et parvenant jusque sur les étals, pendues tout autour du truck dont le pilote guettait sur la route du tour de l'île l'apparition de feuilles de bananiers déposées sur la chaussée devant le faré de qui désirait se rendre à Papeete.

Bien qu'ayant de son chef proposé de déposer une caution afin de n'avoir point à effectuer une croisière nuisant à la bonne marche de ses affaires, Satyajit jugeait le déplacement nécessaire, pour son bien même, et ne s'opposait que mollement aux prescriptions de la magistrature. Afin que subsistât, nourrie à son égard tant dans l'opinion publique que dans celle de sa clientèle, une estime bonasse en faisant davantage un bouc émissaire qu'un truand. Encore qu'il attendit avec sérénité et confiance, qu'à une heure ou une autre de ses pérégrinations prévues, surgissent les secours secrètement espérés de ceux de ses clients en rapport avec le député bien connu compère de son prédécesseur ... Secours accessoirement complétés par les personnelles et discrètes appréciations émises sur le fait par les plus familiers clients popaa de l'indien. Et dont l'effet, depuis quelque vingt années que la fumerie existait, n'avait jamais manqué. Puis il y avait enfin, mais ceci ne devait venir à l'esprit d'aucun des contendants du symposium policier, qu'étant présent à Nouméa, Satyajit y côtoierait de plus près des gens dont il était le client. Et qu'à cette occasion il en apprendrait davantage que dans son fief du Shin I Tong.

Si l'indien ne pouvait nier avoir détenu la drogue saisie par le commissaire dans l'échoppe même, il avait déclaré avoir remis l'argent à celui des hommes dont l'un était parti en courant. Encore qu'il ne saurait pas désigner lequel des deux avait saisi ledit argent. Le montant ? Il ne se souvenait plus puisque le "voleur" lui avait arraché des mains la liasse de billets et donc emporté davantage que le coût convenu. Une perte que l'indien avait porté au compte "assurances" de ses frais généraux.

La dernière information sur l'arrestation de la passagère "accordéoniste" ayant été publiée par "L'Écho", il ne restait plus à Arudy qu'à annoncer la réunion nouméenne des autorités de police des quatre territoires concernés. Puis attendre de cette assemblée les résultats de ses délibérations. Et sans doute les conclusions, instituant, là ou ailleurs, le procès général.

Mais le calme n'allait pas revenir aussi logiquement. D'abord parce que la police marseillaise faisait connaître que Gilbert Marceau, le noyé du DEROULEDE, n'était que le concubin de la dame à l'accordéon incarcérée à Auckland. Et donc la complice, d'une manière ou d'une autre, du défunt. Mais si Marceau additionnait des antécédents relatifs à la diffusion de drogue, son amie demeurait intacte de toute compromission jusqu'à ce jour. Des informations qu'utiliserait Arudy lorsque s'ouvrirait la conférence de Nouméa et dont ne semblait pas désirer faire état Farcalucci, alors que le journaliste les tenait de son collègue de l'AFP. Du moins Julien en projetait-il ainsi lorsque Florent lui transmit en peu de mots le dernier scoop de l'affaire.

Allo ... Julien ? Je ne dispose que de peu de temps. Écoute et note. Je couperai dès que j'aurais prononcé le mot "terminé" : ... Félicienne Terrevagne, marseillaise de 37 ans, connue comme exerçant la profession d'accordéoniste d'orchestre féminin dans les brasseries de la côte d'Azur, et arrêtée récemment en Nouvelle-Zélande alors qu'elle descendait du DEROULEDE à Auckland, en transportant une charge de drogue, s'est donné la mort dans sa cellule où elle s'est pendue à l'aide d'un lien fait avec sa robe ... terminé !

Julien eut désiré poser nombre de questions maintenant interdites par la suspension de la communication. Mais il lui fallait, pour en faire intelligiblement état dans "L'Écho", commencer à constituer le puzzle que préfiguraient ces disparitions successives.

En admettant que Félicienne Terrevagne ne se fut pas seulement supprimée parce qu'elle avait perdu son ami, on pouvait supposer qu'elle appartenait au même parti que ce dernier, dans une activité qu'ils exerçaient -mais était-ce la première fois ?- sur la ligne maritime du Pacifique.Et pour le compte du même employeur que celui ayant fait supprimer Armel Labrique. Un "parti" devant encore compter des membres tels que ceux -ou celui- ayant provoqué la montée de la police à bord du DEROULEDE à l'escale de Nouméa. Et dont il devait subsister quelque affidé à bord du paquebot. Ou même plusieurs ... Une bande conjecturalement opposée à celle que transportait l'ADELAÏDE, et constituant la toujours supposée rivale de celle à laquelle appartenaient les trois morts déjà homologués. Un dilemme auquel l'indien Satyajit eut peut-être répondu en supposant que l'on lui proposât un "arrangement" ... : qu'il se défit, par exemple, d'une majeure partie de ses "assurances" pécuniaires ... Mais pour l'instant on ne savait démêler dans quel clan était le, ou les occiseurs.

Quels étaient en cette affaire multi-nationale le rôle du cultivateur de coprah du district de Taravao et celui du nommé Combalut, membre d'équipage du DEROULEDE, avec lequel ce tahitien était en relation ? Le paquebot étant présentement dans les eaux australiennes, sans doute l'existence de Combalut serait-elle évoquée durant les débats judiciaires. Mais le principal débat à l'ordre du jour serait fourni par l'activité de l'équipage de l'ADELAÏDE. Dont, hormis les coupables missions, on ne savait encore rien de tangible quant aux attributions, dans leur organisation, des propriétaires comme des matelots.

Ce qui allait ramener "L'Écho des Îles" à sa vitesse de croisière du temps des chroniques acescentes anti-administratives. Sauf à enregistrer à la manière d'une dépression fulgurant au-dessus du Pacifique un événement aussi subit qu'imprévisible.


C H A P I T R E    6


Mathilde faisant le ménage tandis qu'Arudy prenait son petit déjeuner, ce fut elle qui, se trouvant le plus près du combiné téléphonique, le décrocha à l'instant où retentit la sonnerie.

Vous êtes chez le directeur du "vea" (journal) ... J'entends ...

Julien se déplaçait et recevait l'appareil des mains de la femme lui disant

C'est la "niu-kaledonia" (Nouvelle Calédonie)

C'était en effet Florent qui, à sept heures du matin, communiquait la dernière information recueillie, à son collègue

Comme à l'habitude je dois aller vite ... Ce qui arrive me fournit un labeur fou ... Tu écoutes attentivement parce que je coupe dès mon laïus terminé ... : ce soir dès l'arrivée sur rade de l'hydravion de la société PACIF-TRANS, l'appareil a capoté après avoir heurté de l'un de ses flotteurs le grand mât d'un voilier mouillé en rade. L'appareil s'est en partie disloqué engloutissant les six personnes qu'il transportait, soit deux pilotes et quatre passagers étant : le commissaire de police de Papeete, un magistrat du siège, un mutoï, et un commerçant indien nommé Suradana Satyajit. Les secours aussitôt organisés ont permis de sauver cinq personnes, dont les médecins affirment qu'elles sont déjà hors de danger, ne souffrant que de blessures sans gravité. Seul, Monsieur Satyajit, qui a été assommé dans le chavirement de l'appareil, n'a pas été épargné. Une occurrence profondément déplorée, non seulement par les passagers, mais encore par les participants à la conférence judiciaire réunie afin d'apporter un terme au trafic de drogues depuis deux années développé dans les ports du Pacifique. M. Satyajit était en effet, non seulement, en tant que client des filières productrices de stupéfiants, un centre de diffusion, mais encore, en tant que tenancier d'un établissement clandestin tahitien, un élément majeur dont la conférence attendait des informations de premier plan sur l'origine et la distribution des narcotiques ... Allo ... Julien, tu es là ? ... Que penses-tu de cela ?

... Écœuré ... Abasourdi ... Sonné ...

Je m'y attendais ... Mais voilà qui modifie l'ordre du jour prévu de la conférence, puisque maintenant on attend de Marseille un spécialiste des "stups". Qui, par feu Marceau, le noyé du DEROULEDE, avait un dossier sur ton indien ... Ce n'est pas encore officiel, mais le commissaire d'ici me l'a assuré, il y aura des déclarations à commenter sur ce que les conférenciers diront ... Je te tiens informé ... Salut gars ...

Abasourdi, certes. Mais réactif cependant, Arudy tentait d'évaluer les conséquences de la disparition de Satyajit. Un fait qui désorganiserait les habitudes des familiers de la fumerie. Mais qui pour l'instant compliquait le travail des enquêteurs internationaux attendant beaucoup des déclarations de l'indien.

En ce qui le concernait, Julien n'avait donc plus personne à interroger. Et c'était fort dommage. Car il eut disposé, sans la mort de l'indien ayant un tant soit peu laissé échapper quelque charade ou cachotterie, d'une excellente matière à développement dans "L'Écho".

Revenant à ce que venait de lui apprendre Florent, il observa que si un inspecteur du service des stupéfiants possédait un dossier sur Satyajit, c'était que Marceau et ses acolytes du DEROULEDE étaient les fournisseurs attitrés ou à tout le moins privilégiés de l'indien. Une situation dont il semblait découler que les gens de l'ADELAÏDE constituaient bien une bande rivale. Mais où ces deux bandes s'approvisionnaient-elles, respectivement ? Et quelle était pour chacune d'elles la procédure de distribution ? En conclusion de sa muette spéculation, Julien déplora que les finances de "L'Écho" ne lui permissent point d'expédier à Nouméa un envoyé spécial. Ce dernier fut-il lui-même ...

Dans le courant de la journée et par son ami Maladeta, le chef de Cabinet du Gouverneur, le journaliste apprit que l'ouverture de la conférence judiciaire nouméenne était repoussée jusqu'au rétablissement de la délégation polynésienne. Soit environ une semaine. Mais de quelle utilité s'avéreraient les présences, en Nouvelle-Calédonie, du commissaire Farcalucci, du juge d'instruction, et d'un mutoï ? Encore que l'on ne put délibérément réexpédier vers leur base des gens dont on paraîtrait sous-estimer l'importance. Et, ce faisant, de les vexer. Seul, le mutoï regagnerait Papeete. Puisque l'homme auquel le liait, sans menottes, la loi, était à cette heure défunt. Enfin, dans le cadre de ces événements, qu'allait devenir le débit de boissons (les farceurs prononçaient "débit de poisons") de Satyajit ? Une question à laquelle, nonobstant sa subsidiarité, répondit le lendemain matin l'opiophage Denfert, venu remettre au bureau du journal et avec son coutumier nonchaloir, la chronique judiciaire de la semaine. Ce fut en déposant son "papier" sur la main courante que le chroniqueur lança à la cantonade

Il y en a, en ce pays, qui ne laissent même pas aux morts le temps d'être enterrés !

Des têtes s'étant levées, le héraut allait jouir de la primeur de son annonce en la renforçant d'un nouveau scoop ...

Il y a déjà des repreneurs pour le fonds de Satyajit !

Sans transition Arudy questionna

Qui ça ?

Deux chinois et un samoan ...

Vraisemblablement des gens nourrissant l'intention de poursuivre la coupable exploitation dudit fonds dans la ligne créée par l'indien, pensa, sans l'exprimer, Julien. Qui questionna "dangereusement" Denfert en lui demandant s'il supposait que le repreneur, quel qu'il fût, s'adonnerait aux mêmes activités que celles du disparu. Plongeant son regard dans celui de son patron, le chroniqueur demeurait muet. Tandis que souriant et sans baisser le regard, Julien répondait lui-même à sa question

Vous l'espérez ... Alors que moi j'aimerais, pour vous, qu'il en soit autrement ...

Denfert haussa les épaules et alluma une cigarette ; après avoir expulsé la première bouffée de laquelle il dit doucement

Vous avez tort ... Je progresse ... Et cet événement me fera progresser encore ...

Se levant, Arudy s'approcha de Denfert pour lui laisser entendre que désireux d'aller personnellement effectuer un reportage dans les archipels, il prévoyait de lui laisser la conduite de "L'Écho" ... à condition que la guérison du suppléant fut avérée. Et le directeur dudit "Écho" avança qu'il s'en remettait à son chroniqueur pour que ce dernier l'informât qu'il était paré à assumer cette responsabilité. Ce à quoi ne réagit pas Denfert décidant d'aller fumer sur le seuil du bureau. Tandis que les secrétaires et Julien échangeaient muettement des regards chargés de la même appréhension.

Venu lentement depuis son pupitre jusqu'à la main courante, Raroa, le prote, à son tour aussi éloquemment réservé que les secrétaires, déposa sur le comptoir un fragment de copie sur laquelle il désirait se faire préciser un accord grammatical. Puis tandis que venu se pencher sur le document, Julien en recherchait l'anomalie en lisant à voix sourde, le chef d'atelier s'inclina vers l'oreille du patron

Vous savez, paterono (patron), jamais les ouvriers n'accepteront de recevoir des ordres de Denfert ...

Le visage toujours penché sur le document étudié, Julien marmonna

Ne t'inquiète pas ... J'ai seulement dit cela pour savoir où il en est ...

La sérénité revenue sur le visage du prote, celui-ci s'éloigna en relisant à haute voix le texte qu'il avait à la venvole saisi sur une pile de morasses périmées. Mais Arudy en déduisit qu'il était pour lui encore prématuré de s'offrir une croisière à travers les îles. Puis, brusquement, une idée lui vint, le portant à rejoindre Denfert fumant toujours au grand air. Entraînant son rédacteur comme s'il devait lui montrer quelque lieu à l'écart du bureau, il lui saisit le bras et l'engagea vers le restaurant Whong.

Je pourrais peut-être vous fournir l'occasion de faire usage de votre patronyme complet ... Denfert-Rochereau, en vous envoyant, sous ce nom, à Nouméa ... suivre les débats de la conférence judiciaire. Mais je vous fais connaître sur le champ que si "L'Écho" assume les frais de transport et de séjour, il ne vous versera pas une datte pour les textes ... Qui ne vous vaudront que la gloire de les avoir rédigés ...

Et alors que Denfert observait presque toujours un temps de réflexion pour répondre, un comportement sans doute dû à son état pathologique, son refus se manifesta avec une rogue spontanéité

Vous êtes fou patron ! ... Moi, là-bas, parmi toutes ces polices réunies ...

Et alors, qu'avez-vous à redouter ? N'êtes-vous pas, par ailleurs, à l'aube de la guérison, m'avez-vous dit ? ... Et puis l'indien n'est plus ...

Peut-être, mais Farcalucci est un type suffisamment futé pour n'avoir jamais révélé -j'en suis convaincu- ce qu'il savait de Satyajit ... Vous voyez un déballage en pleine séance avec mon nom prononcé ? ... Même pour le canard ce serait néfaste ...

Arudy pensait exactement comme son collaborateur, sans lui en faire part. La promptitude et la vigueur de la réaction de ce dernier le surprirent. Conjecturant aussitôt que Denfert-Rochereau ou pas, le chroniqueur de "L'Écho" était peut-être l'homme -après Satyajit- en sachant le plus sur l'indien et l'affaire Labrique. Mais puisqu'il était inenvisageable d'interroger, sur l'instant et en ce lieu, l'éventuel détenteur de la connaissance de furtives et délictueuses pratiques, il prit sans lantiponner la décision de tenir un conciliabule avec son collaborateur. Et après lui avoir demandé s'il serait encore en ville le lendemain soir, il l'invita à dîner en son fare. Seul à seul. Et Denfert acceptant sans réticence, il suffît, une fois celui-ci éloigné, de téléphoner à Mathilde afin qu'elle préparât pour l'heure prévue un repas pour deux personnes.

Ce dont prit bonne note la maternelle Mathilde. Qui mue par cette tahitienne, désinvolte et impertinente candeur qui est le propre de la race et excuse les plus vertes bévues, n'hésita aucunement à solliciter davantage de précisions sur ce qu'il convenant d'aménager dans l'ambiance du fare.

Miti (monsieur), est-ce que je mets une corbeille de tiare (gardénia) sur la table et que je fais du "maà tunu faararerare" (compote de papaye) ? Puisque la vahine popaa elle aime beaucoup mon "maa" (cuisine).

Lorsque Mathilde apprit que l'invité du dîner à préparer était Denfert, sa verve ne fut pas moindre que lorsqu'elle évoquait la visite de la vahine popaa. Et dans l'écouteur du téléphone Arudy entendit

Aué tataoué ! (Seigneur !) ... Ce "tupa haari ionei" (ce crabe de cocotier ici !) ...

Le patron en avait ri. Mais il n'en savait pas moins sa cuisinière furieuse et dut obligeamment mais fermement lui demander de passer outre, pour une fois encore, à son aversion envers le crabe des cocotiers. En lui assurant que c'était là une nécessité professionnelle qui ne se renouvellerait pas.

Comme si la visite chez le directeur du journal auquel il collaborait était pour le chroniqueur un exceptionnel événement, Denfert portait un vêtement que ne lui connaissait pas Arudy : un complet veston d'alpaga, neuf et de bonne coupe, ainsi que des chaussures de cuir ... Lui qui ne divaguait qu'en pantalon fatigué, chemisette à fleurs et sandales de toile ou de corde. Et sur la tête un chapeau de pandanus tressé et gauchi par les intempéries. Constatant combien son hôte semblait surpris de son aspect, l'autre se justifiait

C'est le reliquat de mes splendeurs passées ...

Ce à quoi Arudy avait répliqué ... "qu'il devrait les porter plus souvent" ...

Denfert n'abordant que des sujets généraux n'apportant aucune lumière aux questions que se posait le directeur de "L'Écho", celui-ci décida d'attaquer en reprenant l'une des informations apportées la veille par Denfert lui-même.

Que savez-vous de plus sur les éventuels repreneurs de la fumerie ?

Contrairement à ce à quoi s'attendait Julien, Denfert ne renâcla pas à éclairer son interlocuteur. Les deux chinois étaient des prête-noms agissant pour de plus fortunés commanditaires ne désirant pas se découvrir mais attendant de leur homme de paille qu'il reprît l'exploitation dans ce qu'elle avait de sulfureuse renommée, et assurant par là une rentabilité au-dessus du commun. Mais, selon Denfert, les asiatiques ne seraient pas agréés. Satyajit détenait quarante pour cent de la valeur de l'entreprise alors que l'un de ses employés, un samoan, en détenait les soixante autres. Lequel n'était que l'innocent employé de bar n'intervenant jamais dans les affaires de narcotiques, et demeurant par là indemne de toute compromission douteuse. Et bien que les gens étrangers à cette entreprise puissent s'inquiéter de qui succéderait à Satyajit, ils ignoraient que le barman samoan, s'il n'était pas officiellement candidat à la reprise de l'échoppe, n'en était pas moins le vrai patron. Et comme tel choisirait le successeur de son associé. Qui viendrait d'une île située à quelques centaines de kilomètres à l'Est des îles Wallis et Futuna. Tout près desquelles les cartes marines indiquaient un groupe de gros cailloux éparpillés et dénommés îles Horn. Dont l'une d'elles, inhabitée et dénommée Alofi, recélait, dans l'ignorance absolue des populations des autres cailloux, la cache secrète dans laquelle Satyajit dissimulait jusqu'à ce jour sa réserve de stupéfiants. Laquelle cache était approvisionnée par un bâtiment de pêche péruvien portant, trois à quatre fois l'an, depuis le port péruvien de Huacho, les produits variés, hypnotiques, euphorisants ou hallucinogènes, et en toute clandestinité, jusqu'à l'île d'Alofi.

Comment, depuis Alofi, la marchandise revenait-elle vers Satyajit ? L'un des armateurs de Papeete -sur la trentaine de goélettes pratiquant "l'aventure", c'est-à-dire le commerce avec les îles- s'était montré désireux d'améliorer son chiffre d'affaires en véhiculant trois ou quatre fois l'an, à travers les archipels, la marchandise péruvienne réembarquée à Alofi à destination de Papeete. À bord de la goélette-transporteur prenait passage un agent de Satyajit. Mais inconnu comme tel et ne se montrant jamais avec l'indien, et qui, parfaitement informé des éléments topographiques comme du relèvement à prendre au mouillage afin d'accéder à la cache, était le seul à bord avec le capitaine à partager le secret. Rôdé, puisque fonctionnant déjà depuis plusieurs années, le système satisfaisait ses gens. Parmi lesquels, outre Satyajit et son barman samoan, il fallait compter un parent samoan dudit barman : un notable de la ville samoane d'Apia veillant avec discrétion sur le trésor constitué à Alofi la déserte. Et contrôlant tel un commissaire aux comptes le fonctionnement de l'entreprise, au chef qu'il en était le principal actionnaire. Et alors que pour sa part il ne ménageait pas ses efforts afin de répandre sur des lieux par lui seul pourvus des produits de plus en plus attendus par une clientèle de plus en plus étendue.

Posant fourchette et couteau, Arudy avait cessé de manger. Sourcils froncés et poings fermés, il révolvérisait du regard son invité

Comment en êtes-vous venu à être de la sorte informé, vous ?

À son tour immobile, Denfert se leva et alluma sa ... nième cigarette. Puis alla s'asseoir sur l'angle d'une natte de repos. Élevant la voix et accompagnant sa déclaration de gestes d'impuissance, il parut se délivrer en une confession de complicité faisant vibrer sa voix et trembler sa mâchoire.

C'est comme ça ! ... Je sais tout parce que Satyajit m'a corrompu dès nos retrouvailles ... Il m'avait rencontré en Indochine et en un tel état qu'il savait de quoi je n'étais plus capable : m'arrêter de fumer ... Lui, qui ne touchait à rien de tout cela que pour le vendre, savait que dans la bassesse l'on peut tout attendre d'un homme. Il m'avait pris sous sa protection ... Dès notre première rencontre ici, il m'a dit que je pouvais venir consommer chez lui ad libitum ... Et pendant plusieurs semaines, j'y ai trouvé ce qu'il fallait pour sombrer et oublier ma misère. Jusqu'à ce qu'il me laissât entendre que sa générosité n'était pas tarie, mais que ... il me faudrait songer, d'une manière ou d'une autre, à lui en être reconnaissant. Comment ? ... Mais c'était si simple ! Que je me tienne au courant des mouvements de la goélette "TE MAO" (le requin) ... un nom de circonstance, vous en conviendrez ! Et puis l'ayant repérée alors qu'elle rentrait "d'aventure", que je me rende à bord dans la nuit qui suivrait son accostage ... Je trouverai un matelot de pont censé être le gardien de mouillage et qui me remettrait un, deux, trois ou davantage de paquets que je devrai remonter chez Satyajit ... Mais pas plus de deux à la fois. En faisant autant de fois que nécessaire l'aller et retour par un parcours différent ...

De plus en plus excité et curieux, Arudy l'interrompit

Mais comment transportiez-vous tout cela ?

C'était prévu. Ayant, en un temps, et alors que j'en avais encore le goût, herborisé par-ci par-là, je possédais un herbier assez semblable aux boîtes cylindriques que portent chez nous les ouvriers plombiers effectuant les travaux en ville ... Mon herbier contenait jusqu'à quatre kilogrammes de marchandise ... Et il m'est advenu de faire jusqu'à trois allers et retours en une nuit et ... plusieurs nuits de suite ...

Et jamais vous n'avez éprouvé la crainte d'être repéré, suivi, pris en flagrant délit ?

Denfert inhala une profonde bouffée de pétun, puis comme s'il recherchait ce qu'il allait dire, il embrassa du regard le décor de la pièce et parla d'une voix sourde et lasse ...

D'abord, on ne peut avoir tous les défauts ... Et je passais pour en avoir un me permettant de penser que je pouvais en avoir un second très peu conciliable avec le premier ... Et je sais que vous savez également cela ... Ensuite, si je circulais avec cette sorte de sécurité ... mentale, c'est que je savais Satyajit suffisamment "protégé" pour que personne ne tentât de lui faire de misères ... J'irai même jusqu'à dire que si je n'ai connu aucune embûche dans ce "job", c'est que celui qui eut pu me les tendre, le tomitera de l'époque, devait s'arranger pour que cela ne m'arrive jamais ... De plus, on allait donc, me voyant en pleine nuit traverser une ville morte, logiquement me soupçonner de revenir de chez une gamine ...  Je peux vous avouer que Satyajit, sur ces mois derniers, n'était plus avec moi très généreux ... Il ne voulait même plus que je vienne rêver chez lui ... Il me donnait une boîte de ces pastilles que vous connaissez, et que je payais ... Pas au prix fort, mais suffisamment pour grever mon budget ... L'avantage est que je peux les consommer n'importe où ... et à n'importe quelle heure de la journée ...

Ayant, il y avait déjà un moment, rendu sa liberté à une Mathilde aussi irritée de devoir servir un invité qu'elle n'appréciait pas davantage que ces repas traînant en longueur, Arudy pouvait tout évoquer sans crainte d'être indiscrètement entendu. Et il questionna crûment Denfert.

Étant donné tout ce que vous savez déjà, vous devez posséder une assez précise idée de l'identité des ou du meurtrier de Labrique ?

C'est que là-dessus je ne sais rien de plus que vous ... Je connais les gens du clan pour lequel je travaillais. Mais les manières de la bande qui a tenté de dégommer l'indien ne m'éclairent pas ...

Arudy sursauta

La bande qui a tenté de dégommer l'indien ? ... Mais vous ne pensez tout de même pas que cet accident a été provoqué ?

Je ne vois pas comment il aurait pu l'être puisqu'il n'y avait que des policiers et un suspect ... Mais avouez que la disparition de Satyajit est une bénédiction pour les équipes du DEROULEDE et de l'ADELAÏDE. Puisque s'il reste des policiers peu renseignés, il n'y a plus de suspect à faire parler ...

Jusqu'ici je suis d'accord avec vous : le DEROULEDE et l'ADELAÏDE abritent des membres de la même bande. Mais puisqu'ils ont supprimé Labrique, comment expliquez-vous que celui-ci ait été agressé chez Satyajit ?

C'est que je n'explique rien ! Ca me paraît être une confusion, un manque de coordination, une erreur tout bonnement ... Je me souviens que Satyajit m'avait dit avoir été confidemment visité par un membre d'équipage du DEROULEDE, voici au moins six mois ... et se présentant à lui de la part d'un type que Satyajit aurait connu à Marseille, où l'indien a séjourné quelques mois avant d'arriver ici. L'étranger lui proposait de la marchandise venue par le Chili. Mais Satyajit ne m'a jamais parlé de l'ADELAÏDE ... J'aurais tendance à imaginer que le paquebot s'approvisionnait dans l'un des trois ports principaux de sa ligne. Soit Marseille, Fort-de-France ou Cristobal-Colon. Et qu'il en pourvoyait l'ADELAÏDE qui disposait de plus de liberté de navigation, tant en date qu'en itinéraire, que le DEROULEDE. De plus le lougre faisait office de cache mobile susceptible d'emmagasiner une montagne de marchandises ... Ce qui a foiré puisque le voilà maintenant aux mains de la police ...

Votre avis sur l'agresseur de Labrique, chez Satyajit ?

Comme ça, de chic, je ne sais vers où l'orienter ... Est-ce que ce sont des gars de la flotte paquebot-voilier voulant impressionner l'indien afin de l'inciter à se fournir chez eux ? Ou l'indien lui-même montant le coup afin de décourager l'un des agents perturbateurs ?

L'inquiétant tient cependant en ce que les fournisseurs de l'indien, si ce sont eux, se fussent attaqué à quelqu'un qu'ils ne pouvaient identifier ...

Ils n'avaient pas à l'identifier ! ... Puisque sachant, jusqu'à ce jour, qui de chez eux remettait de la marchandise à l'indien, ils considéraient comme ennemi tout individu inconnu portant quelque colis à l'indien ...

J'admets, pour la forme, mais comment savaient-ils que le beach-comber était le livreur du concurrent ?

Je ne vous réponds pas, j'en conviens, mais j'observerai que les gens du paquebot ou du voilier ne pouvaient tout de même pas "corriger" quelqu'un de chez eux ! ... Ce qui ferait de Labrique un commis des fournisseurs habituels de l'indien. Et donc favorable aux Samoans. Dont Labrique avait toute raison d'ignorer l'existence ...

Ayant convenu que le casse-tête s'avérait jusqu'ici inviolable, Arudy émit une supposition davantage formulée comme spéculation que comme hypothèse exploitable.

Supposons que le cerveau de la bande DEROULEDE-ADELAÏDE eut désiré en savoir davantage sur l'indien avant que de s'introduire de force chez lui, et qu'il ait projeté un "test" avant une opération d'envergure. Il lui envoie alors l'innocent qu'était Labrique afin de voir quel genre d'accueil on réserve au benêt. Sans oublier que quelqu'un a tenté de "casser le coup" en interceptant Labrique avant l'heure de la mission ... Interception manquée puisque ledit Labrique avait déjà pris la route ... Maintenant, comme l'indien ne connaissait aucunement Labrique, il fallait que celui-ci se présentât d'une manière à être écouté ... Et c'est là que nous devons penser que Labrique a commis un impair lui ayant coûté la vie ... Mais est-ce sur l'initiative du type l'accompagnant ou sur injonction de l'indien ? ... Qui trompe qui ?

Il n'y a que les gens de l'ADELAÏDE qui pourront le dire, maintenant qu'ils sont dans la nasse ...

Non ! ... Il n'y a pas qu'eux ... Puisque doit en ce moment circuler en notre ville le type qui a agressé Labrique et l'a emmené jusqu'au voilier ...

Pas certain : supposez que ce soit un membre de l'équipage qui ait reçu l'ordre d'exécuter notre gars ... Il est donc resté à bord ...

J'opine. Mais provisoirement. Puisqu'il nous a été dit que deux autres personnages, dont l'un a pris la poudre d'escampette, sont entrés avec le français porteur de la marchandise, chez l'indien. Ils sont donc deux, à cette heure, à connaître la vérité ...

Denfert exhala un profond soupir et demeura un long instant le regard perdu au delà des auvents abaissés afin que quiconque ne put apercevoir, depuis la résidence du procureur, qui était présent chez le journaliste. Ce qui provoqua, de la part de ce dernier, une question concernant directement son invité

Pour quelle raison vous montrez-vous si inquiet ?

Parce que je ne connais pas le type que nous voudrions identifier et que je ne sais à quel bord il ressortit ... Ce qui peut se révéler être un ennemi de ma personne ...

Allons, Théo ! ... vous ne détenez aucun secret dont dépendît la sécurité de ces malfrats ...

C'est vous qui le dites ! Et même s'ils n'en sont pas certains, les samoans, par exemple, peuvent toujours supposer que je suis au courant de l'organisation de leur logistique ... Puisque le barman connaît mes relations privilégiées avec le disparu ...

Une évidence s'imposant à l'esprit d'Arudy. Et à ce point prise en compte par Denfert qu'il lui sembla expédient qu'il allât jusqu'à chez lui vérifier si personne ne l'avait demandé depuis trois jours qu'il était en ville. Ce à quoi son patron réagit en lui proposant de le conduire sur le champ jusqu'au district. Mais qui, pour l'étonnement d'Arudy, reçut un avis contraire de Denfert.

Ce serait une erreur, patron ... Ni le journal ni vous-même, ni aucune autre personne du journal, hormis moi-même, n'est compromis dans cette mauvaise affaire ... Et je vous déconseille de vous montrer en ma compagnie ... Par cette démonstration vous vous priveriez peut-être même des quelques chances d'obtenir par vos propres moyens des renseignements utiles ... Que je prenne un repas en votre compagnie reste dans l'ordre des choses ... Que vous veniez avec moi effectuer une inspection est autre chose ... Je sais n'être pas un parangon de vertu mais je ne puis vous laisser faire cela, au nom du respect que je vous porte, à vous et à "L'Écho" ... D'ailleurs, si vous le désiriez, je vous donnerai ma démission écrite, sur le champ ... Dans l'opinion publique, ça aurait du panache ... Ce qui précisément me manque ... Vous vous séparez d'un élément trouble et vous désintéressez de l'affaire avec laquelle, en vérité, vous n'avez aucune affinité ... et qui n'a de valeur pour vous que dans sa forme informative ...

Assis à table et demeurant immobile, les bras croisés sur la poitrine, Arudy suivait du regard la déambulation impatiente et désordonnée de Denfert, marchant d'un angle à l'autre de la pièce. Puis après que celui-ci eut pris place sur la natte, et pris sa tête entre les mains, il l'interpella

Vous m'avez raconté que le commissaire de police et vous-même vous étiez semblablement apostrophés lors de l'une de vos joutes oratoires ... Puisque vous avez échangé la même phrase : "me prendriez-vous pour un con ?". Moi, je vous pose une autre question : me prendriez-vous pour un salaud ? ... Que, comme vous le dites, vous ne soyez pas un parangon de vertu n'est pas mon affaire ... Je ne suis ni juge désigné ni moraliste ... Je ne réprouve votre faiblesse et son motif que sur le plan de la dignité de l'homme et sur celui de l'éthique personnelle. Mais alors que vous me donnez, depuis deux années, des articles dont nos lecteurs sont friands, je ne vois pas pourquoi, si rien de licitement répréhensible n'est produit contre vous, je déciderais motu proprio de vous exclure de notre modeste entreprise ... Je reconnais qu'il est aussi paradoxal que cocasse que vous soyez le chroniqueur judiciaire du journal alors qu'il se peut que d'un jour à l'autre vous passiez de l'autre côté du prétoire. Si cela advenait, je ne saurais mettre en branle aucune relation pour vous exempter de la chose. Mais en tant que personne, je suis à cette heure déjà tout disposé à être publiquement un témoin à décharge. Et je vais ici bien nettement vous dire que si vous désiriez vous retirer en toute confidentialité, je vous mettrais en devoir de vous trouver un remplaçant ...

Dans une sorte de compulsion colérique lui brisant la voix, Denfert se dressa tel un ludion

Mais vous ne voyez donc pas que je pars en couille ? ... Et que vous ne pouvez rien pour moi

Le ton était si élevé que Julien alla précautionneusement se glisser près d'un auvent afin de vérifier que cette insolite et bruyante répartie n'avait pas attiré l'attention de la domesticité du procureur. Revenu auprès de Denfert, Arudy énonça avec autorité

J'appelle un taxi qui vous prendra ici, vous transportera jusqu'à votre fare. Si rien d'insolite ne s'est produit durant votre absence, vous vous reposez jusqu'à la semaine prochaine. Il n'y a pas de Palais d'ici là et j'ai de la copie en suffisance pour attendre votre retour. Si au contraire vous constatez ou apprenez par vos voisins quelque anomalie ou mouvement insolite, vous revenez immédiatement ici avec le taxi. C'est moi qui le paierai ...

Et sans que Denfert manifestât la moindre velléité d'opposition, Julien commanda, par téléphone, l'envoi d'un véhicule dans lequel prit place, et sans plus de résistance, le plumitif soudainement si accablé et démoralisé qu'il semblait plus n'être subitement qu'un corps privé de toute sensibilité.

Alors qu'au volant de sa Juvaquatre Julien sortait de chez lui pour regagner l'atelier, il aperçut Mathilde peinant sur son antique vélocipède, et l'interrogea sur le motif de son retour.

Oye, la vaisselle à faire, alors !

Tu pouvais venir plus tard ... D'autant plus que je vais passer la nuit au bureau ...

Alors je viens demain matin à cinq heures pour ton petit déjeuner ...

Inutile ... Tu sais bien que Whong nous fait le petit déjeuner dans l'atelier ...

Mais Mathilde n'entendait plus et repartait sur son cheval de fer après avoir décrit par dessus son épaule, et sans se retourner, un geste signifiant qu'elle savait mieux que Whong quel petit déjeuner convenait à son patron.

Trente minutes après s'être assis à son bureau, Arudy apercevait, par le sabord ménagé dans la cloison -on n'emploie pas de vitre à Tahiti- le taxi de retour du district et venant se ranger près de l'immeuble de "L'Écho". Sans doute le pilote venait-il se faire régler. Ce qui semblait indiquer qu'ayant trouvé tout en ordre, Denfert s'était résolu à observer quelques jours de repos. Remettant alors son dû au chauffeur, Arudy questionnait ce dernier.

Ton client ne t'a pas trop "paru-paru" (accablé de discours) en route ?

Après avoir posément serré son argent dans son portefeuille, l'homme planta son regard dans celui du popaa comme s'il allait lui dire une sottise ...

Fatu vea (monsieur le journaliste), votre ami a trouvé un drôle de fare en rentrant chez lui ... Tous les meubles et les affaires étaient renversés ... Les voisins sont venus nous dire que des popaa étaient venus la nuit dernière et que s'ils n'étaient intervenus en entendant le bruit, les étrangers se préparaient à mettre le feu au fare ...

L'information pétrifia à ce point Arudy qu'il ne se ressaisit que pour constater que le chauffeur de taxi avait disparu ...

Ayant ouï ce que l'homme venait de dire, les secrétaires et leur patron se considéraient avec la mine de gens auxquels on vient d'annoncer que la foudre a frappé leur domicile durant leur absence. Les tahitiennes échangeaient en maori des observations personnelles tandis que le prote disait au patron

Il ne reste plus qu'ils viennent au journal, de nuit, casser les machines !

Arudy calma le jeu en déclarant que "L'Écho" demeurant, à part son chroniqueur, rigoureusement étranger à ces événements, il n'y avait aucun lieu de s'alarmer. Mais qu'en revanche, il faudrait peut-être rechercher un nouveau chroniqueur -ou une chroniqueuse- afin de ne point contrarier les lecteurs assidus de la rubrique du Palais.

Il ne fallait pas non plus grever la nuit à venir de l'échange de propos ne concourant en rien à la bonne tombée de la presse du numéro en fabrication. Et dont déjà les morasses s'amassaient sur le bureau d'Arudy, pour la correction précédant le "tournez-comme-ça" que lancerait Arudy après l'ultime vérification.

Dans une telle affaire et s'agissant de drogue, le directeur de "L'Écho" projetait un rafraîchissement de mémoire de ses lecteurs popaa -les tahitiens n'ayant rien à en déduire- à propos des trafics de drogue dont de temps à autre l'actualité se repeuplait. Peu de gens en effet savaient qu'un siècle plus tôt, la dissémination intentionnelle et bénévole de stupéfiants avait constitué un système de pression occulte sur des gouvernements dont les responsables, intellectuellement affaiblis par la consommation des produits vénéneux, ne parvenaient point à s'opposer aux intérêts politiques et commerciaux de nations européennes ayant pris pied par ce moyen chez des peuples encore inorganisés. Et Arudy se préparait à dicter un court texte à sa secrétaire lorsque la strideur téléphonique suspendit le geste qu'il ébauchait pour inviter la popaa à se munir de son bloc et de son crayon à mine de plomb.

Salut Florent ... J'ai bien trouvé ta dépêche faisant état des déplacements habituels d'esquifs après chaque marée se produisant dans ton pays tourmenté ... A cinq cents mètres du rivage ça fait tout de même un sacré portage ! ... Quatre maisons détruites et cinq blessés, je vois que l'on reste dans la norme ...

Après quelques paroles de plus après lesquelles il se préparait à prendre congé de Florent le nouméen, Julien se tut. La voix du correspondant résonnait toujours mais ne provoquait aucun commentaire de la part de Julien, soudainement crispé et écoutant, paupières closes. Puis la voix devenue basse lança un rappel à ce point amplifié que les secrétaires l'entendirent

Julien ... Es-tu toujours là ?

Tu parles que j'y suis ! ... Aussi démonté que lors de la mort de Satyajit ... Quel scoop !

Les journalistes se saluèrent et l'appareil raccroché, Arudy croisa les mains sur son bureau et informa son monde

L'affaire Labrique prend de l'ampleur. En même temps qu'elle s'obscurcit. La nuit dernière une tornade a balayé le port de Nouméa, comme nous l'annonçait la dépêche arrivée en mon absence au début de l'après-midi. Quelques bateaux déplacés et quelques demeures effondrées ... La routine, en somme, pour la Nouvelle-Calédonie. Mais cette fois, avec un supplément : dans le désordre de la nuit d'orage et des barcasses transportées jusqu'à terre, des malins ont mis à profit la confusion et les éclairs pour se désancrer et filer cap au large ... Tout l'équipage au poste de veille ! Il s'agit d'un joli petit lougre appelé en France bisquine, et baptisé l'ADELAÏDE ... Ca vous dit quelque chose ?

Quelques jurons tahitiens composèrent la réponse de l'atelier tandis que les secrétaires émettaient des "Aué tataoué !" (mon Dieu) de tonalités modulées.

Une nouvelle qui modifia la priorité des textes devant sous quelques heures circuler sous le marché aux poissons où irait les répandre vahine Roroa, l'épouse du prote, s'encadrant habituellement dans l'embrasure de l'entrée de l'atelier aux environs de cinq heures du matin. Les nouveaux textes immédiatement dictés et dactylographiés et remis à la composition, Arudy estima de son devoir d'accompagner les événements, en page trois, de l'article d'intérêt général qu'appelait la conjoncture. Un texte dont l'emplacement avait été réservé dans l'attente de sa composition.

"L'affaire de stupéfiants peuplant présentement l'actualité des continents du Pacifique sud, justifie que nous rappelions à ceux de nos lecteurs qui l'auraient oublié que ce que l'on désigne du terme générique de "trafic de drogue" n'a pas toujours valu à ses pratiquants l'opprobre actuellement entretenue. Arrêtons-nous, pour mémoire ou instruction de ceux l'ignorant encore, sur le fait que, de 1839 à 1843, ces bons apôtres de puritains britanniques firent inonder la Chine, par tous ceux prêts à travailler pour eux, de toutes les formes et espèces d'opiums disponibles sur le marché, afin d'atteindre, par ces moyens délétères et déliquescents, les forces intellectuelles politiques nationales chinoises. Et minant de la sorte les éventuelles dispositions que ledit gouvernement chinois eut pu prendre afin d'entraver la pénétration anglo-saxonne militaire et commerciale en Asie. Cependant et bien qu'en effet sapée par l'arme déloyale qu'était la diffusion du vénéneux produit, la réaction chinoise se matérialisât par la décision, insupportable pour les anglais, de faire jeter à la mer les stocks de produits toxiques accumulés par l'étranger dans ses docks de Canton. Une initiative ulcérant à ce point Sa Majesté que bientôt cinq navires de guerre anglais furent dépêchés en rade de Canton d'où ils se livrèrent à un bombardement de la ville. Une armada si courroucée qu'après avoir causé pertes de vies humaines et détériorations matérielles, elle remonta le Yang-Tsé-Kiang jusqu'à Nankin afin d'y faire étalage de sa force. Bien que la distribution de l'opium connut, à dater de ce jour, une décroissance d'intensité, celle-ci ne s'en poursuivit pas moins jusque dans les années 1860. Epoque à laquelle éclata un conflit auquel, à côté des anglais, participèrent des nations européennes parvenant à édifier une concession internationale tandis que les anglais héritaient Hong-Kong. Et que concomitamment la France s'installait en Cochinchine.

Comme l'a proclamé et écrit un professeur d'économie politique français, le commerce comme la politique sont trop souvent porteurs d'une immoralité non moindre que celle animant les condamnés de droit commun."

Arudy venait de faire passer au prote, aux fins de composition immédiate, un texte qui le lendemain, sans doute, ferait "tousser" dans les bureaux administratifs. Il n'en avait cure et se demandait comment Farcalucci allait réagir au rappel historique. Puis assailli par une pensée subite, il pria une secrétaire de rappeler le chauffeur de taxi ayant conduit Denfert jusqu'à son domicile afin qu'il veuille bien se présenter.

Requis par ailleurs au moment de l'appel, le chauffeur et son véhicule ne stoppèrent devant les bureaux de "L'Écho" que vers dix neuf heures. Ne laissant à l'homme même point le temps de pénétrer dans l'atelier, Arudy se porta vers l'arrivant en lui expliquant qu'il devait immédiatement retourner au district chez le popaa qu'il avait déposé quelques heures auparavant. Et lui remettre en mains propres l'enveloppe qu'il lui confiait. Dont, après avoir lu le contenu, ledit popaa lui remettrait à son tour un papier contenant sa réponse. Qu'il rapporterait d'urgence en venant se faire régler.

Arudy avait en effet songé que l'échappade de l'ADELAÏDE pouvait intéresser Denfert. Et lui en faire part sans délai pouvait provoquer un commentaire d'autant plus intéressant que le directeur de "L'Écho" s'était pris à supposer que son chroniqueur en savait davantage sur les affaires de Satyajit qu'il n'en laissait paraître.

Or, une heure et demie après son départ pour le district, le taxi n'était pas encore de retour. L'aller et retour s'effectuant sans précipitation en une heure, il s'avérait que le commissionnaire avait été retardé par Denfert. Sans doute écrivant une longue réponse sur ce que lui inspirait l'éclipse de la bisquine. Et Arudy s'apprêtait à prendre lui-même la route à vingt et une heures trente, lorsque, du taxi apparaissant enfin à l'entrée de l'imprimerie, sortit, accompagnant le chauffeur, un tahitien en short, maillot de corps et pieds nus, invités à se rendre à l'intérieur de l'atelier bruissant du fonctionnement de la presse libérant les premières feuilles de "L'Écho" du lendemain matin. Les secrétaires étant parties, le chauffeur de taxi, le tahitien venu du district et Arudy prirent place dans le secrétariat.

Le chauffeur parla le premier

Lorsque je suis arrivé, les auvents étaient abattus et la porte fermée à clef. J'ai frappé, fait le tour du fare, ai encore tapé sur la cloison ... Il n'y avait toujours pas de réponse. Je suis allé chez Utiri, son voisin, qui m'a accompagné ici ... Utiri a une clef que lui a laissée le popaa. On est entrés tous les deux. Il n'y avait pas de bruit. On a traversé la première pièce et nous sommes dirigés vers la chambre. Dont la porte était fermée de l'intérieur. Nous avons beaucoup crié pour nous faire entendre. Comme on n'obtenait toujours pas de réponse, on a forcé la serrure avec un tournevis que j'ai toujours dans la boîte à outils de ma voiture ... Denfert était étendu sur sa natte ... Ça sentait très mauvais dans la pièce ... Sur la natte et autour, au sol, il y avait une quantité de petites boulettes pareilles ... On a été chercher le chef de district ... Il est venu, a regardé et dit qu'il fallait appeler le tomitera à Papeete ... Il a téléphoné de chez lui ... Ils sont venus à trois ... le tomitera, l'hiopoa (inspecteur) et un mutoï ... Ils ont écrit nos déclarations et nous ont dit de repartir ... Ils ont déclaré que le popaa était mort "d'une overdose de boulettes d'opium" ...

Et la lettre que j'avais donnée pour la remettre à Denfert ?

Le chauffeur se tritura les lobes d'oreille

Le tomitera l'a conservée ...


C H A P I T R E    7


Arudy sursauta

Le tomitera ... Tu veux dire l'inspecteur ?

Non ... il avait trois galons sur les manches ...

Arudy réalisa qu'il s'agissait du capitaine assurant l'intérim de Farcalucci, devant pour l'heure arpenter les rues de Nouméa.

Rien ne pouvant être obtenu de plus des trois personnes présentes, Arudy interrogea Utiti, le voisin de Denfert. Mais Utiti n'en pouvait dire davantage. Il savait seulement que le popaa prenait des "médicaments" qui le tenaient plusieurs journées consécutives, prostré, les yeux grands ouverts, tel un "papau" (fantôme) marchand autour de sa maison ou sur la plage. Ou encore demeurant vingt quatre heures allongé sur sa natte. Et qu'à ces moments là, "ça sentait haua noànoà" (très mauvais) dans tout le fare en désordre. Utiri savait d'autant mieux tout cela que sa vahine faisait souvent le ménage chez Denfert auquel elle préparait encore des repas ou le petit déjeuner.

Ses visiteurs congédiés, Arudy se dit qu'il devrait téléphoner à l'officier assurant l'intérim du policier. Ce à quoi il se résolut incontinent.

Capitaine Dorsant ?

L'homme opina et la conversation s'engagea sans transition dès que s'eut fait reconnaître le directeur de "L'Écho". Il ne faisait aucun doute pour le militaire, qui, venant également d'Indochine, avait déjà été confronté à des accidents de cette nature chez des toxicomanes, qu'il s'agissait bien d'une overdose. Mais d'une overdose volontaire ... Tant il subsistait alentour du corps de boulettes comestibles dispersées sur et sous le lit. Et alors qu'un grand verre de citronnade au quart plein avait été trouvé sur une caisse grossièrement transformée en guéridon de nuit. Et bien qu'il ne fut pas docteur en toxicologie ni en criminologie, le capitaine tenait pour assuré que le chroniqueur judiciaire de "L'Écho" s'était bel et bien motu proprio expédié ad patres.

Il fallut parler du document remis au chauffeur de taxi, et que devait avoir conservé l'officier. En effet, il le détenait. Mais sans vouloir être désagréable à son interlocuteur, le militaire s'obligeait à verser le document au dossier que Farcalucci trouverait à son retour. Estimant qu'il n'y avait rien là qui fut pour lui particulièrement fâcheux, le journaliste ne formula aucune demande de restitution et engagea son correspondant vers d'autres propos. Ainsi Dorsant savait-il ce qu'après la mort de Satyajit la conférence judiciaire induirait quant à la direction à donner à ses travaux ?

Connaissant là-dessus les intentions des intéressés mieux que l'agent de l'AFP de Nouméa, Dorsant s'en ouvrit sans détour au directeur de "L'Écho".

Le président de la conférence, un magistrat néo-zélandais, considère subitement que cette conférence, réunie en catastrophe, n'a plus grand chose à faire après les décès successifs dont la recherche des causes revient davantage aux policiers des lieux où les morts ont eu lieu, qu'aux participants à la conférence ...

Arudy apporta son point de vue en déclarant que les contendants avaient seulement dû se faire offrir un voyage d'agrément ...

Après avoir observé un silence, l'officier émit l'opinion qu'il existait de plus valables et graves motifs à cette réunion allant pour l'instant plutôt vers sa dispersion que vers sa tenue. Faire perdre pareillement son temps aux gens de justice ne profitait qu'aux distributeurs de narcotiques. Qui, servis par les intempéries, parvenaient à faire disparaître une pièce à conviction (le bâtiment l'ADELAÏDE) et à supprimer trois majeurs éléments du cartel : Labrique, Marceau et Denfert ... À supposer qu'ils en fussent ! Mais à tout le moins des personnages dont l'audition eut passablement éclairé le panorama.

Arudy n'y avait pas songé. Mais à la lumière de sa dernière conversation avec Denfert, il se sentait disposé à abonder dans le sens que semblait adopter le militaire. Dont le timbre de voix, l'intonation et l'apparente franchise de l'attitude et des propos, inspirèrent sur le champ à Arudy une proposition à formuler. Et le conduisant à demander à l'officier s'il savait la date du retour de Farcalucci à Papeete. L'autre ne barguigna pas.

Pour lui, c'est classé ... Il a rencontré là-bas un ancien collègue australien connu je ne sais où ni quand, et il a fait passer ici une demande en bonne et due forme de congé de quinze jours sans solde afin de l'écouler en Australie dès après le terme de la conférence.

Une information à laquelle Arudy répondit par une question

Votre devoir de réserve vous interdit-il de dîner en ma compagnie ?

Une hésitation précéda l'écho

Je ne le pense pas ... Mais dans quels but et intérêt ?

Parce que moi, qui ai longuement devisé avec feu Denfert dans les heures précédant son geste fatal, j'ai recueilli des tas de détails qui, au cas où vous auriez personnellement et sans délai à vous pencher sur l'affaire, ne vous seront pas inutiles à connaître ...

Puis, complétant son invitation, il se hâta de préciser

Bien entendu vous êtes mon invité dans un lieu où nous ne serons pas le point de mire d'une clientèle trouvant étrange que "L'Écho" et l'armée fassent table commune ... Et alors que, comme moi-même, vous serez en civil ...

"Positif !" ... lança contre toute attente le capitaine Dorsant.

Ce qui remplit le journaliste d'une grande satisfaction, mais se demandant néanmoins si cette manœuvre et l'apparente coopération du tomitera par interimaire lui permettraient de faire mieux que Farcalucci.

Le lendemain de leur entretien téléphonique, les deux conspirateurs se retrouvèrent chez Whong, dont, après l'avoir informé de la personnalité de son invité, Julien sollicita qu'ils fussent relégués dans l'angle le plus ombreux de l'échoppe. Mais Whong avait fait mieux. Ayant vélocement transformé en cabinet particulier l'une des pièces de son appartement au premier étage, il y isola ses deux clients pouvant, dès leur arrivée sur les lieux, et sans crainte d'être écoutés ou trahis par quelque explétive présence, échanger tous propos et considérations relatifs à "l'affaire". Enfin, pour une plus complète sûreté, Whong effectuait lui-même le service.

S'il était bien disposé à l'égard du directeur de "L'Écho des Îles", l'intérimaire du tomitera n'était pas homme à se payer de mots. Et ce fut sans préambule ni équivoque qu'en prenant place face à Julien Arudy, le capitaine François Dorsant affirma

Vous m'êtes sympathique. Bien que je doive avouer que la tonalité de certains de vos articles laisse flotter des préférences philosophiques et politiques que je ne partage pas ... J'ai fait l'Indochine et là il n'y a pas à disserter : il faut tuer ou se faire tuer ... Vous vous doutez quel parti j'ai pu prendre dès le début ... Et quelles que soient les actions auxquelles j'ai eu à me livrer, je ne laisserai jamais à quiconque le soin de les commenter ... J'ai accepté de vous rencontrer à la condition expresse que nous nous en tenions à ce qui nous met en relation depuis quelques jours ... Pour le reste ce sera le silence ... ou ma disparition ...

Arudy possédait des motifs de bien prendre cette justification de présence, et de répondre, sur le même ton, qu'il ne nourrissait aucun autre projet, en désirant rencontrer l'officier, que de lui permettre de gérer l'imprévisible et de l'éclairer sur une affaire dont il devait, à son corps défendant, lui, civil, se préoccuper. Parce qu'il était convaincu que la victime, Armel Labrique, était étrangère aux événements ayant provoqué sa mort. Et aussi parce que la participation, pour l'instant encore inconnue dans sa dimension, de son collaborateur Denfert à ces mêmes événements, l'intriguait. Et si Arudy pouvait entendre sans sourciller l'entrée en matière de son invité, c'était parce que,  par le canal de son compatriote Maladeta, chef de cabinet du Gouverneur, le journaliste s'était informé de l'état d'esprit et des antécédents de Dorsant. Mal à l'aise dans sa fonction policière comme dans ce pays où s'aigrissait une épouse regrettant le séjour asiatique où l'autorité de son mari, comme ses fonctions, tenaient plus haut le panache de l'armée que sur ce continent exigeant moins d'un engagé tahitien ou d'un sous-officier métropolitain que d'un officier de vocation, fils lui-même d'un officier supérieur.

Arudy laissa entendre à son compatriote que sur ce parvulissime continent à nul autre pareil, tout chauvinisme sonnait faux. Et de lui conter quelques anecdotes dans lesquelles le militaire natif du lieu n'était jamais un subversif mais au contraire un égaré n'ayant pas mesuré, en s'insérant dans l'armée, à quelle servitude morale il était censé adhérer. Ce qui n'avait nullement nui, durant les heures de crise, à l'enrôlement de volontaires tahitiens dans le bataillon étant allé en Europe, non pas jouer à la guerre, mais l'accepter jusque dans ses fatales conséquences. Puis ayant observé que son hôte l'écoutait avec attention, Arudy passa sans transition à l'objet de leur réunion.

Cela dit afin que vous progressiez en la connaissance de cette atmosphère à laquelle celle d'aucune autre colonie ne peut être comparée ...Je vous fais juge de ce que j'ai estimé devoir vous dire, en ce qui concerne l'affaire dans laquelle, à votre corps défendant, vous surgissez en tomitera intérimaire ...

Et comme s'il se livrait à un récit d'événements ordinaires, le journaliste dégagea des confidences alarmées de Denfert seulement ce qui lui en parût utile : la personnalité du barman de Satyajit ... Qui, aux Samoa, était le véritable patron de la fumerie ... La puissance et l'autorité du samoan qui, depuis sa capitale, alimentait l'indien ... L'existence d'un dépôt dans l'île désertique d'Alofi ... Le retour de ladite marchandise vers Papeete par goélette ... le transfert de l'opium depuis la goélette jusqu'à l'échoppe du Shin I Tong ... La mort de Labrique semblant être davantage la conséquence d'une erreur de stratégie qu'un crime organisé ... Enfin, l'incrédulité -basée sur quelle conviction ?- que le chavirement de l'hydravion fut plus une péripétie issue de la mafia concernée qu'un mauvais coup du sort ...

Manifestement assombri par les paroles de son vis à vis, Dorsant planta telle une épée son regard dans celui du journaliste

Pourquoi n'avez-vous pas révélé tout cela à Farcalucci ?

D'abord, parce qu'il n'était déjà plus là peu avant la disparition de mon chroniqueur ... Ensuite parce que ledit chroniqueur ne m'a fait de confidences que depuis quarante huit heures ... Troisièmement parce que j'ai l'intention de coucher tout cela dans mes numéros immédiatement prochains ... Quarto, parce que le nommé Labrique n'a jamais été, à mon entendement, le malfrat qu'il apparaît ... Mais la saugrenue victime d'un contretemps dans la stratégie des approvisionneurs ... Qui, vous devez en avoir tiré une telle conclusion, se livrent à outrance une guerre pour la conquête d'un certain nombre de points de vente allant du canal de Panama jusqu'à l'Australie ... Sans préjudice des points sensibles que sont les îles du nord de la Nouvelle-Calédonie et de la Nouvelle-Zélande ... Une chasse gardée samoane, selon toute vraisemblance ... Tout cela pour dire qu'il faudra mettre en branle d'autres moyens que ceux actuellement déployés, afin de pénétrer, pratiquement et tactiquement, jusqu'aux gens et points sensibles ... Je crois que la chaîne ignescente fait le tour de la planète ...

Ayant repris sa manducation Dorsant sourit à Arudy

C'est à vous que l'on devrait confier l'enquête ...

Je ne me féliciterais pas de cette charge ... Une telle activité me déprimerait. D'abord parce qu'elle ne correspondrait à aucune de mes inclinations. Ensuite, parce que je ne vois pas de moyens, dans la stratégie de la répression, susceptibles de stopper de telles connivences et d'intérêts économiques ...

Dorsant insistait

Examinée d'un autre angle, la situation vous inspirerait quelles mesures efficaces ?

Attention : précisons s'il s'agit du point de vue d'un chef d'Etat désireux de sévir, ou bien de tirer bénéfice de la situation ! Parce qu'en de nombreux points de ces combinaisons d'intérêts trônent des potentats résolument opposés aux mesures répressives. Et encore ceux qui sans renâcler absolument devant la répression tentent de la moduler parce que certaines personnalités représentatives qui, bien que n'ayant pas d'intérêt dans les transactions illicites, entendent n'être pas privées de tout ravitaillement ... onirique ... Voyez-vous des autorités, hormis celles de la police, s'agiter en faveur de la répression ?

Je sais ... Des noms m'ont été communiqués ... Et j'ai même reçu -officieusement- conseil d'y aller ... mollo ... Voyez que je ne vous cache rien !

Après un silence le militaire poursuivit

En ce qui concerne votre Denfert, quel rôle pensez-vous qu'il tenait là-dedans ?

Celui d'un minable ... Qui n'a pas résisté à l'offre de consommer gratuitement -un temps seulement d'ailleurs- Et a dû payer le jour où faire le porteur d'herbier ne lui parut plus opportun parce que trop dangereux. Son seul profit a consisté à s'intoxiquer gratis en même temps qu'il se compromettait gravement et inconsidérément avec d'autant plus d'inconséquence qu'il connaissait plus en détail encore que ce qu'il m'en a livré les imbrications des fournisseurs de Satyajit ... C'est-à-dire des samoans régnant sur l'île déserte d'Alofi ... Ce qui ne nous éclaire pas sur l'activité du second groupe dont nous savons au moins que le DEROULEDE et l'ADELAÏDE sont les moyens de transport ...

Or, si Arudy ignorait par quel canal les gens du paquebot et ceux du voilier se ravitaillaient, il se souvenait que son rédacteur avait fait allusion à quelque port chilien situé au dessus de la péninsule de Taitao -étrange coïncidence phonétique ou peut-être bien choisie intentionnellement- dénommé Puerto-Aisén. Où devait aller se réapprovisionner l'ADELAÏDE se portant ensuite vers le DEROULEDE, pourvoyant à son tour les clients des ports pacifiques. Bien qu'habité, Puerto-Aisén était un lieu singulièrement déshérité et isolé où l'on ne pouvait aborder que par temps exceptionnellement calme. Une condition idoine pour des opérations de cette nature.

Le tomitera intérimaire sourit au terme de l'exposé de la situation que venait de lui faire le journaliste.

En somme, si je faisais ratisser la côte sud du Chili, j'aurais des chances d'éclairer ma lanterne ...

Sans aucune compétence en l'espèce j'estimerais encore moins conjectural de rechercher l'ADELAÏDE ... Ce qui pourrait être sollicité des autorités réunies à Nouméa ... Et qui fournirait peut-être davantage de résultats que des études d'hypothèses en vase clos ...

Divers autres cas furent évoqués par les deux interlocuteurs qui, parvenus au terme de leur repas, reçurent la visite, cette fois prolongée puisque uniquement de politesse, de Whong venu s'enquérir de l'opinion de ses clients quant aux mets à eux servis et préparés par le patron. Qui les raccompagna jusqu'à l'extérieur en leur affirmant qu'il serait toujours honoré de leur visite. Et tandis que le journaliste se préparait à prendre congé de Dorsant, celui-ci lui dit à brûle-pourpoint

J'aimerais vous présenter à mon épouse ... Elle lit vos papiers et comme elle n'est pas née béni-oui-oui, approuve plus souvent que je ne le fais vos points de vue. Mais bien que militaire, la liberté d'appréciation est une nécessité de notre culture ... Et puis, après notre concertation, j'aimerais encore vous faire connaître mes projets à propos de notre affaire ...

Intrigué, mais n'estimant pas déconsidérant de se transporter jusqu'au domicile de l'officier, Arudy accepta sans barguigner. Et ce fut dans sa voiture que Dorsant s'épancha

Je sais que vos rapports avec Farcalucci sont souvent houleux ... Les mutoï en parlent entre eux. Et je ne voudrais pas que vous nourrissiez à mon égard les mêmes préventions ... Je réprouve, tout comme et avec mon épouse, l'attitude du commissaire se laissant aller à gifler une fille ... Je n'ai jamais rien fait de pareil et aurais sanctionné l'un de mes hommes se livrant à ce geste ... Même dans les villages où nous étions reçus au fusil ... Je pense que si nous avons apporté à ces gens d'incontestables bienfaits, ils ne les avaient pas sollicités ... Et que de plus nous n'étions pas chez nous ... Et que les bienfaits ainsi imposés ne sont que des actes par lesquels nous tenons à accompagner certaines rapines ...

Arudy allait sans doute manifester son étonnement, mais Dorsant décrivit un geste signifiant : laissez-moi poursuivre ...

Les gens du gabarit de Farcalucci sont nombreux dans un corps expéditionnaire comme dans la population civile européenne émigrée. Et maintenant, après l'étonnement, je vous procure la stupéfaction ... Dans ce pays où en effet les choses ne se déroulent pas comme partout ailleurs sous les latitudes tropicales, je voudrais accomplir quelque chose en faveur de cette population, qui restât dans l'esprit des gens, et après mon éclipse, un excellent souvenir ... Aussi comme ces circonstances, que je n'ai pas davantage créées que recherchées, me promeuvent à un poste où je dispose d'un pouvoir discrétionnaire, j'aimerais que vous m'entendiez exposer mes considérations sur le sujet ... Enfin, comme je ne suis pas un inconditionnel de ce que je suppose de vos opinions politiques et de ce que je connais de vos pensées par la lecture de "L'Écho", je pose mes cartes sur la table sans feinte ni maquignonnage : n'étant pas dans votre sillage je dirais ... humaniste, je peux en toute quiétude entendre les suggestions que vous émettriez à propos de mon action dans cette affaire criminelle ...

Dorsant s'était tu. Et Arudy ne répondait que par un sourire. Dont était encore empreint son visage lorsque les deux hommes pénétrèrent au domicile du militaire. Venue sur la véranda au bruit du moteur de l'automobile, une femme brune, de petite  taille, enveloppée, au regard smaragdin, et affichant une détermination aussi délurée que foncière, descendit quelques marches de bois après s'être penchée vers les arrivants, et se dirigeant sans hésitation vers Arudy le salua d'un

Soyez le bienvenu, monsieur de "L'Écho" ...

Gestes et formalités de circonstances rapidement échangés, les trois personnes se réunirent sur la véranda alors que la nuit tiède enveloppait déjà Papeete. Une "vahine tavini" (bonne à tout faire) apportait un pichet de citronnade fraîchement pressée et un flacon de champagne. Que personne, par cette température, n'appétait à décapsuler. Estimant qu'il ne fallait laisser se diluer les intentions du tomitera intérimaire, Arudy réattaquait sans autre préambule

Madame Dorsant, alors que vous savez ce dont votre mari et moi-même nous sommes entretenus durant notre colloque ... alimentaire, je me trouve devant un cas de conscience : votre époux attend de moi une suggestion lui permettant, en même temps qu'il résoudrait l'énigme lui échouant en guise de bienvenue dans la fonction, de devenir un "ami du peuple" ...

Tout le monde rît. Mais madame Dorsant reprit, la première, son sérieux.

Bien que ce pays soit paradisiaque, je ne m'y sens pas à l'aise ... Parce que peut-être je n'ai rien à y faire ... Les gens devaient y être naturellement heureux avant notre venue ... La charité ou l'éducation distribuées ne sont peut-être qu'un passe-temps d'oisifs ou d'inutiles ... Que les tahitiennes fussent de rudes rivales pour nous autres femmes des pays occidentaux n'est pas pour moi un problème ... Je veux dire qu'elles ne me dérangent pas ... Si mon mari s'amourachait d'une naturelle je ne lui ferais ni reproche ni procès ... Je laisserais la place ... Mais je le crois très au-dessus de cela ... D'ailleurs nous nous sommes mariés contre l'avis de l'une de nos familles ... ce qui cimente d'autant notre détermination ... Tout ceci pour vous dire que j'aimerais que François n'étant plus comme en Indochine, toujours accaparé par la guerre, accomplît ici quelque chose de nouveau pour lui, dans un ordre moral que n'hypothèque plus la guerre ...La première suggestion que j'ai formulée lorsque l'on lui a proposé de suppléer le commissaire, c'est de refuser. Un militaire ne peut être un policier. Mais un policier peut être autre, et plus, qu'un militaire. Maintenant qu'il a accepté et qu'il exerce, je n'entends pas qu'il se récuse. Ce serait d'un bien mauvais effet. Tant sur ses camarades que sur la population. Comme l'inspecteur Orsono n'est pas ... encore, un limier, quelle action autre que la résolution des inconnues que présente la situation devrait engager mon mari, tant pour mériter l'autorité de la fonction que pour traiter exhaustivement l'affaire ?

Pour vous répondre à tout prix, je dirais bien d'aller ratisser la côte chilienne ! Puis, en un peu moins incohérent, tenter de repérer l'ADELAÏDE ...

Dorsant intervenait

Vos propos sont fort divertissants mais Farcalucci demeurant en tout état de cause le commissaire en titre et chargé de l'affaire, je ne suis qu'un passe-volant qui devra se retirer dès le retour du patron ... À moins que ... à moins que ... je prenne une initiative qui, en réussissant, m'autorise à pousser plus loin mon essai ...

Madame Dorsant avait encore à dire

Il faut que l'on vous avoue que mon époux souffre autant pour sa part que pour celle du commissaire qu'il est, des effets discréditants consécutifs à la gifle que le policier a administrée à une fille ... Et alors que si François parvenait, sans d'ailleurs que je voie comment, à accomplir quelque exploit durant sa suppléance, il estimerait -et moi avec lui- que nous ne sommes pas venus pour rien dans ce pays ...

Un silence que personne ne semblait désirer meubler s'était établi, lorsqu'une idée subitement surgie dans la tête d'Arudy l'amena, les mains croisées, au bord de son siège.

Un doute subsiste à l'égard de quelqu'un, dans notre rébus ... Il s'agit d'un nommé Teuira ... Un cultivateur de coprah du district de Taravao, protégé par le chef de district, ancien combattant de 14/18, et qui revenu avec une grave blessure est dignitaire de la Croix de Guerre ... et d'une citation à l'ordre de l'Armée. Vous avez vu ce vétéran ainsi que ledit Teuira lors de votre inutile intervention sous les ordres de Farcalucci ... Et nous savons que Teuira ne sait rien. Apparemment ... Et je dis "apparemment" parce qu'influencé par son glorieux et respecté aîné, le Teuira ne s'en tient qu'aux prescriptions de celui-ci. Mais si vous alliez, en personne, et seul, trouver l'ancien combattant pour "informations complémentaires", par exemple, et que dans le cours de votre entretien vous laissiez entendre que vous désapprouvez l'inutile brutalité du tomitera à l'égard d'une femme, vous déraidiriez la réprobation de notre géant à l'égard des "popaa" ... Qui préférera peut-être, en tant qu'ancien soldat, débattre avec vous qu'avec le vrai tomitera ...

Muette, mais une ébauche de sourire sur les lèvres, madame Dorsant fixait son mari, lui-même recherchant le regard de sa femme. Et de ce tacite et silencieux échange, il sembla à Arudy que le couple assimilait déjà la proposition du "concept". Un mot que prononçait maintenant madame Dorsant disant que si ce "concept" était la seule aspérité préhensible de l'affaire Labrique, il fallait s'en saisir sans surseoir. Et qu'il était évident que son mari dût commencer dès demain l'exploitation de l'occurrence. Elle en appelait à l'opinion de leur hôte.

C'est ce que vous feriez, vous, n'est-ce pas, monsieur Arudy ?

Moi, madame, je ne suis ni militaire ni policier. Et ma proposition, tout "concept" qu'elle fût, peut échouer. Soit qu'il ne sache rien en vérité, soit qu'il nous "promène", en langage policier ...

Mais madame Dorsant se refusait à reculer.

En ce cas, je ferais autre chose ... Le Commandant de la Gendarmerie en Nouvelle-Calédonie est une relation de voyage établie lors de notre traversée Marseille-Papeete ... sur le "VILLE DE MARSEILLE". Si nous n'obtenions rien ici qui fasse avancer l'enquête, je solliciterais madame la commandante afin qu'elle incite son époux à faire accorder les moyens d'inquisition indispensables au repérage de l'ADELAÏDE ... Elle est bien quelque part, cette galère, non ?

Quelques rires et commentaires farceurs précédèrent la séparation des palabreurs se promettant de futures et cordiales rencontres, afin que l'on discutât à perte de vue sur les apports de la civilisation aux pays en voie de développement. Par exemple. Comme si le développement devait nécessairement apporter la joie de vivre à ceux auxquels on l'impose ... ironisa finalement madame Dorsant, augurant que le plus utile cadeau à faire à ces peuples eut été que l'on ne les découvrît jamais !

De retour chez lui, Arudy se préparait à se coucher, bien que les réminiscences de l'entretien de la soirée lui laissassent augurer que la nuit serait longue. Décidé, il n'eut su dire pour quel motif, à appeler son collègue Florent, à Nouméa, il savait qu'en dépit de l'heure il n'encourrait aucune remontrance.

Et en effet, Florent ne se fâchait nullement d'être ainsi éveillé à vingt trois heures. Lui et son épouse étant allés dîner en ville chez des amis, venaient tout juste de rentrer.

Mon vieux Julien, tu dois porter un fameux radar intégré à tes circonvolutions méningées pour avoir décidé de m'appeler ! Ce que je n'aurais fait que demain matin. D'autant que mon information n'est pas officielle, et que je ne la tiens que d'un pêcheur hauturier de mes amis qui m'a déclaré avoir aperçu l'ADELAÏDE, voici trois jours, et relâchant après une nuit de très mauvais temps dans le port de Nuakualofa, dans l'île de Tongatabu, au sud des Wallis. Les pêcheurs m'ayant informé venaient eux-mêmes de relâcher à Haapaï, où ils avaient passé la nuit en raison du mauvais temps. Et comme ils repartaient à l'Est en longeant Tongatabu, ils aperçurent, depuis le large, l'ADELAÏDE que tout le monde connaît bien dans ces parages, à cause de ses grandes voiles dont on a peu l'habitude ... Voilà : ma mission est accomplie ...

Julien remercia chaleureusement et aussitôt releva le visage en direction d'un planisphère du Pacifique apposé au mur à portée du téléphone. Plantée à deux ou trois jours de mer de Nouméa et à une ou deux journées au nord du groupe des Horn où se dissimulait l'île d'Alofi, gardienne du trésor des trafiquants samoans, Tongatabu s'offrait en effet comme le plus proche secours que put trouver un navire fatiguant. Et il eut été tentant d'essayer, par un raid aérien, d'aller reconnaître, depuis Nouméa, le voilier en rade. Mais pour l'heure l'information n'étant pas encore de celles que diffuserait l'AFP, il ne pouvait être question d'en faire bénéficier Farcalucci, flânant peut-être encore à cette heure dans la très fin de siècle capitale coloniale antipodique.

Ayant accompli trois ou quatre fois le tour de son logement, le journaliste, réfléchissant, arrêta de reprendre immédiatement langue avec le capitaine Dorsant. Qui bien que ne dormant pas encore mais étant néanmoins couché, s'étonna d'entendre l'interlocuteur qu'il avait quitté une heure auparavant, et l'accueillit par un convivial et énergique

- Encore vous ? ... Vous ne m'avez donc pas tout dit ?

C'est exactement cela mon Capitaine ... Pour l'excellente raison que je ne viens que d'apprendre à l'instant ce qu'il me reste à vous dire ...

Arudy demeurant muet, Dorsant l'apostropha

Alors ? ... On hésite ?

Mais il se reprenait presque aussitôt

J'ai compris ... excusez-moi ... C'est de cette extrême urgence ?

Plus urgent encore que vous ne le supposez ... Mais demain matin ma documentation sera toujours aussi valable ...

Dans le téléphone Arudy perçut la voix de madame Dorsant dont le ton, bien que les mots ne fussent distinguables, disait qu'elle était plus pressée que son époux de connaître ce que le correspondant avait à leur dire.

Arudy ... je ne vais pas me disputer à cette heure avec ma femme ... Elle se dit toute disposée à aller vous retrouver chez vous pour entendre la bonne nouvelle ... Mais avant cela, puis-je vous demander si vous êtes absolument confiant en vos sources ?

Comme de moi-même ... C'est mon collègue nouméen qui vient de m'informer ...

Ils débattirent du lieu où il conviendrait de se rencontrer, compte tenu que voisin du procureur, le journaliste ne voulait courir le risque d'être nuitamment aperçu chez lui en compagnie du commissaire intérimaire. Arudy proposa qu'ils se rejoignent d'abord sur le quai des Subsistances. D'où ils repartiraient en direction d'un quelconque cabaret ... La meilleure dissimulation étant la foule ou le public d'un établissement. Tel fut bien l'avis de madame Dorsant qu'Arudy entendit proposer le "Quenn's". Qui fonctionnant jusqu'à deux heures du matin, constituait le forum adéquat. Allons donc pour le "Quenn's" opina Arudy, qui arrivé le premier près de l'établissement vit venir à lui le couple si originalement vêtu qu'il s'exclama

Mais ... vous êtes partis pour la "bringue" ? ...

Tout de go, monsieur de "L'Écho", et comme mon époux n'est pas doué pour les entrechats, je compte sur vous pour le suppléer ...

Entré au dancing dans les rires, le trio alla prendre place à l'intérieur de l'un des alvéoles à quatre sièges qui tout autour de la salle avaient été aménagés afin que les couples à la recherche d'aparté puissent se croire isolés de la transpirante assemblée tangotant plus ou moins orthodoxement sur des rythmes américains imprégnés de langueurs polynésiennes. Ce fut Dorsant qui de sa voix de basse profonde fit observer qu'il conviendrait qu'avant de passer à l'ordre du jour, son épouse et le journaliste fissent deux ou trois apparitions sur le plancher ciré. Le fait que le directeur de "L'Écho des Îles" fut aperçu en compagnie d'un officier de la garnison promu commissaire de police, et avec lequel quiconque ne l'avait jamais vu jusqu'à ce jour, pouvait susciter des commentaires et des interrogations parmi une population nourrissant des immatérielles émissions de "radio-cocotiers", les conversations du marché comme celles du cercle Ségalen réunissant chaque jour à la même heure l'intelligentsia de la capitale océanienne. Et ce fut après lui avoir avoué que sa culture chorégraphique était aussi chétive que sa connaissance de la langue chinoise, qu'Arudy entraîna madame Dorsant sur la piste.

D'emblée la jeune femme en vint au propos ayant justifié qu'elle et son époux se relevassent pour rejoindre l'homme de presse dans cette boîte parmi les plus connues de toutes les escales de l'Océan Pacifique.

C'est moi qui ai soufflé à mon époux le nom du lieu où nous sommes ...Que l'un ou l'autre se rendît à un domicile eut semblé plus insolite qu'une rencontre publique ... Je vais droit au but : je dois dire que je suis inquiète par anticipation de ce qu'il pourrait résulter pour mon mari d'une erreur d'évaluation des risques d'une initiative qui en ferait la risée de tous les fonctionnaires ... Farcalucci y compris ... Dont je sais qu'il a peu apprécié que l'on lui adjoigne mon mari pour la fausse battue de Taravao ... Et si je vous dis cela, à vous que nous ne connaissions pas voici quinze jours, c'est que je crois en ce que vous exposez, en raison de vos nombreux contacts avec tous les milieux de ce microcosme ... Si donc vous pensez à une opération possible sur l'ADELAÏDE, comment l'envisageriez-vous ?

Tout en poursuivant une course tempérée et sans style déterminé avec sa cavalière, Arudy réfléchissait : convenait-il d'inciter ses nouveaux amis à faire comme si Farcalucci avait pris sa retraite, ou au contraire en ne cessant de songer qu'il reviendrait sous quelques semaines reprendre la direction des affaires policières ? Le fait de réussir la traque de l'ADELAÏDE était à la fois une tentation et un exploit majeur favorable à l'avenir qu'envisageait Dorsant. Mais si le fiasco de ladite entreprise devait profiter à Farcalucci, autant s'abstenir. C'est tout cela qu'exprima le journaliste à la ronde femme aux yeux verts semblant hautement désirer que son mari sortît de l'ambiance purement militaire. Et dont soudainement Arudy perçut un tressaillement semblable à une pulsion électrique.

Je vais vous l'avouer, monsieur Arudy ... Mon époux est mal dans sa peau de militaire ... Il a dû, en Indochine, et sur ordre, bien sûr, exécuter des choses cruelles qui le tourmentent toujours ... Ce pourquoi il apprécierait, et ambitionne, de passer de l'armée à la police ... Et je l'encourage dans ce sens ... Ce n'est pas pour supplanter ou ridiculiser Farcalucci qu'il voudrait se signaler, mais afin que son éventuelle réussite dans l'affaire en cours appuyât le projet de reconversion qu'il projette de déposer prochainement ... Qu'il soit ici ou ailleurs désigné dans une telle fonction n'a aucune importance ... Et s'il vous a demandé si vos informations étaient suffisamment fondées, c'était afin de disposer d'une assurance supplémentaire sur la décision qu'il envisage, sans nous l'avouer encore, de prendre incessamment ...

L'ultime et singultueuse agonie du saxophone annonçant le terme de ce tour de piste, le couple regagna l'alvéole dans lequel, souriant et s'efforçant de complimenter par gestes les partenaires, Dorsant l'accueillit. Dès qu'assise madame Dorsant prit autoritairement la parole.

On peut tout de suite discuter ... J'ai exposé l'essentiel de nos préoccupations à notre ami ... C'est à lui de nous dire maintenant ce qu'il a à nous apprendre de nouveau dans ce ténébreux imbloglio ...

Mais Dorsant n'attendit point que parlât Arudy

Je vais répéter ce que je vous ai dit il n'y a pas longtemps : l'armée c'est la guerre et à la guerre il faut tuer ou se faire tuer ... Mais je ne participe plus dès que la guerre devient du massacre ... Nous avons assailli des gens non combattants en des situations en lesquelles ils ne songeaient à aucun affrontement. Puisque désarmés. Et ne voilà-t-il pas qu'au prétexte qu'ils "devaient" aider l'adversaire, nous avons accompli des crimes ... supprimés comme des fusillés dos au mur ... Sur ordre supérieur ... Je ne m'en suis jamais remis ... Je suis capable de "déquiller" du monde, c'est vrai, mais tel celui que nous poursuivons en ce moment ou qui me vise avec un fusil ...

Les trois personnages échangèrent des regards trahissant une telle charge d'émotion que Julien décida de relancer le débat. L'orchestre ayant rameuté les couples sur la piste, les regards cessèrent de se concentrer sur les hôtes inhabituellement présents dans l'établissement. Et le directeur de "L'Écho" exposa à son tour ses motivations.

Une confidence en valant une autre je vous déclarerai que si en de certains instants je parais me travestir en justicier, c'est que je possède, moi également, une justification. Voici cinq années, en métropole, l'un de mes camarades d'études devenu pour moi un ami est par hasard happé par un cercle de jeunes toxicomanes. J'ai un temps, sans aucun succès, tenté de le dissuader d'une habitude qu'il affirmait "lui changer la vie", et le rendrait meilleur que les membres d'une "société trop pleine de préjugés pour être heureuse". D'ailleurs, assurait-il, "j'en sortirai dès que je le voudrai ...". Je le crus hors de danger un jour où il me présentait une jeune femme semblant lui importer. Mais elle-même était acquise aux mêmes inclinations que mon ami et ce fut la descente aux enfers. Et jusques à ce que lors d'une réunion d'adeptes, mon gars trouve, sans l'avoir recherchée, la mort, après une overdose partagée avec son amie. Mais elle, s'en tira. Provisoirement, puisqu'elle se supprima quelques mois plus tard. Les parents du défunt, avec lesquels je suis resté en rapport, en ont vieilli deux fois plus vite que de raison. En conclusion de quoi j'ose dire que pour salaire d'une telle vilenie, je ne vois que la peine de mort administrée aux distributeurs. À quelque degré qu'oeuvrât le malfrat ... Je sais : cela peut paraître outré alors que des bandits d'un autre ordre prospèrent dans notre société. Tels les politiques corrompus ne semblant pas concevoir, lorsqu'ils en appellent aux "grands ancêtres de 1789", que s'ils étaient parmi ceux-là, leurs têtes sommeraient déjà quelques espontons ! ... Mais je m'égare. Et je reviens à nos crapules premières : voilà qui éclaire mon insistance à voir se conclure une affaire comme celle dont nous débattons ici ... Je suis tenu au courant des mouvements de l'ADELAÏDE par quelqu'un de Nouméa avec qui je suis en permanente communication ... Mais il n'en demeure pas moins de nombreuses et profondes obscurités ... Qui fournit qui ? Qui a assassiné Labrique ? À cette heure s'impose cependant la certitude que la solution du crime se trouve sur l'ADELAÏDE ! ... Qui a disparu alors que le sévère questionnement de tous ses membres d'équipage nous aurait sans doute apporté les premières lumières ... Seulement, ladite bisquine ne peut naviguer éternellement. Ravitaillement du personnel ou réparations -nous ignorons l'état actuel du navire et pour quelle raison elle relâche là où elle n'a rien à faire- nécessiteront des escales. Si on peut la repérer on peut la suivre ... À vous de conclure, capitaine Dorsant ...

Madame Dorsant entendait brûler les étapes.

Il faut que mon mari alerte le gouverneur et le procureur, qui agiront auprès de leurs homologues à Nouméa. Pour ma part je me mets dès demain en relation téléphonique avec l'épouse du commandant de gendarmerie susceptible d'appuyer la proposition de mon époux ...

À son tour Dorsant manifestait le sérieux qu'il prêtait à ces projets

Est-ce que je peux vous demander de suspendre, jusqu'à temps que nous sachions ce qu'il en est, de publier les informations que vous détenez et qui, si elles étaient répandues, risqueraient de faire avorter ce que j'attends d'un effet de surprise ... ?

Cela va de soi ... à condition que vos "supérieurs" ne réfléchissent pas durant une semaine ... Il faut que vous leur fassiez ressortir que seul un "blitz" peut être payant ... Mais je le fais surtout par sympathie pour votre personne plus que pour l'affaire proprement dite ... Encore que je ne peux rien vous promettre quant à la presse de Nouméa ... Qui peut être lue avant la nôtre dans le secteur sensible ... Car là-bas, s'ils ne savent pas ce que vous préparez, ils ont déjà appris que l'ADELAÏDE était repérée ... Une chance encore que Farcalucci soit quasi en demi-solde ... Sinon, il aurait voulu participer, sinon diriger la manœuvre ... J'insiste : le temps presse !

Puis après un silence, Madame Dorsant apporta son point de vue

Vous vous inquiétez des conséquences que provoquerait la divulgation anticipée de l'opération projetée à Tongatabu, mais ne paraissez pas prendre en compte celles résultant de ladite opération dès qu'elle sera connue des fournisseurs de Satyajit ... Et qui se tiendront un temps suffisamment tranquilles pour que vous ne découvriez rien chez eux ... Ce en quoi ils vous seraient bien reconnaissants, je gage ...

Ce qui veut dire ? demanda l'époux.

... Que ladite opération ne serait approuvable et absolument rentable que si la même chasse se prolongeait jusqu'aux  Samoa ...

La mine grise, les trois contendants convenaient que la conjoncture se présentait moins favorablement qu'elle le semblait. Alors, avec entêtement, Dorsant procéda à une ... enième analyse du thème.

Observons tout de même que la topographie pourrait inciter à une double action : ... l'ADELAÏDE est à Tongatabu et nos samoans aux Wallis ... C'est-à-dire environ cinq cents kilomètres entre les deux ... Un commando aérien opérant aux Wallis peut très bien, au retour, repérer l'ADELAÏDE ... Dont on ignore si elle n'est pas en avarie, et donc contrainte à mouiller un certain temps ...

Madame Dorsant s'agaçait :

Nous cogitons en vase clos et sans l'exacte connaissance de la situation. Mais si je me souviens que vous nous avez dit, monsieur de "L'Écho", que Denfert se rendait à bord d'une goélette du quai des Subsistances recueillir ce que nous savons, c'est que sur ladite goélette s'activait quelqu'un connaissant le sésame de la grotte d'Alofi ... Est-ce que l'on ne pourrait pas faire parler ce quelqu'un ?

L'époux engrenait ...

J'y ai pensé en écoutant l'exposé de Monsieur Arudy. Mais l'on ne peut, en toute bonne application de la loi, perquisitionner ou arrêter quelqu'un, dans un domicile, ou un navire, sans prétexte valable ... Et le procureur ne nous laissera pas carte blanche pour opérer ... Sauf si la goélette revenait précisément d'une "aventure" ...

Comme si elle eut été personnellement concernée, Madame Dorsant renchérissait :

Renseignons-nous : si vous connaissez le nom de la goélette et qu'il s'avère qu'elle est en mer, soyez sur le quai lors de son retour.

L'époux corrigeait le tir

Et si elle vient seulement de partir et qu'elle ne revienne que dans un mois, l'ADELAÏDE sera dans les îles de la Sonde et le DEROULEDE rentré à Marseille !

Arudy saisit la balle au vol

À propos du DEROULEDE, quelle décision prendriez-vous tandis que vous opéreriez aux Tonga ?

Par accord avec les autorités australiennes présentes à Nouméa, on assigne le paquebot à quai à sa prochaine escale ... L'ennui tient en ce que si l'équipe louche du bord a vent de ce qu'il se trame, elle peut se débarrasser en mer de la marchandise ... Si elle en a encore ... Parce que depuis la mort de l'accordéonniste Félicienne Terrevagne, qui ne devait être qu'une pourvoyeuse occasionnelle, le DEROULEDE a repris la mer ...

Et Dorsant, dont la nécessité d'agir se renforçait alors qu'il paraissait déjà en ordonner la logistique en sa léonine tête de celtibère, estimait qu'il fallait en priorité assigner un port de mouillage obligé au commandant du paquebot, et y effectuer sans délai une perquisition. En second lieu opérer en toute discrétion à Alofi. Et enfin traquer l'ADELAÏDE. Une tâche titanesque, avait présumé Arudy. Ce qui n'était pas l'avis du tomitera intérimaire, pour lequel seule la chronologie minutieusement établie des mouvements conditionnerait le résultat des opérations. Encore qu'il admit que l'interrogatoire de l'équipage de la goélette "TE MAO" (le requin) primerait toute autre investigation.

Les conspirants se séparèrent à deux heures du matin devant le "Quenn's" d'où sortaient des groupes bruyants se répandant dans les voies environnantes en même temps que les berçantes harmonies de l'antienne "Sibonney", que les bringueurs fredonnaient encore en dansant sur les trottoirs.

Il était trop tard pour que Julien appelât Florent le nouméen. Dont il espérait un ultime, officieux et éventuel scoop, utile à Dorsant. Il attendrait donc le jour. Qui serait un jour important puisque celui-là même durant lequel Dorsant effectuerait sa démarche auprès du procureur.

Mais l'initiative de l'appel échappa à Julien qui se fit sonner le branle-bas par un Florent qui avec le premier rai de soleil, surgissait téléphoniquement chez son collègue, et qui sans lui laisser le temps de répondre, débitait un laïus qu'il ne doutait pas être apprécié

 ... Toujours avéré bien que non officiellement certifié, je t'informe que l'ADELAÏDE n'est plus à Tongatabu ...

Julien exprima sa déception par un long sifflement exhalé dans l'appareil. Et auquel Florent répondit, cette fois, explicativement

Je te comprends. Mais ce qui suit est peut-être roboratif : un planteur de bananes résidant ici et effectuant fréquemment le trajet entre la Nouvelle-Calédonie et les Hébrydes, puisqu'il travaille avec un confrère à l'île du Saint-Esprit, a aperçu un voilier naviguant au moteur parce que le grand mât était brisé, et que la grande voile et les huniers supérieurs ne prenaient plus le vent, de même que le foc ... N'étaient donc larguées que la grande voile arrière et la brigantine ... Je n'y connais personnellement rien mais mon informateur étant un ancien de la royale, je lui fais confiance ... en répétant mot pour mot sa communication ... Selon le même témoin l'ADELAÏDE faisait route cap sur les Salomon où elle trouverait plus facilement à réparer qu'à Tongatabu ... Mais à constater l'allure du navire, il ne fera pas le tour du monde ... Ma vacation est terminée ... Salut le tahitien ...

Sans procéder à quelque autre geste et dans la vêture de nuit qu'était son short léger, Julien appela sur le champ le tomitera intérimaire et lui passa d'un jet l'information, salua et raccrocha.

Mais si ce faisceau d'indices satisfaisait Julien, il chagrinait le journaliste malgré lui empêché de l'exploiter dans "L'Écho". Et pour n'y point penser davantage il se précipitait sous la douche tandis qu'apparaissait Mathilde survenant pour la préparation du petit déjeuner.

Mathilde, fais pour toi ... Je suis archi-pressé et n'ai pas le temps de déjeuner ...

Tu reviendras tout à l'heure, oye ?

Malgré les précautions verbales destinées à rassurer la dévouée gouvernante, il la découragea et se borna à l'assurer qu'il reviendrait pour le repas de midi ...

Mains sur les hanches, elle s'adressait à son patron, comme elle se fut adressé à son fils ...

Miti (monsieur) tu es même pas rasé !

Julien caressa son menton de doigts hésitants et posant une main sur l'épaule charnue et dorée et l'adventiste, la rasséréna

Je serai là à midi trente ... Je me raserai avant de manger le plein saladier de "paru ota" (poisson cru) que tu vas me préparer ... "oïa oïa ?" ... (c'est bon comme cela) ...

Et dès que Mathilde eut prononcé le "oïa" (oui) qu'il attendait, Julien gagna sa Juvaquatre avec laquelle il mit le cap sur le bureau du chef de cabinet du gouverneur.

Maladeta n'était pas arrivé. Mais sa secrétaire, qui connaissait l'intimité de relations entre son chef et le journaliste, proposa d'appeler chez lui l'administrateur. Le visiteur s'y opposa puisqu'il eut pu depuis son domicile appeler le premier, alors qu'il importait qu'il s'entretint d'urgence et de vive voix avec le chef de cabinet. Il attendrait posément, assis dans le vestibule. Où le trouva Maladeta. Venu sans se hâter depuis le district où sa résidence de fonction sise en hauteur et inspectant sur l'horizon marin, lui offrait parfois l'occasion d'apercevoir, au loin, les geysers et dodinements des baleines venant accoucher de leur baleineau après une année presque entière de gestation. Un spectacle dont il avoua à Julien qu'ils souffriraient, lui et son épouse, de ne plus pouvoir contempler lors de leur retour en métropole, d'ici quelques mois !

Lorsque les deux hommes furent isolés dans le bureau de l'administrateur, Julien narra succinctement les détails de son entrevue avec le capitaine Dorsant et son épouse. Et ce qu'il en était résulté. Et combien encore il fallait que la conférence informelle demeurât inconnue de la population comme des services administratifs, alors qu'il restait de première importance que lui, Julien, fut informé dans l'instant de l'éventuelle introduction de tout grain de sable dans la mécanique mise en branle par Dorsant. Une occultation aussi indispensable à la parfaite réussite d'une opération contre les diffuseurs de psychotropes, qu'à l'exploitation qu'en pouvait faire "L'Écho", disposant d'éléments gratifiants pour sa réputation et l'intérêt qu'il portait à la lutte salvatrice des autorités contre les semeurs de mort douce. Et qui sans doute permettrait à Arudy de connaître le visage -même si le personnage avait péri de quelque manière depuis l'événement- du trucideur d'Armel Labrique.

À l'examen de la montagne de dispositions et de susceptibilités diverses à ménager, Maladeta objecta que s'il souhaitait autant que son interlocuteur que les mesures envisagée fussent arrêtées et appliquées, il doutait fortement que tahitiennes ou calédoniennes, les autorités intéressées trouvassent un consensus. Tant de préséances, de compétences, et de petits chefs d'échelons divers s'imbriquaient dans le canevas de cette opération quasi-militaire que l'exécution -si elle devait jamais être- en serait retardée nécessairement, offrant aux gens traqués le temps de disparaître. Ou à tout le moins d'observer un long moment d'inactivité, laissant se diluer une traque ayant perdu de vue le gibier.

Convenant de concert de la possibilité d'une telle déviation dans la poursuite de l'objectif, Maladeta et Julien se rendirent dans le jardin, hors du bureau administratif, afin de débattre plus à l'aise. Et où l'administrateur fit stopper son ami, en même temps que lui posant une main sur l'épaule, il se préparait à une démarche semblant déjà l'incommoder.

Ne te formalises pas de ma suggestion : elle me paraît indispensable au bon déroulement de nos projets ... Je vais évoquer un aspect extrêmement indiscret de ta vie privée, mais puisque vous nous avez fait l'amitié, à ma femme et à moi-même de nous tenir pour confidents, je vais avancer une idée ...

Arudy fronça le sourcil, pinça les lèvres, enfonça les mains dans les poches de son short de toile, tel quelqu'un dont le caractère le préparerait déjà à répondre à l'assaut qu'il présumait devoir incontinent livrer ...

Une attitude devant laquelle l'administrateur estima devoir user de circonlocutions.

Je parais dévier de notre objectif, mais tu constateras que c'est pour y revenir dare-dare ... Nous disputons souvent, Hélène mon épouse, toi-même et moi, du mérite et des implications des femmes en matière politique ... parallèle. Or, je constate que madame Dorsant prend dans cette affaire une dimension que ne semble pas lui disputer son mari. D'autre part je ne t'ai jamais dissimulé qu'Hélène débattait avec moi de tout ce qui est nomination, promotion, avancement, ou même attitude à adopter dans les situations sensibles surgissant à tout propos ici-même ... Voilà donc déjà deux femmes concernées par l'affaire qui nous réunit ... Une troisième femme, si j'en crois ce que nous en fait connaître madame Dorsant en évoquant le pouvoir qu'elle aurait de rallier à nos points de vue une autre femme qui est l'épouse du commandant de gendarmerie de Nouvelle-Calédonie, concourrait à la réalisation du même objectif ... Voici donc déjà trois femmes à tête politique, concernées par des activités masculines ... Tu ne vois pas où je veux en venir ?

Bien qu'apparemment toujours replié sur son attitude défensive, Julien souriait, et répondait

Pas le moins du monde ...

Eh bien ! en ce cas, viens ce soir dîner à la maison et Hélène et moi t'expliquerons ... Nous serons plus à l'aise qu'ici pour cette mise au point ...

Et Maladeta s'éloigna en adressant des signes d'amitié. Tandis que le regardait, mi-souriant, un Julien qui comme toujours dans les instants d'agitation psychologique, passait compulsivement l'ongle velouté de l'un de ses pouces sur ses lèvres mi-ouvertes. Et ne se décidant que fort longtemps après la disparition de son ami à regagner le bureau de "L'Écho" où il tripota sans conviction ni réelle attention la paperasserie accumulée sur son sous-main.

Presque exclusivement préoccupé par l'administration et la rédaction de son journal comme par les obligations professionnelles contractées auprès des feuilles métropolitaines dont il était le correspondant appointé, Arudy ne possédait qu'un cercle de relations privées restreintes en nombre. Et élues avec ce mauvais caractère particularisant les tempéraments dits entiers ou asociaux. Trop accaparé pour s'en désoler et ayant besoin, afin de tout mener de front, de disposer d'un plus grand nombre d'heures ouvrables qu'en métropole, il ne déférait qu'à peu d'invitations et ne recevait pour sa part, et dans la nécessité d'y sacrifier, que des gens dont les fonctions ou l'activité commerciale impartissaient quelque rapport avec l'existence de "L'Écho des Îles". D'impérieuses raisons, en somme, pour n'avoir jusqu'à voici une année prêté qu'une distraite attention aux mouvements divers auxquels se livraient ici ou là de disponibles et jeunes femmes tahitiennes exécutant autant par tradition que par convivialité la figure de l'accueil social du "popaa api" désireux de tenter son implantation sur le continent ... Modalités dont le parcours, ouvert par le prosaïsme culinaire propre au célibataire, et suivi de l'entretien du fare, conduisait une fois sur deux la "vahine tavini" (bonne à tout faire) et dans le plus restrictif des cas, jusqu'au déduit de l'explorateur dont les pérégrinations avaient été interrompues par l'intervention des sirènes. Echappant, sans y avoir aucun mérite autre que le temps prégnant, à ces accidents, routiniers sous ces latitudes, Arudy s'était vu un jour visité au journal par une "popaa" qu'avait, jusqu'à son bureau termité, conduit le chauffeur d'une personnalité importante. Et désireuse, cette visiteuse, de complimenter de vive voix le directeur de "L'Écho", auteur, à la gloire de son mari, d'un articulet anodin relatant une heureuse décision faisant dans une île éloignée accorder à la population ce qu'elle réclamait depuis plusieurs années ... Et cette compatriote aussi inconnue d'Arudy que la plus éloignée des résidantes de l'île la plus lointaine et revenant de temps à autre se faire expliquer le fonctionnement des linotypes dont elle n'avait jamais soupçonné l'existence, étant de plus en plus fréquemment aperçue dans le secteur de la ville où fonctionnait "L'Écho", alimentait les "parau-parau" (bavardages) dont les responsables ne semblaient s'inquiéter le moins du monde. Une situation qu'appréciait, toute croyante et respectueuse qu'elle fut d'une morale rigoureuse, la douce Mathilde n'ambitionnant pas moins que de suivre en France, lors de son retour, une popaa si friande de sa compote de papaye ...

Et dès l'arrivée le même soir chez son compatriote Maladeta, Arudy s'entendit amicalement conseiller d'extraire de l'influence éminente que la dame exerçait sur son non moins éminent haut fonctionnaire d'époux, une pression qui lancerait le mouvement répressif, fructueux et salvateur, qu'ambitionnait de diriger le capitaine Dorsant transformé en commissaire de police intérimaire.

Comme si elle désirait noyer dans le traitement humoristique de l'influence politique des femmes le véritable objectif de la conversation, madame Maladeta avait imprimé à l'entretien à trois personnages qu'était le dîner chez le chef de cabinet, le rappel aux femmes historiquement célèbres pour la part prise dans la gloire de leur époux. Apparemment nourrie des exploits accomplis par lesdites, Hélène Maladeta en citait les noms comme l'on énonce un alphabet : Olympe de Gouges, qui en 1791, et bien qu'illettrée, dicta la déclaration des droits des femmes. Puis, plus tard, parmi plus de mille autres, savantes, parlementaires, écrivains, aviateurs, médecins, chefs d'orchestre, ou actrices maîtresses de politiques, telle mademoiselle Georges passant du déduit de Napoléon 1er à celui du Tsar Alexandre 1er. Vinrent des héroïnes telle Marie de Brabançon défendant durant plusieurs semaines, aidée de sa domesticité et comme protestante, son château assiégé par les dragons de Louis XIV. Puis les héroïnes de guerre : Edith Cavell, infirmière anglaise fusillée par les allemands. Eponi, gauloise insultant l'empereur romain et suppliciée. Et d'autres, innombrables, qui n'ont ni rue, ni ruelle, ni stèle, ni place dans le dictionnaires. Et les reines égyptiennes ? Telle Cléopâtre VII, reine d'Egypte durant vingt années et qui, selon la tradition égyptienne, avait épousé successivement deux de ses frères. Alors que séduisant César, elle le manipule pour s'imposer au peuple tandis qu'elle règne à Rome, jusqu'à la mort de l'empereur. Retournée en Egypte avec Antoine qui se fait l'instrument de sa politique ambitieuse, elle se noue dans le même type de manœuvre avec Octave et se supprime en se faisant piquer par un serpent ...

Estimant devoir modérer l'emballement et la fougue de son épouse lancée dans l'éloge des femmes ayant passablement surpassé des hommes aux instants critiques de l'Histoire, l'administrateur émit négligemment que

... Tout bien examiné, les femmes ayant pris rang dans la postérité étaient en majorité des putains ...

Sans composer et sans réserve Hélène s'enflamma

Mais parce que vous les faites ainsi ! Ou plutôt que vous êtes ridiculement vulnérables sous ce rapport, et au point d'accumuler les pires sottises ... Ce qui prouve que ce n'est pas la tête qui domine, mais l'instinct ...

Sidéré d'une mercuriale qu'il semblait n'avoir encore point ouïe jusqu'à cet instant, Maladeta considérait son épouse soudainement consciente de l'inopportunité de son excitation. Et qui déjà se reprenait, les larmes aux yeux

Excuse-moi mon chéri ... Je ne voulais pas m'exprimer de la sorte mais t'entendre toi, généralement si réservé, parler de putains, ça m'a bouleversée ... Je ne crois pas le moins du monde que les professionnelles aient délibérément choisi de vivre de la sorte ... Mais la clientèle existant et la facilité de la pratique faisant le reste, les moins énergiques cèdent à ce métier qui ne semble pas connaître le chômage ... Pourquoi dire tant de mal de femmes que les hommes fréquentent avant que de nous épouser et qu'ils lapident depuis la respectabilité de leur famille ? Si j'étais ministre, je réunirais une certaine quantité de professionnelles et je leur demanderais si elles veulent vraiment en sortir. Et comment ... Il devrait exister une priorité d'embauche pour les partantes ... Mais il est vrai que leur proposer les tarifs syndicaux après les mensualités qu'elles connurent leur paraîtrait ridicule ...

Et Hélène qui avait été professeur de lettres avant que d'être épouse d'administrateur colonial, énonça doctement

Souvenons-nous de ce qu'écrivait, voici déjà quelques siècles, un certain Lacurne :

"Cette beauté des femmes, qui intoxiquée d'ardentes libidinosités est corruptive de toute vertu ...".

Une libidinosité à laquelle peu ne cèdent. Même parmi les plus éminents ... Or, une femme réputée courtisane devrait, sans avoir à exploiter ses charmes, parvenir aux charges que les hommes s'octroient avec tant de bonne conscience ... Je ne réformerai pas le monde mais s'il est une contre-vérité que je combattrai toute ma vie, c'est bien ce mépris que l'on manifeste envers les femmes qui n'ont de carrière que dans la courtisanerie que parce que les hommes ne leur laissent qu'à regret quelques places ...

Avec beaucoup de componction, l'époux s'étonna

Je ne te savais pas féministe à ce point ...

Je ne suis pas féministe, cela ne veut rien dire, puisque les femmes possédant de la matière grise ne peuvent la faire valoir qu'en y ajoutant des charmes callypiges !

Bien que la formule ait fait rire les trois personnes, Maladeta s'inquiétait de ce que les déclarations de son épouse provoquait chez Julien.

Il y a longtemps que je me suis arrêté sur ce sujet. Et sans vouloir faire plaisir à Hélène, j'abonde, en partie, en son sens ... Mais cela pourra faire l'objet d'une conférence ultérieure. Pour ce soir, j'observerai seulement qu'en ce qui me concerne je n'use pas des relations privilégiées que j'entretiens avec une dame de notre connaissance, puisque l'efficacité de la recommandation ne m'est en aucune façon profitable ... Au contraire puisqu'elle m'empêche d'exploiter comme j'en aurais le désir le fonds d'informations que nous connaissons ... Mais j'accepte ce sacrifice parce que ce dont il est question est dirigé contre des énergumènes passibles, si elle existait ici, de la peine de mort ...

Après qu'Hélène Maladena se fut à nouveau confondue en regrets auprès de Julien et ait renouvelé son peccavi auprès d'un époux aussi philosophe que tolérant, ils se séparèrent.

Vingt quatre heures après cette conspiration en faveur de l'équité, le directeur de "L'Écho" trouvait dans sa chambre, jeté nuitamment et clandestinement par une main complice, un billet rédigé par la popaa friande de compote de papaye confectionnée par Mathilde. Et par lequel il savait que la dame de ses pensées avait accompli la mission sollicitée. Confirmation de laquelle efficacité fut plus tard apportée par le truchement, et en langage convenu, de la secrétaire du chef de cabinet. Qui, afin de célébrer l'événement imminent ... réinvitait incontinent son compatriote afin de poursuivre l'examen de la dualité des influences courtisanesques et politiques ...

L'épouse du commandant de gendarmerie néo-calédonienne, l'épouse du tomitare intérimaire, celle du chef de cabinet comme celle du personnage puissamment occulte et qui ne serait jamais nommée, avaient réalisé le consensus auquel ne croyait point tout à fait les promoteurs de l'expédition. C'est-à-dire le transport vers les Nouvelles-Hébrydes, et en hydravion militaire depuis la base de Nouméa, d'une escouade de policiers allant repérer en baie de l'île Saint-Esprit l'ADELAÏDE. Dont on savait à cette heure et par communication entre police nouméenne et police de Vanuatu, que la bisquine était en effet en état d'avarie. Non seulement de voilerie, mais encore de mécanique, le bâtiment ayant heurté un autre navire durant la nuit orageuse de son évasion. Simultanément, le DEROULEDE serait à Auckland sur la route de son retour vers Marseille. Ces deux agents de nuisances immobilisés dans le même temps, il demeurerait à exécuter l'action la plus critique de l'entreprise : parvenir jusqu'au trésor d'Alofi ! Alors que quiconque ne savait quel était le membre du faible équipage du "TE MAO" connaissant la formule de repérage hydrographique permettant d'accéder à la cache.

Faisant maintenant preuve d'une énergie vraisemblablement insufflée par son épouse, Dorsant avait arrêté qu'il irait personnellement converser avec l'ancien combattant tahitien, chef du district de Taravao, et couvrant le Teuira ayant participé à l'expédition chez Satyajit. L'entretien avait été court. Le géant ne maîtrisait sans doute pas parfaitement le français mais l'entendit impeccablement et écouta paisiblement le capitaine Dorsant.

Je suis militaire de carrière ... J'ai fait la guerre en Indochine et je me suis élevé à titre personnel contre le geste déplacé du commissaire que je remplace momentanément. C'est par respect pour votre personne et vos actes militaires que je suis venu jusqu'à vous ... Les gens que nous recherchons sont des distributeurs de mort ! Mais sans courage, sans combat, et n'agissant que pour le profit. Qui est important ... Je suis convaincu que votre Teuira connaît le personnage qui sur une goélette dénommée "TE MAO" se rend dans une île des Wallis quérir le poison. Si Teuira nous fournit l'identité de ce personnage, nous oublierons qu'il a participé à la rixe qui a eu lieu dans Papeete chez Satyajit et à la suite de laquelle un jeune popaa a été emmené jusque sur un voilier à bord duquel il a été tué ... Je précise que jamais le nom de Teuira ne sera prononcé ... Je vous accorde la confiance que méritent vos récompenses militaires ... Je reviendrai vous voir demain à la même heure. Je m'en tiendrai à ce que vous m'affirmerez ... Si Teuira ne peut rien dire, il sera nécessairement repris par l'affaire lorsque nous la réglerons en justice ... Mais comme à ce moment là je ne serai sans doute plus en fonction, c'est au tomitera Farcalucci qu'il aura à faire ... Et je ne peux rien prévoir de ce qu'il lui adviendra ... I a ora na !

Et saluant militairement et le plus réglementairement du monde l'ancien combattant, qui se comporta de même, Dorsant disparut sans autre forme de civilités.

Le lendemain matin à huit heures, en traversant le vestibule accédant à son bureau, Dorsant constata la présence de trois tahitiens semblant l'attendre. Parmi eux figurait le massif et prolifique géant, la croix de guerre épinglée sur sa chemisette. Et entouré de deux autres personnages observant la même impassibilité que leur guide. Invités à prendre place dans le bureau du tomitera, les trois tahitiens entendirent celui-ci prendre la parole

Si vous êtes ici et à cette heure, monsieur Tony Farnboot, c'est que vous désirez me dire quelque chose d'important. Je vous salue ainsi que vos deux amis et je vous écoute très attentivement ...

Farnboot tira de sa poche de chemisette un document qu'il déplia et posa sur le bureau. Puis il parla. En excellent français cette fois ...

Si vous pouvez signer ce qui est écrit là, tomitera, je vous confierai quelque chose qui vous aidera grandement dans votre enquête. Je fais cela parce que nous avons reçu, il y a quelque temps, dans nos districts, la visite de jeunes gens venus d'autres districts et disant à nos jeunes gens qu'ils possédaient un tabac bien meilleur que les cigarettes ordinaires vendues chez le tinito (chinois). Les amis qui sont là, et moi-même, avons décidé de ne pas tolérer ces visiteurs ...

Farnboot se rassit et attendit que le tomitera eut pris connaissance de la teneur du document .

"Nous, Tony Farnboot, ancien combattant décoré de la Croix de Guerre et cité à l'ordre de l'Armée française, ainsi que Pori Anuana et Léon Smithson, tous trois chefs de district, demandons à monsieur le Commissaire capitaine Dorsant de nous garantir en signant ce papier qu'il ne sera engagé aucune action contre Teuira Marii, s'il défère à la demande du commissaire, en lui communiquant un renseignement permettant au commissaire de mettre fin aux visites d'individus que nous ne voulons plus voir dans nos districts."

Papier entre les doigts, Dorsant considéra un à un ses interlocuteurs et leur répondit

Je suis tout disposé à signer ce papier, mais ... quand me fournirez-vous les renseignements en question ? Si je vous fais confiance, vous devez me montrer la vôtre ... Qui parle le premier ?

En son esprit, Dorsant jouait au poker.

Tenez ... je signe ...

Et paraphant énergiquement le document, il le fit glisser sur un côté de son bureau. Alors, l'un des amis de Farnboot tira à son tour de la pochette de sa chemise à manches courtes un autre papier qu'il déplia avec précaution, et se leva pour aller le déposer devant Dorsant, avec la solennité qu'il eut apportée à voter. Et il tendit la main en regardant l'attestation signée dix secondes avant par le tomitera. Qui sans une hésitation remit le document sollicité que l'autre replia avec la même méticulosité qu'il avait apportée à déposer le document sous le regard de Dorsant. Et affirma son accord en prononçant

Oïa maoti (c'est juste)

Raccompagnés par Dorsant jusque dans la rue, les trois hommes repartirent vers le centre de la ville tandis que brûlant d'inquiétude, Dorsant réintégrait son bureau. Où, document en main, il déplorait de ne pouvoir le lire parce que celui-ci était rédigé en tahitien ! Orsono étant en ville, il appela un mutoï

Peux-tu me traduire cela ?

L'homme lut. Pour lui, d'abord, et en mussitation.

Sous une bourrade de Dorsant le heurtant à l'épaule, il se prit à rire et énonça en français

Le subrécargue de la goélette "TE MAO" que vous recherchez et qui se nomme Poti Reao, demeure rue du Régent Paraïta, dans le quartier de Manuhoe. Son fare est voisin de celui du chinois cordonnier.

À haute voix, Dorsant émit un doute

Ce serait vraiment trop simple ! ... Allons-y quand même !

À l'homme venant de traduire le billet, Dorsant demanda s'il connaissait la personne citée, et lui ordonna, sur sa réponse négative, de se vêtir civilement. Et de se rendre seul à cette adresse en prétextant qu'un service de la mairie désirait l'entendre. Trente minutes plus tard le mutoï informait le tomitera que Poti Reao travaillait à cette heure sur la goélette "TE MAO", mouillant au quai des Subsistances. Désireux de n'éveiller aucune inquiétude de l'homme qu'il espérait appréhender à bord de la goélette, il dit à son mutoï de l'attendre les quelques minutes nécessaires à ce que le tomitera substitue un vêtement civil à son uniforme militaire. Puis tous deux déambulant comme des touristes se portèrent vers le quai aux voiliers. Parmi la douzaine de coques dodelinantes et dont les aussières chantaient sur les bittons d'amarrage, la "TE MAO", longue et pansue, semblait plus marine que ses sœurs, nanties de moins hauts mâts. Le calme régnait à bord. Nul matelot s'affairait sur le pont. Ordonnant à son subordonné de se tenir à l'extrémité extérieure de la coupée accédant au bâtiment afin que quiconque n'embarquât ou en descendit, Dorsant gagna le pont arrière et se rendit jusqu'à la plage avant afin de vérifier si elle était aussi déserte que la poupe, et descendit dans le carré. L'absence de son chef se prolongeant, le mutoï décida de se rendre à son tour à l'intérieur du navire. Où il trouva Dorsant parlementant avec Pori Reao, retranché à une extrémité du carré et armé d'un grappin trident de quelque cinquante centimètres de longueur. Dorsant n'avait pas emporté de revolver, intentionnellement, mais se privant par là d'un moyen d'intimidation qui en l'occurrence lui eut été indispensable. Dès l'apparition du mutoï, Dorsant songea à l'exploitation d'une ruse susceptible de dénouer une situation que l'obstination et l'apparente combativité de Poro Reao promettaient de prolonger.

Tu vois l'homme qui vient d'entrer ? C'est le mutoï qui m'accompagne ... Si je lui dis de me passer son revolver, ce n'est pas ton grappin qui te sauvera ... Réfléchis ... Je te laisse trois minutes ... Après quoi je fais appeler les hommes du commissariat et on te sort d'ici devant toute la foule qui se promène sur le quai ... menottes aux poignets ... Alors que si tu ne fais pas de difficultés, on te jette une veste sur les épaules et tu sors avec nous deux comme si nous allions boire un verre ...

Alors que Dorsant tendait le bras vers le mutoï en lui ordonnant de lui passer son revolver, l'homme jeta rageusement son grappin aux pieds du tomitera, et s'assit au sol.

Énergiquement relevé par les policiers, menotté et revêtu de la veste du mutoï, Poro Reao passa la coupée et à pied remonta jusqu'au commissariat proche, avec le mutoï ouvrant la marche et le tomitera bras contre bras et manche à manche avec le captif. La résistance du suspect ne pouvant être mesurée, Dorsant se demandait comment il pourrait faire parler l'homme semblant posséder une durable obstination. Alors, Dorsant partît "à la pêche ..." dès qu'il eut assis l'homme dans son bureau.

Sais-tu que le popaa Denfert, qui venait chercher auprès de toi la "marchandise" que tu rapportais de la cache d'Alofi, nous a dit ce qu'il en était ? Ce que tu faisais ? Comment Alofi était ravitaillée depuis le Pérou ?

In petto, Dorsant se posait une question : l'homme qui était là savait-il ce qu'il était advenu de Denfert ? Et faisant comme si Denfert existait toujours, il entendit le suspect éructer

Et celui-là, qu'en avez-vous fait ?

Il fallait répondre rapidement et sûrement.

Tu dois savoir que des gens ont essayé de mettre le feu à son fare ? ... Il s'en est sorti ... Pour l'instant il dort à Tiperaui (la prison) après nous avoir longuement raconté comment vous pratiquiez pour vous ravitailler en marchandise et la livrer ... Là tu n'as plus rien à me dire parce qu'il a tout dit à ta place ... Ce qui m'intéresse ce sont les chiffres du relèvement à effectuer lorsque l'on arrive devant Alofi ... Il ne reste plus que cela à connaître ...

L'homme s'agitait, colérique et dénégatoire. Ce dont n'avait cure Dorsant poursuivant imperturbablement le récit qu'il imaginait mot à mot en le dévidant

Si tu me donnes ce que je veux, nous ne dirons rien au barman de la fumerie du Shin I Tong, ni aux samoans de Futuna ... Si tu restes muet tu penses bien que l'on trouvera quand même. Après quoi on fera dire partout que c'est toi qui nous a renseignés ... Non seulement on te gardera en prison mais encore on t'enverra au fenua popaa où tu resteras plusieurs années enfermé tandis que ta femme et tes trois enfants seront ici dans la misère (de cela Dorsant était moins sûr parce que la famille eut été recueillie par des fetii (parentèle) qui se fussent occupé des enfants), et en admettant que tu ne meures pas là-bas. De plus, si d'ici un instant tu n'as pas parlé, je ferai venir ta femme pour qu'elle nous dise ce qu'elle pense de ton obstination. Voilà ... C'est tout ! ... Maintenant je te fais reconduire à Tipaerui jusqu'à ce que tu me fasses appeler au cas où tu réfléchirais ... En revanche si tu parles immédiatement, je te ferai garder à Tipaerui le temps de vérifier si tu ne nous as pas trompés ... Si tu as dit la vérité, je te remets en liberté et tu restes tranquille quant à tes trafics. Tu pourras même renaviguer ... Mais je fais cela uniquement pour tes "tamarii" (enfants).

Et Dorsant intima l'ordre aux mutoï de conduire le captif à la prison. Ce ne fut qu'après avoir passé le seuil du bureau du tomitare que Reao se mit à hurler, pleurer, se rouler au sol. Dorsant fit alors fermer la port du commissariat et sans plus d'intérêt pour l'homme, l'abandonna à son agitation et à ses hurlements. Puis s'enferma dans son bureau. Dont la porte s'ouvrait un instant plus tard sous la poussée énergique de Reao jetant comme une injure

Donne moi un compas !

Le hasard voulant que Dorsant, qui bien que n'ayant jamais rien à faire d'un compas, en ait aperçu un dans la vitrine où dormaient les documents qu'y classait Farcalucci, alla l'y prendre et offrit l'instrument en même temps qu'une feuille de papier vierge, au furieux.

Aussi soudainement quiet qu'il s'était irrité, Reao dessina approximativement la silhouette de l'île d'Alofi, ouvrit le compas, et après avoir posé à dix centimètres l'une de l'autre deux taches d'encre noire puisée dans l'encrier proche de sa main, s'exprima

Ici, à gauche, c'est une touffe de trois cocotiers à moitié morts ... Ici, à droite, à environ trois kilomètres, c'est un morceau de roche et de corail sec venant d'on ne sait où ... La cache est entre les deux ...

Reao traça à l'aide du compas un arc de cercle reliant les deux points figurant les repaires, et expliqua

À environ 95°, ici, c'est la cache, dans un dôme de caillasse et de sable sous lequel on ne peut se glisser qu'en rampant ... Et lorsque tout le corps est engagé, vous trouvez sur votre droite un élargissement du tunnel, qui descend en pente et dans lequel vous avancez à genoux ... Mais il est très profond ... au moins dix mètres ... Comme s'il avait été creusé dans le temps passé ... pour être utilisé à je ne sais quoi ... Les samoans disent qu'il s'agissait d'un tombeau ... Attention : la plage est étroite et encore on ne peut aborder qu'en bateau plat à rames ... Si tu me promets de faire ce que je te demandes, je te conduirai moi-même jusqu'à là-bas ...

Masquant son extrême satisfaction sous une apparence de scepticisme, Dorsant haussa les épaules

Dis toujours ...

J'ai trois enfants comme tu le sais ... L'un d'eux travaille très bien au lycée ... Je voudrais qu'il devienne capitaine au long cours, pour naviguer sur un paquebot farani ... Il faudrait qu'après le lycée il puisse aller à l'école d'hydrographie .... Si je vais en prison, c'est fini ... Comme pour toute la famille ... Laisse moi en liberté et viens me prendre lorsque tu partiras à Alofi ...

Après l'observation de quelques minutes de silence destinées à son ressaisissement comme au raffermissement de sa sévérité, Dorsant expliqua à l'homme que sa sollicitation ne pouvait être que partiellement satisfaite. Dorsant s'engageait à ne pas compromettre les chances du fils aîné apte à l'étude, mais ne pouvait transiger avec la loi quant à la matérialité d'une inculpation hautement méritée. De plus, Reao devait comprendre que rien ne garantissait que durant les heures précédant le départ -éventuel- pour Alofi, via Nouméa, Reao ne disparût point ou ne prévînt point ses acolytes. La seule chose à laquelle Dorsant s'efforcerait de contribuer était que dès son retour d'Alofi le subrécargue trouvât à embarquer sur l'une des goélettes commerçant normalement avec les archipels, puisque le patron du "TE MAO", appréhendé dès demain matin, ne pourrait plus naviguer. Jusqu'à plus ample informé. Mais si comme prévu, la "marchandise" était enlevée dans les conditions présumables depuis les affirmations de Reao, celui-ci, bien que sous contrôle judiciaire, serait libre sous quelques jours ...

Et ce fut en pleurant silencieusement que le marin possesseur du sésame de la grotte d'Alofi fut conduit jusqu'à la prison proche. Et dès après que le tomitera lui ait de sa voix de basse demandé :

Que ferais-tu à l'homme qui empoisonnerait ton fils futur capitaine au long cours, avec ce "repo" (ordure) que tu distribuais ?


C H A P I T R E    8


Maladeta rencontrant par hasard Arudy en ville chez un libraire, lui confirma sur l'instant la matérialité des dispositions prises afin de sévir contre les narco-trafiquants : l'avion de la société australienne la TRAPAS effectuant son retour depuis le terminus de la ligne qu'était le port chilien de Santiago, prendrait à son bord à l'escale de Papeete, dans quarante huit heures, le capitaine François Dorsant, tomitera intérimaire de la police française, et chef de l'expédition lancée contre les bases mafieuses. Sans doute plus préoccupé de voyage touristique en Australie que d'opérations professionnelles, Farcalucci s'était sans débat désisté momentanément de son autorité en faveur du capitaine devenant le maître d'œuvre d'une entreprise que le militaire considérait comme une mutation d'activité. Et que son épouse tiendrait pour une promotion s'il ... la réussissait.

À Nouméa, Dorsant établirait immédiatement -une journée pour ce faire- des rapports avec les gens à lui dévolus par l'ensemble des responsables de l'administration coloniale et des instances policières locales, assistés en l'occurrence, des représentants encore présents, des polices néo-zélandaise et australienne. Lesquelles séjourneraient en Nouvelle-Calédonie dans l'attente des résultats de l'expédition. Dont le personnel, sous les ordres de Dorsant, se composait de six policiers ressortissant aux services des "stups", et spécialistes des interventions armées. Puis de quatre autres officiers de police -deux néo-zélandais et deux australiens- non combattants prévus mais prêts à le devenir si la conjoncture l'exigeait. Et enfin d'un magistrat, juge d'instruction français, faisant office de conseiller technique, assistant. Un "commando" réuni à l'intérieur d'un hydravion fourni par l'Australie, et piloté par des australiens, en raison de l'inexistence à la base aéro-navale de Nouméa d'un porteur propre à véhiculer quinze personnes, y compris un radio bilingue et les deux pilotes. Une troupe indispensable à discipliner des gens dont on ne connaissait encore ni le nombre exact ni les intentions de résistance. Puis, à côté de Dorsant, l'ex-subrécargue du "TE MAO", pilote en l'occurrence sur des lieux seulement connus de lui, Pori Reao.

Le commandant du DEROULEDE avait reçu l'ordre de gagner Auckland dans les meilleurs délais et d'y attendre -sans le divulguer- une visite policière concernant quelques membres d'équipage dont les noms figuraient parmi les documents apportés par l'officier de police marseillais, au courant des activités de feu Gilbert Marceau. On essaierait de n'infliger qu'un faible retard préjudiciable à la compagnie, au paquebot porteur de malfrats. Mais on attendrait le dernier moment afin d'exécuter brusquement et dans le temps le plus serré, un exercice qui, aussitôt connu, fut susceptible d'être radiophoniquement répandu par l'un des membres du clan DEROULEDE éventuellement porteur d'une radio émettrice, en direction de quelque autre complice silencieusement dissimulé ici ou là.

Et ce fut à l'aurore d'un dimanche d'une lumière chaude et colorée dont la diaphanéité ne peut se rencontrer que sous les tropiques, que l'hydravion quadri-moteur Grumann, vétéran ayant lutté lors de la guerre contre les japonais, s'éleva dans l'air coruscant avec des vrombissements de plaisir.

Le premier point à observer serait Futuna. Afin de s'assurer que l'ADELAÏDE n'y était plus. Si elle y avait jamais été. Puis l'on dévierait de quelques degrés à gauche à partir de l'axe du port afin de revenir dans l'alignement d'Alofi. D'où serait organisé le vol de reconnaissance au-dessus de l'île du Saint-Esprit, afin d'y localiser la bisquine apparemment contrainte à l'embossage d'une durée autant inconnue, sans doute, de l'équipage du navire que de celui de l'aéronef.

Il était techniquement prévu qu'une fois localisée la bisquine, on procéderait comme à Alofi : amérissage au plus près de la plage, puis gonflage immédiat du canot pneumatique embarqué à bord de l'hydravion, et dans lequel prendraient place six hommes armés, sous les ordres de Dorsant, et qui gagneraient le pont du voilier. Lequel, un peu à l'image du fameux "Bounty", n'était plus qu'un bateau corsaire. Aux mains d'un équipage s'étant également, mais dans un autre ordre de choses, placé hors la loi. Il fallait vraisemblablement s'attendre à ce que ledit équipage se rébéquât et fit éventuellement usage d'armes à l'arrivée du commando sur le pont du voilier. Et les assaillants, Dorsant y compris, avaient depuis Nouméa revêtu des gilets pare-balles.

Résolu à surprendre, et vaincre sans quartier les mafieux, Dorsant envisageait, sans inquiétude particulière, la "bagarre". Une défaite de l'autorité dans une entreprise de cette nature équivaudrait à un désastre. Et pour les malfrats à un triomphe. Dut-il y laisser sa vie, le capitaine-commissaire estimait que la mort eut été, ici, plus glorieuse et sensée qu'en Asie.

Durant que Dorsant remuait pensées et images en ses souvenirs, et définissait les gestes qu'il aurait à accomplir, le second pilote l'appela et de la main lui montra une plage sur laquelle des hommes hâlaient, avec bien des efforts, et dans une lenteur pénible, une sorte de traîneau à patins chargé de cartons cubiques ... Dorsant consulta la carte que lui tendait le pilote et laissa s'exprimer son étonnement

Mais c'est Alofi ?

Calmement le pilote opina avec un accent australien

Ça est bien Alôffi ...

Sans une maison, avec le bouquet de cocotiers étiolés et la faible éminence rocheuse, mais se situant à l'inverse des révélations de l'ex-subrécargue de la goélette "TE MAO", puisque l'on arrivait en sens contraire de la direction qu'il eut fallu adopter pour être sur le versant positif de l'île.

L'appareil ne volant qu'à quelques centaines de mètres d'altitude, Dorsant ordonna au pilote de gagner de la hauteur et de repasser sans plus attendre au-dessus de l'île comme s'il ne s'agissait que d'un courrier aérien indifférent au panorama. Il ne fallait pas que les gens qui s'activaient au sol pensassent que leur présence intéressait les occupants de l'appareil.

Et, plus loin et plus haut, l'équipe de pilotage fit le point avec Dorsant. Que chacun dise ce qu'il avait perçu. Combien d'hommes, approximativement. Et s'il y avait une embarcation. De quelle nature. En effet, une barque plate et dodue avait été observée, échouée sur la plage rocailleuse. Une sorte de grand sampan malais à voile et pelle-godille-gouvernail près de laquelle se tenait un homme, qui debout dans l'eau semblait veiller à ce qu'il ne fut pas abîmé par le léger ressac venant mourir autour de l'esquif, et dans cet imparfait lagon cernant l'île.

Et Dorsant se surprit à soliloquer

Ils déménagent, les salauds ... Ils ont eu vent de quelque chose ..

C'est sûr, opinèrent quelques uns des hommes armés.

Et avec un humour laconique l'un d'eux énonça

... faut pas les en empêcher ... Y'font l'boulot à not'place ... Et on n'a déjà pas à chercher la cache ...

Cela était si vrai que Dorsant en sourit. Sans pour autant évoquer ce que créait cette situation imprévue.

C'est à la mitraillette qu'il va falloir se présenter ... Voici les ordres : préparez le canot pneumatique ... Juste gonflé pour qu'il sorte du cockpit ... On finira de le gonfler dehors ... Approchons au plus près avec l'appareil.

Une voix l'interrompit

Et s'ils sont eux-mêmes armés et qu'ils bousillent le moteur ... ou les flotteurs ... On campera auprès du trésor ?

Une nouvelle fois il y eut des rires sans que cela troublât Dorsant.

Qui intima ses ultimes instructions.

Approchez l'île au plus ras de l'eau ... Ils nous verront ainsi plus tard que si nous descendions normalement. Posez vous le plus près de l'embarcation qu'il faut détruire avant qu'aucun des gars puisse s'enfuir avec ... D'autant plus qu'elle peut avoir un moteur ... Coulez la à la grenade dès que nous aurons commencé à sortir ... S'il y a des armes sur la plage tirez à volonté ...

Les flotteurs venaient de faire jaillir les premières gerbes d'eau tandis que l'appareil était piloté comme s'il devait aller jusque sur la plage. Des cris s'élevèrent émis par les hommes travaillant au sol ... Ceux qui hélaient le traîneau à patins l'abandonnèrent et firent demi-tour en direction de la cache. On entendit Dorsant ordonner

Dès que vous aurez pris pied sur le sec, propulsez-vous vers la cache derrière les types qui s'y ruent ... Veillez, si vous le pouvez, à ce qu'ils ne barrent pas l'entrée ... Tirez en l'air afin de les intimider ...

Et la chronologie des gestes fut exactement celle des prescripteurs d'ordres. Le canot pneumatique mis à l'eau finissait de gonfler alors que les gens armés devant le monter tiraient déjà des salves de semonce. Quatre des travailleurs sur la plage se jetèrent ventre à terre. Quatre autres se précipitaient vers la cache en lançant des imprécations intraduisibles. Mais de nulle part n'émanait de claquement d'arme. Puis alors qu'il avançait mitraillette au poing et entouré de quelques hommes en direction de la "caverne", Dorsant entendit une déflagration plus puissante que les coups de feu : le sampan venait d'être éventré par une grenade, tandis que son barreur s'éloignait du rivage à la nage ...

Dorsant et son entourage avançaient en tiraillant jusques à ce qu'ils fussent à l'entrée de la grotte où se bousculaient et heurtaient la douzaine d'hommes aperçus depuis les airs. Menaçants et résolus, Dorsant et son équipe ordonnèrent aux indigènes de se coucher au sol. Ce que répercuta dans sa langue samoane l'un des assiégés. Ordre que réitéra un policier australien en l'intimant en anglais. De nulle autre arme que de celles des oppugnateurs n'était parti un coup de feu. Un excellent signe dont usa Dorsant pour proclamer

Il ne sera fait de mal à personne. Réunissez-vous tous, à plat ventre, au milieu de la plage, mains sur la nuque ...

Ayant fait redire l'ordre en anglais, il attendit que les douze hommes aient été rejoints par le matelot du sampan et que tous fussent réduits à l'immobilité. Et à nouveau s'exprima

Je me répète : il ne vous sera fait aucun mal si vous n'avez pas d'armes ... Et si vous répondez clairement aux questions qui vont vous être posées ... Première question : pour le compte de qui travaillez-vous ? bien que je croie déjà le savoir ... Votre patron est samoan et habite -à moins qu'il soit ici avec vous- Futuna. D'où vous venez tous, je le sais ...

Bien que plusieurs policiers tournant autour du groupe eussent pu recueillir quelque mot de l'un quelconque des prisonniers, aucune parole ne s'éleva. Tandis que passant à un autre ordre de chose, Dorsant se mit à penser que quelques personnages éventuellement armés eussent pu se réfugier dans la caverne. Ou y être restés dès l'arrivée de l'hydravion.

Je demande à deux d'entre vous de m'accompagner dans la cache ...

Aucun écho ne montant de la masse humaine, il allait désigner d'office, en posant sur eux le canon de sa mitraillette, les deux guides sollicités, lorsque Poro Reao, qui jusque là demeurait témoin muet des événements, leva le bras

Moi tout seul ... ce sera plus sûr ...

Dorsant sourit. Reao n'était pas armé et la réflexion que lui avait décochée Dorsant à propos de son fils futur navigateur au long cours semblait avoir retourné l'homme. Le tomitera lui adressa donc un signe d'assentiment et tandis que le commando armé tenait en respect les captifs, le capitaine et l'ex-subrécargue du "TE MAO" gagnèrent l'entrée de la cache.

Il fallait en effet s'allonger au sol pour s'introduire dans le boyau. Mais un gros homme pouvait s'y faufiler. Et cela expliquait comment des cartons aussi volumineux que ceux empilés maintenant sur la plage pussent être introduits dans cette caverne. Reao précédant Dorsant, ils rampèrent sur les coudes et les genoux à la manière de militaires investissant silencieusement une cible. Se clapissant ainsi durant quelque trois mètres dans le boyau s'élargissant, ils furent bientôt debout et se virent dans une sorte de chambre quasi-cubique de quelque dix mètres de volume d'air et taillée dans un amalgame coralloïde pouvant en effet avoir été utilisé en tant que sépulture. A un fort crochet ressemblant à une ancre dont on eut brisé le jas, et à une ancre marine enfoncée à force dans le plafond, fusait la flamme d'un mori-gaz (lampe à acétylène) éclairant des objets prouvant que des gens devaient ici se réunir et prendre en commun leurs repas. Deux cartons semblables à ceux séjournant sur la plage restaient encore à évacuer. Sortant un couteau de poche, Dorsant éventra l'un d'eux et élargissant l'entaille, en examina le contenu de très près à l'aide de l'appareil d'éclairage qu'il était allé décrocher. Apparurent des cubes de papier paraffiné enveloppant un produit dur et brun. Et pour Dorsant inidentifiable. Mais que Reao nomma

Mescaline et opium ... Avec ce qu'ils étaient en train d'essayer d'embarquer, il y en a au moins deux tonnes ...

Sais-tu qui sont ces gens ? Pour qui ils travaillent ? Et surtout où ils allaient ...

Sincèrement je n'y comprends rien ... Les gens disposant de la cache sont ceux de Futuna. Ce que vous savez. Des samoans ... Où allaient-ils déposer les cartons ? ... Je l'ignore. Mais ce qui paraît sûr, c'est qu'ils ont été avertis de notre action ... Quelqu'un a trahi quelque part ...

Dorsant objectait

C'est impossible ... Je dis bien : impossible !

Pourtant, tomitera ... Mais l'important pour l'instant serait de ne pas laisser toute cette marchandise sur la plage avec les hommes couchés autour ... Supposez que passe un avion ... Ou que le grand patron samoan apparaisse sur la mer avec son yacht ...

Tu sais qu'il a un yacht ?

Un yacht et bien d'autres choses ... Dont une position politique importante ...

Perplexe et soudainement désorienté, Dorsant soliloquait à voix haute

On ne peut charger tout cela à bord de l'hydravion ... Nous n'avons ni la place ni la puissance nécessaire pour l'enlever ... Il va falloir tout remiser ici et revenir le retirer avec une goélette ...

Comme s'il redoutait quelque événement, improbable sans doute, mais possiblement antagoniste, l'ex-subrécargue opinait pour une immédiate retraite de la plage, tant des hommes que des cartons y séjournant. Une opération à laquelle acquiesca Dorsant, qui ressortit avec Reao afin de faire connaître à sa troupe comme aux captifs la nature de la tâche qui les attendait. La désolation et l'effarement creusèrent le visage des captifs. Mais les mitraillettes pointées et la détermination de ceux qui les maniaient ne leur permit pas d'exprimer la moindre doléance. Et maintenant rassemblés autour du traîneau à patins qu'allaient retourner et recharger une huitaine d'individus, quatre autres commençaient à rassembler les emballages épars autour du véhicule homomobile. Et qui pour n'être pas des charges de dynamite n'en étaient pas moins explosifs.

Tandis que s'effectuait la corvée, Dorsant réfléchissait à l'observation de l'ex-subrécargue semblant redouter quelque subite malencontre susceptible de troubler l'opération. Appelant Reao à le rejoindre à l'écart, Dorsant ne barguigna pas ...

Je vais droit au but, Reao ... Et en te faisant confiance puisque jusqu'ici tu as été loyal ... Mais ce que tu as dit tout à l'heure doit être éclairé ... De qui redouterais-tu une incursion ?

Le bonhomme soupira, fit quelques pas de gauche et de droite et revenant se planter mains dans les poches devant le tomitare, parla lentement

La mort de Satyajit, de Denfert, et de la française à Auckland, a mis tous les fournisseurs en alerte rouge ... Ils ont les moyens de communiquer ... et d'être renseignés aussi rapidement que la police. Dans laquelle, je le sais, ils ont du monde ... Et par code insignifiant. Sans rien savoir de tous leurs projets je pense qu'il serait surprenant que les samoans ne tentent pas de vider leur cache. Mais pour la transporter où ? Je pense encore que l'autre bande du DEROULEDE et de l'ADELAÏDE ne peut pas ne pas prendre ses précautions également. Et que quand vous pinceriez quelques bonshommes à bord du DEROULEDE, vous n'auriez que peu fait à l'encontre du clan. Parce que l'ADELAÏDE reste, peu ou prou, opérationnelle ...

Mais ... l'ADELAÏDE est en panne !

C'est vous qui le dites. Ou plus exactement les gens qui l'ont vue telle ... Et même quelque peu avariée mais pouvant encore tenir sur l'eau, son équipage ne restera pas inactif dans un port. D'autant plus qu'elle a pu réparer. Et aussi parce que je sais qu'un nommé Combalut, de la bande du DEROULEDE, avait des contacts avec les nôtres -je me demandais même qui le payait le mieux, de nous ou des autres- je me dis donc que si ce "doubleur" a visité Satyajit à quelques reprises lors des escales du paquebot à Papeete, et avait réussi à convaincre l'indien d'essayer, avec des prix plus bas que les nôtres, d'acheter sa marchandise, il ne serait pas étonnant que l'ADELAÏDE sut de quelle manière travaillaient les samoans ...

Si tu vas au bout de ton raisonnement, tu vas avouer n'être pas surpris de voir l'ADELAÏDE se présenter devant Alofi ...

Reao ne répondait pas, mais sa physionomie s'exprimant pour lui, Dorsant jura

Nom de Dieu ! ... Et si c'était parce que les samoans de Futuna craignent que la bisquine vienne jusqu'ici qu'ils font déménager le stock ... Mais on ne peut pourtant l'emmener ! Même si nous en prenions une partie nous serions dans l'obligation d'en laisser autant !

Se livrant à un fébrile péripatétisme en même temps qu'à une intense agitation, Dorsant décida qu'il fallait terminer au plus tôt le réenmagasinage des cartons et procéder à l'obturation du "tombeau". Mais comment verrouiller celui-ci ? D'aucune autre façon que telle qu'elle l'était, puisque l'on ne disposait d'aucun autre matériel que celui utilisé par les samoans : un épais panneau découpé dans du bois très dur et approximativement ajusté au diamètre du boyau. Et sur lequel, une fois appliqué, on faisait basculer une très lourde pierre corallienne autour de laquelle on amoncelait des stipes de cocotier.

La besogne avait demandé trois heures. Et tout étant maintenant dans l'ordre désiré par Dorsant, ce dernier fit embarquer les prisonniers, menottés, et sous la férule de six hommes armés, à raison de chacun d'eux intercalé entre une couple de captifs. Lesquels allaient, sans s'en douter, s'envoler avec leurs gardiens et pilotes à l'immédiate recherche de l'ADELAÏDE ! Qui là où elle serait détectée serait irrémissiblement abordée. À condition qu'en mesure de naviguer, elle n'eut pas préféré mettre le cap sur la mer de Corail ou gagner le groupe des îles Salomon, d'administration anglaise, où elle eut trouvé à réparer. Dorsant exposa donc aux pilotes que dès le décollage, il conviendrait de se diriger au nord-ouet, et en direction de l'île du Saint-Esprit, dernier mouillage connu du voilier. Lieu à partir duquel si l'on n'y rencontrait point le voilier en virant à 100° au-dessus de la grappe d'îles s'étendant au sud-ouest, on inspecterait de haut l'océan afin d'y surprendre éventuellement l'ADELAÏDE. Une mission avant l'ébauche de laquelle Dorsant, par le truchement du radio de l'hydravion, fit connaître à Nouméa les résultats de sa mission à Alofi. En le félicitant chaudement on lui fit observer que se préparer à l'éventuel abordage de l'ADELAÏDE avec autant de prisonniers à bord de l'hydravion, pouvait gêner une ultérieure et combative action requérant l'intervention du commando armé. Bien qu'ils fussent menottés, il s'avérait périlleux de laisser douze individus surveillés par seulement deux ou trois gardiens, dans l'appareil précairement mouillé, puisqu'en pleine mer. En fin de vacation il lui fut ordonné de demeurer pour l'instant là où il se trouvait. On le rappellerait incessamment. Une décision qui indisposa Dorsant en le portant à estimer que ce temps et ce carburant perdus constituaient un dommage pour le travail accompli depuis le matin. D'autant plus grave, le dommage, que si le voilier avait mis le cap sur la mer de Corail, il était en train de gagner du temps sur ses poursuivants. Et même peut-être de disparaître tout-à-fait. Une conjoncture catastrophique puisqu'elle empêcherait de connaître le motif de tous ces meurtres et suicides. Encore que par ailleurs il ne convenait pas moins d'augurer que si l'équipage de l'ADELAÏDE était armé, l'entière disponibilité du commando commandé par Dorsant deviendrait indispensable ... Dilemme dont la prévision n'avait pas été intégrée dans la préparation du plan du tomitera intérimaire.

Soixante minutes exactement après la première vacation, Nouméa rappelait le chef de l'expédition. Les ordres étaient formels : considérant qu'à cette heure quelques membres douteux de l'équipage du DEROULEDE étaient sous les verrous, il importait que la prochaine entreprise de Dorsant fut sans faille, afin qu'avec les gens que l'on lui confiait mission de ramener, le procès de l'ensemble des participants aux exactions put s'élaborer. Il devenait donc impératif que Dorsant ne commît aucune faute dans les derniers instants de l'intrigue. Ce pourquoi on lui intimait l'ordre de regagner illico Nouméa avec ce qu'il détenait, dès que serait arrivé un hydravion frère de celui qu'occupait Dorsant avec son commando et ses prises diverses. Un appareil dans lequel serait chargé le stock de stupéfiants. Dorsant tenta alors d'expliquer que devant se faire le guide des arrivants afin qu'ils procédassent sans complication ni incident à l'évacuation du contenu de la cache, cette collaboration lui prendrait des heures durant lesquelles il ne pourrait, nonobstant leurs délictuelles actions, laisser ses prisonniers séjourner dans l'avion surchauffé .... Une nouvelle suspension de la vacation fut décidée afin que les décisionnaires nouméens en débattent à nouveau. Et qui prescrivirent à Dorsant de laisser devant la cache deux membres armés de son commando et de prendre immédiatement l'air avec son chargement de captifs, les deux policiers laissés sur les lieux suffisant à renseigner les prochains arrivants. Ce à quoi le tomitera répondit que les quatre personnes annoncées comme devant prendre place à bord de l'hydravion partant incessamment seraient incapables, en dépit de leurs forces présumées, de transporter comme il convenait les quelque deux tonnes de marchandise devant être tractées sur plusieurs centaines de mètres. Dorsant et son correspondant s'exprimant simultanément, l'entretien se faisait confus et heurté. Et le radio assis à côté de Dorsant souriait devant l'échauffement de palabres sur le point de passer aux mots outranciers.

Ce qui n'advint cependant point, car surgissant dans l'appareil tel un ludion, l'ex-subrécargue Reao levait les bras au ciel et signifiant à Dorsant qu'il devait "laisser tomber", entraînait ce dernier par la manche et lui tendait une jumelle en même temps qu'il levait le bras vers l'horizon découvert depuis le cockpit ...

... Très loin et seulement encore discernable par l'instrument d'optique, un navire semblait faire voile vers Alofi ...

Se retournant vers le radio, Dorsant lui ordonna de couper la communication et de ne répondre à aucun appel. Il y avait mieux à faire à cette heure.

Depuis quelques instants, immobile, et le regard scrutant l'horizon à la jumelle, Dorsant la rendit à Reao, retourna dans l'appareil et appelant d'un geste le patron policier veillant avec ses hommes sur les captifs, entraîna l'homme à l'extérieur de l'appareil, s'assit avec lui dans le canot pneumatique laissé là jusqu'à la dernière minute. Lui ayant exposé la situation nouvelle pouvant d'un instant à l'autre être créée par l'éventuelle venue de l'ADELAÏDE, il livra son plan.

Il ne voyait qu'une seule stratégie. Il ne pensait pas, au cas où il se fut bien agi de l'ADELAÏDE, que les gens de celle-ci les eussent repérés. Mais il importait, pour faire face utilement à cette mésaventure, que tous les prisonniers retenus dans l'hydravion fussent renvoyés dans la cache. Dans laquelle ils resteraient menottés sous la surveillance de deux hommes armés. L'un à l'intérieur de la cache, l'autre à l'extérieur ... Et l'opercule du boyau étant bien entendu reverrouillé, on laisserait l'hydravion en instance de décollage, moteurs tournant, pour contourner l'île au ralenti, en flottant, afin de n'être aperçus du navire qu'au dernier instant ... Exécution !

La stupéfaction des prisonniers se voyant renvoyés à leur point de départ provoqua, en cours de trajet, des turbulences trahissant leurs craintes d'être massacrés dans la grotte que l'on refermerait sur leurs cadavres. Et Dorsant dut faire traduire en anglais la déclaration qu'il fit en français.

Nous n'appareillerons qu'après qu'un navire aperçu au large et dont nous ne voulons pas être vus, aura disparu de l'horizon. Cela peut demander une heure ou deux, que vous devrez passer dans la cache. Mais je vous donne ma parole que vous serez à Nouméa au plus tard dans la nuit. Comme nous-mêmes vous serez privés de repas parce que nous ne disposons pas de ce qu'il faut. Ce que nous réparerons en arrivant en Nouvelle-Calédonie ... Je précise que toute rebellion serait sur le champ suivie de mort ...

Ce qui intimida les hommes dont quelques uns grommelèrent et traînèrent les pieds en rejoignant ce qu'ils n'étaient pas loin de considérer comme une sépulture.

Quarante cinq minutes ayant été nécessaires à l'opération d'enfermement des hommes, Dorsant monta sur les ailes de l'appareil afin de procéder à un nouvel examen de la position du voilier. Après quoi il appela le chef de commando et Reao afin qu'ils lui exprimassent leur sentiment sur la manœuvre que semblait accomplir le voilier.

Le policier affirma que le navire pointait droit sur l'île alors que le subrécargue affirmait qu'il avait modifié sa route et naviguait de telle sorte qu'il passerait au large d'Alofi.

Une manœuvre de précaution et de prudence, sans doute ... Allez ! passons de l'autre côté ...

Une stratégie qui vingt minutes plus tard permettait à Dorsant, debout sur une aile de l'hydravion, d'inspecter à loisir la totalité de l'horizon. Pour constater que faisant route au sud-ouest, c'est-à-dire vers les Fidji anglaises et sans doute l'île de Vanua-Levou, la supposée ADELAÏDE avait probablement détecté l'incongrue présence de l'hydravion sur la côte d'Alofi.

Le chef du commando, Reao et Dorsant disputaient de l'opportunité de laisser filer le voilier jusqu'aux Fidji. Possession anglaise sur laquelle les autorités franco-anglaises réunies parviendraient à faire exécuter l'ordre de saisir le navire. À condition que ce fut bien de l'ADELAÏDE dont il fut question ... Sous peine de complications diplomatiques. Reao étant demeuré quinze minutes à observer le bâtiment s'éloignant, insistait.

Je vous assure qu'il s'agit bien de l'ADELAÏDE ... Je l'ai plusieurs fois rencontrée. Et je vous précise qu'elle dispose d'une radio ... qui a pu intercepter, soit par hasard, soit parce qu'elle s'en inquiétait, nos conversations de ce matin ...

Un détail auquel Dorsant n'avait pas songé.

Prenons le pari que c'est l'ADELAÏDE. Il suffit que nous prenions l'air pour être au-dessus d'elle dans vingt minutes. S'il y a erreur nous revenons prendre nos bonshommes et en terminons pour aujourd'hui en regagnant Nouméa. Si c'est la galère que nous espérons, nous aviserons sur place ...

Aucune observation ni objection relançant le débat, le Grumann reprit l'air en droite ligne vers le voilier. Ne portant aucune marque distinctive autre que celle de l'aéro-navale française, l'appareil pouvait, sans que l'on en soupçonnât la mission, passer au-dessus du navire dans une trajectoire différant de la sienne. Ce qu'exécuta le pilote. Une première fois à la perpendiculaire de la route de l'esquif et sans modifier son altitude. Et une seconde fois en rasant les mâts de l'ADELAÏDE afin de constater qu'elle constituait bien la cible recherchée.

Hormis une femme, en vêtement marin et à la barre, et ayant destiné des signes cordiaux aux aviateurs, aucune autre présence ne se décelait sur le pont. Ni l'allure ni la direction du voilier ne se modifiant lors d'un troisième passage effectué en rase-eau le long de l'embarcation dont Dorsant avait parfaitement aperçu un mât délabré, les gens de l'hydravion recherchaient le moyen d'amorcer le dialogue avec l'équipage.

Tirer des coups de semonce à la mitrailleuse en survolant le navire ou s'apprêter à amerrir face à celui-ci, telle que l'autorisait une mer calme, demeuraient les inconnues du théorème. Y avait-il des armes à bord ? Et des gens prêts à s'en servir ? L'ADELAÏDE étant en "cavale", puisque fuyarde de Nouméa, son équipage était-il susceptible de se livrer sans se rebéquer ?

L'amerrissage face au voilier fut choisi. Et s'éloignant de celui-ci afin d'amorcer, depuis l'altitude convenable, un abordage pacifique, le Grumann gifla l'eau très loin devant le bâtiment venant à lui sans modifier son cap. Le cockpit étant ouvert, le chef du commando s'y posta, paré à répondre à toute arme parlant la première. Ses moteurs au ralenti, l'hydravion avançait imperceptiblement à la rencontre de l'ADELAÏDE. A la barre de laquelle était maintenant un homme. Qui sans modifier la lancée du bâtiment n'en destinait pas moins des gestes amicaux aux gens de l'aéronef. Tandis que découverte subitement depuis les airs, la femme tout à l'heure à la barre et venue se poster à la racine du mât de beauprè, s'y dépensait en signes d'intelligence en croisant et décroisant les bras comme si elle signifiait aux gens de l'aéronef posé devant le voilier qu'ils eussent à déplacer leur appareil afin qu'il ne fut point défoncé par le mât de beaupré de la bisquine lancée sur son erre. Mais une erre n'empêchant point le navire, toile restante tendue et moteur en action, de filer encore au moins dix à douze nœuds. Et qui fit ce que n'avaient encore pas prévu Dorsant et ses hommes. C'est-à-dire que l'ADELAÏDE en avarie et armée par des gens s'efforçant à la civilité, fracassait les flotteurs de l'hydravion sur l'instant condamné à demeurer sur l'eau et peut-être à s'engloutir. Un exploit prémédité par l'équipage de l'ADELAÏDE avant que les aviateurs y aient songé ... Et alors qu'à l'instant trois hommes surgis sur le pont du voilier mitraillaient ad libitum l'aéronef définitivement naufragé.

À la porte du cockpit, le chef du commando avait été tué dès les premières salves. À l'intérieur le premier pilote, blessé en même temps que se pulvérisait la vitre, avait laissé la place au second, replié jusqu'à meilleure fortune sous le pavillon de pilotage. Dorsant, plus éloigné dans l'appareil, rameutait les membres du commando qui usant de l'imbrication du mât de beaupré dans les structures de l'hydravion, réussissait à sauter sur la plage avant du voilier, tandis que protégé des blessures mortelles par leur gilet pare-balles, les assaillants occisaient aussitôt deux des quatre mitrailleurs en blessant légèrement les deux autres abandonnant le combat. Une tragique séquence due à ce que les gens de l'ADELAÏDE n'ayant pas prévu qu'un commando armé fut à bord de l'appareil, avaient supposé détruire l'équipage sans trop de dommage pour eux, et alors qu'ils eussent repris leur navigation après avoir supprimé les témoins du combat. En dépit de leurs blessures les deux marins du voilier juraient comme des damnés ... qu'ils seraient à brève échéance, en découvrant le nombre de passagers que transportait l'hydravion dans lequel ils n'avaient mentalement compté que deux pilotes et quelques policiers ou autres fonctionnaires.

Légèrement blessé à l'épaule et heureusement protégé par son gilet pare-balles, Dorsant s'estimait chanceux. Si ce n'avait été la mort du chef de commando, il jugeait acceptable, eu égard à la fourberie de l'adversaire, la fin de l'engagement impromptu. Une oreille sectionnée, le pilote souffrait considérablement, soigné par son second, quelque peu infirmier, et nanti de la boîte médicale de secours toujours présente à bord d'un appareil en mission singulière. Sur le pont de l'ADELAÏDE, un autre membre du commando gisait, une balle dans le genou.

Il s'avérait que l'hydravion devenant inutilisable, il allait falloir, au sens strict du terme, se satisfaire des moyens du bord. Et ayant, par la bienvenue et superbe installation radio du voilier, repris contact avec Nouméa, Dorsant s'y épancha. En se faisant blâmer pour une initiative sans doute courageuse, mais hasardée. Et faisant des victimes. Un argument auquel le tomitera intérimaire répondit que "sans cette action, l'ADELAÏDE eut vraisemblablement disparu sans que l'on tirât de son équipage -ce qui d'ailleurs restait à faire- tout ce qui éclairerait sans doute toutes les obscurités d'une tentaculaire affaire". Dorsant demandait que lui soit expédié soit un autre hydravion, soit un bâtiment militaire sur lequel on aurait embarqué quelque matériel militaire et un médecin, afin de traiter les blessés. Puis une fois qu'eussent été transportés sur le bâtiment attendu tous les survivants de l'inopinée mésaventure, il se rendrait à Alofi, afin de s'y saisir d'un quarteron d'énergumènes entassés avec l'opium. Et que l'ensemble fut destiné vers Nouméa pour la meilleure édification de l'assemblée judiciaire.

Dorsant spécifia bien qu'il alertait sur l'instant les autorités afin que fussent soignés les blessés. Mais que n'ayant encore procédé à aucune interrogation ni perquisition à bord de l'ADELAÏDE, il communiquerait par prochaine vacation le résultat de ses investigations. Puis rendez-vous fut arrêté pour une heure plus tard afin que Dorsant connût la nature des secours à lui destinés. Après quoi, le second pilote ayant fait observer que ne sachant combien de temps encore l'hydravion flotterait, il conviendrait que l'on enlevât avec célérité tout ce qui, à bord de l'aéronef, serait transportable sur l'ADELAÏDE. Ayant réduit à l'impuissance tous les membres de l'équipage du voilier, Dorsant et ses hommes s'affairèrent à véhiculer tout ce qui dans l'hydravion offrait une utilité pour le nouvel équipage du navire. Ouvrage qui une fois accompli, attrista tous les passagers du fuselage flottant maintenant sur la mer tel le corps-mort qu'il allait devenir.Et tous, avec amertume, assistèrent au naufrage provoqué qu'ordonna Dorsant en faisant jeter des grenades sur l'épave qui, abandonnée, eut constitué un danger. En même temps qu'un signe quelconque de présence sur des eaux présentement mal fréquentées.

Le complexe radio de l'ADELAÏDE était ... neuf, moderne et puissant. Les maîtres du navire "avaient de quoi" se nantir de qualité. Et Nouméa fut informée de la nouvelle situation tandis que maintenant la communication s'avérait assurée tous temps et conditions. Ce qui permit à Dorsant de connaître que si le temps ne permettait pas d'affrêter dans les conditions voulues un autre aéronef, en revanche le KERMADEC, stationnaire de la Marine national à Nouméa, prendrait la mer dans la nuit suivante, porteur de tout ce que demandait Dorsant, et que le bâtiment militaire se présenterait dans les parages d'Alofi dans le meilleur délai. Que l'ADELAÏDE donnât sa position au KERMADEC dans les douze heures qui suivraient et les deux navires seraient en mesure de se rencontrer au cours de leur route respective.

Les dispositions apparurent raisonnables à Dorsant qui, comme sollicité, fournirait au stationnaire les renseignements adéquats. Mais lui, Dorsant, n'était ni marin ni aviateur. Et pour sa part, le pilote en second de l'hydravion n'était pas un navigateur maritime. Sans doute, réunis, tous les hommes valides et non douteux du bord fussent-ils parvenus à conduire le voilier au-devant du KERMADEC. Mais dans quels temps et conditions ? Alors le tomitera se souvint que dans le dossier à lui remis peu avant son envol pourAlofi, il était quelque part notifié qu'un officier de la marine  marchande était intégré à l'équipage de l'ADELAÏDE. Etait-ce l'un des deux hommes blessés, mais bien vivants, et à cette heure menottés et attachés à quelque relief d'apparaux ? Tous deux barbus tels des légionnaires, et vêtus en pêcheurs ... Comme il l'avait déjà pratiqué, Dorsant approcha les captifs à la manière qui avait été la sienne avec Reao.

Messieurs, je ne vous connais pas et pour l'instant ne désire pas en savoir davantage sur vous que ce que vous avez manifesté à notre arrivée ... Je sais (il ne le savait pas le moins du monde) que l'un de vous est capable de faire le point et de piloter un navire ... Nous rentrerons à Nouméa dans quelques jours sans doute ... Mais pas avec l'ADELAÏDE ... En effet, un bâtiment militaire qui nous rejoindra sous quelques heures nous prendra à son bord. Si celui de vous deux qui est officier de marine marchande consent à nous prêter son concours pour parvenir plus tôt que je ne saurais le faire moi-même au point d'intersection de notre route avec celle du bâtiment qui nous rallie, j'intercéderai personnellement pour un examen rapide et pertinent de son cas ... Au cas où vous estimeriez que nous avons tellement besoin de vous que vous puissiez dicter vos conditions, j'en resterais là. Mes amis sont capables de naviguer, lentement, mais durant suffisamment de temps pour que nous rejoigne ici ou là le bâtiment militaire en question. Mais votre abstention transformerait l'adoucissement que je propose de vos actes en durcissement ...

Le défiant à travers leur barbe à tous les deux, rousse, les captifs ne répondirent pas. Dorsant se détourna d'eux. Pour faire volte-face immédiatement et ajouter

Je précise, à titre purement gratuit, que vous pourriez avoir été tués comme vos compagnons ... Et que si cela vous advenait subitement, je ne rapporterais pas votre dépouille à Nouméa ... Dans le désordre que vous avez provoqué, il peut advenir tellement de choses ...

Et Dorsant s'éloigna afin de répondre à un appel que de loin lui adressait Reao. Afin de lui proposer d'entreprendre les prisonniers auxquels il pourrait prouver qu'il en savait davantage sur eux que ce que pouvait évoquer le tomitera. Dorsant y consentit en précisant qu'il entendait que Reao se montrât aussi cruellement affirmatif que lui-même dans ses prévisions de mesures rétorsives ...

Le palabre entre le tahitien et les deux captifs se prolongeait. L'attitude observée par l'ex-subrécargue depuis qu'il consentait à être le prisonnier conditionnel du tomitare convainquait ce dernier de la franchise du marin. Il fallait le laisser opérer. Des connivences qui n'étaient point des compromissions pouvaient s'établir entre d'anciens troubleurs d'ordre sans qu'elles dégénérassent nécessairement au détriment de la loi. Et Reao revint vers Dorsant.

Ca peut marcher ... Mais avant de laisser le gars divaguer par le bord, je proposerais que vous perquisitionniez l'intégralité du bâtiment ... Il pourrait y avoir d'autres armes que celles qui ont parlé ce matin ... Mais si vous ne trouvez pas d'armes vous devez découvrir une provision de stupéfiants à endormir une armée ...

C'est-à-dire ?

Ils ont fait "un plein" à Puerto-Alsén, il y a deux mois, et n'ont que peu déversé sur le DEROULEDE qui lui non plus n'avait pas évacué selon ses prévisions ... Ce qui expliquera peut-être leur tentative de forcer la main à Satyajit ...

Comment es-tu parvenu à obtenir tout cela ?

Ayant dit que j'appartenais à la bande des samoans, je faisais semblant de travailler avec vous, et que l'on m'avait pour cela laissé en liberté absolue ... Mais que je profiterai de l'escale de Nouméa pour disparaître dans la nature ...

Du ton le plus grave de sa voix de basse profonde, Dorsant demanda

Et quelle preuve ai-je que tu ne le feras pas ?

Parce que vous n'avez pas inquiété ma femme et que vous avez moralement mon fils en otage ... puisque si je disparaissais, vous les mettriez en cause ... Je tiens encore plus à mon fils qu'à ma femme ... parce que si vous tenez votre promesse, il deviendra un "aravihi" (notable savant).

Dorsant allait céder à un geste qu'il se refusa à accomplir devant un entourage ayant d'autres préoccupations que de voir deux individus se congratuler : prendre la main de Reao et la secouer comme celle d'un ami.

C'est parfait Reoa. Ne me parle plus de ton fils. Ne me pose plus jamais de question à ce propos. J'ai confiance en toi. Je ferai tout ce qu'il me sera possible pour t'aider ... Maintenant, que crois-tu que l'on puisse obtenir de nos types ?

L'officier au long cours est le plus petit des deux ... Il acceptera de vous rendre service si vous leur rendez à tous les deux la liberté à bord ...

L'officier te semble-t-il belliqueux ?

Non. Mais sûr de lui. Il affirme posséder de hautes relations politiques, comme avec des roitelets des îles. Il connaît en France un adroit avocat qui viendra le défendre. Il dit ne pas redouter grand chose en ce qui le concerne. Il déclare n'être qu'un employé payé pour piloter l'ADELAÏDE. Pour la drogue il était au courant, mais affirme ne s'en être jamais occupé ...

Et sa participation à la mitraillade ?

C'est autre chose. Celui qui a été tué était le patron et l'a contraint ... sous peine de le descendre lui-même ... Il prétend avoir tiré dans le vide ...

Il t'a parlé de la femme ?

Pas un mot ... Mais je pense qu'il faut sans tarder inventorier le bâtiment. Non seulement pour évaluer la marchandise mais encore pour en apprendre plus sur leurs activités ...

D'un signe de tête Dorsant remercia Reao.

Tâche de traiter avec lui ... Je te laisse carte blanche. Mais précise bien qu'au moindre geste douteux, c'est moi qui l'abattrai.

Tandis qu'il laissait l'ex-subrécargue parlementer avec l'officier au long cours, Dorsant descendit dans le ventre de l'ADELAÏDE, accompagné du juge d'instruction et de deux policiers armés.

Hétéroclite et édifiante, la quête d'indices se révéla fructueuse. Des vignettes de monnaies diverses et en circulation dans tous les états du Pacifique, classées par nationalité et indications de provenance, meublaient un haut classeur métallique fermé à clef et dont il fallut fracturer le verrouillage. Rapidement évalué le montant des devises devait, selon le juge d'instruction, atteindre les deux cents millions pacifiques. Soit plus d'un milliard de vieux francs métropolitains. Une valeur néanmoins inférieure à celle représentée par la marchandise plus de deux fois supérieure, en volume, à celle reposant à cette heure dans la cache d'Alofi ! Hormis des vêtements de mer, peu de toilettes. Sinon quelques robes de soirée et trois smokings devant permettre de participer à des soirées en l'honneur des coureurs de mer, comme en remerciements pour les versements effectués en faveur d'œuvres humanitaires. Dont les en-têtes de lettre, néo-calédoniens, péruviens, australiens ou d'autres parvulissimes sardanapalats emplissaient un classeur. Enfin, dans le plus bas des tiroirs d'un bas mais précieux et fin chiffonnier figurant un tabouret, une collection de bijoux en métaux massifs, or, platine, argent, équivalant à peu près à la valeur de la bisquine en état de marche ! De quoi, pour la propriétaire, briller insolemment dans les réunions d'un monde jamais trop curieux sur la nature des revenus des mâche-dru d'un raout de gentry locale.

Tout ayant été ouvert, ou fracturé, lorsque l'épaisseur du meuble interdisait toute autre procédure, il restait à examiner quelques documents d'apparence innocente mais faisant état d'actes de commerce dont on ne connaîtrait la signification que plus tard. D'autres installations, telle la bibliothèque ménagée dans une sorte de second carré et ne contenant, hormis des manuels de navigation, qu'une littérature mineure cent fois manipulée durant les traversées,  seraient à visiter avant l'arrivée à Alofi. Il fallait encore fouiller cinq chambres minuscules, mais confortables, agencées et disposées dans la surface de ce qui à l'origine devait être le poste d'équipage. Une répartition qui fit spéculer Dorsant. Combien de personnes étaient réputées réunies sur ce bâtiment ? ... Le couple propriétaire occupant une seule chambre. L'officier de marine marchande, pilote de la bisquine. Deux matelots ayant chacun leur chambre. Puis une cinquième chambre semblant également occupée puisqu'en désordre. Mais dont on ne voyait pas le titulaire. Et Dorsant en entretint le juge d'instruction recommandant alors de recueillir et vérifier l'identité des morts et des vivants. Ce qui fut fait. Et s'avéra correspondre à la réalité. Sauf en ce qui concernait un nommé John Karrinding, matelot de nationalité anglaise embarqué sur l'ADELAÏDE à Papeete. Et figurant dans le document détenu par le juge d'instruction. Procédant à une nouvelle et encore plus scrupuleuse inspection, Dorsant, le magistrat et deux policiers armés du commando, furent dans l'obligation d'interroger à nouveau la propriétaire et l'officier au long cours. La femme étant enfermée dans sa chambre, condamnée, et le marin professionnel venant de faire le point sur le pont après que la bisquine eut viré de bord, celui-ci se prêta sans malaise, comme indifférent au sort qui lui était réservé, aux nouvelles questions des policiers. En ce qui concernait John Karrinding, le marin et le matelot, éminente mauvaise tête et délibérément indiscipliné, n'entretenaient que de haineux rapports. L'officier ne savait même pas quel ouvrage effectuait à bord cet anglais dévoyé et ne répondant que par les plus vulgaires injures à ses collègues de pont. Mais choyé par la propriétaire, celle-ci devait pouvoir, avait conclu l'officier, les éclairer ... Il ne restait donc plus qu'à interroger, et spécialement sur l'homme manquant au rôle d'équipage de l'ADELAÏDE, une femme qu'ils trouvèrent sanglotant et affalée dans un fauteuil de la chambre conjugale devenue cellule, et dans laquelle elle se retrouvait sinistrement veuve. Et dans un tel désordre vestimentaire que les policiers crurent qu'elle avait déjà perdu la raison. À supposer qu'elle ne feignît point ...

Les insultant, au chef qu'ils avaient tué son époux, elle ne voulait les entendre alors qu'ils réitéraient les explications selon lesquelles les premières balles étaient bien parties du pont de la bisquine ! Puisque le chef de leur commando avait été le premier mort de l'engagement !

Mais mon mari et un autre ont tiré parce qu'ils ont cru que vous vouliez nous attaquer alors que nous vous faisions des signes de sympathie ...

Dorsant et le juge d'instruction échangèrent un regard entendu, estimant que la "folle" l'était fort moins que le manifestaient les apparences. Et sans détour, Dorsant dirigea sa hargne vers la femme.

Des signes d'une sympathie dissimulant la préparation de l'éperonnage de l'hydravion par le mât de beauprè de votre voilier ! Une duplicité qui ajoutée à tout ce que l'on a trouvé d'illégal à bord de ce bâtiment fait de vous dès maintenant non plus une suspecte mais une coupable ... Considérez-vous en état d'arrestation. Et encore ne vous menotte-t-on pas ... Mais ces bracelets vous seront offerts sous quelques heures ... Il vous est interdit de sortir de cette chambre ...

Le seul écho de ce houspillement fut une longue et déchirante clameur comme devaient en émettre les victimes de la géhenne jérusalémienne où les juifs brûlaient leurs fils et leurs filles en l'honneur des idoles. Puis la femme glissa de son fauteuil et demeura au sol, inanimée et molle. Dorsant se précipitait lorsque le juge d'instruction le stoppa en lui saisissant un bras. Et le regarda fixement en exprimant sa réprobation d'un branle du chef. Et ostensiblement dit gravement

Laissons-la se remettre ... Nous verrons plus tard ...

Entraînant Dorsant, le magistrat sortit de la chambre-cabine, referma la porte et faisant signe à Dorsant de rester immobile à courte distanc, le long de la cloison, s'éloigna d'un pas talonnant jusqu'à l'escalier menant au pont ... pour revenir en tapinois s'immobiliser du côté de la porte opposée à Dorsant.

Et les deux hommes attendirent, figés et muets un temps leur paraissant insupportable, mais qui n'avait guère franchi les quinze minutes, lorsqu'un bruissement émanant de la chambre les fit se raidir davantage ... On manipulait la poignée de la porte comme si une main tournait autour. Et obéissant brutalement à une intuition, le juge se précipita comme s'il voulait enfoncer l'huis ... Qui n'eut pas à l'être parce que la femme désireuse de tourner la clef dans la serrure n'avait pas eu le temps d'y pourvoir, et que sous la poussée violente elle avait été projetée jusque sur son lit où elle tombait à la renverse, autant involontairement qu'indécemment dévêtue. Ce qui n'adoucit nullement les intentions du magistrat ordonnant à Dorsant de la menotter à un seul bras, l'autre bracelet de l'instrument étant passé dans l'anneau que constituait le triangle métallique supportant le lavabo. Elle ne hurlait plus mais se débattait comme quelqu'un que l'on tenterait de noyer, et en menaçant les hommes des pires vengeances.

Vous verrez les relations que nous avons ... Non seulement vous assassinez mon mari mais vous me violentez ... Vos carrières dans l'administration sont déjà terminées ... Et je ne m'arrêterai pas aux tribunaux ... Je ferai connaître par la presse vos mœurs et vos procédés ...

Dorsant et le juge n'en avaient cure et dès que par la force, la captive fut astreinte à demeurer à la tête de son lit, le magistrat l'interrompit.

Cessez vos inutiles brailleries et dites nous où en cet instant même se dissimule un certain John Karrinding, un homme de nationalité anglaise que vous avez embauché comme matelot à Papeete ...

Comme si le sujet intéressait la glapissante ménade, celle-ci passa du style vociférant au tragique

Vous êtes policiers et vous n'avez même pas découvert que cet homme n'est plus à bord ! ... Depuis notre départ de nuit de Nouméa ... Le temps était terrible et quelques heures seulement après avoir pris le large, votre Karrinding était enlevé par une lame, sur le pont ... Nous avons tenté de revenir sur notre chemin, mais nous ne savions pas exactement depuis combien de temps il était tombé à la mer et faire demi-tour n'était plus possible ... Nous y serions nous-mêmes restés ...

Comme s'ils en attendaient davantage, les deux hommes, debout et attentifs, considéraient la femme enveloppée maintenant dans un vaste peignoir la ceignant comme un papier à cigarette laisserait dépasser quelques frisures de tabac à chaque extrémité du cylindre.

Le magistrat revenait à son sujet

Vers quelle personne, ou quel lieu du bord, alliez-vous en tentant de sortir de cette cabine ?

Elle réagit insolemment

Vous êtes fins pour des policiers ! ... Je n'allais nulle part, mais je voulais m'enfermer pour ne plus vous voir ...

Ce à quoi le magistrat répondit imperturbablement

C'est en effet ce que je supposais et la raison pour laquelle je vous en ai empêchée ...

Puis se portant en deux pas jusqu'à la porte de la chambre, le juge d'instruction s'y adossa et sans que Dorsant saisît le sens de son attitude, inspecta avec une lente et minutieuse attention les quatre cloisons du logement. Et pria Dorsant de bien vouloir demeurer, mitraillette en mains et prêt à toute éventualité le très court temps durant lequel il serait hors de la pièce. Dans laquelle il allait incontinent revenir. Accompagné d'un autre homme armé. Ce qui ne demanda que quelques minutes au terme desquelles il ordonna au policier survenu de surveiller la femme menottée tandis qu'il approchait avec précaution d'une tenture tombant du plafond au sol le long d'une commode ordinaire surmontée d'un miroir vertical. Immobilisé comme s'il voulait s'y mirer, le magistrat tendit le bras droit et fit lentement glisser sur ses anneaux de bois la tenture large d'environ un mètre cinquante. La cloison boisée ainsi découverte n'offrait aucun intérêt particulier sinon qu'à l'examen minutieux elle se révéla n'être qu'un panneau mobile qui, soulevé depuis sa base, découvrait une cavité éclairée par un hublot laissant pénétrer suffisamment de clarté pour que le magistrat aperçut, allongé sur un étroit matelas de hamac posé à même le sol, un grand individu barbu comme les deux autres membres d'équipage de la bisquine, vêtu d'une vareuse bise de marin, et d'un chapeau de toile posé sur une tignasse foisonnante et telle la barbe, aussi rubigineuse.

Par réflexe Dorsant avait pointé son arme vers l'inconnu Qui sans plus manifester d'étonnement que de crainte, évacuait sa cache sans que l'on l'en priât. Alors que tourné vers la femme le magistrat lançait

Serait-ce l'homme "à la mer" que vous avez sauvé ? ... Ou qui serait revenu à la nage ?

Jamais vaincue la gorgone s'animait à nouveau

Rien à voir avec le matelot noyé ... Celui-là est un homme que mon mari avait puni. Et comme il n'y a pas de cellule à bord, il devait rester là quarante huit heures ...

Mais elle voulait tant prouver, expliquer, justifier, qu'elle déclencha l'humeur du juge d'instruction se faisant rudânier.

Vous vous taisez définitivement ! Vous vous débonderez lorsque vous répondrez au tribunal. Si vous prenez encore une fois la parole sans que je vous interroge, je place à côté de vous en permanence un homme armé ...

Le magistrat fit menotter l'inconnu par le policier arrivé récemment et tous prirent la direction du pont après qu'ait été condamnée de l'extérieur la porte de la chambre dans laquelle on entendait encore vociférer la pecque.

L'essai d'interrogation hâtive à laquelle le juge désira soumettre l'encore inidentifié ne présenta aucun intérêt. Personne, parmi les policiers présents, ne maîtrisant suffisamment les deux langues anglaise et française, il faudrait attendre l'arrivée à Nouméa. Dorsant proposant au juge de recourir à l'officier de marine marchande, celui-ci se récusa en excipant de ses piètres connaissances en l'espèce, comme de son désir -apparemment la véritable raison de son abstention- de demeurer en dehors de "l'affaire".

Cette dernière prise se nommait bien John Karrinding. Après son interrogatoire avorté l'homme avait de lui-même extrait d'une pochette de son chapeau de toile des papiers froissés manifestant qu'il était bien l'anglais embarqué à Papeete. Et le magistrat crut comprendre que ce dernier avait été séquestré sur ordre du patron du navire redoutant que son matelot s'épanchât auprès des policiers que transportait l'hydravion. Et jusqu'à nouvel informé, son concours à la manœuvre n'étant pas superflu, le juge l'avait laissé en liberté.

Serait-on rejoint par le KERMADEC ou le rejoindrait-on ? Il n'était pas le moins du monde envisageable de se présenter en l'état à Alofi. Et le sort des deux policiers laissés sur l'île tracassait le magistrat et le tomitera. Sans doute ces deux gardiens des captifs saomans disposaient-ils de vivres, alors qu'il n'en était pas de même pour les captifs qui depuis ce matin devaient avoir épuisé les leurs. De plus, les "patrons", à Futuna, de l'équipe expédiée à Alofi devaient attendre, ou le retour ou des nouvelles, de leur personnel. Et donc avoir eu la tentation de se rendre sur les lieux ... Enfin, à moins qu'il en ait reçu prescription, Florent de l'AFP, à Nouméa, avait-il diffusé des informations dont la tenue secrète eut facilité la tâche de Dorsant.

Brusquement, à travers une brume que n'annonçait pas une nuit demeurée claire jusqu'à l'aube, la silhouette du KERMADEC se précisa au point même où les autorités néo-calédoniennes avaient prévu la rencontre des deux esquifs. Une ponctualité dont il fallait bien, pensèrent le juge et Dorsant, créditer l'officier de marine marchande égaré sur l'ADELAÏDE, et dont le rôle se définissait mal au sein de l'équipage. Mais pour celui-ci, il serait temps d'aviser ...

L'ADELAÏDE et le KERMADEC étant à couple, quiconque ne perturba le transfèrement des prisonniers de la bisquine sur le mouilleur de mines. Sur lequel, par mesure de sécurité, une cabine d'officier avait été dévolue à la propriétaire de la bisquine. Mais à l'extérieur de laquelle veillait un policier armé. Puis il avait fallu, par le palan pivotant du KERMADEC, hisser et recaler à bord du stationnaire la "marchandise" accumulée sur le voilier. Un labeur au terme duquel Dorsant, le magistrat et le capitaine de Corvette commandant le dragueur, se demandèrent ce qu'ils allaient faire de l'ADELAÏDE !

Outre qu'il n'était pas question de déposer sur le voilier l'équipage capable de le conduire à sa vitesse propre, et nécessairement réduite, jusqu'à Nouméa, il ne pouvait davantage être envisagé que le KERMADEC le remorquât. S'encombrant par là d'une charge non seulement le retardant mais encore devenant périlleuse pour le dragueur si un gros temps surgissait et rompait l'amarre reliant les deux navires. Un risque que se refusait à prendre l'officier de la royale. On pouvait encore le laisser ancré devant Alofi avec un équipage militaire réduit afin de revenir le quérir avec un bâtiment de fort tonnage. Mais le temps, les moyens nécessaires et l'ampleur de l'ouvrage dépasseraient en valeur ce qu'il eut été tiré de l'ADELAÏDE réparée. Passée au peigne fin par Dorsant et ses hommes, la bisquine demeurait vide de tout instrument utile, comme de tout objet versable au dossier de l'enquête. Alors, quid de celui-ci ? Ce que pensait Dorsant. Mais que fut seul à proposer l'officier de marine commandant du KERMADEC : envoyer l'ADELAÏDE par le fond !

Qu'en penseraient les autorités nouméennes ? Le plus sûr étant de ne pas les interroger, Dorsant, le juge d'instruction et le commandant du KERMADEC, ainsi que le chef du commando armé ayant succédé à son supérieur tué lors de l'abordage du voilier, convinrent de faire cause commune en cas de contestation de la conférence judiciaire réunie à Nouméa. Et il fut sur le champ arrêté d'expédier l'ADELAÏDE dans les abysses. D'ailleurs, et en y réfléchissant, la nécessité de ramener à terre avec célérité les corps des victimes de l'abordage justifiait la liquidation d'un bâtiment n'assurant plus sa propulsion dans des conditions normales.

Devant agir dans le délai le plus bref et alors qu'il restait encore à évacuer la cache d'Alofi de sa "marchandise" et de ses prisonniers, le triumvirat Dorsant-magistrat-commandant du KERMADEC ordonna sans état d'âme de placer une charge d'explosif dans le carré du voilier et de le faire canonner par la pièce de 155 placée sur la plage avant du dragueur de mines. Et lorsqu'il ne resta plus rien sur la mer, le KERMADEC mit immédiatement le cap sur Alofi.

La tâche restant à accomplir sur l'île nue nécessitait la mise au secret de tous les membres survivants de l'équipage de l'ADELAÏDE, puis l'organisation de l'emploi de la main d'œuvre composée tant par le personnel militaire disponible du dragueur de mines que de celle constituée par les prisonniers samoans. Auxquels on joindrait le matelot anglais John Karrinding. Dont la jeune et évidente énergie n'eut su demeurer inemployée durant l'achèvement d'une besogne ayant demandé trois heures d'intense activité, avant que fussent correctement amarrés les cartons de poison, et rassurés sur leur sort les samoans retrouvés agités et angoissés à l'intérieur de la caverne. Une troupe maintenant abritée du soleil par une vaste bâche sous laquelle ils devisaient lugubrement menottés, et reliés les uns aux autres par une chaîne leur passant sous et entre les bras. Une soudaine rébellion de ces gens n'ayant guère à perdre pouvant soudainement compromettre le bon et lent déroulement d'une expédition dont Dorsant ne pourrait se féliciter que lorsque tout son monde aurait rejoint, en tant que juges ou justiciables, la terre néo-calédonienne.

Informant les autorités et, comme l'on eut dit au temps des bâtiments à charbon : "poussant les feux", le KERMADEC accosta au quai principal du port calédonien quinze heures seulement après avoir levé l'ancre devant Alofi, et laissant derrière lui, comme après un combat naval, un hydravion, un sampan et une bisquine naufragée.

La presse locale avait, à cette heure, éventé l'exploit et une foule nombreuse était contenue par la police municipale afin que les captifs fussent, sans perturbation possible, conduits jusqu'à la prison. D'où ils seraient, dans un ordre chronologique déterminé, extraits pour interrogation. Une prison où séjournait déjà une escouade prélevée parmi les membres d'équipage du DEROULEDE. Et dont avaient été obtenus des renseignements semblant indiquer que le fonctionnement de cet occulte empire serait incessamment analysé. Une avancée dont l'origine se situait dans le dossier apporté à Nouméa par l'officier de police marseillais tenu secrètement informé par feu "l'indic" Gilbert Marceau, première victime de la campagne de prospection lancée par le cartel DEROULEDE-ADELAÏDE, dans les ports du Pacifique. Une opacité subsistait en ce qui concernait l'assassin d'Armel Labrique, comme des hommes l'ayant accompagné jusqu'à chez l'indien Satyajit. L'interrogatoire de la harpie de l'ADELAÏDE, comme celui de l'officier de la marine marchande et de l'anglais Karrinding, éclaireraient-ils le panorama ?

Mais, à propos, où était Karrinding à cette heure ? Laissé libre de circuler à travers le KERMADEC, tout comme le pilote de la bisquine, un seul des deux hommes,  l'officier de la marchande, était allé demander à Dorsant s'il disposait ou non de sa liberté à terre, alors que l'on accostait. Et Dorsant lui ayant recommandé de se loger en ville pour une semaine, l'avait également prié de faire connaître son adresse au greffe du commissariat de police locale, afin qu'il reçut communication du juge d'instruction qui le convoquerait dans le meilleur délai. Mais la correction de l'officier de la marchande n'ayant pas été imitée par Karrinding, Dorsant s'inquiétait. Un appel lancé par le microphone du KERMADEC n'ayant déclenché aucun écho, il fallut convenir que le géant roux avait pris la fuite. Soit en se jetant discrètement à l'eau à l'approche du quai ou en se laissant filer, par une échelle de pilote, jusqu'à une accueillante pirogue ou barque plate parmi toutes celles pérégrinant autour du navire. Dans le tohu-bohu que provoquaient les débarquements de personnels et de matériels, Dorsant ne pouvait se permettre de courir sus tous azimuts derrière un suspect. L'ennui tenait cependant en ce que le territoire de la Nouvelle-Calédonie étant six à sept fois plus vaste que celui de l'île de Tahiti, il offrirait au fuyard des possibilités de dissimulation rendant sa capture problématique. En admettant, toutefois, qu'il y eut motif à capture.

Florent, agent de l'AFP à Nouméa, répandait le soir même sur les ondes internationales une dépêche que, par l'intermédiaire de Maladeta, pouvait lire le directeur de "L'Échodes Iles" de Papeete.

" NOUMEA - AFP - Le .... Le KERMADEC, stationnaire de la marine nationale en Nouvelle-Calédonie, est rentré à Nouméa après être allé se saisir, tant des trafiquants samoans - accompagnés eux-mêmes d'un considérable stock de stupéfiants : quatre à cinq tonnes - que de ceux de l'ADELAÏDE et trouvés à l'œuvre dans une île inhabitée voisine de Futuna. Un résultat obtenu non sans dommage humain puisque l'un des policiers a été tué dans un combat dont on ne connaît pas encore le déroulement. Alors que l'hydravion transportant les représentants de l'ordre a été détruit. Une destruction s'étant répétée en ce qui concerne l'ADELAÏDE, le navire propriété du chef des trafiquants, lui-même abattu lors de l'abordage du voilier par l'hydravion. N'étant plus en état de naviguer le voilier a été coulé sur les lieux de l'arrestation des malfaiteurs. Les interrogatoires auxquels ont été soumises les personnes arrêtées ont appris aux enquêteurs qu'une cellule de diffusion de la drogue installée à bord du DEROULEDE et en collaboration avec "l'état-major" du cartel se tenant sur l'ADELAÏDE, fonctionnait depuis deux années, avec efficacité et profits. L'ADELAÏDE se rendait périodiquement dans le port chilien de Puerto-Aisén, à quelque deux cents kilomères du cap Horn, et y trouvait, acheminées par des associés-producteurs, les quantités et les variétés de stupéfiants dont le voilier ravitaillait le DEROULEDE dans les escales officielles, comme des dealers régionaux. En sus de l'approvisionnement de la cellule mafieuse du paquebot français répandant à l'insu de la compagnie maritime, la drogue tout le long de sa trajectoire, l'ADELAÏDE visitait et ravitaillait des points de vente aux Nouvelles-Hébrydes et aux îles Salomon, voire en Nouvelle-Guinée, où la distribution des psychotropes jouissait non seulement de complicités occultes et protectrices mais encore de la clientèle de quelques notabilités bloquant les curiosités des autorités légales en ce domaine. Un projet d'approvisionnement de la partie hollandaise de la Nouvelle-Guinée était en voie de réalisation. La partie sud-ouest de la zone, c'est-à-dire la côte ouest de l'Australie et jusqu'à la Tasmanie, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et la région du canal de Panama, revenant à l'ADELAÏDE sur laquelle, outre la réserve de produits nocifs, a été découverte une valeur pour l'instant encore non estimée de devises internationales et de bijoux."

"En ce qui concerne la Polynésie française, ce point n'était pas encore conquis par les "mafieux marins", puisque alimenté par une organisation concurrente samoane ayant son centre à Futuna. Ce qui avait décidé la mafia "Pacifique" à tenter une approche du client des samoans à Papeete. Un indien nommé Satyajit et ayant trouvé une mort par certains jugée "insolite" alors que l'indien arrivait en avion au-dessus de la rade de Nouméa, pour se présenter aux membres de la conférence judiciaire inter-états débattant du problème de la drogue dans les ports du Pacifique. Une approche étant en quelque sorte le signal d'alarme d'un état de choses concernant à cette heure tous les états du Pacifique. Puisque l'envoyé -à son insu- des mafieux de l'ADELAÏDE était un beach-comber français officiant pour une sportule qui bien que dérisoire aux regards des semeurs de poison, représentait pour le jeune garçon des semaines de sécurité avant que revint la prégnante matérialité. Mais ce que tout le monde ignorait alors, et plus singulièrement les apparents bénéficiaires de la démarche, c'était qu'un matelot du DEROULEDE nommé Combalut, et infiltré dans le clan des samoans, surveillait l'action de ses adversaires. Et que c'était lui, Combalut, qui afin de contrecarrer l'initiative de ces derniers, avait fait répandre parmi eux une rumeur selon laquelle le beach-comber étranger à tout ce qui se passait autour de lui, n'était que l'envoyé d'un troisième concurrent en stupéfiants et tentant par là de conquérir la clientèle de l'indien. Et Combalut trouvant, en la personne inconnue de tout le monde qu'était l'innocent farani, l'instrument idéal de son forfait, avait envoyé à la mort sans le prévoir, mais ne s'en émouvant que médiocrement en l'apprenant, Armel Labrique. Dont les hommes de l'ADELAÏDE s'étaient saisi afin de lui faire dire qui était cet inopiné fournisseur surgissant sans crier gare ! Et l'ayant ensuite trop gravement lésé pour le laisser circuler dans une ville où son état n'eut pas manqué de faire lever des interrogations. On ignore à cette heure quel est l'auteur du crime, tout en se fondant sur l'indéniable fait que le meurtre a eu lieu à bord de l'ADELAÏDE. Ce qui restreint le cercle des auteurs. Enfin, une ultime interrogation reste au programme des enquêteurs : trois hommes étant autour de l'indien Satyajit, le soir du drame, quels étaient les deux autres, si l'on excepte bien sûr Armel Labrique, la victime ?"

À son bureau, Arudy s'efforçait d'extraire le suc de cette dépêche afin d'en faire le miel du numéro qui tomberait le lendemain matin, lorsque le téléphone interrompit ses réflexions. Et ce fut avec humeur qu'il répondit

J'écoute ...

Monsieur Arudy ?

Il n'identifiait pas la voix.

C'est le journal "L'Écho" ... Qui êtes-vous ?

J'ai l'impression de mal tomber ... Vous ne me reconnaissez même pas ...

Julien réfléchit, toussa, se prépara à lancer un nom.

Je suis Odette Dorsant ...

Mortifié, il marmonna une excuse que coupa la correspondante.

Ne vous fatiguez pas. Je ne vous en veux nullement. Je ne veux pas vous faire perdre un temps que je sais précieux. Mon époux m'a téléphoné depuis Nouméa. Il est satisfait bien sûr, mais l'un des membres de l'équipage de l'ADELAÏDE, un anglais, s'est évanoui dans la nature dès avant que le bâtiment qui ramenait tout le monde eut complètement accosté. Et alors que mon époux n'ayant rien de précis pour l'incriminer, lui avait laissé la liberté ... à bord du navire. Tout en comptant l'assigner à résidence une fois à terre. Et surtout parce qu'il paraissait plus terrorisé par ses employeurs que par la police. Or, François doit revenir ici incessamment, où l'inspecteur Orsono éprouve bien des soucis ... Mais avant de prendre le chemin du retour, il m'a priée de faire auprès de vous une démarche ...

Je suis bien évidemment à votre disposition. De quoi s'agit-il ?

Vous ne pensez pas qu'il serait mieux que nous nous voyions ?

Où avais-je la tête ... Où désirez-vous ?

Elle rit avant que de dire ... "Pas au Quenn's !" puis ajouta

Venez jusqu'à la maison. Mon mari devant me rappeler dans la soirée, j'aurais expédié cette affaire ...

Dorsant avait parfaitement préparé la mission dont il chargeait son épouse. Une seule question sollicitant une seule réponse ... Que Julien veuille bien réfléchir : puisqu'il avait longuement conversé avec Labrique, aurait-il particulièrement remarqué dans l'aspect vestimentaire de son visiteur quelque singularité dont sa mémoire pourrait en cet instant faire état ?

Se frictionnant le menton, et la tête inclinée, Julien, les paupières closes comme lorsqu'il recherchait l'expression propre à colorer un article, reconstituait par la mémoire les deux entrevues tenues avec Armel Labrique. Puis il se leva, alla jusqu'à la véranda contempler une lointaine plantation de bananiers, passa de l'autre côté du fare où son regard suivit, comme s'il en vérifiait le parcours, le long et étroit aqueduc amenant depuis la montagne une eau chutant avec un gargouillis de source forestière dans une vasque de pierre ramenée d'un lointain marae.

En toute honnêteté, absolument rien ...

C'est dommage. J'aurais aimé ne pas vous influencer ... Entre autres originalités, n'auriez-vous pas remarqué sa coiffure ? ... Je ne veux pas dire ses cheveux, mais ...

Julien fit signe à madame Dorsant qu'elle voulut bien stopper là son rappel, puis souriant, parla à son tour

Un chapeau de toile ... de couleur verte ... appelé je crois "bob" ... avec une fermeture éclair ménageant peut-être un porte-monnaie ... Haut de fond tel un fez ... Et sur cette sorte de tube, en jaune, un cerf sautant ...

Madame Dorsant ne commenta pas, mais se porta vers le poste téléphonique, et moulinant comme cela fonctionnait en ces temps, dit seulement

François est peut-être encore dans le bureau d'où il m'a téléphoné ...

Elle allait ajouter quelques mots, mais le déclenchement de l'appel à l'autre extrémité lui fit continuer la conversation avec le correspondant

François ? ... écoute : un chapeau de toile verte ... avec une fermeture éclair et un cerf jaune ...

Julien entendit le juron

Nom de Dieu ! c'est cela même ! Tu dis à Julien ce qu'il en est. Je ne veux pas parler ici ... Je te rappellerai après dîner ... À propos, en ce qui concerne l'autre affaire, tu la lui exposes ... avec ménagement ... Je t'embrasse. À ce soir ...

Des paroles que n'avait pas entendu Julien attendant quelque éclaircissement de la part de son hôtesse.

La description de l'objet que vous venez de faire correspond exactement à l'aspect du chapeau laissé à bord du KERMADEC -dont il a furtivement débarqué- par le matelot anglais John Karrinding, et embarqué sur l'ADELAÏDE ...

Arudy saisit immédiatement le rapport entre l'objet et la présence à bord du voilier, puis du dragueur de mines, de l'anglais pressé de se faire oublier. Prenant place dans un fauteuil à sa portée, il laissa s'exhaler le même juron que celui émit par Dorsant

Nom de Dieu ! ... C'était donc lui le tortionnaire de Labrique !

Puis à nouveau debout, il arpentait la vaste salle ombragée par les palmes de cocotiers qu'agitait un "maaramu" soudainement levé.

J'aurais dû l'embaucher contre son gré, ce Labrique ... tant je pressentais qu'il rencontrerait un aria ...

Odette Dorsant stoppa sa coulée de bile.

Pas de vaines ratiocinations ! Vous avez écrit dans l'un de vos derniers articles que ... "ce qui est accompli étant irréversible, lamentations et contritions ne sont qu'exécrables redondances ..."

Il sourit, haussa les épaules et se disposa à prendre congé.

Attendez, monsieur de "L'Écho", j'ai autre chose à vous faire connaître ... Rasseyez-vous pour écouter, c'est préférable ...

Souriant mais fronçant le sourcil, Julien obéit

Par les gens arrêtés sur le DEROULEDE, on sait qui a accompagné Labrique chez Satyajit -mais le communiqué officiel ne le dit pas encore afin de susciter de nouvelles confessions- et en est reparti en courant lorsqu'un autre personnage a emmené de force Labrique jusqu'au voilier ...

Julien termina la phrase

C'est un nommé Teuira, du district de Taravao ...

Pas du tout. Votre Teuira était au nombre des suspects, mais il n'a été que témoin et s'est irrité de ce que l'on voulait lui attribuer. Comme vous le savez ...

Un autre homme de l'ADELAÏDE, je subodore ...

- Vous subodorez faussement ... Et seriez un mauvais limier ... Il s'agit d'un homme de notre ville ... À cette heure à la prison de Tipaerui. Et qui risque fort d'être dirigé sur Nouméa afin de participer à la vaste confrontation prévue avant la clôture du dossier ... Parce que ce personnage participe depuis longtemps à la diffusion des produits ... officiellement interdits .. Tant chez Satyajit qu'ailleurs ... en ville ... Parmi des gens point le moins du monde désireux de fréquenter l'échoppe, ou plutôt l'arrière-échoppe, de l'indien ... Et au risque de s'y faire surprendre par le nouveau tomitera qui a promis d'en publier les noms dans ses rapports, afin qu'ils fussent connus du public. Et par ... "L'Écho" ! ...

Comme s'il lançait un pari, Julien souriant augura

Vous n'allez pas me dire qu'il s'agit de l'hôtelier chez lequel était descendu Armel Labrique ?

Je ne dirai rien de tel ...

Ni des Nanaï, j'espère, lui pêcheur méritant et elle tenant la dînette où se portent les passagers des paquebots ...

Madame Dorsant demeurant expectative, il désira exagérer

Ne me dites pas que c'est quelque personnage de mon atelier, et composant laborieusement "L'Écho" ... Bien que notre chroniqueur judiciaire se fut illustré dans cette affaire ...

C'est quelqu'un, monsieur de "L'Écho", envers qui vous nourrissez au moins autant de considération qu'à l'égard de votre personnel ...

Cette fois, Julien s'assombrissant, s'inquiétant même, allait prier madame Dorsant d'en terminer. Mais elle poursuivait, calme et circonspecte, et s'efforçant comme le lui avait recommandé son époux de ménager l'auditeur. Puis, mi-figue mi-raisin, Julien énonça

Vous n'allez pas nommer Mathilde, ma gouvernante !

- Presque ... monsieur Arudy, presque ... Parce qu'après vous en avoir entendu parler, je suppose que vous portez autant d'estime à votre cuisinière qu'à la personne en cause ...

Et ce fut parce qu'Odette Dorsant eut le sentiment qu'à cette minute, Arudy, crispé, songeait à la seule personne ne pouvant être mise en cause en l'occurrence, qu'elle lâcha

Je veux dire l'homme qui vous a assuré que quelle que fut votre condition, il vous réserverait toujours de quoi vous sustenter et vous abriter ...

Ce fut Arudy qui prononça

Whong ! ... Whong ! ce bourreau de travail ... Ce vieux Whong qui me parlait parfois de Confucius ... Bon Dieu de bon Dieu !

Madame Dorsant enchaînait.

Whong en effet. Qui aurait sans doute accompli ce qu'il promettait. Mais qui avait tellement besoin d'argent pour sa famille et était depuis longtemps à la solde de Satyajit ...

Arudy rejoignait son bureau dans la tintinnabulante Juvaquatre de "L'Écho", mais si las, abattu et découragé, qu'il fit un détour par le bord de mer afin de ne point passer devant le restaurant Whong. Qu'il serait, à partir de cet instant, dans l'impossibilité de fréquenter. Et dont les parfums de thé, de café, de chocolat, de brioches et de petits pains chauds, que confectionnait le coolie du Kouang Si à destination des gens de "L'Écho" ne se mêleraient plus à celui de l'encre grasse imprimant les pages que l'on vendrait trois à quatre heures plus tard sous le marché aux poissons ...

Pénétrant dans l'atelier comme s'il venait de porter une charge de cent kilos durant quelques mètres, Arudy aperçut, assise dans un lieu ombreux de l'atelier, une frêle chinoise conversant avec le prote. Et avant qu'il cherchât à l'identifier, celle-ci venait à Arudy, mince et courte créature qui, dans un pidgin de français, d'anglais et de maori qu'elle avait composé à son usage, en conservant le chinois pour les entretiens de famille, dit à voix sourde à l'oreille du directeur de "L'Écho" courbé vers elle

Mon mari m'a dit, aujourd'hui, à la prison où je suis allée le visiter, que rien n'est changé ... Je vous apporterai toujours les petits déjeuners que je sais faire ... Et encore que si vous étiez un jour dans l'ennui, et même si je suis encore seule, vous pourrez venir manger et dormir chez nous ...

Puis, comme honteuse d'avoir eu l'impudence de dire tout cela d'un jet, la grêle apparition s'esquiva. En la regardant s'éloigner, le directeur de "L'Écho des Îles" décida que ce soir même, il irait rendre une de ses habituelles et impromptues visites à Maladeta. Non point afin de solliciter du haut fonctionnaire la délivrance privilégiée d'une licence de vente d'alcool. Comme Julien en avait depuis longtemps l'intention. Mais seulement une autorisation de visite de Whong en son ergastule.

Le coolie du Kouang Si valait au moins cela.


F I N

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